LA COUTURIÈRE

 

En un an, la réputation de ma mère se propagea dans le désert du terrain vague, sauta de quartier en quartier et gagna toute la ville. Des filles de colons vinrent par dizaines lui commander leur robe de mariée. Chaque jour nous envoyait son lot de fiancées à vêtir. Chaque matin, des jeunes filles venaient s’échouer sur notre seuil et chercher chez nous la coquille qui abriterait leur corps de vierge ou tout au moins en porterait les couleurs. Ma mère mieux que quiconque savait sonder leurs ventres, ma mère mieux que quiconque savait cacher leurs formes.

Elles arrivaient escortées d’un bruyant troupeau de tantes, de sœurs, d’amies, le tout chargé de somptueux tissus. Des reines mages s’extasiaient en français autour de mon berceau... par politesse. Notre « étable » résonnait de rires, le chœur des belles dames vantait les talents de ma mère, les qualificatifs pleuvaient, les remerciements s’amoncelaient, l’air était saturé de parfums poudrés et la pénombre de la pièce tapissée d’armures de tissu blanc. Les mannequins de paille se multipliaient, petite armée sans visage en route pour des épousailles annoncées. Les fiancées suivaient ma mère dans la chambre de mes sœurs et en revenaient exsangues, réduites à quelques mesures, aussi pâles que leur robe à venir.

La vague de jupons pleins et colorés refluait à midi, laissant la maison à ses fantômes, à son calme blanc, et mes sœurs créaient un savant courant d’air pour purger la pièce des restes de cancans et d’odeurs de bonnes femmes.

Alors les robes s’agitaient sur les mannequins immobiles.

 

Dans la cour, de petits commerces virent le jour. Les voisines installèrent de minuscules étals où s’entassaient des douceurs, mantecaos, cornes de gazelle, oreillettes, beignets roulés dans le sucre, dont les mères et les tantes des riches promises se régalaient en attendant la fin des essayages.

 

À la suite des jeunes filles arrivèrent les marchands français. Alertés par le succès de la couturière, ils se déplacèrent en nombre pour lui vanter la qualité de leurs produits et l’enfouirent sous les échantillons. Peu à peu, la salle s’était drapée de blanc comme aux premiers jours du mariage de Frasquita, mais d’une blancheur souple et fraîche de coton, puis de satin, et, enfin, d’une blancheur de soie, d’hermine contenue par des liserés de fils d’or et d’argent.

Notre mère ne sut jamais que nous nous levions en silence la nuit pour la regarder broder, assis au sol, ramassés les uns contre les autres, éblouis tant par la concentration et les gestes de l’artiste que par la magnificence des étoffes dont elle couvrait notre misère.

Bientôt elle ne sortit plus de son cocon de fil blanc.

Elle observait les jeunes filles longtemps avant de fixer son choix sur les tissus qu’elles porteraient. Elle ne tenait plus compte du goût des mères, des préférences des filles, des somptueuses étoffes que les sérails traînaient à leur suite. Elle renvoyait le tout, imposait ses matières, exigeait telle nuance de bleu dans le blanc. Elle n’en faisait qu’à sa tête et les femmes se taisaient à son approche comme on se tait à l’approche d’une pythie. La rumeur s’était faite légende : Frasquita Carasco cousait les êtres ensemble. À la doublure, elle incorporait une petite croûte de pain en forme de croix censée protéger le couple de l’œil et ses mariés ne se séparaient plus.

Les marchands vinrent de plus en plus nombreux se disputer ses faveurs. Ils se bousculèrent, s’injurièrent, assiégèrent la maison à toute heure. On convint d’un jour pour les recevoir et bientôt ma mère ne daigna plus lever la tête de son ouvrage pour supporter leurs galanteries en mauvais espagnol, elle préféra déléguer cette tâche à Anita qui ne travaillait plus chez la Cardinale.

Dès lors, ma sœur aînée se chargea des fournisseurs. Elle leur servait l’anisette, leur offrait des mantecaos, les écoutait d’une oreille faussement distraite et maintenait l’ordre en français avec une autorité souriante qui lui était venue peu à peu.

Sachant que la personne qui choisissait les tissus de la plus grande couturière d’Afrique n’avait pas quinze ans, les marchands lui envoyèrent leurs fils les plus charmants et les plus beaux garçons qu’ils trouvèrent dans leur entourage. Mais rien n’y fit, la petite jeune fille resta de marbre. Elle congédiait sans états d’âme ceux dont les tarifs lui paraissaient prohibitifs, ceux dont la marchandise était de second choix. Aucune parole, aucun compliment, aucune œillade, aucun sourire, même le plus séduisant, ne parvenait à la détourner de sa tâche, à lui faire changer d’avis et accepter un prix qui n’était pas celui qu’elle avait fixé.

Très vite Anita sut déceler derrière un sourire ce qui mentait dans les êtres, elle apprit à négocier et devint maître dans l’art de gérer une affaire. Elle connut le juste prix de chaque étoffe et, bien qu’elle ne comprît pas pourquoi les vendeurs de tissu avaient soudain tellement rajeuni, elle profita grandement de cette saison où on ne lui envoya plus que des jeunes gens inexpérimentés pour apprendre le français, tester ses talents de négociatrice et connaître les limites des prix. Elle arriva même à les faire baisser de façon si considérable que les pères excédés renvoyèrent les godelureaux et décidèrent d’y aller eux-mêmes. Fils et neveux furent rangés dans les arrière-boutiques, mais ni l’âge ni la jeunesse n’avaient prise sur la jeune fille. Les vieillards chenus n’y purent rien.

Plus rien ne l’étonnait, les commerçants lui paraissaient être une race à part, très expressive et captivante, passionnante à observer. Ils furent ses professeurs : en voulant éliminer leurs concurrents, ils lui révélèrent peu à peu les ficelles d’un métier qu’elle ignorait.

Et tandis qu’Anita jonglait avec les chiffres, comptait et recomptait, tandis que ma mère caressait ses tissus, Angela attendait qu’il fût temps pour elle d’ouvrir la boîte que sa sœur aînée lui avait léguée à Pâques.