LES MEUBLES

 

Vint le jour où il fallut payer la première dette : l’homme à l’oliveraie allait prendre possession des meubles.

Armoires, lits, coffres, chaises passeraient de leur maison à la sienne. Seuls resteraient le berceau de Clara, le poêle en fonte, les ustensiles de cuisine, la forge et les outils de José, désormais silencieux et inutiles, et, bien entendu, la charrette à bras et la boîte à couture indispensables à la suite de notre histoire.

Il est injuste de dire que ma mère fut insensible à la perte de ses objets. Je crois qu’elle s’y résolut d’abord sans joie ni tristesse. Avec une tendre indifférence. Puis, dans la contemplation de son petit monde en partance, elle sentit quelque chose s’éveiller, l’effleurer.

La caresse...

Ses joues s’empourprèrent sous une pluie de plumes rouges et ses mains s’attelèrent à une tâche qui l’absorba deux jours entiers : ces objets qui s’en allaient devaient être plus beaux qu’ils ne l’avaient jamais été.

Frasquita abandonna les petits à Anita et elle commença à préparer les meubles.

Son regard s’accrocha à un angle meurtri de la grande table et elle surprit alors une forêt de signes dont l’habitude lui masquait ordinairement l’entrée. Son chiffon suivit lentement les nœuds du bois, lut en aveugle les coups reçus, se promena sur ce livre de chêne. Sous la main qui frottait, ma mère sentit une jeune sève s’animer dans la chair d’arbre mort.

Elle répétait des gestes quotidiens qui avaient empli sa vie de femme, mais, cette fois, un monde enfoui remontait en surface et elle perçut le sillage des générations de chiffons sacrifiés sur l’autel du patrimoine Carasco.

Sur cette table, récurée à la pâte au sable, on avait exposé le corps minuscule de la vieille. Ce corps sec, racorni, que Frasquita avait lavé avec la Maria, ce corps si maigre et si léger qu’elle pouvait le porter seule sans effort. Elle se souvint d’avoir soulevé cette petite femme inerte et nue, ce presque rien, à peine réel. Elle se souvint de l’avoir coiffée, longuement, puis drapée dans la fantasía de fil bleu qui lui avait servi de suaire. Elle se rappela tous ceux qui, venus veiller la morte, avaient davantage embrassé le bout de tissu — brodé sur cette chaise, sa chaise, sa place — que les maigres mains sans vie. Elle se souvint de cet ouvrage volé dans la tombe de sa belle-mère. Après cette profanation, elle avait voulu jeter ses aiguilles.

Et voilà qu’elle avait reprisé ce coq !

Elle garderait sa chaise ! Frasquita mesura le poids de chaque chose et s’en délesta, dénouant des liens invisibles, avant de s’offrir une ivresse inconnue en caressant la porte d’une armoire.

Dans ce lit, elle avait rêvé des choses indicibles. Les draps en avaient gardé l’entêtant parfum, un parfum d’olivier dont José s’était plaint au matin.

Frasquita frotta les meubles jusqu’à ce que son bras lui fît mal, ponça les pieds des chaises bancales, lustra ses compagnons de bois.

Une folie la prit soudain qui lui fit murmurer des mots d’amour dans le coffre entrouvert, mots d’amour qu’elle y enferma avec un sac, gros de lavande sèche, taillé dans la doublure d’une de ses quatre jupes. Elle déposa un baiser sur les lèvres de bois de l’armoire entrebâillée, rafraîchit ses joues au contact frais des gonds, embrassa la serrure, y goûta, et le fer lui parut ensanglanté.

La clef fut parée d’une langue de tissu rouge qu’elle chérissait.

Ce détail féminisa tragiquement la massive armoire.

Frasquita n’eut pas à attendre, déjà il était là dans son beau costume de drap sombre, celui-là même qu’elle avait raccommodé, de sa fenêtre, à l’aiguille, entre becs et ergots de fer.

Dans le regard noir passa l’ombre d’une caresse.

Elle vit à peine sa maison se vider.