La police de Bedford a répondu à un appel signalant des cris près de la maison Brune. Des témoins oculaires ont parlé de hurlements et de gémissements, de cris inhumains et d’un arc-en-ciel gigantesque qui montait jusqu’au ciel. La police estime que de nombreux indices pointent vers un crime de sang. Cependant, aucun cadavre n’a été retrouvé dans les environs.

News Channel 8

 

Philophobie, la peur de l’amour. Je n’en ai jamais souffert, pas vraiment, mais à présent, non seulement je crains de ne pas pouvoir faire sortir Nick d’ici, mais j’ai peur qu’il refuse de me suivre, refuse de rentrer avec moi, refuse de m’aimer, parce que je ne suis plus la Zara humaine. La Zara humaine aurait été incapable d’arriver jusqu’ici. La Zara humaine n’aurait sans doute pas embrassé Astley une seconde fois. Je me demande si je suis encore la même que celle que      Nick aimait. Je sais que les gens peuvent encore m’aimer ; Issie m’aime, Betty aussi. Je sais également que certaines personnes ne voient pas au-delà du lutin. Ma mère, par exemple.

De quel côté sera Nick ? Je ne cesse de cligner des yeux en chevauchant à travers bois. Tout est si différent de chez moi. Les arbres sont en fleurs, dans un paysage enchanté, aux mille possibilités. L’air est riche des senteurs d’humidité, de parfums et de chaleur. La jument galope joyeusement à travers les pins et les arbres. Tous paraissent décorés, dans l’attente de Noël.

Je vole vers Nick.

Je vole vers Nick !

Ma lueur d’espoir s’est transformée en actions. Mon désir va peut-être devenir réalité. Je sens d’excellentes vibrations qui se propagent à l’intérieur de moi, tel un gros champignon dans un bosquet de fougères. Je sens mes noires inquiétudes qui s’évaporent et se transforment en quelque chose de positif, de réel, de bon.

J’ai beau être un lutin, je peux toujours éprouver de l’amour, avoir de l’espoir. Je peux toujours m’inquiéter et me soucier des autres. J’avais si peur de perdre tout ce que je considérais comme « humain » que je n’osais même pas y penser avant ma métamorphose. J’ai foncé tête baissée et je ne regretterai pas ma décision, quelles qu’en soient les conséquences, si je peux ramener Nick. Je ne regretterai rien, même si cela signifie que ma propre mère est incapable de me regarder en face.

Penser à Astley, à tous mes amis et aux lutins qui se battent autour de la maison Brune me noue l’estomac et entache mon bonheur.

Je lève le visage vers le soleil qui filtre à travers les feuilles et me concentre sur l’image de Nick, sur les angles et les ridules de son visage.

Quelque part, dans les bois, un ululement retentit.

Un autre lui répond. Cela ressemble à un cri animal, mais il n’en est rien. À côté de nous, à une cinquantaine de mètres à notre gauche, sur une piste parallèle, des hommes courent à travers bois. Torse nu, ils portent des pantalons marron et des casques qui obscurcissent leurs traits. Ils ont des épaules larges et musclées et me rappellent les méchants Orcs qui sèment la terreur à chaque pas.

— J’espère qu’ils sont avec nous, dis-je dans ma barbe en enfonçant mes talons dans le flanc du cheval. Allez, dépêche-toi !

Nous sortons de la forêt et arrivons dans une clairière. La jument s’arrête aussitôt. Le temple est encore plus majestueux que celui d’Heimdall. Très haut, il possède un toit qu’on dirait formé de boucliers. Le métal étincelle sous le soleil. Le massif portail de bois est couvert de métal martelé. Il donne l’impression de nécessiter une dizaine d’hommes solides pour l’ouvrir.

La peur que j’éprouve n’est pas une phobie qui porte un nom. Je ne sais même pas comment la décrire. Qu’arrivera-t-il si je dégoûte Nick à présent ? S’il refuse de me regarder ?

Un bruit tonitruant retentit à ma droite. Je tourne le cheval et fais face aux guerriers qui sortent des bois en exhibant la puissance de leurs muscles. Ils avancent droit vers moi.

— Merde ! dis-je tout en me demandant comment faire reculer un cheval qui ne semble pas partager ma peur.

La jument reste sur place, inébranlable.

Ils avancent sur deux lignes, ce que je n’avais pas remarqué auparavant. Leurs cheveux longs sont nattés et, s’ils portent des bottes, ils ne sont pas armés, ce qui est bon signe. Je tire mon épée et la tiens devant moi, mais je n’ai aucun moyen de les repousser. Aucun, si bien que je rengaine au moment où la première ligne arrive devant moi. Je serre les dents en attendant les inévitables paroles de menace, les mains qui m’arrachent de ma monture, les questions… Cependant, rien de tel ne se produit. Les hommes s’écartent autour de la jument et poursuivent leur chemin. Ils sentent la sueur, l’humus et la bière. Ils ne me regardent pas, ne prononcent pas le moindre mot.

Une fois que j’ai assez de place pour bouger, je tourne ma jument et je me rends compte que les hommes entrent dans le temple. La porte massive se referme derrière eux. Je n’en crois pas mes yeux.

— Je ne suis qu’une idiote ! On aurait pu entrer avec eux !

Le cheval hennit et je jurerais avoir entendu une pointe d’ironie dans ce hennissement.

— Bon, je suppose que je vais devoir frapper ?

Je descends de son dos tout en gardant la main sur son flanc. Sa robe chaude et rugueuse me réconforte.

Ma vieille blessure tiraille un peu sans me faire terriblement mal. J’ai cicatrisé à une vitesse incroyable. La jument me donne un coup de tête dans l’épaule et ouvre ses narines. Je lève la main et lui gratte la tête.

— Merci, ma belle. J’imagine que tu ne peux pas entrer avec moi ?

Elle secoue la tête et roule les yeux, si bien que-je vois le blanc. Soudain, elle déguerpit au grand galop sans même dire au revoir et disparaît dans la forêt. Je suis seule.

Je frappe.

J’entends le bruit des cordes et des poulies qui travaillent tandis que le portail s’ouvre lentement. Il n’y a plus la moindre trace des guerriers. Un petit homme courbé, habillé comme Heimdall, mais avec des vêtements plus sales, avance au centre du portail et me fait signe d’entrer. Une médaille à la base de son cou montre l’image d’un loup, ce qui me coupe le souffle.

— Bonjour.

— Bonjour.

Il attend.

— Je cherche Nick Colt.

— Le guerrier termine sa convalescence dans une chambre du corridor ouest, dit-il en indiquant la gauche.

Le guerrier termine sa convalescence. Cela signifie qu’il est vivant et que je n’ai pas fait cette démarche en vain.

Un scalpel semble faire son chemin dans mes entrailles, les nettoyer, enlever les parties desséchées, nécrosées, mortes.

— Comment puis-je y aller ?

Le visage du portier est aussi pâle que les pieds de Betty en hiver. Il hoche la tête comme s’il était écœuré par mon immobilisme, par l’expression affolée de mon visage. D’une voix lasse, il me répond :

— Allez jusqu’à la porte au bout du vestibule. Sa chambre est la dernière.

J’attends, car il me semble qu’il va y avoir autre chose, une épreuve, par exemple.

Il attend, lui aussi. Il porte une grande épée de chaque côté de sa ceinture. Tout le monde porte-t-il donc des épées dans ce royaume ? A-t-il l’intention de me couper en deux ?

— Hum ? Je peux y aller comme ça ? dis-je d’une voix étranglée. Vous ne voulez pas savoir qui je suis ?

— Tu peux y aller, Zara, dit-il d’un ton décontracté, beaucoup moins cérémonieux. Odin t’attendait.

— Très bien.

Sur la pointe des pieds, j’entre prudemment.

— Merci.

Je pénètre dans une salle aux murs de pierres géantes, avec d’immenses piliers qui soutiennent le toit. Ils semblent fabriqués dans d’énormes troncs d’arbres, d’une espèce qui n’existe plus. Des lances géantes, taillées dans de grandes pousses de bambou, sont alignées contre le mur. Les blocs de pierre sont disposés selon différents niveaux, si bien qu’ils forment des sortes d’étagères étroites, sur lesquelles on a placé des crânes humains.

C’est à vous donner des frissons ! Je longe le corridor aussi rapidement que possible. Les chaussures résonnent sur le sol de bois. Je passe devant de longues tables et me dirige vers la porte qui ouvre sur un couloir sombre.

De chaque côté, les portes de bois sont fermées.

Nick se trouve derrière l’une de ces portes ! Je me mets à courir. Je vois une porte entrouverte tout au fond. Je m’arrête juste devant.

« Respire ! Respire ! »

J’ai du mal à respirer, du mal à penser. Nick, mon Nick est là, derrière le mur, dans cette chambre. Mes émotions menacent d’exploser en moi. Prise de hoquets, je tends la main et pousse la porte.