La conteuse s’est tue, les contes ne sont plus que souvenirs enkystés dans mon âme. Ils errent dans ma carcasse vide et je les déterre un à un pour les jeter sur le papier.
Mais voilà plusieurs nuits que plus rien ne suinte, plus un mot. Les contes se cachent, sans voix, enfouis dans ma chair, et ma page reste blanche. Les murmures se sont tus. Seule la douleur me montre encore le chemin. J’ai gardé les pires pour la fin. Ils font mine de disparaître, mais je les sens, tapis dans l’ombre que j’incise, ensevelis.
Je presse mon esprit malade entre mes ongles et les mots sortent, jaunâtres, épais.
J’ai gardé la volière.
Souvenirs et fables mêlés, bus avec le lait, avec les larmes, coulant dans mon sang.
J’ai gardé Angela et cet homme qui aimait tant sa voix.
Souvenirs et fables, jetés au visage de cette femme lointaine, sourde à mes suppliques, de cette grande absente qui m’a si mal aimée et m’a abandonnée, solitaire, dans un monde où rien ne m’attend que des douleurs anciennes qui ne sont même pas les miennes !
Que les fantômes qui m’habitent regagnent leur nuit, me laissant goûter mon vide intérieur !
Que les échos se taisent des murmures d’antan !
Et qu’enfin je crève comme ma sœur Angela aux yeux trop ronds dont un imbécile a charcuté l’âme pour en extraire un diable chimérique. Il l’a bâillonnée pour cesser de l’aimer, il l’a poussée à disparaître, puis, comprenant enfin que sa lutte était vaine et qu’il n’était qu’un homme, il s’est jeté dans la terre ouverte et s’est roulé sur son cadavre.
Depuis le visage déchiqueté de Salvador, Angela ne chantait plus. Elle écoutait la ville bigarrée murmurer. Elle entendait la diversité des langues, les prières des juifs, des musulmans, des chrétiens. Elle écoutait, mais ne chantait plus depuis qu’une épine s’était plantée dans sa gorge sur l’autre rive, depuis que tant de sang avait coulé par sa bouche, inondant les rues d’un bourg inconnu, enflammant les âmes de miséreux muets soudain lancés par sa faute dans une bataille qui les dépassait.
Son chant ici aurait détruit la ville.
Sa corneille l’avait guidée un après-midi jusqu’à ce jardin d’où s’échappaient des pépiements innombrables. Des oiseaux vivaient derrière ces murs.
Alors, comme les portes de la propriété étaient ouvertes, elle était entrée.
Dans une immense volière, des oiseaux, par dizaines, s’ébattaient et lâchaient leurs longues phrases musicales.
Soudain, l’envie lui était venue de leur répondre, de chanter elle aussi, malgré l’épine.
Sa voix avait fusé, intacte. Sa voix de cristal, écorcheuse d’âmes.
Elle n’avait pas remarqué les gens qui déjeunaient dans le parc de l’autre côté de l’oisellerie.
L’homme était là dans ce jardin en proie à ses doutes, invité à la table des grands pour la première fois. Il mangeait en silence, tentant de faire oublier la misère de sa paroisse par sa retenue et ses bonnes manières.
On s’extasia sur la beauté de cette voix qui semblait s’échapper de la volière et on en chercha la source.
Angela fut conduite devant la grande table chargée de mets fins, de cristal et de porcelaine. Qui était-elle ? Que faisait-elle là ? Qui lui avait permis d’entrer sans rien demander ? Il fallait pour s’amender qu’elle leur chantât un air.
Décontenancée par les mines amusées qui démentaient les remontrances de ses accusateurs, Angela ne se rebella pas. Elle s’exécuta en regardant cet homme, le seul qui n’avait rien dit, bien en face. Troublé, il baissa la tête et plongea ses yeux grands ouverts dans son assiette encombrée d’oiseaux peints. Mais la jeune chanteuse aux traits ingrats y était aussi au milieu des os de poulet soigneusement dépiautés, elle y était encore et y chantait l’amour geôlier.
Les convives applaudirent, enthousiastes. Une femme ivre éclata, soudain révoltée par cette accumulation de petits êtres captifs, elle voulait à toute force ouvrir la volière pour relâcher les oiseaux. Le maître des lieux, un élégant vieillard vêtu d’un costume blanc, arrêta la capricieuse alors que ses bottines titubaient déjà au milieu des plates-bandes et, avec douceur, la ramena dans l’allée. S’ensuivit une longue dispute entre les convives avinés sur les bienfaits de la captivité, dispute à laquelle l’homme qui fixait toujours son assiette ne prit pas part.
Mettant fin à la querelle, la corneille vint se poser sur l’épaule d’Angela et tous voulurent la toucher. L’hôte aux cheveux d’argent, grand amateur d’oiseaux, ravi d’en ajouter un d’un genre nouveau à sa collection, proposa à ma sœur de travailler pour lui, de s’occuper de cette volière et de ses habitants, du petit peuple ailé qui y vivait musicalement.
On lui demanda où elle habitait, dans quel quartier, et, quand elle eut répondu à leurs questions, on se tourna vers cet homme muet qui gardait le nez dans son assiette. N’avait-elle pas déjà vu le père André ? Un homme de Dieu et un grand musicien. Il officiait là justement, à Notre-Dame d’A., dans ce quartier où vivaient tant d’émigrés espagnols. Ces crève-la-faim venus en nombre de ce côté de la Méditerranée pour survivre. Angela avoua ne pas l’avoir reconnu. Quelle hypocrisie ! Comment pouvait-on ne pas reconnaître un si bel homme ? lâcha la dame ivre dans un éclat de rire.
M.D. enchaîna :
« Vous ne chantez donc pas à l’église ? Il n’est pas charitable de garder une telle voix pour vous seule et de ne pas en faire profiter Dieu et les hommes ! Votre timbre se marierait si bien avec le son d’un orgue... Connaissez-vous des cantiques ? Peu importe, le père André vous en apprendra. Dès dimanche, nous viendrons tous vous écouter. »
En s’éloignant Angela avait le cœur en fête, elle ne prêta pas attention aux commentaires qu’elle avait suscités. La dame aux bottines parlait pourtant sans retenue de la laideur de leur jeune visiteuse, de sa silhouette lourde et courte, de son rictus, de ses traits épais, de ses énormes yeux vitreux.
« Ne trouvez-vous pas qu’elle tient de la poule ? Comment imaginer que Dieu ait choisi de cacher tant de beauté dans la gorge d’une telle femme ! Comme une perle dans la grisaille d’une huître !
— Tu noircis le tableau, lui rétorqua M.D. Elle n’est pas laide. Tout juste commune.
— Non, elle est vilaine et Dieu est un petit plaisantin, voilà tout ! Il aime surprendre son public ! N’est-ce pas, mon père ? poursuivit la jeune éméchée en s’approchant du curé. Condamner un homme tel que vous au célibat ! Quel gâchis ! Dieu ne serait-il pas diaboliquement pervers ?
— Mais tais-toi donc ! Tu vas finir par faire fuir mon jeune invité ! » la coupa leur hôte.
Ainsi, Angela se retrouvait projetée dans le chant. Et rien de grave, rien de funeste ne semblait couler dans ses notes. La ville ne s’était pas embrasée.
Une nouvelle vie commençait. Elle passerait ses journées dans la volière de M.D., à prendre soin de ses occupants, à répondre à leurs trilles et, puisqu’on l’en priait, elle chanterait à l’église aussi, pour les hommes, comme elle le faisait autrefois à Santavela, dans l’oliveraie de Heredia, où les palmas flamencas répondaient à sa voix.
Le lendemain, elle s’enfonçait dans la fraîcheur de cette petite église dont la nef était joyeusement traversée de toutes parts de rayons colorés. La lumière du soleil, filtrée par les vitraux, prenait des teintes vives et espiègles et l’endroit n’avait rien de solennel. L’église était plus chaleureuse que son curé. Bien qu’Angela connût ces lieux depuis son arrivée de ce côté du monde, il lui sembla qu’elle y entrait pour la première fois.
Le chœur répétait un Ave Maria. Sans l’interrompre, le père André fit signe à ma sœur de s’approcher. Il avait malheureusement l’âme musicienne et dirigeait lui-même sa chorale. Il y consacrait beaucoup de temps. Quand le silence se fit, il présenta Angela que les choristes connaissaient toutes, au moins de nom, puis lui demanda de chanter quelque chose, afin qu’on pût entendre le timbre de sa voix dans la maison de Dieu. N’importe quoi, pourvu que cela ne fût pas sacrilège.
La voix jaillit, haute et claire, et se ficha dans leurs chairs.
Le père André, les yeux égarés entre les dalles de pierre, entendait l’épine vibrer dans le gosier d’Angela, il entendait cette douleur. Cette magnifique douleur !
Comment ne pas être fasciné par la douleur quand on est chrétien, quand les églises sont édifiées sur les ossements des martyrs, quand les catéchèses érigent en modèle des enfants sacrifiées, quand les prières des croyants s’appuient sur l’image d’une mère pleurant son fils mort en croix ? Comment ne pas admirer la souffrance, quand un Dieu nous a montré l’exemple, sacrifiant son fils, le laissant pleurer des larmes de sang et arborer ses stigmates ? La couronne d’épines, la croix, la rédemption des saints, il fallait souffrir pour que le monde tînt en équilibre, payer pour que les autres pussent continuer de marcher.
Oui, le père André vivait la douleur comme le sel du monde ! Et voilà que la voix de cette petite femme déversait dans son église une peine qui emplissait son corps d’une douceur inouïe. Sa peau vibrait. Le chant d’Angela, affilé, lui écorchait la chair, le pénétrait, lui excitait les sens. Alors le prêtre tenta de se défendre, il voulut noyer cette voix parmi celles des autres choristes, mais elle détonnait tant qu’elle brisait l’harmonie du chœur. Seul l’orgue pouvait la suivre.
« Tu chanteras en soliste, tu n’es bonne qu’à ça ! » conclut-il sèchement avant de dissoudre la petite assemblée.
Le dimanche suivant, M.D., vêtu encore d’un costume d’une blancheur éblouissante, vint avec ses amis écouter chanter sa jeune protégée.
Sur le parvis, Clara, drapée de soleil, attendait. Elle vit ce vieil homme blanc de pied en cap descendre de son élégante voiture, elle lui sourit et se pendit à son bras le plus naturellement du monde comme s’il était justement celui qu’elle attendait. Si le vieillard fut surpris, il ne le montra pas et entra dans le jeu de cette belle inconnue. Ensemble, ils passèrent sous le porche et ils marchèrent côte à côte dans la travée centrale. Les amis du riche armateur eux-mêmes ne surent que penser, ils s’interrogèrent à mi-voix, tâchant de savoir qui était cette nouvelle conquête. D’ordinaire, M.D. n’était pas si cachottier.
Arrivé vers le milieu de la nef, il se sépara de ma sœur pour la laisser prendre place du côté des femmes et, lui jetant un bref regard de jeune homme, il vit passer dans les yeux pailletés qui le fixaient un amour si grand qu’il trembla à l’idée que cette splendide créature ne s’échappât. Alors Angela commença à chanter et les sentiments du barbon en furent comme décuplés. Il s’installa loin de ses amis au bout d’un banc pour pouvoir contempler Clara tout son soûl, pour s’enivrer de sa beauté démesurée. Saisis par la voix d’Angela, les fidèles ne remarquèrent pas cette idylle naissante. Le prêtre, lui-même, dut s’arracher à son émotion pour parvenir à célébrer la messe.
Après la bénédiction, la voix réinvestit les lieux et les âmes, y versant une douleur si suave que personne ne pensa à sortir avant qu’elle ne se fût tue. Personne, pas même Clara pourtant pressée de regagner la lumière et cet homme aux boucles d’argent.
Une fois dehors, dans le soleil, Clara entraîna M.D. vers le clan Carasco qui s’était regroupé sur le parvis. Tous attendaient Angela pour la féliciter.
Martirio portait son premier-né dans les bras, tandis que, sous ses jupes, son ventre s’arrondissait de nouveau. Clara pouvait bien faire ce qui lui plaisait désormais, elle ne s’en souciait plus et gardait ses baisers venimeux pour son homme. Elle s’étonna seulement de la voir s’amouracher d’un vieillard.
La cour de M.D se tenait à distance, médisant à mi-voix.
Angela finit par sortir avec le groupe des choristes et le vieil homme fut ravi d’apprendre que Clara était sa sœur. Il baisa la main de cette jolie fille qui lui avivait les sens.
« Venez donc admirer ma volière quand vous le souhaiterez, lui proposa-t-il. Votre sœur connaît le chemin ! »
Il prit congé des Carasco et, après être allé féliciter le père André, il monta dans la voiture qui l’attendait et disparut.
« Eh bien, votre luisante s’est trouvé un nouveau galant et cette fois elle ne l’a pas choisi vitrier ! En voilà un qui pète dans la soie ! Et toi, ma neuille, ne t’avise plus de rien payer à la place de ta sœur ! » s’exclama Lunes en riant alors que nous levions le camp pour regagner notre cour.
Sur le chemin, je tenais la main de Clara, celle où l’homme en blanc avait déposé son baiser.