LE BALCON

 

Au bourg, les paysans insurgés se réveillèrent de leur nuit de meurtre comme d’une nuit de beuverie, un tambour dans la tête et un dégoût au cœur. Avec le jour, leur révolution avait pris d’autres couleurs. Impossible désormais de s’aveugler sur la boucherie de la veille. À l’heure de compter les victimes, beaucoup s’apercevaient du coût de leur émeute. Tant de cadavres, tant de sang, tant de cendres ! Les braises se consumaient encore. La cohésion sacrificielle et meurtrière de la veille avait disparu. On cherchait ses morts dans les rues. On hurlait leurs noms.

On se lamentait, maudissant les anarchistes, la garde civile, maudissant Bakounine et cette enfant qui avait chanté leurs peines. Certes les boutiques, les haciendas avaient été pillées, mais une fois les ventres remplis, la douleur semblait plus forte encore.

L’insurrection ne leur rendrait pas ceux que la misère avait tués par le passé. La caserne avait cédé mais, pour entrer, combien des leurs étaient tombés ? Une centaine, peut-être plus.

Certains se demandaient même ce qu’ils allaient devenir maintenant qu’il n’y avait plus de maîtres. D’autres, dont les anarchistes, ressentaient un soulagement immense qu’ils cherchaient à communiquer aux veuves et aux mères éplorées. Les plus persuasifs se relayaient au balcon d’une carcasse de mairie encore fumante, balcon qui menaçait de s’effondrer à tout instant et dont le drapeau avait été arraché et mis en pièces. Ils haranguaient les foules pour que la passion ne s’essoufflât pas. L’espoir rejaillirait malgré l’horreur du petit matin, malgré le goût des larmes. Une fois l’abcès crevé dans la nécessaire sauvagerie d’une révolte spontanée, l’avenir s’ouvrait à tous les possibles ! Il n’était plus question ni d’État, ni d’Église, ni d’armée, ni de roi, toute cette vieille cuisine politique et son appareil répressif à la solde des propriétaires n’avaient plus cours dans cet endroit du monde. Ils étaient des pionniers, des bâtisseurs, s’exaltaient-ils à tour de rôle, du haut de leur perchoir chancelant, face à une rue amère.

Quelle victoire ! Ils déclarèrent la commune de P. commune libre. Les paysans ne seraient pas morts en vain, désormais il faudrait tenir, organiser la défense du sanctuaire !

Dans l’une des salles de la mairie à peu près épargnée par les flammes où ce qui restait du groupe de Salvador venait d’établir son quartier général, on s’interrogeait sur la conduite à adopter car il était évident que le gouvernement faussement libéral de Sagasta, même s’il venait d’établir le suffrage universel masculin et d’autoriser tous les partis, ne les laisserait pas prendre ainsi les rênes d’une commune. Sûr que l’armée marcherait sur le bourg ! Les autorités ne lésineraient pas et enverraient un capitaine à la tête de cinq cents hommes au moins pour mater la rébellion avant qu’elle ne gagnât la région, passant de bourg en bourg jusqu’à Grenade d’où elle embraserait tout le sud du pays.

Il faudrait plus qu’une chanson pour venir à bout des régiments. Les rebelles avaient collecté tout un attirail : armes de chasse des propriétaires, fusils de la garde civile, munitions, poudre. Tous devaient apprendre à s’en servir : cette fois, la rage, les petits couteaux et les fourches ne suffiraient pas.

Combien de temps leur restait-il pour organiser leur défense ? Ils n’en avaient aucune idée. Des enfants seraient chargés de faire le guet, postés dans des arbres ou derrière des buissons, ils donneraient l’alerte au plus vite dès que quelque chose bougerait sur les routes.

Une autre question se posait : que faire de ces quelques hommes qui s’étaient déjà installés dans les haciendas, afin de se rouler dans le luxe des morts, de coucher dans leurs draps de soie, de caresser le corps encore chaud de leurs femmes ? Comment ramener ces êtres égarés par la violence de la nuit précédente sur la voie de la raison ?

Juan organisa au bourg les opérations de déblayage. Les rues devaient être propres et les morts enterrés.

En cousant les linceuls, on regretta le curé et l’église. Les maigres discours des anarchistes loqueteux ne valaient pas la pourpre des rituels catholiques, ils ne pouvaient promettre à ces hommes tombés pour la cause le moindre au-delà ! Les adieux prenaient un caractère définitif et dérisoire. On enfournait dans des tranchées creusées à la va-vite des corps roulés dans les drapeaux, les nappes ou les rideaux des bâtiments publics encore debout. Comme cette liberté coûtait cher ! On enterra aussi par mesure d’hygiène les hommes de la garde civile, le curé, une dizaine de grands bourgeois et de nobles, quelques notables, et pour effacer les taches de sang que le soleil et la terre avaient déjà bues en partie on remua la poussière des rues et de la grand-place rebaptisée plaza de la Esperanza en hommage aux événements de Jerez de la Frontera.

Et le balcon grinça quand Juan parla à son tour de cette bonne terre rouge et grasse que les nantis avaient gavée de petits cadavres affamés pendant des générations, de ce charnier fertile irrigué depuis toujours par la sueur et le sang des paysans et qui était désormais à tous. Chacun aurait droit à sa part, mais il insista aussi sur d’autres nourritures : une école serait ouverte où enfants et adultes pourraient apprendre à lire et à écrire...

Et Juan s’agitait face à la rue désertée, gueulant son espoir en l’avenir à quelques passants au regard mort et aux bras ballants qui le regardaient gesticuler, seul, perché sur son promontoire branlant.

C’est alors que le balcon céda.