Au village, il n’y avait pas de médecin. Les « femmes qui aident » faisaient les bébés et les morts.
Santavela comptait deux mères chargées d’ouvrir les portes du monde.
Elles lavaient les nouveau-nés et les cadavres.
Il arrivait qu’un lange devînt linceul, qu’appelées au chevet d’une femme en couches elles refermassent aussitôt la porte qui venait de s’ouvrir sur la vie, que le premier bain du nouveau-né fût son dernier ou que l’enfant en naissant envoyât sa mère outre-tombe. Mais toutes deux passaient pour les meilleures accoucheuses que le village ait eues depuis plusieurs siècles.
Chacune avait ses secrets. La Maria, vieille matrone sèche aux gestes vifs mais appuyés, imposait sa présence aux femmes grosses à plusieurs reprises avant l’accouchement. Elle suivait la maturation des ventres comme on étudie l’avancement des fruits et parvenait en les touchant à retourner les enfants qui se présentaient mal ou à sentir ceux qui vivaient peu, si peu qu’il fallait pour sauver la mère les laisser de l’autre côté, leur claquer la porte au nez.
Alors, elle envoyait chez la Blanca.
« C’est la Maria qui m’a dit de venir vous trouver, il paraît qu’il vit trop peu, lui avouaient les femmes en pleurant.
— Ne pleure pas, il reviendra. Dans trois mois, tu auras de nouveau le mal joli », répondait la grosse bohémienne en leur concoctant un breuvage amer qui empêcherait la femme de partir avec son petit.
Quand la Maria voyait qu’un enfant serait bientôt trop gros pour passer les portes, trop imposant pour se faufiler dans le bassin d’une femme, les herbes de la Blanca précipitaient l’accouchement. Ces deux bonnes femmes connaissaient la dimension des corps de toutes les filles du village.
Seules quelques rares bougresses préféraient, par peur du mauvais œil, s’accoucher elles-mêmes. Elles s’enfermaient et appelaient leur mari en tenant leur petiot par une patte pour qu’il leur donne de quoi couper le cordon.
Mais, comme il arrive souvent quand deux figures se partagent une même case sur l’échiquier d’un village, la rumeur leur avait donné à chacune une couleur. La Maria passait pour une sainte femme et, malgré le respect qu’inspirait la Blanca, on lui avait distribué le rôle de la pièce noire, celui de la sorcière.
La Maria, dans le pays depuis toujours, avait été envoyée de l’autre côté des montagnes, à la ville, pour y apprendre la science d’accoucher les filles, alors que la Blanca n’était qu’une bohémienne solitaire que l’errance avait conduite jusqu’au village quelques années plus tôt. Elle s’était imposée progressivement, mais restait et resterait une étrangère.
La Maria privilégiait l’hygiène, la Blanca, la magie. L’une représentait l’avenir, la science ; l’autre, le passé et ses forces obscures bientôt oubliées. Situées chacune à un bout du temps, en regard de part et d’autre du moment présent, ces deux femmes se respectaient, mais ne se parlaient jamais directement. Seule l’une des deux était présente lors d’un accouchement. Pourtant, quand la chose se présentait mal, elle faisait appeler l’autre. Alors, sans s’adresser un mot, les deux femmes agissaient de concert et il était bien rare qu’elles ne sauvent pas la mère, car toutes deux, contrairement à bon nombre de celles qui les avaient précédées, faisaient passer la vie de la femme avant celle de son enfant et c’était sans doute sur cet accord silencieux que se fondait leur entente.
Chez les Carasco, ce fut la Maria qui vint.
Elle prépara le lit, soigneusement, agitant ses longs bras secs et musclés, habitués à la tâche, pliant en quatre des draps usés, mais bien propres, et les plaçant les uns sur les autres à plat en prenant garde qu’il n’y eût pas de bourrelets. Elle installa alors Frasquita et commença à lui masser le ventre en l’exhortant à crier pendant les contractions.
« Vas-y ! il faut que tout le village t’entende, ma belle, que tu hurles plus fort que ta voisine le mois passé. Plus de bruit tu feras, plus le petit viendra vite et plus il sera vigoureux ! » lui affirma-t-elle avec autorité.
Rassurée par cette petite femme maigre, aux mouvements précis, qui connaissait son affaire, comme portée par elle, Frasquita obéit. Elle lâcha des cris plus effrayants que ceux d’un cochon qu’on égorge, pendant que la Maria lui malaxait le ventre et que des voisines essuyaient son visage écarlate.
Après plusieurs heures de souffrances, alors que Frasquita n’avait pratiquement plus de voix, la femme qui aide lui dit qu’il était temps d’y aller.
« Il ne veut pas descendre, le petit, il va falloir le sortir de là ! »
Elle prit un drap, qu’elle tordit comme une corde, et désigna deux femmes.
« Vous deux, venez là ! Vous êtes bien costaudes, vous allez pouvoir vous rendre utiles ! Prenez chacune une extrémité de ce drap et mettez-vous de chaque côté du lit. À mon signal, vous tendrez le drap et vous l’appuierez de toutes vos forces sur le ventre de Frasquita en le faisant glisser de haut en bas. Toi, ma fille, dès que tu sens qu’une contraction arrive, tu me fais signe, tu respires, tu bloques et tu pousses ! Tu m’entends ? Maintenant, il ne faut plus crier, de toute façon, tu n’as plus de voix, il faut pousser ! Allez ! »
Durant dix minutes, Frasquita poussa tant qu’elle put, puis, un instant, elle renonça :
« Je n’en peux plus, je n’y arrive pas, j’abandonne ! »
La Maria la regarda sans surprise, mais avec autorité.
« Mais comment veux-tu abandonner, bougre d’andouille ? Il faut bien te le sortir du corps, ce petit, et personne ne peut le faire à ta place ! Allez, pousse encore une fois ou deux et tu auras un beau bébé à cajoler ! Tout ça, c’est rien que du bonheur, tu verras... »
Frasquita se ressaisit et poussa si fort que tous les petits vaisseaux de son visage explosèrent, constellant sa peau de minuscules taches rouges.
Enfin, l’enfant parut et le public de la naissance décampa en hurlant. La Maria s’empara de la tête, la tourna comme pour la dévisser, demanda un dernier effort à Frasquita et dégagea tout le corps porté par les flots. Elle coupa le cordon d’argent qui ancrait encore l’enfant violette à la mère noyée dans la blancheur et l’écarlate des draps.
La femme qui aide agissait à voix haute.
« C’est une braillarde, elle aura pas la langue dans sa poche ! Je trempe le fil de lin dans la goutte, je coupe la corde et je l’attache avec un double nœud. Je l’amarre bien de ce côté des portes, qu’elle y reste ! Elle est bien propre, c’est bon signe ! Comment que tu vas la nommer ?
— Ana, comme la mère Carasco ! dit Frasquita.
— Bien. Alors, Anita, je te trempe dans le baquet d’eau chaude pour t’enlever tout ce que tu rapportes avec toi de l’au-delà. Te voilà faite ! C’est pas tout ça, mais comme il n’y en a pas une pour m’aider, il faut que je m’occupe de vous deux à la fois. Parce que c’est pas fini, ma belle, il faut guetter la délivrance et emmailloter l’enfant. Ça vient du chaud ces petites choses et ça prend le froid comme un rien ! On a pas fait tout ça pour rien, hein ? Tiens, garde-la contre toi dans la couverture pendant que je finis ton affaire. Alors, elle n’est pas belle ? »
L’accoucheuse s’affaira de nouveau au pied du lit, demanda à Frasquita de pousser encore et le délivre tomba bruyamment dans le seau qu’on avait préparé.
« Regarde-moi ces bonnes femmes ! Toujours pareil ! Toutes à piailler pendant le travail, à me casser la tête de jactances et pas une qui reste à mes côtés quand la chose arrive. Dès que l’enfant entre dans la pièce, tout le monde se sauve. Elles en ont peur, il sent encore l’inconnu, il vient de l’autre côté, tu comprends. Les ventres des filles, c’est rien qu’une antichambre ! »
Tout en parlant, elle examinait attentivement le placenta comme on lit dans les entrailles des bêtes. Puis elle reprit la petite des bras de sa mère et, après l’avoir emmaillotée et couchée dans un berceau taillé dans une huche, elle servit un verre de goutte à Frasquita, s’assit sur une chaise et en but elle-même quelques bonnes gorgées au goulot.
« Hé ! revenez, les mères la frousse, j’ai besoin qu’on appelle le père ! Qu’il vienne pour enterrer le délivre ! hurla-t-elle.
— Qu’est-ce que tu as vu là-dedans ? demanda ma mère en désignant le seau.
— Et que crois-tu que je peux y voir ? L’avenir de ton enfant ? La date de sa mort ? Sornettes ! Je n’y vois rien d’autre qu’un beau délivre, bien complet. Il n’en manque pas un morceau, et ça, ça veut dire que t’es sortie d’affaire, ma jolie. Ta petite Anita ne te saignera pas. »
Assise sur la chaise, les jupes et le grand tablier qu’elle portait pour l’occasion retroussés jusqu’aux genoux, la Maria paraissait bien lasse. Voilà plus de six heures qu’elle était aux côtés de ma mère et tout cela ne s’était pas fait sans peine. Elle trouva quand même le courage de se lever et retira les draps souillés.
« Je me charge des draps parce qu’à chaque fois que je les laisse, ça fait des histoires. Les filles ne font confiance à personne pour les laver. On est sottement superstitieuses dans le coin. D’ailleurs, j’ai pas vu ta mère, ni la vieille Carasco à ton chevet. Où sont-elles, ces deux-là ?
— La Carasco ne peut plus monter à l’étage, elle se fait vieille, et ma mère, elle ne veut pas gêner, c’est une émotive, tu sais bien ! » murmura Frasquita en sombrant.
La Maria fit un baluchon avec les draps et son tablier qu’elle venait d’ôter, puis, après avoir jeté un dernier coup d’œil satisfait à l’enfant qui ouvrait de grands yeux encore bleus et aveugles, elle ajouta : « Je serai là demain pour la baigner, lui percer les oreilles et la mettre à téter. Et toi, ne va pas quitter le lit d’ici là. »
Frasquita se sentait tranquille près de son enfant endormie, si petite, si fragile. Sa délicatesse ne l’inquiétait pas. Elle regardait son ventre que la Maria avait bandé, se disant qu’elle était entrée dans sa vie de femme. Le meilleur, le pire : les deux bornes du mariage. Frasquita ne goûtait ni l’une ni l’autre auprès de son mari. Elle écoutait le bruit du marteau qui cognait sur le bois, sur le fer, avec une régularité d’horloge. Le pire ne viendrait pas : ses enfants grandiraient au rythme du marteau et des centaines de roues s’échapperaient des mains de José pour parcourir tous les chemins du pays.