LE JOUR
DE LA MAJORITÉ
par A.K. Jorgenson
La vie sexuelle est une quête. On cherche un partenaire, on cherche à maintenir l’entente avec le partenaire, on cherche à ranimer la flamme, et ainsi de suite jusqu’à la nuit du tombeau. Mais la première quête est sans doute la quête de soi : jusqu’à la première fois, on ne sait pas très bien qui on est parce qu’on ne sait pas très bien qui est l’autre. Le héros de Wolfe trouve l’issue lui-même ; il y a aussi des cas où la société aide ses membres en développant des rites initiatiques à leur usage. Le phénomène est général dans les cultures primitives ; peut-on concevoir une institution de ce genre dans une société néo-puritaine à la Vonnegut, ou même dans une société prétendument libérée comme celle où nous vivons ? Ces deux modèles conduisent peut-être à des avenirs voisins, comme le suggère la nouvelle ci-dessous.
J’AVAIS dix ans et je n’en avais encore jamais vu un ! Voir celui d’une femme était pratiquement exclu, à moins d’un coup de chance dont se vantaient quelques rares garçons de mon école. Mais à presque tous savaient à quoi ressemblait celui d’un homme.
Les réponses étaient déroutantes.
« Tu es trop jeune, me dit un jour un freluquet deux fois plus petit que moi, tandis qu’un autre garçon, beaucoup plus grand, hochait la tête en signe d’acquiescement.
— Nous ne voulons causer de tort à personne », ajouta le grand, qui s’avéra plus tard avoir raison. Sa voix muait déjà, et je pense qu’il était en pleine transition. « Nous ne te dirons rien. »
Il y avait dans la cour de récréation un certain nombre de petits clans, où chacun chuchotait d’un air mystérieux en tournant le dos au reste de l’école. J’appartenais à un groupe assez dispersé de garçons dont je dirai, avec du recul, qu’ils étaient intelligents et sensibles, et qu’ils appartenaient aux meilleures familles. Ils s’intéressaient avant tout à leurs études, ou à des passe-temps dignes de ce nom. Mais j’éprouvais quelque mépris pour leur ignorance et leur manque de caractère. En fin de compte, je traînais à la remorque de l’un des groupes menés par des garçons dynamiques, ou je me mêlais sauvagement à une bande bagarreuse le temps d’une bonne castagne, avant d’aller sauter à la corde avec les filles. J’essayais tout, sans être le copain attitré de qui que ce fût. Mais plusieurs groupes savaient pouvoir compter sur moi s’ils avaient besoin d’aide pour se défendre contre une bande de brutes ou pour essayer un jeu intéressant. « Allez chercher Rich Andrews, disait quelqu’un, il viendra jouer. »
On m’entraîna un jour après l’école à une réunion très secrète qui se tenait dans le terrain vague, entre le cimetière et le terrain de jeux. Des guetteurs étaient postés à la lisière des buissons, et nous dûmes franchir le mur du cimetière, puis nous accroupir pour ramper vers le point de rencontre en longeant le fond des cratères laissés par les bulldozers entre les monticules de terre.
L’endroit était bien caché derrière un épais paravent de feuillage, loin dans les buissons. Churchill était là, ainsi qu’Edwards et mon ami Pete Loss. Il se passait déjà quelque chose qui me parut équivoque, car Churchill et Gimble se tenaient dans un petit berceau de verdure à l’écart des autres. Bien que je ne pusse distinguer grand-chose, je vis qu’ils avaient baissé leurs pantalons.
« Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? demandai-je à Pete.
— Oh ! ils jouent à faire l’amour.
— Pourquoi ? Comment ça ?
— Tu sais comment on fait ? demanda-t-il. Je suppose que non. Oh ! je l’ai fait une fois, ce n’est pas terrible. Churchill pense avoir trouvé un meilleur moyen. Ça l’excite.
— Je n’aime pas ça », répondis-je. J’étais à la fois curieux et effrayé, mais j’essayais de prendre l’air de celui qui ne s’en laisse pas conter.
« Viens, dis-je à Pete. Allons-nous-en.
— Ils veulent te montrer, dit-il.
— Oh ! je connais tout ça, mentis-je. Je ne vais pas jouer les tapettes pour ce sale cochon de Churchill. »
J’insistai, et Pete me suivit dès que je fis mine de partir. Les guetteurs tentèrent de nous barrer le chemin, comme s’ils avaient des vues sur moi, « Arrêtez ! criai-je, je vais hurler ! Allez, quoi, soyez chics. » Ils me laissèrent partir, mais persuadèrent Pete de rester.
Je m’en allai et, bien sûr, ne dis rien à personne. J’avais laissé passer une autre occasion d’apprendre quelque chose sur le sexe. Nous avions évidemment des cours d’éducation sexuelle, ce qui me donnait de sérieuses connaissances techniques mais ne m’apportait aucune expérience pratique. J’hésitais à explorer plus avant, chose que les professeurs n’encourageaient d’ailleurs pas ; et comme mes parents étaient assez stricts, j’avais fini par me désintéresser de la chose.
C’est après la réunion dans les buissons que fut soulevée la controverse. Quelqu’un dit à Churchill :
« Espèce d’idiot. On ne se contente pas de s’amuser avec, ni d’avoir des poils tout autour. On t’y met quelque chose quand tu as l’âge. C’est l’opération !
— Je me moque de l’opération, répondit Churchill. On peut faire ça » et il décrivit la masturbation avec un geste dont l’éloquence me fit éprouver une bouffée de chaleur. Miss Darlington approchait, et j’avais peur qu’elle ait entendu. Elle portait sur le devant une bedaine de première grandeur.
Tous se turent à son approche, mais j’entendis Elkes souffler à Churchill : « Regarde leurs brioches ! C’est là qu’ils ont leurs organes sexuels. On te pose des organes extérieurs sur ceux que tu as déjà. Darlies a un gros truc mâle sur le sien, il dépasse d’un kilomètre. »
Pour être franc, j’en fus horrifié. Je m’étais toujours demandé si tous les poils masculins venaient de cet endroit intime, et quelle taille atteignaient les organes. Mais la baignade séparée pour les adultes était entrée en vigueur quelques années avant mon premier bain, et s’ils portaient ces trucs-là sur la plage, on ne pouvait pas les distinguer de ventres un peu proéminents. Ça me rappelait un livre que j’avais lu, dans lequel on disait comment la brioche venait maintenant aux adolescents, alors qu’elle n’affectait autrefois que les hommes âgés et les femmes mûres. Je me demandais ce que cachait l’expression : « bedaine », et me sentais tout drôle rien que d’y penser. Mais ça me rendait aussi un peu triste, tout comme le fit par la suite la connaissance plus approfondie que j’acquis en ce domaine. Impossible en effet de déterminer ce qui est le plus satisfaisant : le soulagement apporté par l’acte sexuel, ou le maintien de ce sentiment intérieur de virilité que procure une chasteté prolongée. Il y a là une certaine dimension, toute de puissance et de force mentale, que la condition physique ne semble pas améliorer, et dont elle ne peut pas non plus tirer parti.
Autrefois, à ce qu’on m’a dit, il y avait dans les films des scènes plus explicitement érotiques. Mais la télévision, de nos jours, tout comme le théâtre, est devenue très réservée. J’ai entendu un professeur de l’école supérieure, connu pour ses mœurs extrêmement libres, dire que nous vivions une seconde Ère Victorienne. D’après lui, à chaque fois qu’une reine atteint un âge respectable, c’est à l’approche d’une fin de siècle : et les gens craignent que l’apocalypse soit pour la fin de 1999. Ainsi, pour une raison et pour une autre, sont-ils devenus d’une pruderie craintive.
Ridicule, d’ailleurs, car ils n’auraient pas pu cacher les fausses bedaines qu’ils portent maintenant à l’époque où la mode était au torse nu.
Je demandai un jour à mon père ce qui se passait lorsque les gens prenaient de la brioche.
« Tu as certainement appris tout cela à l’école, fils.
— Ben non, c’est la seule chose qu’on ne nous a pas apprise.
— Pourquoi veux-tu le savoir ? Il n’est pas toujours bon de connaître ces choses-là.
— Ben, je ne… enfin, c’est que les copains, à l’école, en parlent à la récréation. Je suis grand, maintenant, papa, j’ai presque onze ans. Je devrais comprendre de quoi ils parlent.
— Je vois. Il faudra que je parle à ton principal, Rich, je m’en rends compte. De toute façon, les gens prennent simplement de la brioche quand ils engraissent au-dessous de la ceinture. On mange trop de nos jours.
— Ah… ? Mais à l’école, ils disent que ce n’est pas pour ça. C’est mal vu de trop manger ou de trop boire, mais les gens ont quand même…
— Ça suffit, Rich. Dans un an ou deux, tu seras assez grand pour comprendre. En attendant, tu étudies la biologie depuis au moins deux ans, et tu dois tout connaître des processus sexuels primitifs. »
Je savais quand il fallait me taire. D’après les livres d’histoire, les parents n’étaient pas aussi sévères au milieu du XXe siècle, et ce n’était pas une bonne chose. Je me demande si c’est ce qui rend les gens honteux et leur fait désormais cacher leurs débordements sexuels. Faites ce que je dis, mais pas ce que je fais, et cetera – une hypocrisie involontaire dont ils ne peuvent se défaire. Cette allusion au sexe « primitif » m’intriguait, car lorsque Edwards avait demandé à l’école ce que signifiait « primitif », on lui avait répondu qu’il s’agissait d’une forme non évoluée, avant son plein développement. Mais il y a deux sortes de développement, la maturation naturelle et l’intervention scientifique, et je crois bien qu’on ne nous a pas encore expliqué la partie scientifique.
Avant de réussir à entrevoir furtivement quelque chose, j’avais à peu près deviné de quoi il s’agissait. C’était une hypothèse bien hésitante, mais je suppose qu’elle confirme la parole de Socrate. Peu importe qu’on me croie ou non, j’étais dans le vrai. Plus rien à voir avec les idées idiotes de ma petite enfance, quand je m’imaginais qu’il poussait aux gens de longues queues, ou qu’ils cachaient un petit singe poilu à l’intérieur de leurs pantalons. J’avais fait le rapprochement avec la création du tissu vivant artificiel, qui remontait à plus de vingt ans. On invente sans arrêt de nouvelles formes de tissu vivant : on peut désormais remplacer un vieux corps par un nouveau, en pièces détachées ou en entier. Et les méthodes sont si perfectionnées que le prétendu corps artificiel est meilleur que le naturel. Il faut dire qu’on a éliminé toutes les différences subtiles qui existaient entre les produits chimiques et leurs équivalents naturels, ce qui représente un progrès parmi tant d’autres.
S’il arrive maintenant à quelqu’un de perdre une jambe (ce qui m’est arrivé un jour, sauf qu’on a dû seulement me l’enlever plus tard), et qu’on lui en fasse repousser une quelques mois après, pourquoi n’améliorerait-on pas les organes sexuels naturels, ou « primitifs » ? Je commence à penser comme une de mes tantes qui, pour une raison que je ne relaterai pas ici, m’avait dit qu’il n’y avait aucun plaisir dans le sexe, que la sensation de plaisir était dans l’esprit, pas dans l’organe ni dans le système nerveux. Alors pourquoi avoir un meilleur organe ? Pour un type pas très doué, ça ne doit pas changer grand-chose, à moins que ça ne lui redonne confiance en lui.
J’ai d’autres repères en ce domaine. Avant d’avoir treize ans et d’entrer dans le monde des adolescents, j’acquis un indice supplémentaire en écoutant une conversation entre deux vieillards : ils se plaignaient de ce que les nouvelles bedaines n’avaient pas en fin de compte résolu les problèmes sexuels des gens.
Une autre fois, je réussis à surprendre quelque chose que je n’étais pas censé voir. C’était sur la plage, un jour où le soleil était très chaud et où les gens transpiraient dans leurs trop nombreux vêtements d’été. Une femme se mit soudain à hurler en s’agrippant le bas du ventre, comme si elle voulait en arracher quelque chose. Au bout d’un moment, les autres femmes s’attroupèrent autour d’elle pour essayer de l’aider, mais elle était tellement affolée qu’elle mit en lambeaux son costume enveloppant, si bien qu’on put voir l’espèce d’énorme galette charnue qui se collait à elle. On aurait dit un gros sein de femme un peu flasque ou un fantastique bourrelet de graisse, ce qui, je suppose, était par trop invraisemblable. Lorsque la femme tira dessus, la chose céda, s’étirant comme un tentacule, et…
« Veux-tu te sauver, sale petit gamin ! Comment oses-tu regarder ? Va-t’en d’ici ? » En entendant ces cris perçant, j’ai pris mes jambes à mon cou.
La première visite au sexiatre représentait le véritable jour de la majorité, plus encore que la visite médicale d’incorporation ne constituait l’initiation à la vie militaire. Je voyais approcher cet acte solennel avec des sentiments mitigés, car j’avais eu une enfance agréable et j’éprouvais peu d’attirance pour la vie adulte. Je me présentai au Centre, où une infirmière releva mes coordonnées et où on me fit signer un acte par lequel je m’engageais à assurer les responsabilités de l’âge adulte : un truc assez vague qui consistait surtout pour moi à me décharger de toute conséquence ennuyeuse plutôt qu’à prendre un engagement quelconque. Si j’avais refusé, il m’aurait fallu signer vingt formulaires, avec des dizaines de conditions particulières en petits caractères. C’était cela, m’avait-on dit, ou finir dans un établissement austère réservé aux arriérés.
Un médecin commença par vérifier la déclaration de mon médecin de famille concernant mon âge sexuel. Il m’examina avec cette franchise et cette correction qu’exigeait le contrôle scientifique des phénomènes sexuels, préleva des échantillons de mon sang ainsi qu’un petit morceau de ma peau, me regarda le fond des yeux, vérifia ma taille, ma couleur de peau et ainsi de suite. Je fus autorisé pendant la plus grande partie de cet examen à garder pudiquement mon pantalon, bien qu’on m’eût dépouillé de tout le reste, y compris ma montre.
Lorsque je fus passé par la salle de radiographie générale, la salle de dépistage du cancer et autres lieux, et qu’on m’eut fait diverses injections de rappel contre différentes maladies, on me renvoya chez moi. Je m’en allai avec un curieux sentiment de malaise, une impression de banalité décevante.
Je fus surpris de recevoir deux semaines plus tard une autre carte officielle me demandant de me présenter à nouveau au Centre d’Hygiène Sexuelle. C’était l’après-midi, cette fois, et l’infirmière m’introduisit dans l’autre cabinet du médecin avec un peu plus de respect. Elle avait un petit air de retenue qui me plongea dans l’expectative.
« Bonjour, Andrews. Content de te revoir. Toujours en pleine forme ?
— Oui, monsieur, merci. » On n’admet jamais ne pas se sentir tout à fait le même après avoir été farci de vaccins préventifs.
« Alors tu es prêt à te faire adapter un consexe ! Très bien, Andrews, c’est une affaire privée qui, je le pense, s’expliquera d’elle-même. Nous ne craignons pas de traiter le sexe comme un sujet scientifique, mais je te fais confiance pour garder tout cela pour toi. Si tu n’es pas totalement satisfait – pour quelque raison que ce soit – n’en parle à personne et viens me voir. C’est bien compris ?
— Oui, docteur.
— Je suis un sexiatre, pour être précis, pas un médecin. Maintenant, viens jeter un coup d’œil dans ce bocal. »
Je regardai. Comme tout un chacun, je pense, je fus frappé d’horreur à la vue de cette chose vivante, sorte de boule de chair affaissée recouverte d’une peau humaine ordinaire, immobile dans son récipient comme un tronçon détaché d’un cadavre.
« Tu t’y habitueras, dit-il. Ce n’est que de la chair ordinaire. Elle est dotée d’une sorte de cœur rudimentaire, avec un pouls très faible, ainsi que de sang et de muscles. Et de la graisse. Ce n’est que de la chair. Vivante, bien sûr, mais parfaitement inoffensive. »
Il souleva le couvercle et la toucha. Elle céda sous la pression, puis enveloppa son doigt. Il la modela comme de la pâte à pain ou de la plasticine, et elle fléchit avec une certaine tendance à reprendre son aspect informe.
« Touche-la.
— Je ne pourrais pas.
— Allons. »
Devant la fermeté de sa voix, j’obéis. Le contact évoquait celui d’une peau tiède. On aurait pu croire qu’ils s’agissait d’un ventre replet. J’enfonçai mon doigt, que la chose pressa doucement de contractions musculaires.
« Elle est à toi », me déclara le sexiatre.
Je faillis m’évanouir de dégoût. Tout le monde est ainsi horrifié avant de se rendre compte à quel point le tissu vivant isolé peut être simple, inoffensif et utile, sans parler de ses nombreuses applications thérapeutiques. J’étais embarrassé à l’idée de l’endroit auquel pouvait s’appliquer le « consexe » sur mon corps, et mon intuition était teintée d’incertitude par une ignorance tout aussi embarrassante. Mais il suffit de porter un consexe pendant très peu de temps pour se rendre compte à quel point c’est naturel, et délicieusement agréable quand on le met en action. C’est un bienfait pour les explorateurs solitaires, les astronautes, le personnel des stations météorologiques ou militaires isolées, et ainsi de suite.
« Ne t’inquiète pas, me dit le spécialiste alors que je reculais, dégoûté. Ce n’est pas plus horrible que la façon dont tu es venu au monde, ou que le rôle joué par tes parents dans la mise en route du processus. En fait, c’est plus propre, plus sûr, plus efficace et beaucoup plus satisfaisant qu’une femme. Grâce au ciel, heureusement que nous avons cela ; nous serions débordés. »
Alors que je restais pétrifié, il ajouta :
« Je vais te montrer comment ça marche. Ne l’enlève pas avant au moins une semaine, pour quelque raison que ce soit. Viens me voir immédiatement si tu ressens le moindre inconfort. Plus tard, tu pourras l’enlever pour faire du sport, bien qu’on puisse presque tout faire sans l’ôter – nager, par exemple. Pour aller aux toilettes, il se retrousse assez facilement, mais ne perturbe surtout pas la succion et ne le tripote pas sans raison. Il adhère parfaitement si tu le laisses tranquille, et il est très agréable à porter. »
Il m’entraîna dans une cabine particulière, où je me déshabillai et m’étendis sous une couverture moelleuse. Puis il apporta la chose, qu’il tenait à la main, et écarta la couverture.
Je retins mon souffle. Ce fut le pire moment de ma vie, pour ce qui est de la peur, sinon de la souffrance.
« Je l’ai légèrement stimulé, dit-il. Cette fois-ci, c’est lui qui prendra l’initiative. Par la suite, c’est toi qui devras faire le premier mouvement, sinon il ne se passera rien ; mais il réagit à la moindre sollicitation. Maintenant, tu vas rester étendu là une demi-heure, jusqu’à ce que je te dise de partir. »
Il le déposa entre mes cuisses, et le consexe recouvrit toutes ces parties qu’on ne voit jamais sur les images de nus, sauf lorsqu’il s’agit de peintures religieuses classiques. C’était doux, et la sensation était agréable. La première fois qu’un sexiatre vous laisse ainsi, seul avec votre corps, votre consexe et vos pensées intimes, est un moment crucial.
Ce fut un plaisir sans mélange, et comme on ne m’avait prévenu de rien, je laissai le processus se dérouler de lui-même. Pourtant, j’étais en même temps écœuré par la mesquinerie du comportement sophistiqué des adultes. Bon sang, me dis-je, ils considèrent que tout cela va de soi. Mais ma curiosité l’emporta sur ma dignité, et je ne me rebellai pas.
C’était à peine terminé que j’entendis une conversation qui me fit sursauter.
« As-tu une lettre de tes parents ? demandait le sexiatre à un inconnu.
— Non.
— Mais tu refuses quand même de te laisser adapter un accessoire ?
— Oui.
— Bien, je reconnais que ce n’est pas obligatoire. Mais il faudra que tu fournisses de bonnes raisons à ton refus. Et sans une lettre d’un médecin, d’un parent ou d’un tuteur, nous risquons de ne pas accepter tes raisons.
— Je suis objecteur de conscience.
— Pour quel motif ? Te rends-tu compte de ce à quoi tu t’exposes en refusant de porter un consexe ?
— Je ne crois pas à tous les bienfaits qu’on lui attribue, dit le jeune garçon, d’une voix faible.
— Tu ne les connais même pas, rétorqua le sexiatre d’un ton condescendant. J’en suis à peu près sûr. Mais tu as certainement envie de savoir d’abord de quoi il retourne ? Le sujet doit t’intéresser suffisamment pour que tu aies envie d’en faire l’expérience pendant un certain temps ?
— Non, monsieur, par principe.
— Par principe ! Qu’en connais-tu ? Dis-le-moi. Que connais-tu d’un si vaste sujet ?
— Je ne crois pas aux principes sur lesquels se fondent les services de santé.
— Tu n’y crois pas ! Tu n’y crois pas malgré le fait que l’État m’autorise à doter chaque garçon et chaque fille d’un consexe approprié dès qu’ils atteignent la puberté. Chaque garçon et chaque fille, dans cette population qui dépasse quatre-vingts millions d’habitants, porte un…
— Pas tous.
— Tous sauf un ou deux sur un million, et c’est la plupart du temps pour des raisons de santé ou d’ambivalence sexuelle. Le consexe est approuvé par l’Académie Militaire et par toutes les autorités supérieures du pays dans les domaines de la santé, de la loi ou de l’éducation. Presque toutes les confessions religieuses l’ont accueilli favorablement. Mais tu refuses.
— Favorablement ? Je n’en crois rien.
— Je vois. Tu ne penses pas que ce pays est déjà largement surpeuplé ? Tu ne crois pas qu’avant l’invention du consexe, les adolescents n’étaient que de misérables inadaptés qui essayaient tant bien que mal de se situer dans un contexte mal défini ? Que les garçons s’adonnaient dans la promiscuité à des relations sexuelles contre nature, que les filles étaient parfois enceintes dès les premières années de leur puberté, et qu’avant même d’être adultes, des enfants contractaient à cause de ces coutumes de graves maladies vénériennes ?
« Tu penses pouvoir te passer de tout ceci. Et que comptes-tu faire pour compenser ? Traîner sur un scooter-jet ou te soûler ! Violer une femme, ou te contenter de lui voler son sac à main ! Et si tu deviens adulte…
« Sais-tu qu’il y a dans ce pays vingt millions de célibataires, hommes ou femmes, qui n’ont jamais été mariés et n’ont jamais eu ce qu’on appelle une aventure, mais qui n’en sont pas moins totalement satisfaits et épanouis sexuellement ? Le savais-tu ?
— C’est peut-être ce que disent les journaux, monsieur.
— Dis-moi, poursuivit le sexiatre d’un ton plus amène et quelque peu enjôleur, serait-ce parce que tu aurais contracté quelque mauvaise habitude ? C’est très courant, il n’y a pas de quoi avoir honte. Ceci te rendra service.
— Non, monsieur.
— Allons, allons, monsieur-les-grands-principes, sois franc avec moi. Vraiment ? Tu es sûr de ne jamais t’être livré à… voyons, quelque pratique solitaire ?
— Quoi, monsieur ? Je… je n’ai jamais rien fait de mal.
— Soyons sérieux, mon garçon. Il n’y a personne qui n’ait jamais rien fait de mal.
— Mais je n’ai rien fait, monsieur.
— Tes parents approuvent-ils ton attitude ?
— Je le pense, monsieur.
— Tu le penses ? Ça ne suffit pas. Allons, sois un bon garçon et laisse-toi mettre un consexe. C’est bien plus agréable que les relations sexuelles naturelles ou n’importe quoi d’autre. Tu ne veux pas te singulariser, n’est-ce pas ?
— Non, monsieur…
— Bon. Alors c’est réglé. Mademoiselle, il accepte, en fin de compte. Apportez-le, voulez-vous ?
— Non, monsieur, je n’ai pas accepté. Non !
— Je suis expert en ce domaine, mon garçon. Tu veux dire que tu n’as toujours pas accepté le fait que l’État sait ce qui est bénéfique pour les citoyens, après tout ce que je t’ai dit ?
— Je n’ai pas accepté, monsieur, non. Ce n’est pas l’État…
— Tu n’as pas accepté ? Mais tu as dit que tu acceptais.
— J’ai dit que je ne voulais pas me singulariser ; mais je ne peux pas porter un de ces trucs.
— Alors tu vas te singulariser, non ? Que veux-tu dire, « je ne peux pas » ? Viens dans le laboratoire, que je te montre. »
Le silence régna pendant près d’une demi-heure. Je savais maintenant à quoi ressemblait un de ces laboratoires, et je pouvais imaginer le sexiatre le lui faisant visiter, l’invitant à regarder dans un microscope pour voir de minuscules microbes se tortiller dans du plasma, lui montrant les diagrammes des acides aminés, des groupes sanguins, des types de cellules de peau et d’un tas d’autres choses, sortant des échantillons pour effectuer quelques expériences rapides, lui décrivant certains exemples simples de tissus vivants artificiels conçus pour des applications diverses. Puis la porte s’ouvrit et ils revinrent dans le bureau.
« Alors, qu’en penses-tu ?
— Très intéressant, monsieur.
— Impressionnant, n’est-ce pas ? Tu ne trouves pas ?
— Si, monsieur.
— Alors, qu’en dis-tu ? C’est à toi de décider. Tu sais à peu près comment ça marche, maintenant, et j’espère que ça ne te fait plus peur.
— Non, monsieur.
— Tu y réfléchiras.
— J’y réfléchis, monsieur.
— Très bien. Penses-tu pouvoir te décider tout de suite ?
— Oh ! oui.
— Bon, alors j’appelle l’infirmière, d’accord ? »
Pas de réponse. Il fit fonctionner la sonnette de son bureau.
« Tout bien pesé, tu ne vas pas refuser, n’est-ce pas ?
— Eh bien… S’il vous plaît, monsieur…
— Je vais téléphoner à tes parents. »
L’infirmière entra dans ma cabine, déposa mes vêtements sur le lit, et referma la porte. Alors que je me glissais hors des couvertures, j’entendis le déclic du téléphone, puis un second déclic.
« Je te donne encore une chance, dit le sexiatre, au cas où tu aurais honte, ou autre chose du même genre. » Il s’adressa à l’infirmière : « Dites-moi, mademoiselle, portez-vous un consexe ?
— Oui, docteur, j’en porte un.
— Un consexe mâle ?
— Oui.
— Et vous en êtes contente ? Ce n’est ni inconfortable ni malsain ? Ça ne vous empêche pas de faire ce que vous voulez ? Ça ne vous donne aucun sentiment de culpabilité ?
— Je l’adore, dit-elle. Je n’ai jamais eu aucun problème avec. Il répond à mes avances et ne désobéit jamais.
— Merci. Et maintenant, mon garçon, es-tu satisfait ?
— Que s’est-il passé la première fois ? » demanda le jeune garçon à l’infirmière, avec un mélange d’audace et de timidité.
L’infirmière ne répondit pas. Je me demandai si elle avait rougi. Le garçon poursuivit :
« Mon père appelle ça une prostituée artificielle.
— Ce sont des âneries, petit. Tu ne sais pas de quoi tu parles. On dit pire encore du prétendu mariage sanctifié.
— J’ai des objections religieuses, dit le garçon. Je suis capable de me contrôler sans tout ça.
— Tout quoi ? Sans quoi ? demanda le sexiatre d’un ton acerbe.
— Ce… cet accessoire.
— Ce n’est que de la chair vivante, répliqua le sexiatre. Regarde, en voici un. Tu vois ? je le touche. Si Dieu n’avait pas voulu qu’il existe, il n’existerait pas, n’est-ce pas ? Touche-le à ton tour. Tes parents n’en portent-ils pas un ?
— Non, monsieur, ils n’en portent pas.
— Ah ? Mais tu es parfaitement libre de faire comme tu l’entends. N’aie pas peur d’aller contre leur volonté. Comme je te l’ai dit, les autorités t’ont convoqué afin de t’en donner un, et tu es sous la protection de la loi. Nous te soutiendrons sans réserve. Tes parents ne s’opposent pas à la fluoration, n’est-ce pas ? Ou à l’antismog dans l’air ?
— Si, monsieur, ils s’y opposent.
— Hmmm. »
J’entendis marmonner : « Famille de dingues » derrière ma porte que l’infirmière ouvrit pour faire entrer le sexiatre. Celui-ci s’approcha à grandes enjambées, parlant comme un bonimenteur.
« Ah ! Andrews, tu es un garçon raisonnable. Te voilà devenu un homme, à présent ; tu as appris tout ce qu’il y avait à savoir. Comment as-tu trouvé l’expérience ?
— Très bien, monsieur.
— C’est agréable, non ?
— Oui, monsieur, très agréable », répondis-je tout en sympathisant secrètement avec le garçon qui se tenait dans le bureau. Je savais que la voix de tous les pouvoirs temporels lui parlait par la bouche du sexiatre, je connaissais toutes les pressions qu’elle impliquait et j’admirais sa résistance.
Le sexiatre s’agenouilla et me saisit par les bras.
« Voyons, dit-il, monsieur Andrews, cela t’ennuierait-il que nous montrions à notre ami ici présent comme ce petit consexe te va bien ? Il faudra également que nous t’apprenions à le nourrir, car il va grandir et mûrir en même temps que toi. C’est pour cette raison qu’il est important que ce jeune Topolski se fasse adapter le sien dès maintenant. »
Je décelai la légère nuance de mépris manifestée par le sexiatre en prononçant le nom étranger du garçon, et je fus tenté de lui retourner celui dont il usait depuis le début de la conversation.
« Il n’y est pas obligé, non ?
— Tu ne vas pas prendre son parti ? dit le sexiatre, qui me poussa en avant tout en abaissant mon pantalon. Alors, qu’as-tu contre ça ? demanda-t-il en montrant le consexe appliqué contre mon ventre comme une feuille de vigne et d’un aspect aussi anodin qu’un repli de peau. J’ai même pensé, poursuivit-il autant pour lui-même que pour la jeune infirmière, qu’ils sont bien plus esthétiques que les slips de bain, et que ce retour à la pudeur vestimentaire en tous lieux est tout à fait inutile. Le temps viendra où les tendances se renverseront, et où nous ne craindrons plus de nous montrer à nouveau entièrement nus. »
Je comprenais son point de vue et commençai presque à aimer mon consexe, bien que la sensation qu’il pouvait procurer fût inquiétante par son intensité. Mais après un examen superficiel, le garçon se détourna sans prononcer un mot.
« Alors ? » demanda l’homme, de toute sa hauteur. Je pris soudain conscience de la pression mentale dont j’avais laissé le pouvoir quasi magnétique me subjuguer, et devant laquelle se cabrait ce jeune garçon noiraud de douze ans. « Tu ne veux pas avoir une mauvaise note dans ton dossier, n’est-ce pas ? »
Quel dossier ? me demandai-je. Je ne savais pas à cette époque que les fichiers de l’État prenaient également en compte cet aspect supplémentaire de la « conformité » des individus.
« Je fais beaucoup de sport », dit timidement le jeune garçon, qui faiblissait à vue d’œil et cherchait un endroit où se cacher. Il devait se sentir terriblement ridicule et confus.
« Ah ! c’est donc ça ! Eh bien, Darson, le champion du monde du marathon, porte le sien quand il court ! Et tous les autres athlètes en portent eux aussi. Ils se contentent de l’enlever pour l’envelopper dans une petite couverture au moment des compétitions. Ça ne leur pose aucun problème. Allons, voyons ; sois un brave garçon. Nous nous contenterons de prendre tes mesures – la plupart sont indispensables – et tu pourras revenir plus tard chercher ton consexe. Qu’en dis-tu ?
— Très bien », dit le garçon. Je le vis se raidir à nouveau devant l’attitude paternelle, et j’étais à peu près certain que cette autorité n’aurait pas assez de poids dans son combat intérieur pour lui faire accepter le consexe. Mais il serait obligé de se soumettre aux examens, comme l’exigeait la loi. Plus tard, le sexiatre appellerait ses parents et il lui faudrait revenir signer un tas de formulaires, dont l’un consisterait à déléguer au ministère de la Santé la responsabilité de son bien-être sexuel – condition moralement aussi inacceptable pour lui et pour ses parents que le consexe leur était physiquement insupportable.
Une fois rhabillé et congédié, je traînai un moment près de la porte du sexiatre, attendant vaguement qu’il se passât quelque chose. Lorsque le garçon donna son adresse, je m’aperçus qu’il habitait près de chez moi, juste derrière le coin de la rue.
Le fait que nous fussions voisins semble peut-être dénué d’importance. Mais il en aura. Je passerai de ce côté dès que je le pourrai, pour demander à Topolski la véritable raison de son refus de porter « l’accessoire ».
Traduit par JACQUES POLANIS.
Comming-of-Age Day.
Publié avec l’autorisation de
l’Agence Hoffman, Paris.
© Librairie Générale Française, 1985, pour la
traduction.