L’INITIATION D’ANITA

 

Abandonnant son moulin et ses arbres, l’homme à l’oliveraie se précipita dès la semaine suivante chez les Carasco et, alors que les meubles perdus regagnaient leur demeure première, une nouvelle fois les regards se croisèrent.

L’armoire était nue, son ruban rouge lui avait été arraché.

En observant l’homme recousu caresser les montants de la porte, en regardant ses mains blanchies par la chaux des murs, ma mère ne pouvait plus ignorer ce qui lui transperçait le cœur. Il hésita, puis entra chez elle accroché à ses prunelles et l’habit noir caressa la main qui avait tenu l’aiguille. Frasquita savait pourquoi elle avait de nouveau recousu le coq rouge et Angela ne lui demanda rien.

« Ce coq ne gagnera jamais ! » se contenta de dire l’enfant, alors que l’homme était dans les murs et que sa mère se dirigeait lentement vers la charrette à bras chargée du peu d’objets qu’il leur restait. Comme cette affirmation ne lui valut pas même l’ombre d’un regard, elle décida d’en parler à son père dès qu’il serait en état d’entendre son avertissement et peut-être d’en tenir compte.

Ceux qui portaient les meubles de Heredia furent surpris par les fresques enfantines et monumentales qui couvraient tous les murs de la maison. Comme le nouveau propriétaire des lieux restait muet et pensif et qu’il ne daignait pas même répondre à leurs questions, ils placèrent les meubles là où Pedro les avait dessinés.

 

Derrière Frasquita attelée à la charrette à bras — emplie de linge et d’objets, et sur laquelle José avait posé le Dragon recousu —, poules, coqueleux et enfants traversèrent en caravane un village taciturne et silencieux où chaque regard sonnait comme un reproche.

Dès le lendemain du combat, les arènes n’avaient pas été démontées, mais détruites. Saccagées, mises en pièces, brûlées. Toute la petite communauté s’y était mise. Coups de pied, coups de poing, coups de hache. Il ne restait plus sur la place qu’un petit tas de cendres où chacun venait cracher quand l’envie lui en prenait. Il fallait les comprendre, ces villageois que José avait menés au combat sans le savoir, leur promettant non seulement la victoire, mais surtout une vie meilleure. Le rêve qui les avait portés ces derniers temps était mort, anéanti par la défaite du coq rouge, et son cadavre puait tant qu’il empestait le monde dans lequel tous avaient vécu jusque-là sans imaginer en changer. Il aurait mieux valu ne rien rêver, la dépouille de leur rêve mort putréfiait la vie réelle.

Et voilà que l’espoir était crevé, mais la bête encore vivante.

Pourquoi cette famille s’acharnait-elle à sauver le responsable de leur perte ?

 

Les Carasco s’installèrent dans la vieille maison des parents de Frasquita laissée à l’abandon depuis leur mort. Petit logis s’il en était pour des enfants habitués à vivre dans de grandes pièces vides aux murs peints.

Et sous les ordres doux de Frasquita, tous les enfants travaillèrent à rendre le lieu agréable, à se l’approprier. Pedro n’eut pas le droit de décorer les murs intérieurs, mais il badigeonna avec ses sœurs aînées la façade à la chaux tandis que la petite Clara trépignait de joie face à tant de lumière.

Quelques jours plus tard, Angela guettait le retour des oiseaux migrateurs, Martirio attirait Clara dans l’ombre en l’appâtant avec le reflet d’un petit bout de miroir, Pedro s’amusait à encadrer les fenêtres d’arabesques de couleurs, obtenues grâce aux premières fleurs, Anita vidait régulièrement ses chaussures des noyaux d’olives et des petits cailloux pointus que sa mère s’acharnait à y mettre et les Six de las Penas habillaient la Vierge bleue. Cahin-caha, la vie avait repris son cours.

 

Le soir du Mardi saint, ma mère réveille Anita dans la nuit et, alors que tout le village dort, l’entraîne vers le cimetière.

Près de vingt ans plus tard, la voilà sur le même chemin, faisant sans savoir pourquoi les gestes d’une autre et offrant à Anita le bandeau, le vertige, les prières et la boîte. À cette différence près qu’Anita ne répète aucun des mots que la voix de sa mère lui enseigne.

« Peu importe, ils entrent quand même ! » se persuade Frasquita.

Mais, au moment de donner cette boîte tant chérie, sa seule possession, la couturière hésite. Sans doute comprend-elle alors mieux sa mère tellement incapable en son temps de se dessaisir de cet objet.

Frasquita a à peine trente ans et il est déjà l’heure pour elle de céder la place.

Elle se sent poussée vers le vide par ses propres enfants.

Quelque chose la frôle dans l’ombre et cette caresse ne ressemble pas à celle du regard de l’homme à l’oliveraie. Quelque chose la frôle dans l’ombre alors que ses pieds s’enlisent un peu dans la terre encore froide. Soudain ses chevilles sont prises dans un étau glacé, elle s’enfonce, on la tire vers le bas. Paniquée, elle s’empresse alors de remettre la cassette aux mains tendues face à elle et d’arracher son bandeau.

Tout est normal, aucune main diabolique ne lui tient les pieds, aucun fantôme ne lui effleure l’échine, la nuit est claire, le monde est doux et Anita serre dans ses bras cette cassette qu’il lui semble voir pour la première fois et qu’elle n’associe pas à la boîte à couture de sa mère. Frasquita, elle-même, trouve l’objet changé : le bois lui paraît plus clair et, contre la poitrine de sa fille, le cube est plus petit.

« Se pourrait-il que dans neuf mois cette boîte vidée par mes soins soit pleine à nouveau ? se demande-t-elle. Se pourrait-il que des mains m’aient agrippé les pieds et que les morts aient couru sur mon dos ? Se pourrait-il que quelqu’un d’autre que ma fille ait pris ma boîte à couture tandis que cette nouvelle boîte lui était donnée par d’autres mains que les miennes ? Se pourrait-il que cette voix entendue dans mon enfance n’ait vraiment pas été celle de ma mère ? Saurai-je un jour ce qu’il en est des morts et de leur puissance ? »