Que se passa-t-il exactement entre ma mère et sa créature, cet anarchiste catalan recousu par ses soins, cet homme au visage brodé auquel, par caprice semble-t-il, elle avait donné les traits d’un amant abandonné de l’autre côté des montagnes parmi ses oliviers ?
Anita, la conteuse, n’en a jamais dévoilé davantage. Mes autres sœurs disaient ne pas savoir et je n’ai rien envie d’inventer. Beaucoup de choses ont été racontées sur ma mère, mais sur ce sujet tout le monde s’est tu. Ce silence nous plaît. Ce silence et le mystère qui l’accompagne.
Frasquita est restée deux mois aux côtés du Catalan, le temps de lui broder son drapeau. Sans doute serait-elle restée plus longtemps si la révolution ne s’en était pas mêlée. Sans doute ne serions-nous pas de ce côté du monde si Salvador n’avait pas eu d’autre amante.
L’anarchiste avait tout abandonné derrière lui dans sa petite caverne. Son écritoire et sa guitare, les seuls objets qu’il avait réussi à conserver depuis l’adolescence, objets qui lui venaient de son père, étaient perdus à jamais. Mais, surtout, il songeait souvent avec tendresse au jeune Manuel qui avait, selon la rumeur, monnayé sa liberté contre la tête de son mentor.
Ma mère, elle, n’avait rien laissé dans les grottes. Inépuisables bobines de fil, aiguilles, épingles et petits ciseaux finement ouvragés étaient serrés dans ce sac aux couleurs de l’oliveraie qu’elle portait jour et nuit en bandoulière. La bourse offerte par Salvador et aussitôt attachée sous ses jupes continuait de battre contre sa jambe, rythmant parfois sa marche d’un léger cliquetis quand le nœud de l’aumônière se relâchait. Sa charrette était là aussi, dans laquelle les anarchistes l’avaient plantée toute droite vêtue de son éternelle robe de noces étoilée de fleurs de tissu, de boue et de sang.
Elle accepta de suivre Salvador le temps de lui broder son drapeau. Symbole de cette cause qu’il avait épousée. Un drapeau destiné à lui servir de drap le soir des noces. Sans le savoir, elle brodait un trousseau à cet homme nu.
Elle prit son temps. Sur l’étoffe que Salvador lui avait offerte — un drap de lin volé dans lequel, selon la légende, avait dormi une tête couronnée de passage dans la région —, elle appliqua des morceaux d’autres tissus arrachés lors des rapines dans les haciendas ou récupérés sur les cadavres des anarchistes. Chacune de leurs actions emportait un ou deux compagnons et Salvador avait pris l’habitude de remettre à la couturière un petit morceau de l’habit des hommes tombés, reliques sur lesquelles Frasquita travaillait ses broderies avant de les monter par sertissage sur son drapeau.
Les anarchistes lui avaient fabriqué un métier qu’ils se chargeaient de démonter et de remonter chaque fois que leur groupe devait se déplacer.
Le drapeau de Salvador et cette femme qui y travaillait sans relâche inspiraient à tous un respect religieux.
Jamais elle ne défit le travail fait la veille pour rester plus longtemps à ses côtés. Elle prit son temps car l’ouvrage se devait d’être parfait, à l’image de l’amour que Salvador portait à sa révolution, à l’image du visage de cet homme et de son espérance.
Rapiécé, mais parfait.
Elle goûtait la paix, mais savait que tout cela n’aurait qu’un temps et qu’une main mystérieuse travaillait avec la sienne au drapeau ensorcelé.
Les enfants, quant à eux, menaient leur vie dans les camps de fortune. La mort de l’ogre les avait libérés de l’attention constante de leur mère, de ses angoisses. Ils allaient et venaient où bon leur semblait et tous avaient pris goût à cette liberté toute neuve. Pedro et Angela apprenaient à se battre, Anita lisait Bakounine et écoutait les récits des rebelles, Clara jouissait de la lumière d’automne et Martirio s’occupait des tombes. Son séjour parmi les morts les lui avait rendus plus familiers encore.
Personne ne parlait plus de reprendre la route vers le sud.
Pourtant un matin, Frasquita apporta le drapeau soigneusement plié à cet homme qui le lui avait demandé.
« Ton drapeau est achevé », lui dit-elle en lui tendant son œuvre.
Avec l’aide de Quince, Salvador le déplia sur le sol.
Le motif mystérieux inspirait une sensation d’harmonie et de plénitude. Rien de figuratif, mais la mosaïque de tissus assemblée par des doigts d’artiste créait un univers neuf et absolument entier.
L’enthousiasme dégagé par le tableau était contagieux. Il donnait envie de respirer le monde à pleins poumons, d’en jouir les paumes ouvertes, de tous ses sens, d’en vivre plus intensément chaque instant. Il fourmillait de force, de désir, de joie, de passion, d’idéal. Ses couleurs vibraient au soleil automnal, formidables. Tout avait été cousu sur la toile, l’espoir, l’avenir, la guerre, la paix, le monde, les hommes et les femmes, et tout cela tenait ensemble, comme accordé depuis toujours. La révolution qui trouvait ici son expression menait à un nouvel âge d’or.
Cependant de grandes plages claires au centre du drapeau dessinaient d’énigmatiques pictogrammes dont Frasquita elle-même ne détenait pas la clef.
« Ceux qui verront ton drapeau ne douteront plus des lendemains, murmura le révolutionnaire au doux sourire et aux yeux clairs. Nous brandirons ta bannière dès aujourd’hui. Manuel est vivant, il nous a fait savoir que l’officier qui dirigeait les soldats asphyxiés dans nos grottes passera, accompagné d’un petit groupe de soldats, par le défilé de la Cruz cet après-midi. Nous le guetterons dans les montagnes. Attendras-tu mon retour pour partir ? Je voudrais te parler de nous avant que tu ne reprennes la route.
— Je t’attendrai », lui répondit ma mère en sortant.
Quince lui emboîta le pas et, une fois dehors, lui chuchota d’une voix tremblante :
« Dis-lui de ne pas se fier à ce fils de putain qui l’a déjà vendu une fois ! Dis-le-lui, peut-être t’écoutera-t-il !
— Il croit en son amour. Manuel est comme son fils. Pourquoi le trahirait-il ?
— Parce qu’il l’a déjà fait une fois. Parce qu’il est désormais détesté par tous et qu’il sait qu’il ne retrouvera plus sa place parmi nous.
— Comment peut-on reprocher à un homme torturé de parler ? Salvador lui-même savait que ce pauvre garçon ne tiendrait pas.
— Seulement ce que Salvador ne veut pas admettre, c’est que Manuel n’a pas été torturé ! Il a donné celui qui le considérait comme son fils dès la première minute, il l’a donné en se pissant dessus. Manuel n’a pas reçu le moindre coup, entends-tu ? Et maintenant, il se sait lâche.
— Qui t’a raconté tout cela ?
— C’est ce qu’on dit. Manuel est jeune, il sait lire, écrire, se battre. Il connaît nos visages, nos habitudes. C’est une recrue de choix. Ils lui ont promis la lune.
— Quince, regarde-moi ! Si tous disent que ton fils est un lâche, ne tenteras-tu pas de prouver le contraire ?
— Je n’ai pas de fils. Salvador non plus, d’ailleurs », conclut-il, buté, en tournant le dos à ma mère.
Un groupe d’hommes armés partit en fin de matinée pour le défilé. Quince était du nombre des combattants, il n’avait pas voulu laisser Salvador brandir seul son drapeau.
Frasquita les observa alors qu’ils s’en allaient les uns à cheval, les autres à pied. La bannière déployée pour l’occasion agitait ses couleurs au-dessus du visage souriant qu’elle aimait. Elle avait ramené sa longue main droite en visière, pour résister à l’éblouissant soleil d’automne et suivre du regard l’homme qui s’éloignait.
Mais, une fois que la petite troupe eut disparu, quand elle ne fut même plus un minuscule point sous l’immensité bleue du ciel, Martirio sortit la couturière de sa rêverie en lui caressant doucement la main gauche qu’elle laissait pendre le long de sa cuisse.
« Maman, la belle jeune fille qui brodait à tes côtés vient de me dire adieu, chuchota la petite fille.
— Quelle jeune fille ? s’étonna Frasquita.
— Celle qui guidait ta main sur le métier. Elle m’a dit que tu ne pourrais rien pour lui. Que tu devais te préparer.
— Je ne comprends pas.
— Salvador va mourir, maman. »
Frasquita ne douta pas un instant des dires de sa fille. Elle se précipita et supplia qu’on envoyât un homme pour rattraper le Catalan et le mettre en garde. Les anarchistes restés au camp s’inclinèrent, ils n’étaient pas insensibles aux prémonitions. L’unique cheval restant roula des yeux énormes quand on voulut l’enfourcher. Il se débattit furieusement, jetant ses sabots fous de tous côtés. L’émissaire dut partir à pied. Il arriva trop tard. L’armée avait ourdi son guet-apens de longue date et seul Quince s’en était sorti.
Il parvint à ramener au camp le corps de Salvador criblé de balles tout roulé dans son drapeau.
On étendit le cadavre de l’homme-légende au sol sur la bannière brodée.
La mort siégeait dans un coin du tissu, invisible à tous, mais soulignée soudain par les plaies ouvertes. Dans les espaces clairs, comme laissés en blanc par la couturière, le sang de Salvador s’était glissé, révélant un nouveau motif : une jeune beauté glorieuse la faux en main et, à ses pieds, une tête d’homme, une tête coupée aux traits intacts, aux yeux clairs et au sourire engageant. Le visage qu’arborait Salvador avant le couteau du bourreau, avant les aiguilles de ma mère. Le visage que la mort aimait.
« Tu savais donc qu’il mourrait, et tu n’en as rien dit, murmura Quince en se tournant vers ma mère.
— J’ai brodé à l’aveugle, obéissant à son désir de trouver l’image la plus juste, répondit Frasquita qui découvrait avec une indicible surprise cet ancien visage qu’elle avait oublié. Je ne savais rien. Son sang a dessiné le reste.
— La mort nous aura prouvé aujourd’hui ses talents de brodeuse ! ironisa Quince dans un fou rire nerveux. Vous avez réalisé cette bannière à deux. Elle t’a soufflé le décor qu’elle désirait ensanglanter. Une peinture à l’aiguille et au couteau. »
Et comme Frasquita restait muette, les bras ballants face au corps ensanglanté de celui qui représentait son avenir quelques minutes plus tôt, Quince se révolta.
« Qu’attends-tu pour prier pour lui comme tu l’as fait pour ta fille morte ? Fais-le, ton miracle ! » hurla-t-il en secouant ma mère.
La couturière s’agenouilla près du cadavre du Catalan. Sans prier, sans qu’aucun mot ne s’emparât de ses lèvres et Quince attendit immobile.
Mais rien ne se passa. La mort résistait.
Frasquita resta silencieuse près du corps si longtemps qu’elle le vit changer de couleur peu à peu. On lui porta à manger, à boire. Le soleil dessinait ses cercles dans le bleu du ciel, la lune s’arrondissait chaque nuit un peu plus. Le vent fraîchissait. Mais aucun mot ne germait de cette femme plantée sur la terre, immobile.
Les autres vinrent lui dire adieu. Quince lui-même finit par ne plus y croire. Il tenta de la relever. Tendrement d’abord comme on console une veuve, une amante délaissée, puis il se fâcha, l’empoigna, la supplia. Enfin, en désespoir de cause, il partit à son tour non sans promettre aux petits qu’il reviendrait.
Dans le camp abandonné, les enfants livrés à eux-mêmes tentaient de survivre. Comme le froid forcissait malgré le bleu du ciel, ils avaient couvert leur mère d’une des couvertures offertes par les anarchistes.
Bientôt, ce qui avait voilé les yeux de Salvador tourna au vert. Bientôt, il n’y eut plus d’yeux.
Alors ma mère commença à creuser. Les ongles en sang. Les enfants s’y mirent tous et, dans le trou, Frasquita bascula drapeau, cadavre, révolution et espérance. Elle mangea et but ce que lui offraient ses petits. Elle essaya de se relever, mais ses jambes tremblantes et pleines d’escarres ne parvinrent pas même à se déplier. Voyant que son corps ne lui répondait plus, elle confia sans un mot sa bourse à Anita qui prit soin d’elle, de son frère et de ses sœurs affamés. Et quand elle s’en sentit capable, sans même prévenir ses enfants, Frasquita s’attela à la charrette et reprit sa route vers le sud.
Les petits la rattrapèrent, ils s’étaient fait des ponchos dans les couvertures, trouant la laine au couteau.