LES DESSINS DE SABLE

 

Notre mère était morte.

Les tissus nous furent repris, les marchands désertèrent notre cour. Les belles pleurèrent leurs robes inachevées, les voisines leurs florissants commerces de douceurs et nous, nous restions seuls, orphelins.

Martirio continua de s’occuper de la maison, de moi et de Clara. Pedro trouva de l’ouvrage chez un ferronnier arabe de la médina. Angela et Anita redevinrent bonnes à tout faire chez des Françaises et le grand miroir fut vendu. Nous mangions à notre faim, en tâchant de ne pas trop toucher à l’argent que notre sœur aînée avait réussi à économiser durant nos trois années d’opulence. Mais Anita n’était pas majeure. Une dénonciation aurait sans doute suffi à nous séparer. La petite cour se tut. Et malgré ce silence, notre père nous retrouva.

 

Quand il ne travaillait pas le métal rougi par les flammes, Pedro s’installait dans un coin de la cour et dessinait à même le sol des fresques bariolées. Il emplissait ses poches de couleurs, serrant dans de petits sacs de tissu son univers de pigments. Pierres et racines réduites en poudre, terres ocre, terres brunes, sables, craies, pétales séchés.

Pourtant, depuis quelques mois, Pedro ne parvenait plus à achever ses dessins. Mon frère était désormais un adolescent costaud et trapu aux mains énormes. Il n’avait pas encore quinze ans et tous les petits gars de seize ans et plus rêvaient de l’affronter. Mais Pedro s’avérait bien plus pacifique que ne le laissait présager son physique de jeune brute : personne ne se moquant ici de la couleur de sa tignasse ou des prétendues plumes de sa sœur, Pedro ne cherchait plus la bagarre. Pourtant, les jeunes gens du quartier s’étaient donné le mot : il existait un moyen infaillible de le pousser au combat, une provocation à laquelle il ne manquait jamais de répondre. Il suffisait d’attendre qu’il se concentrât sur l’une de ses images de poussière qu’il semait dans la cour et tout autour, sur les chemins, dans le désert rouge, et quand le tableau était bien avancé, d’entrer dans le cercle de couleurs et de s’y essuyer les savates. Alors cela ne manquait jamais, le jeune artiste s’enflammait et l’espace bariolé devenait espace de combat.

Après, c’était aux risques et périls du provocateur.

Pedro, absorbé par ses dessins et ses combats d’adolescent, ignorait qu’un homme était en route vers lui, pas un ogre cette fois, non, mais un homme portant pour tout bagage une petite charrette en bois rouge, un jouet qu’il lui avait taillé de ses mains des années auparavant. L’homme suivait la piste de la femme jouée et de sa caravane d’enfants, il suivait les histoires égrenées au désert sous les pierres, il questionnait les nomades et avançait pas à pas vers ce fils aux cheveux rouges, aussi rouges que les plumes du coq qu’il avait tant aimé. Et comme le monde est plus petit qu’il n’y paraît, comme les routes ne sont pas si nombreuses qui descendent vers le sud, comme les belles histoires ne s’oublient pas, mais se transforment au gré des époques, des régions, des conteuses, et que tout le monde se souvenait des fables que la petite Anita, assise sur sa boîte, racontait dans sa langue pour survivre, il avait retrouvé notre trace dans ce pays immense. Mais José n’écoutait rien que la direction à prendre.

Notre père arriva dans la cour quelques jours seulement après la mort de la couturière, il jeta un œil aux volailles et frappa à notre porte.

 

Martirio le conduisit dans la chambre vide, il s’allongea sur le matelas d’alfa et garda les yeux ouverts. Aucun mot ne vint quand ses enfants, grandis, rentrèrent à la nuit. Chacun buvait sa soupe en silence. Alors, à la fin du repas, José sortit les morceaux de la petite carriole de ses poches et, tandis qu’il s’appliquait à les assembler sous nos yeux, je compris enfin qui était cet homme que Martirio avait installé dans le lit vide de ma mère et qui ne semblait pas m’avoir vue encore.

 

« Dès demain je me chercherai du travail ! affirma-t-il en tendant la petite charrette rouge à Pedro. On a sûrement besoin de bras solides dans ce pays tout neuf.

— Demain, c’est dimanche ! lui répondit son fils avec cette nouvelle voix grave que José ne lui connaissait pas encore.

— Voilà que mon gamin parle comme un homme désormais ! Eh bien ! J’attendrai lundi. Il ne sera pas dit que je vis aux crochets de mes enfants. Ma folie est morte en même temps que mon coq. Jamais plus je ne vous abandonnerai ! »

 

Le lendemain matin au réveil, notre père jeta un œil par la fenêtre de sa chambre, il vit le soleil d’hiver déjà haut dans le ciel, il observa la cour et les pauvres gens qui y vivaient. Son regard glissa sur Clara, immobile dans la lumière, avant de s’arrêter sur son fils, ce jeune colosse aux cheveux rouges, recroquevillé au centre d’un cercle de couleurs bordé d’autres garçons plus âgés qui attendaient debout. Les trois plus grands se regardèrent, hésitèrent un instant, puis entrèrent ensemble dans le cercle. Alors, Pedro se leva d’un bond et fondit sur les intrus.

Sans doute José ne discerna-t-il qu’une dimension de la scène, il ne vit que la bataille et fut aveugle au pourquoi des choses. Il ne perçut que la rage de son fils et ses poings nus, la violence de ses coups, le sang au coin des lèvres. Il ne s’attacha qu’aux trois adversaires de Pedro, étendus dans la poussière, et ne prêta pas attention à l’œuvre que le combat avait effacée, réduite à rien.

Il avait fait tout ce chemin pour ce garçon furieux aux cheveux rouges et, de cet enfant roux, il ferait le plus grand combattant de ce côté-ci du monde. Puis il retraverserait la mer pour rentrer au pays, pour leur montrer à tous son champion, son nouveau Dragon rouge.

Il se sentit un homme neuf et descendit l’escalier quatre à quatre pour embrasser son fils.

 

Le lundi, notre père ne chercha pas de travail comme il nous l’avait promis, mais il nous parla longuement de ses projets, des grands espoirs qu’il fondait sur Pedro.

« J’irai dire à ton patron que tu ne reviendras plus. Je me charge de ton entraînement. Tu fais plus que ton âge, les adultes n’hésiteront pas à t’affronter. Votre mère a beaucoup gagné, nous investirons cette somme sur toi, mon fils. Je suis venu avec un jouet dans les poches, mais nous sillonnerons le monde avec cette même charrette grandeur nature, une charrette aussi rouge que ta crinière avec ton nom écrit en grosses lettres. Nous te chercherons des adversaires dans toutes les villes. Partout, nous dresserons notre chapiteau et les foules viendront te regarder combattre et t’acclamer ! prophétisait le père que nous écoutions bouche bée. Quant à vous, les filles, vous devrez trimer pour que la maison ne manque de rien et que votre frère accomplisse son destin ! Mais soyez certaines qu’il vous rendra au centuple ce que vous aurez fait pour lui ! Anita, donne-moi la bourse de ta mère et tes livres de comptes.

— Les voilà ! » lui dit ma sœur, et mon père se précipita sur les chiffres sans même remarquer que sa fille aînée parlait.

 

Pedro ne désirait pas combattre, mais il aimait ce regard dont José le couvait. Il aimait ce regard dont il avait manqué. Alors, il fit tout ce que son père décida, il devint un coq de combat pour lui plaire. Il s’épaissit à force d’épreuves, se durcit les paumes en frappant sur du bois, se laissa palper, masser, modeler par les mains du coqueleux enthousiaste qui jamais ne le quittait des yeux. Il avait rangé ses couleurs, mais se relevait la nuit pour les regarder dans leurs petits sacs de tissu et, chaque fois qu’il dormait, il se dessinait des scènes et des visages sous les paupières.

 

Un soir, mon père l’emmena sur le port, parmi les hommes en marcel, et il lui dit : « Bats-toi ! »

Pedro le regarda sans comprendre.

« Choisis-toi un adversaire parmi ces gars-là et bats-toi ! répéta le père.

— Pourquoi ? demanda le fils.

— Ton apprentissage est achevé, tu dois désormais te frotter à de vrais adversaires, lutter ailleurs que dans la cour, taper sur de l’os et de la chair et non plus sur de la pierre et du bois.

— Et comment m’y prendrai-je pour que l’un d’eux accepte de se battre ?

— Je me charge de le provoquer, à toi de me relayer ! Celui qui approche a l’air bien costaud, mais pas trop teigneux. Parfait. »

Alors le père se planta en plein sur la trajectoire de l’homme qui avançait en sifflant et il lui gueula : « Ta mère est une pute !

— C’est à moi que tu parles ? s’étonna le docker en s’arrêtant face à cet homme qu’il ne remettait pas.

— Oui, c’est à toi que je cause, bâtard... »

José ne put finir sa phrase, l’énorme main du docker s’était déjà refermée sur ses joues, les serrant dans un étau, et les pieds du coqueleux ne touchaient plus le sol. Pedro restait à quelques pas, il observait la scène en souriant. Le bonhomme offensé envoya son père au sol d’un unique geste du bras avant de reprendre sa route en sifflant.

Pedro s’approcha alors de José toujours au sol et lui tendit la main pour l’aider à se relever.

« Mais tu n’as rien fait ! Tu ne t’es pas battu ! Regarde, j’ai la mâchoire à moitié arrachée par ta faute ! bafouilla José indigné.

— C’était un bon gars, tu as insulté sa mère, il a réagi. Je n’ai pas senti la nécessité d’intervenir. Autant te l’avouer : je n’aime pas les coups, ni en prendre ni en donner.

— Pourtant je t’ai vu bondir sur trois garçons deux fois plus grands que toi ! Tu les as cognés bien fort pour quelqu’un qui n’aime pas se battre !

— Ils étaient entrés dans mon tableau. Ils s’essuyaient les pieds sur le visage de ma mère.

— Sur le visage de ta mère ?

— Au sol, j’avais enfin retrouvé son regard.

— Et ma gueule à moi, peu t’importe qu’on me la broie ! Rentrons, je crois que je vais crever ! Nous trouverons bien un moyen. »