LE CHEF-D’ŒUVRE

 

Les plaies des murs me susurrent l’histoire de notre frère, cette histoire si souvent racontée par la voix d’Anita dans la nuit avant que mon choix de l’éternelle solitude ne la libère de sa promesse. Pedro était notre préféré et, le soir, dans la cour, au milieu des chaises, elle nous le rendait, vivant, pour quelques instants.

Elle commençait toujours ainsi, nous parlant de Smith, nous racontant qu’elle l’avait revu en ville, titubant, ivre comme à son habitude et qu’il l’avait reconnue. Elle disait qu’il s’était jeté sur elle pour lui donner des nouvelles de Pedro, de ce grand artiste qu’était son frère. Alors, il lui avait appris la fin de l’histoire du Dragon rouge et comment il avait croisé la route de la charrette écarlate.

C’était en hiver, il avait échoué quelque part dans les terres, dans une ville de garnison, pleine comme un œuf de légionnaires et de femmes légères. Il errait sans un sou, racontant sa vie contre quelques verres, se faisant inviter à grailler par de braves gars qu’il amusait, quand il tomba sur le chapiteau du Dragon rouge. À la suite des légionnaires qui l’avaient adopté pour la soirée, il y était entré comme on entre dans un cirque et, malgré son ivresse, avait reconnu notre frère. Pedro avait vieilli, les combats l’avaient salement amoché, il avait vu en lui un frère de souffrance et cette envie d’uriner, qu’il sentait monter depuis un moment, lui était passée d’un coup. Vêtu de rouge, d’un ridicule habit de plumes écarlates, Pedro s’appliquait au centre de la piste à achever une fresque sublime : des coqs en mouvement se dressaient face au monde, au milieu de visages colorés, aux contours approximatifs, déchirés par leurs grimaces, ravagés par leurs cris et, dans la matière de cette foule, deux regards surnageaient, deux regards fixés l’un sur l’autre dans cette boue de couleurs, de douleurs, dans ce monde en déliquescence, deux regards déposés là par ce combattant aux doigts brisés et aux yeux boursouflés qu’était devenu notre frère. Deux regards amoureux, comme un pont jeté au-dessus de la frénésie des parieurs.

Un homme monstrueux attendait en silence à la frontière de cet espace de combat, rouge de craie, et l’homme immense aux yeux vides s’apprêtait à entrer dans le cercle, tandis que notre père, un porte-voix plaqué sur la bouche, l’excitait, lui hurlait qu’il n’oserait jamais affronter son fils, son champion écarlate, blessé certes, mais invaincu. Et Pedro, minuscule et seul au centre de son œuvre grandiose, Pedro dévoré par la craie, Pedro recroquevillé dans son misérable costume de foire, continuait son dessin, imperturbable.

Alors un dernier nuage de couleur, soufflé par l’artiste meurtri, ouvrit la toile en deux, la déchira comme un ventre et le tableau prit vie. L’adversaire regarda l’image vibrante à ses pieds et ses yeux vides s’emplirent de larmes. Il recula. Dans le public, nul ne parlait, tous les regards étaient collés à l’œuvre, fascinés. Brisant le silence qui s’était fait, l’adversaire murmura qu’il ne foulerait pas ce pentacle, qu’il refusait d’y poser le pied, qu’il y perdrait son âme. Et notre père trépignait, cherchait un autre rival à son fils.

« Entrez à trois, à quatre contre un, entrez et battez-vous ! Si vous parvenez à l’emporter vous vous partagerez le magot ! Je remets en jeu tout ce que nous avons gagné jusqu’ici, tout ce que nous avons réussi à amasser en sept années de combats ! De quoi avez-vous peur, bande de lâches ? rugissait José tandis que son fils, enfermé au milieu du tableau, se relevait et regardait son œuvre en souriant. Peur d’abîmer ? Mais peur d’abîmer quoi ? Regardez, c’est de la craie, cela n’est pas fait pour durer ! Moi, j’y entre, dans ce tableau, à pieds joints, et je le piétine ! Voyez, ça s’efface, ce n’est que de la poudre de couleur ! De quoi diable avez-vous peur ? »

 

Alors Anita s’arrêtait de parler, pour respirer, pour reprendre son souffle, car quelque chose se brisait dans sa voix, à cet instant précis, chaque fois qu’elle racontait l’histoire de Pedro el Rojo. Elle se reprenait, comme on se retient de pleurer, puis continuait dans une tonalité légèrement différente.

Elle décrivait ensuite son frère, le regard de son frère sur ce père qui anéantissait son chef-d’œuvre, sur ce père qu’il avait suivi des années durant dans l’espoir de lui offrir un jour cette merveille qu’il venait d’achever enfin après tant de coups reçus, qu’il venait d’achever de ses mains brisées. Il regardait son propre père détruire la vaste fresque, cet espace de couleurs, de combat, qui était parvenu à annihiler toute violence, qui avait arrêté tout combat et dévié son destin. Il l’avait regardé quelques secondes, cet homme dont il avait tant désiré l’amour, le respect, la reconnaissance, il l’avait regardé avec tendresse avant de lui sauter à la gorge et de lui tordre le cou d’un geste sec, comme on tue un poulet.