Tout au bout du sentier que ma mère s’était choisi apparut le moulin. Seul dans l’océan de collines à agiter ses grands bras comme pour nous inviter à le rejoindre. Ma mère échevelée, caparaçonnée dans sa robe de noces bardée de fleurs, et tirant avec peine sa charrette pleine d’enfants, répondit à l’invite. Le meunier au poil blanc de vieillesse et de poussière la repéra de loin et, comme effrayé à l’idée d’être seul au monde, courut vers nous qui grimpions sa colline.
« Laissez que je vous aide ! claironna-t-il. Mes bras sont plus forts qu’ils n’en ont l’air ! Je vais derrière votre voiture pour pousser ! Dans peu de temps nous serons au sommet ! Quel bonheur que vous passiez par là et avec tous ces enfants ! Mon Dieu, mais combien sont-ils ? Ils bougent tout le temps, impossible de les compter ! Tant mieux, ils n’en sont que plus nombreux ! Je vais vous servir de l’eau du puits, bien fraîche ! Vous verrez comme on est bien en fin de journée assis sous ma tonnelle. Avec cette eau, je fais pousser une petite oasis, un paradis... Tenez, prenez place ! Voilà des bancs qu’il suffit d’épousseter un peu ! Tout est blanc ici. Asseyez-vous ! Je reviens... »
Il leur apporta du lait de ses chèvres encore chaud et du pain fort dur qu’ils laissèrent tremper dans les bols pour le ramollir.
Les enfants riaient à l’ombre des fleurs grimpantes, heureux d’être enfin arrivés quelque part. Seule Martirio restait à l’écart, refusant de toucher au pain et au lait, et dévisageant l’homme avec impertinence.
« Mon moulin est le plus vieux de la région, ceux d’en bas l’ont bâti sur cette colline à cause du vent. Ici, ça souffle mieux qu’ailleurs et ma farine est la meilleure. Je vous en donnerai. Vous verrez, cela ne ressemble à rien. Tous ces petits ! Quelle joie ! Celle-là est plus sauvage que les autres, elle ne cause pas plus que ton aînée, ajouta-t-il en montrant Martirio. Elle est muette, elle aussi ?
— Non. Ça lui passera ! » répondit ma mère rassurée par l’allusion à la farine.
Le vieux meunier se raconta avec délice, il dit tout ce monde qui passait chez lui à la saison, puis, tout en parlant, il installa des paillasses dans la petite maison attenante au moulin, une couche par enfant et cela sans poser la moindre question à ma mère sur son étrange tenue, son voyage... Elle lui en fut infiniment reconnaissante.
À la tombée du jour, alors que Pedro parcourait le jardin emplissant ses poches des gros morceaux de craie qui y poussaient comme du chiendent, le meunier s’éclipsa en s’excusant.
« Le voilà qui se lève, depuis quelques jours, c’était le calme plat. C’est mon seul adversaire, mon seul compagnon, j’ai peur du silence des jours sans vent. Alors quand il souffle, je réponds toujours à son appel. Je vous laisse donc, j’ai du travail. Dormez bien, une longue route vous attend pour rejoindre ces hommes qui m’ont délaissé ces derniers temps. »
Tous se couchèrent et, se sentant à l’abri sous les ailes du moulin, s’endormirent aussitôt. Le sourire du vieillard solitaire, ses pauvres meubles comme blancs de farine et le lait de ses chèvres inspiraient confiance.
Mais, au cœur de la nuit, Martirio se faufila dans le moulin et y observa l’homme blafard au travail. Au lieu de blé, il s’appliquait à faire basculer des blocs de craie sous sa meule.
« Tu n’as plus peur de moi ? lui demanda-t-il sans se retourner.
— Encore un peu. Il faut du temps pour s’habituer à votre visage.
— Je suis donc devenu si laid ?
— Tu mouds des pierres ? lui demanda-t-elle sans répondre.
— Une pierre tendre et blanche qui n’abîme pas ma meule, tout le flanc ouest de cette colline est friable, c’est là que je trouve mes cailloux.
— Et le monde ? interrogea encore l’enfant.
— Avant votre arrivée, j’avais peur qu’il n’existe plus. Voilà si longtemps que je suis seul. La nuit est claire, tu vois cette crête, à droite, juste en face de ma colline. Eh bien, juste derrière, s’étendait une plaine riche de blé et d’hommes. C’était là que le monde commençait autrefois. En prenant sur la gauche, par le chemin muletier, on évite les hauteurs. Ce n’est pas si loin. Mais plus personne ne vient d’en bas et je n’ai pas la force de quitter mon jardin pour regarder ce qui s’est passé. Je ne sais même pas s’ils sont encore là. Si tu les croises, toi qui as de bonnes jambes, dis-leur que je les attends, que le vieux moulin tient encore debout et qu’il a faim de blé à moudre ! Raconte-leur le vent d’ici. »
Martirio ne promit rien et posa une autre question :
« Depuis combien de temps les hommes t’ont-ils oublié ?
— Plus rien ne bouge que le vent et certains jours, quand le vent lui-même se tait, je pleure, souffla l’étrange meunier comme blanchi à la craie en emplissant trois sacs de poussière.
— Ce sont les sacs que tu as promis à ma mère ?
— Laisse-moi travailler en paix, petite fille, murmura-t-il avec tendresse, et va dormir. Nous ne nous reverrons que trop vite et sans doute aurons-nous le temps de parler. »
Le lendemain, alors que ma mère s’apprêtait à partir, le meunier traîna trois gros sacs bien fermés jusqu’à la charrette. Frasquita les hissa sur la plate-forme avec l’aide des aînés. Ainsi ses enfants auraient du pain, le cadeau était de taille. Elle proposa le morceau de jambon qui leur restait au bonhomme blême, il le refusa, montrant dans un large sourire le peu de dents qu’il avait encore. Le vieillard embrassa gentiment les enfants un par un, et salua Martirio qui le fusillait du regard mais ne disait rien de peur d’effacer trop vite ce que la joie de savoir sa famille à l’abri de la faim dessinait sur le visage de sa mère.
Quand à la mi-journée, après un début d’ascension rendue plus pénible encore par le poids des sacs, Frasquita et ses enfants se tournèrent vers le moulin, il leur sembla n’apercevoir au loin dans le soleil qu’une carcasse de pierres démembrée et battue par les vents, une ruine aux ailes et au toit arrachés plantée sur une montagne de craie. Quant au jardin et à la treille, ils n’en virent nulle trace.
Martirio, elle, ne se retourna pas. Elle savait.