En dépit des conseils des autorités, qui estiment qu’il serait plus sûr d’organiser cette cérémonie le jour, les églises de Bedford vont organiser une veillée pour les adolescents disparus.

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Vibrante d’espoir, indifférente à la douleur qui me brûle la poitrine et à l’inquiétude, je perçois les échos du combat qui deviennent de plus en plus étouffés. Mes quadriceps se contractent et se tendent tandis que je cours le plus vite possible. J’ai toujours bien couru, mais là, c’est de la folie. C’est un peu comme courir sur une dune sablonneuse. De la poussière colorée se soulève à chaque pas. Oui, je cours sur un arc-en- ciel ; non, je ne suis plus un être humain, qu’importe !

Je ne pense qu’à retrouver Nick. Un oiseau blanc qui vole au-dessus de moi m’indique le chemin tandis que je quitte le monde des hommes, le monde des questions et des frontières fragiles entre le bien et le mal, le monde dans lequel j’ai commis tant d’erreurs.

À ma gauche, je vois des monticules de terre qui ressemblent à des tombes de fées ; à ma droite, une prairie s’étend au pied d’une colline printanière.

Un léger parfum de lilas et de terre humide flotte dans l’air doux.

Tout en haut se dressent d’immenses pierres dispo- sées en cercle, comme à Stonehenge. On dirait qu’elles montent jusqu’au ciel. Ici, tout est splendide.

Le paysage n’a plus rien à voir avec celui du Maine.

Pas de branches nues qui s’étirent dans le ciel. Pas de glace sous mes pieds. Pas de neige. J’ai presque envie de ralentir, de m’arrêter pour voir si tout ceci est bien réel, mais c’est impossible, car le pont disparaît derrière moi au fur et à mesure que j’avance.

J’ignore totalement ce qui se passerait si je m’arrêtais. Je serais peut-être engloutie quelque part entre le monde des dieux et celui des hommes.

Cesserai-je d’exister ? Je n’en sais rien ; je sais simplement que chaque pas me rapproche de Nick et m’éloigne des combats, d’Issie, d’Astley et des autres.

L’inquiétude commence à entacher ma joie.

Comment puis-je me retrouver dans un printemps si pacifique et tranquille, alors qu’ils luttent contre le froid, contre la mort, sans moi ?

Mes mollets me brûlent comme si je courais depuis des heures et des heures, lorsque j’aperçois enfin l’extrémité de l’arc-en-ciel. Un immense bâtiment doré scintille sous le soleil. Il possède trois niveaux de toits de chaume et trois grandes portes, sans aucune fenêtre.

Deux petites tours semblent surgir du toit.

— Cela ne peut pas être réel ! dis-je, haletante. Comment est-ce possible ?

Un géant blanc surgit de la porte centrale. Coiffé d’un casque viking à cornes, il a d’autres cornes qui lui sortent de ses oreilles. On dirait des bois de cerf, mais, à dire vrai, je ne pourrais jurer de rien.

— Halte-là ! Qui es-tu pour oser pénétrer dans le royaume des dieux ?

Mon Dieu ! Il vient de dire : « Halte-là ! » Qui porte des casques vikings ? Et regardez-moi ces dents : elles sont en or, comme celle d’une star du rap qui aurait perdu les siennes ! Je m’arrête devant lui, haletante, mains sur les hanches.

— Zara.

J’essaie de me montrer aussi téméraire que possible, d’agir comme si tout était normal… Sinon, ce serait vraiment l’angoisse !

Il me regarde et baisse le ton.

— Je suis Heimdall, le protecteur des dieux, le gardien d’Asgard et du Walhalla.

Je lui tends la main en espérant que mon instinct ne me joue pas des tours et que je ne vais pas le heurter, surtout avec la grande épée qu’il trimballe à sa ceinture.

— Bonjour.

Les coins de ses lèvres se lèvent légèrement. Ses énormes sourcils montent jusqu’à la naissance des cheveux. Il attrape ma main dans sa grande paluche et me la serre.

— Lutin ?

Je hoche la tête. Je remarque quelques moutons qui paissent près du temple, à ma gauche. D’une blancheur immaculée, ils forment un cercle parfait. Ils sont trop beaux pour être vrais. Mon cœur saute un battement.

— Reine ?

— Depuis peu, dis-je en espérant ne pas paraître aussi abasourdie que je le suis.

Cette fois, il sourit pour de bon.

— Je l’entends dans les battements de ton cœur et je le sens sur ton souffle. Ton inexpérience est évidente, Zara White, reine des lutins.

Il relâche ma main. Résistant à l’envie de me frotter les doigts pour les ramener à la vie, j’observe la scène.

Derrière ce temple, une forêt s’étend le long d’une pente légère. Elle est constituée d’immenses arbres de Noël, avec des pommes de pin, aussi grosses que ma tête, suspendues aux branches.

Des oiseaux gazouillent, la pelouse sur laquelle je me tiens se déroule comme une image ; elle est encore plus soignée qu’un parcours de golf. Des buissons d’hortensias géants fleurissent tout le long des murs du temple. C’est magnifique et magique.

— Comment connaissez-vous mon nom de famille ?

Il est absolument gigantesque, et il émane de lui une force extraordinaire, bien plus puissante que celle d’Astley ou de Nick. Ses muscles font penser à des images de bandes dessinées ou à un culturiste professionnel.

— Je suis Heimdall. J’ai entendu ton nom dans le vent. J’entends tout ce qui se passe à plus de cent kilomètres à la ronde.

Il dit cela sur un ton des plus banals, sans une ombre de vantardise. Il bascule son poids sur la jambe arrière et dégaine son immense épée qui étincelle. Je n’ai jamais rien vu de semblable auparavant. Elle est incurvée avec une triple lame, dont les deux lames courbes se reflètent sur la lame principale.

— C’est mon épée. Son nom signifie « tête d’homme ».

Je ne dis rien. Je tremble, recule d’un pas et marche sur la patte d’un paon qui proteste vigoureusement.

— Dis-moi, Zara White, nouvelle reine des lutins, qu’es-tu venue faire dans notre royaume ?

Sa voix résonne et je sens le pouvoir de chacune de ses syllabes pénétrer sous ma peau.

— J’ai une mission urgente à accomplir…

Une mission urgente ? On croirait entendre un personnage d’une série d’espionnage à la télévision sur une chaîne pour enfants !

— Une mission urgente ? répète-t-il sans la moindre trace de moquerie ou de sarcasme.

Il ressemble de plus en plus à un fier guerrier viking.

Il lève son épée.

Je croise les doigts, essayant de paraître aussi docile et inoffensive que possible. Soudain, je ne sais pourquoi, je crache le morceau.

— Plus ou moins. Mon petit ami a été enlevé par une walkyrie, une certaine Vérité, et je veux le ramener. J’ai abandonné mes amis en plein combat et je suis pressée. Ne le prenez pas mal, je suis très heureuse de pouvoir bavarder avec vous…

— Une véritable quête de l’amour, alors ? dit-il en tournant la tête et souriant au soleil.

— Oui, euh… Ça paraît stupide, dit comme ça, mais nous l’aimons tous beaucoup et nous avons besoin de lui au pays. C’est notre guerrier ; il veille sur nous.

On perçoit un bruissement dans un buisson. Un lapin s’enfuit vers la pelouse, avec sa petite queue ronde qui sautille.

Heimdall observe mon visage et s’appuie contre le mur. Ses muscles oscillent comme des vagues au moindre mouvement. Il baisse son épée et l’appuie contre un tronc d’arbre.

— Vous avez d’autres guerriers, non ?

— Oui… mais lui, c’est Nick.

— Et il n’y a qu’un seul Nick ? demande-t-il gentiment.

Je fais signe que oui, car je ne fais pas confiance à ma voix.

— Sais-tu que tu n’es pas un serviteur des Géants de Glace, ni un de leurs alliés, et qu’on ne pénètre pas dans le domaine d’Asgard pour s’en prendre à Odin ou à un autre dieu ? dit-il d’une voix tonitruante.

Il me domine de toute sa hauteur, et il est trois fois plus grand que moi. Il se penche, et son nez se retrouve à moins de trois centimètres du mien.

— Je ne leur veux aucun mal, je le jure.

Il incline la tête, entrouvre les lèvres. Ses dents ? Elles étincellent.

— Tes promesses sont-elles dignes de confiance, Zara White, nouvelle reine des lutins ?

— Oui, dis-je dans un souffle.

J’espère qu’elles le sont, car j’ai promis à Nick de prendre soin de lui. Mais, comme il était inconscient, il ne m’a pas entendue…

Heimdall se redresse et m’interrompt, mains sur les hanches.

— C’est Odin qu’il va falloir convaincre, jeune reine, mais les guerriers lutins sont hébergés à Freya, et…

— Oh ! ce n’est pas un lutin. C’est un loup.

De nouveau, les énormes sourcils se lèvent.

— Oh ! un lutin amoureux d’un garou !

De nouveau, son regard change et toute son attitude se modifie. Il semble soudain me respecter. Un paon traverse la pelouse, suivi par trois petites femelles.

— Est-ce que…

Finalement, je ne pose pas la question. Je préfère peut-être ne pas savoir.

–… c’est impossible ? C’est rare. (Il tend le bras et m’ébouriffe les cheveux. Je résiste à l’envie d’aboyer comme un petit chien.) Mais avec l’amour, il n’y a rien d’impossible.

Je me rassure quelque peu. C’est toujours possible !

— Pourtant, il me semble que ton cœur est partagé, Zara. Y en aurait-il un autre ?

J’ouvre la bouche, mais il n’en sort aucun son.

— Peu importe…, peu importe. Voudrais-tu entrer ? Tu dois avoir faim… Tu dois… Je t’ai vue courir.

Il me fait un sourire éclatant et contagieux. L’air est si doux que j’enlève mon blouson et le noue autour de ma taille. Ma nuque est trempée de sueur. J’ai la gorge sèche et je meurs de soif.

— Je meurs de faim, mais je dois y aller… Enfin, si j’en ai l’autorisation.

Je regarde le sommet de la colline. Il y a d’autres temples ambrés derrière nous. Le soleil génère des arcs-en-ciel qui se reflètent sur les vitres, sur son épée, sur toutes les surfaces. Des oiseaux chantent dans le lointain. Partout, les arbres sont en fleurs.

Le paysage me séduit. Je me passe la main dans les cheveux et resserre ma queue de cheval.

— Je crois que ta quête est sincère, Zara White, nouvelle reine des lutins, dit-il en ouvrant les bras. C’est à l’amour que tu le dois. Avec l’amour viennent la responsabilité et les possibles, la peur et l’espoir, la quête et les souffrances. Je ne parle pas simplement de l’amour romantique, mais de l’amour des guerriers, des amis, de la famille. Comprends-tu tout cela ?

— Oui, je crois. Et je pourrais le ramener ? Le faire revenir à la maison ? Vous croyez que c’est possible ?

— Il te faudra convaincre Odin. (Il cesse de m’ébouriffer les cheveux, mais garde la main sur ma tête.) Odin n’est pas facile à convaincre, cela arrive parfois. Il faudra tout de même que ton loup ait envie de revenir. Ceux qui viennent ne veulent que rarement retourner dans le royaume des hommes.

— Tout est si beau, si paisible que je le comprends.

— Ton soupir sent déjà le regret, dit-il en déplaçant sa main sous mon menton pour me lever la tête.

Nos regards se croisent. Il me rappelle le père Noël, avec sa joyeuse gentillesse, mais sans le gros ventre et avec des dents en or à la place de l’haleine parfumée au pain d’épice.

— Je dois avouer que j’ai un peu peur.

— Tous les guerriers ont peur.

Le paon fait la roue pour séduire les femelles qui commencent à s’agiter derrière lui. Elles vont et viennent avec des petits mouvements et changent de direction toutes les quelques secondes.

Amusé par le comportement des oiseaux, Heimdall se met à rire.

— Tu ne ressembles pas à ces volatiles !

— Ah bon ?

— Non. Tu sais où tu vas.

Il m’indique un vaste temple sur la gauche qui dépasse au-dessus de la canopée luxuriante des arbres.

— C’est la direction du temple d’Odin. Le Walhalla.

Ce n’est pas très loin. Je vais te chercher un cheval. Tu es déjà montée à cheval ?

— Un peu. En vacances.

— Alors, une jument docile.

Il siffle, et un cheval doré arrive au petit trot de l’arrière du temple.

— Elle est magnifique ! dis-je en posant la main sur le flanc puissant de l’animal.

— Oui.

Il rit de nouveau et me fait la courte échelle avec ses mains. J’aurais sans doute pu sauter à présent que je suis un lutin, mais je profite de son aide. La monture ne bouge pas d’un millimètre, tandis que je m’installe et ajuste mon épée. Il caresse le flanc de la jument.

— C’est une brave fille.

Je me mords les lèvres.

— Vous êtes très gentil, lui dis-je.

À cheval, je suis presque à sa hauteur. Je dois résister au désir de détourner le regard. Qui suis-je pour oser m’adresser à lui ? Qui suis-je pour me retrouver dans ce lieu magique ? Je m’éclaircis la gorge.

Sa main glisse sur le flanc du cheval. Il se contente de sourire.

— Je vous dois une fière chandelle, dis-je tout douce- ment, mais il m’entend.

Il donne une tape au cheval. Je remarque les cicatrices en forme de croix sur ses mains.

— Alors, tu combattras à nos côtés lorsque je soufflerai dans mon cor et que la guerre éclatera ?

La guerre.

— Je le promets.

— Bien, dit Heimdall en riant. Et va chercher ton loup, reine, ramène-le à la maison !