LE DEUXIÈME COMBAT

 

Et les arènes furent reconstruites dans les criailleries des oiseaux et le grondement des femmes. Mais aucun murmure, aucun avertissement n’entama la joyeuse humeur des parieurs : la résurrection du Dragon rouge était un signe de Dieu. Ne s’étant pas mêlé du premier combat, il récompenserait ceux qui n’avaient pas perdu espoir.

Tandis que les villageois travaillaient au ramassage des olives, ils avaient tous vu l’oiseau sauvage, dont les os brisés s’étaient remis en dépit du bon sens, abandonné sans soins dans son enclos au milieu des meubles que son maître ingrat avait dû déloger du vieux moulin pour y faire une place à ceux de Frasquita. De beaux meubles, livrés à l’hiver, bien plus précieux que ceux de ma mère et que personne n’aurait osé demander, même pour en faire du bois de chauffage.

Et pour la première fois, cet hiver-là, travailler pour Heredia leur était apparu, non pas comme une injustice, mais comme une chose qui aurait pu être différente. L’oliveraie aurait tout aussi bien pu appartenir à l’un d’entre eux et, avec l’avènement de cette pensée, le monde avait vacillé. Alors, malgré l’opposition des femmes qui craignaient les Carasco, ils voulaient mettre leur poids dans la balance, voir basculer leur univers d’un coup de bec. José, tout fada qu’il était, leur ressemblait et de lui dépendait l’avenir du village.

Rien n’était plus immuable et, pour la seconde fois, tous parieraient sur le coq rouge.

 

Gonflés de vin, d’espoir et d’une révolte toute jeune encore et ignorante d’elle-même, les villageois piétinaient la terre et hurlaient des encouragements à un Dragon plus écarlate que jamais. Ne plus travailler de père en fils dans l’oliveraie sous le regard noir d’un Heredia, voilà ce que représentait désormais cet oiseau, la fin des certitudes, tel était l’enjeu du combat. Il ne s’agissait plus seulement de gagner quelques sous, mais, bel et bien, de bouleverser l’ordre du monde.

Et néanmoins, tout au fond de chacun d’eux, une fibre mystérieuse vibrait pour Olive, animal sauvage qui se battait davantage encore contre son maître ingrat que contre ses frères à plumes et qui pourtant lui avait déjà permis de multiplier sa fortune. Cette fois, personne n’osa une remarque sur l’aspect pitoyable de ce gueux déplumé dont les morceaux tenaient ensemble tant bien que mal, comme rassemblés par une fureur immémoriale.

Les frères de l’homme à l’oliveraie luttaient au coude à coude avec leurs gens pour se rapprocher des arènes, eux qui avaient déjà perdu tant de terres lors du premier combat étaient revenus, pour reconquérir ce dont ils avaient été dépossédés, pas davantage, car cette fois c’était l’oliveraie tout entière qui avait été promise à Carasco.

Une oliveraie contre quoi ?

Une oliveraie contre la maison où vivait ma mère, cette maison aux murs peints par un enfant et où quelques meubles seulement avaient repoussé. Une maison et sa courette à poules, une maison et sa fenêtre, ornée de becs et d’ergots de fer, derrière laquelle étaient tapis l’aiguille et le regard de la femme qui avait épinglé Heredia à midi dans le bleu du ciel et dont il avait guetté le parfum tout l’hiver dans son oliveraie, souhaitant que le ramassage ne cessât jamais et qu’il pût voir encore et encore ses longs membres emmêlés dans les branches de ses arbres désormais innombrables. Il aurait volontiers demandé au village entier de poursuivre son travail, tout prêt qu’il était à les payer pour une récolte imaginaire, à leur proposer de ramasser des fruits absents, afin de la regarder plus longtemps marcher, charrier ses paniers vides. Il aurait offert ses gains, ses terres pour qu’elle enlace des oliviers en fleur, pour que se mêlent les ombres de la jupe et du cheval, pour jouer encore à effleurer le contour de son corps projeté au sol par le soleil, cette silhouette sombre démesurée et enfermée à ses côtés dans un réseau de branchages comme dans une petite cage. Et cette folie n’avait pas été possible, il n’avait pas osé, il n’en était pas encore là. Pour la revoir, il fallait que les coqs combattent de nouveau car il savait que, cette fois, les femmes se déplaceraient.

Et elles étaient là, en retrait à quelques pas de la masse bruyante des hommes, silencieuses et dignes, tout étonnées de se voir si nombreuses en ce lieu où on ne les attendait pas, et les enfants étaient là aussi qui avaient refusé de se tenir à l’écart. Et quelques secondes seulement après le début du combat, les femmes s’étaient dégagées de leur raideur de demoiselles et s’étaient mêlées aux hommes et aux enfants qui piaillaient pour mieux voir. Sans même s’en apercevoir, elles s’étaient mises à hurler.

« Hé ! le Dragon, on t’abreuvera d’eau-de-vie après ta victoire ! »

« Tu auras toutes les poules du village ! même les miennes ! »

Heredia ne suivait pas le combat.

Debout sur le banc à côté de l’arbitre, il la cherchait sur les bords de la masse compacte des spectateurs. Alors que, commençant à perdre espoir, il descendait de son perchoir, il croisa son regard qui ne se détourna pas et l’épingla dans la foule. Ils se regardèrent longuement de part et d’autre de l’estrade et leurs yeux ne cillèrent pas. Heredia crut mourir tant ce regard dura. Les coqs s’ensanglantaient, les plumes volaient, les cris fusaient, mais leurs deux corps demeuraient immobiles et aucun d’eux ne songeait à briser cette étreinte des prunelles.

On les bouscula et ils se perdirent.

Olive avait pris l’avantage, sa sauvagerie, sa rancœur avaient déstabilisé le Dragon rouge qui ne semblait plus avoir grand espoir de s’en sortir vivant. José, pris de pitié pour son champion, souffrant à chaque nouveau coup d’ergot, rugissait pour qu’on arrêtât le combat. Il voulait sauver le coq, abandonner sa maison, mais sauver le coq afin de le soigner et de tout reconquérir à la prochaine rencontre.

Cependant le public ne le laissait pas faire. Un retournement de situation était toujours possible ! Qui aurait prédit la victoire d’Olive au dernier combat ? Qui aurait pu imaginer que cette dépouille de coq cachait encore une telle violence, une telle hargne ? Il fallait aller jusqu’au bout, ils avaient tous parié une fois de plus sur le Dragon et ils allaient y laisser leur culotte. Ils n’avaient rien à perdre à ce que le combat se poursuivît, ils espéraient encore.

Pour José, c’en était trop, il refusait d’assister impuissant à la mort de son oiseau. Des hommes se jetèrent sur lui alors qu’il s’apprêtait à entrer dans l’arène pour y récupérer son coq ensanglanté qui peinait à garder l’équilibre mais ne fuyait pas pourtant et faisait preuve d’un courage stupéfiant. Le charron, roué de coups, étouffait sous la mêlée. De nouveaux paris furent proposés, certains jouèrent à un contre dix sur Olive pour récupérer un peu de leur mise de départ, d’autres continuaient de croire au coup de bec heureux de la dernière seconde qui tuerait le coq sauvage. Et ce coup arriva, il ensanglanta tant la tête d’Olive qu’il semblait désormais frapper à l’aveugle.

Alors, les paris s’inversèrent de nouveau, on lâcha José qui, un peu sonné par les coups, se remit lui aussi à y croire et brailla des encouragements à son champion.

C’était compter sans l’instinct de survie du coq noir, sans sa capacité à endurer.

Aguerrie aux duels à mort, la bête noire, reflet de la violence des hommes et qui s’en nourrissait, se rassembla, tête, ailes et ergots, et plongea dans le flot écarlate qui lui inondait le regard.

Il y eut un cri de douleur aigu et bref.

Le combat singulier avait pris fin.

Le coq rouge était à terre et Olive, les yeux bandés par son propre sang, ne parvenant pas à trouver la dépouille de son adversaire pour jouir de sa victoire, continuait de frapper à l’aveuglette l’air doux de ce presque printemps qui courait sur les visages comme une caresse.

Le vent de la révolte ne souffla pas et des mains de femme s’emparèrent du tas de plumes rouges...