MARTIRIO L’ASSASSINE

 

Les premières lueurs de l’aube se faufilèrent sous les rideaux qui défendaient la chambre nuptiale, débusquèrent leurs points faibles, les passages les moins bien gardés par l’étoffe, et s’infiltrèrent dans la pièce où dormaient les amants. Elles rampèrent jusqu’au lit et caressèrent tendrement les paupières closes de Clara pour l’éveiller. Ma sœur ouvrit les yeux et, avant même de se précipiter à la fenêtre pour jouir du jour nouveau, elle se souvint de Pierre, du regard vif de Pierre, et elle le chercha. Mais l’homme aux immenses yeux ouverts et ternes qui gisait là, à ses côtés, était gris et livide. Une tache rouge sur l’oreiller et sur les draps encadrait son triste visage exsangue. Déçue, Clara se rabattit sur la fenêtre et tira les rideaux en grand, livrant la pièce au soleil qui chaque matin tenait ses promesses. Pierre lui avait offert plusieurs robes claires qu’elle trouvait à son goût. Elle se drapa dans du jaune d’or et dévala les escaliers, pressée de rejoindre son astre amant dans les jardins de la caserne.

Mais où s’était donc enfui son mari à la voix claire ? Déjà, il l’abandonnait. Et qui était cet homme éteint qu’on avait glissé à ses côtés pendant son sommeil ? Pourtant, elle se souvenait de s’être endormie dans les bras chauds de Pierre, elle avait même tenté de résister à la fin du jour pour jouir plus longtemps de ses caresses. Il y avait eu tant de baisers précipités avant que le soleil ne fût couché... Et voilà que son lumineux amant avait disparu et qu’on lui avait substitué ce bonhomme gris et froid baignant dans sa flaque rouge.

Peu lui importait, puisque le soleil vibrait, fidèle, et que le ciel dégagé présageait une journée radieuse. Elle sourit sans plus songer à rien qu’au plaisir que lui offrait l’astre renaissant.

 

Pierre était mort le soir de ses noces, en pleine lune de miel. Il s’était vidé de son sang par l’oreille gauche pendant son sommeil. Une hémorragie cérébrale, dirent les experts. Pas un coup n’avait été porté. L’autopsie disculpait sa jeune épouse à moitié folle qui refusait de comprendre, de faire le lien entre le jeune officier à la voix claire et aux yeux pétillants qu’elle venait d’épouser et ce cadavre retrouvé à ses côtés le lendemain des noces. Bien qu’elle ne manifestât aucune peine et ne versât aucune larme, on la jugea trop affectée pour l’inquiéter outre mesure. La malheureuse, folle de douleur, sans doute, s’était enfermée dans un terrible mutisme. Elle passait toutes ses journées sous le soleil à ne rien faire, ne parlait plus qu’aux siens et ne parvenait à répondre aux questions des enquêteurs que par des sourires ou de simples hochements de tête. Mais sa beauté surtout avait frappé les esprits. On jugea l’affaire bien triste et le journal de la ville lui consacra une colonne.

Clara héritait d’une petite rente dont elle ne se souciait pas. Elle refusa de prendre le deuil et son beau-père, lui-même, ne s’offusqua pas de la voir arborer les robes lumineuses que son fils lui avait offertes. Comprenant que, dans l’esprit perturbé de la jeune femme, la mort de Pierre n’avait pas sa place, il proposa de l’emmener avec lui à Paris et de la faire soigner là-bas. Comme Anita s’y opposa, Clara reprit racine sous le soleil au centre de la cour et, longtemps, Martirio se cacha dans l’ombre pour pleurer.

 

Un automne et un hiver se passèrent, durant lesquels Martirio n’embrassa plus que des vieillards à l’agonie, abrégeant ainsi leurs souffrances. Elle offrait la mort dans un baiser à qui la réclamait et utilisait nos secrets pour soulager les vivants. De nous toutes, ce fut elle qui dit le plus souvent ces prières dont nous sommes les malheureuses dépositaires.

Moi-même, j’étais finalement devenue femme, j’avais dû marcher dans des chaussures garnies de noyaux d’olives, tenir la petite croix de bois, jeûner et répéter des paroles obscures. Moi-même, j’avais été initiée. Cette boîte dans laquelle je range aujourd’hui mon grand cahier et le nom brodé de ma mère m’avait été remise. Je l’avais glissée sous mon lit en attendant que le temps soit venu de l’ouvrir.

Pourquoi ai-je reporté ce moment pendant toutes ces années ?

Je n’étais pas pressée de percer le secret du coffret. Je voyais Martirio pleurer chaque jour la mort de son beau-frère. Je la savais incapable de nous embrasser, terrifiée à l’idée de cette mort qu’elle disait porter en elle, de ce venin qui errait sur ses lèvres, et je craignais le don que contenait la boîte, le présent empoisonné, l’oiseau noir croassant à mes côtés, la voix endormant chaque soir l’amant, le baiser mortel, les fils de couleurs et l’aiguille déchirant la couturière. J’avais si peur de cette chose tapie dans sa prison de bois sous mon lit et que la lignée maternelle m’imposait ! Le coffret était comme la promesse d’une grande douleur à venir, comme un poids à porter que je me refusais à partager avec mes sœurs. Il me semblait que, à force de n’y plus penser, le cube de bois disparaîtrait ou tout au moins qu’il se viderait de son funeste contenu. Le plus efficace aurait sans doute été de le forcer avant que le don ne fût mûr, mais de cela aussi j’avais été incapable.

Imaginant la somme de solitude qui pouvait être confinée dans ce banal écrin, j’ai donc repoussé le moment de l’ouvrir, tout comme j’avais déjà, au dire de la conteuse, différé ma naissance.