LE GRAND MIROIR

 

« Attention, sept ans de malheur à qui le brisera ! » serinaient les vieilles femmes lointaines et tragiques, assises sur leurs chaises à l’ombre des murs, tandis qu’on déballait la merveille dans la poussière de la cour pour que toute la petite communauté pût en profiter quelques instants.

« Mon Dieu, comme il est grand ! Il ne passera jamais la porte de la couturière !

— Vous verrez qu’elle devra nous le laisser au beau milieu de la cour !

— Ne rêve pas ! C’est du sur-mesure. Ils ont tout calculé.

— Regardez, les vieilles, c’est votre reflet qui passe ! On dirait un tableau, vous voilà enfermées dans un cadre doré !

— Elles se donnent des airs en se regardant. Toutes noires, assises sur le pas des portes, elles sont comme mortes !

— Pas encore, les morts n’aiment pas les miroirs ! »

 

Et les grand-mères clignaient des yeux, éblouies par le reflet du ciel que le grand miroir leur jetait au visage. Au moindre mouvement des porteurs, toute la cour basculait, confinée dans le champ du miroir. À mesure qu’on le déplaçait, il attrapait indifféremment le bleu du ciel, les poules, les fenêtres, les enfants tout autour, les vieilles engoncées et les faisait danser sur sa surface d’argent. Les visages filaient cherchant à se saisir au vol. Et tous s’extasiaient, pris de vertige.

Quand l’objet fut enfin immobile, l’assemblée cessa de gigoter de droite et de gauche et les vieilles elles-mêmes approchèrent leurs chaises.

 

« Ne poussez pas ! Prenez la queue, si tout le monde se précipite, on ne verra rien ! Pour une fois qu’on peut se regarder en entier.

— Mais je ne suis pas si creuse ! Ce miroir n’est pas juste !

— Il n’a pas tort, le miroir. Sûr que tu es maigre !

— Regardez comme je bouge, on dirait un roseau qui danse.

— Voilà, tu t’es assez vue. Cesse de faire tourner ta jupe. Maintenant c’est mon tour. Et toi, Ricardo, viens là ! Qu’on voie à quoi on ressemble quand on est côte à côte ! Quel joli couple on fait ! Tiens-moi par la taille ! Et vous derrière, calmez-vous ! Vous vous agitez tant que vous nous brouillez le reflet ! »

 

Tout au fond du miroir, la petite communauté se regardait avidement. Endimanchée pour l’occasion, sérieusement immobile, elle prenait des poses, se jetant des regards appuyés, essayant de domestiquer ses gestes et ses traits. Les enfants eux-mêmes n’osaient pas grimacer. Chacun se guindait, tentant de rassembler ses membres, pour se voir entier, et Clara riait en poursuivant des taches de lumière.

On expliqua que le soleil ternirait le miroir s’il restait trop longtemps dans la cour et il entra chez la couturière. Mais dans les jours qui suivirent, ma mère dut l’installer à l’étage pour qu’on cessât de passer chez elle à l’improviste afin d’y surprendre son reflet.

 

Le jour où arriva le grand miroir, Angela n’était pas de la fête. Elle s’était isolée pour ouvrir son coffret, sur la terrasse, là où les lessives étaient mises à sécher. Elle resta quelques instants silencieuse parmi les draps mouillés, face à la boîte en bois, avant de se pencher pour en scruter le fond. Quand elle releva la tête, une corneille, perchée sur le couvercle, la regardait l’œil gros de questions, comme on observe son reflet dans une glace et, dans son œil, le monde prit tout son sens. L’oiseau monta d’un bond sur l’épaule de ma sœur qui sentit des ailes battre dans son dos et, quand il prit son envol, une part d’Angela voleta à sa suite, si bien qu’elle vit la cour rectangulaire rétrécir peu à peu et le désert de terre rouge devenir minuscule à ses côtés. Elle vit la grand-route se déroulant jusqu’à la ville, les beaux quartiers, la place d’armes, la mer, le port et, comme le temps était clair, elle vit des champs lointains, des montagnes enneigées, elle vit le grand cercle laissé par Frasquita Carasco dans le désert de rocailles et la silhouette du voyageur qui suivait leurs traces depuis des mois déjà.

Elle put voir l’autre rive par les yeux de cet oiseau qui ne devait plus la quitter et qui la guiderait un matin jusqu’à la grande volière.