Au pied de la dernière crête s’étendait la plaine, pavée de champs, de prés, de bois, noire par endroits des feux qu’on y avait allumés après la moisson, verte d’arbres à l’ombre large, grouillante d’hommes qui s’agitaient en tous sens, passant d’une maison à l’autre, d’une route à l’autre, d’un hameau à l’autre. Ainsi, le monde ne s’était pas retiré : à une journée de marche du vieux moulin, il vibrait toujours avec force.
« Il faudra leur dire pour le meunier, dit Angela.
— Non, ne dis rien. Personne ne te croirait », affirma Martirio du haut de ses sept ans.
Sur le flanc du grand talus dont ils entamaient la descente la végétation allait en s’épaississant et les deux petites filles oublièrent le moulin en s’amusant à débusquer les cigales dont le chant s’éteignait à leur approche, elles cueillirent ensuite tant de fleurs et de feuilles que la charrette se transforma en paso, Clara assise sur les sacs y jouait le rôle de la Vierge.
Angela attaqua un chant religieux en tenant un grand bâton en guise de cierge. Sa voix allait, trillant son cantique, ivre de liberté et de joie. Alors trois hommes à pied, armés de mousquets, tirant un âne, et un cavalier aux yeux clairs surgirent de derrière les pierres. Le chant s’arrêta net et les enfants se regroupèrent dans les jupes encore blanches de leur mère.
« À peine mariée et déjà tous ces petits ! Tu vas vite en besogne. Et le père ? demanda le plus jeune des hommes.
— Par là, derrière..., mentit ma mère.
— Voilà un moment que nous vous guettons et nous n’avons rien vu qu’une femme seule en grande robe de noces tirant une charrette chargée avec toute sa marmaille dans les pattes. Qu’as-tu de beau dans ces sacs ?
— De la farine pour nourrir mes enfants.
— Eh bien ton blé servira une autre cause. »
Et tandis que les hommes s’emparaient des sacs, ma mère et Angela hurlaient et s’y agrippaient de toutes leurs forces. Il fallut deux hommes pour contenir la fureur de Frasquita, le troisième tentant de maintenir la plus petite des deux harpies se protégeait comme il pouvait de ses dents et de ses griffes.
Alors le cavalier mit pied à terre.
« Avec ta robe de princesse, tu n’as donc que cette farine pour survivre ? demanda-t-il un sourire aux lèvres.
— Rien d’autre, répondit ma mère sous ses cheveux défaits.
— Drôle de bougresse, non, tu ne trouves pas, Salvador ? lança au cavalier celui qui avait parlé en premier et se nommait Manuel. Elle ne ressemble pas aux femmes d’ici. D’où viens-tu, la belle ?
— De Santavela, de l’autre côté de la sierra.
— Et tu veux nous faire croire que tu as fait tout ce chemin en tirant seule ton barda ? s’énerva l’homme qui avait lâché son âne pour tenter d’immobiliser Angela.
— Tiens ! Voici pour ta peine. Tu rachèteras ce qu’il te faut au village, dit Salvador en lui tendant une bourse. Ta fille, celle qui se défend bec et ongles, a une bien belle voix. »
Frasquita s’apaisa et Angela se réfugia contre sa mère avec les autres. Toute la famille regarda en silence les hommes décharger les sacs.
« Et pourquoi n’y allez-vous pas vous-mêmes, au village, pour y acheter votre pain ? finit par hurler Angela que la fureur tenait encore à la gorge.
— La garde civile nous y attend, expliqua Salvador, là-bas plus qu’ailleurs, et ceux qui nous nourrissent risquent leur vie.
— Vous êtes des bandits ? questionna Pedro qui protégeait encore les deux plus petites dans son dos.
— Des bandits ? répéta Salvador comme pour lui-même. Nous devons nous unir au monde aventurier des brigands qui sont les véritables et uniques révolutionnaires de la Russie, disait Bakounine. Les trois hommes que tu vois à mes côtés sont des gars d’ici, des paysans. Avec d’autres, nous nous battons pour que la terre qu’ils travaillent soit à tous. Les journaliers sont avec nous, mais beaucoup craignent pour leur famille. On les marie pour ça, pour qu’ils fassent des petits et alors les caciques les tiennent à la gorge. On leur donne à peine de quoi tenir, beaucoup de mioches y passent, mais il leur en reste toujours un et celui-là empêche la révolte, celui-là retient leur bras. Ceux qui ont vu crever de faim tous leurs petits font de sacrés combattants ! C’est leur pain que tu as tiré jusqu’ici. Le pain des hommes affamés de vengeance. Sans ton blé, nous pourrions tous mourir la gueule ouverte dans nos montagnes en attendant le prochain soulèvement. Bonne route et merci pour le pain. »
Martirio les regarda partir avec soulagement. Le meunier au visage détruit savait donc ce qu’il faisait en trompant sa mère : la craie s’était changée en pain.
La petite fille ne se demanda même pas ce qu’il adviendrait quand les rebelles ouvriraient les sacs.