La police de Mount Desert Island a été appelée hier soir à la suite d’une bagarre dans un bar. Les détails restent flous, mais il semblerait qu’une adolescente ait reçu une balle. Elle se trouve toujours dans un état critique. La police affirme qu’il n’y a aucun lien avec la vague de disparitions qui sévit dans la ville voisine.
News Channel 8
Les jours défilent et j’alterne toujours les moments de conscience et d’inconscience. On me dit que ma mère est coincée en Europe, à cause d’une grève dans les transports aériens. Je ne savais même pas qu’elle était en Europe ! Lentement, mon corps guérit. Cassidy y contribue pour beaucoup, avec ses herbes et ses prières. Je l’aperçois de temps en temps, dans un coin de ma chambre, les yeux fermés, les mains jointes. Betty me dit que j’ai de la chance d’être un lutin, sinon je m’en serais mal tirée.
— Des semaines et des semaines d’hospitalisation !
Lorsque je me réveille pour de vrai, je vois une affiche d’Amnesty International au plafond. J’observe un instant l’image de la bougie entourée de fils barbelés avant de comprendre : je suis chez moi !
Ma pensée est lente, car, au début, je crois être de retour à Charleston, la ville de la chaleur et des fleurs, la ville où vit mon beau-père, la ville où les lutins n’existent pas…
Cet espoir s’évanouit dès que je tourne la tête vers la fenêtre. La neige tombe toujours, une neige fine et persistante. Le reflet de la neige illumine ma chambre d’un éclat froid, mais cela ne ressemble pas à la luminosité de Charleston. Il y a des branches d’arbre dans tous les coins de ma chambre, des branches de tremble, je crois. Cassidy ?
Je vois aussi des camellias partout, des petites boules de pétales roses et blancs. De l’encens brûle. L’odeur est si prégnante que j’ai l’impression qu’on me frotte l’intérieur du nez à la brosse. Je gémis, car rien que bouger la tête me fait un mal de chien. Je glisse la main sous les couvertures et la pose sur mes côtes encore toutes bandées. Soudain, je me souviens.
J’ai reçu une balle. J’étais à l’hôpital ; tous mes amis sont venus me voir dans ma chambre, un par un…
Il me revient des bribes de souvenirs et de mots qui n’ont pas vraiment de sens.
Et maintenant ?
Maintenant, je suis seule.
Je regarde mes bras. J’ai toujours la peau pâle d’une jeune fille. Mon charme fonctionne toujours, au moins !
Je suppose qu’il faut s’en débarrasser volontairement, que, sinon, il reste, comme pendant mon sommeil. Une brindille gratte contre la vitre.
Même si je suis raide comme un piquet, je m’efforce de me redresser. Je balance les jambes sur le côté et repousse l’édredon d’un jaune ensoleillé.
Je pose les pieds par terre. Quelqu’un m’a enfilé un pyjama et mes chaussettes de Noël, avec les petits bonshommes de neige. J’espère que c’est Betty et non pas un effort collectif du groupe.
Si j’en avais l’énergie, je rougirais, mais s’asseoir est une véritable corvée. Je tente de me lever. La douleur se propage dans ma poitrine. Qu’importe, je continue à avancer en me retenant aux poteaux du lit.
Puis je me penche en avant et m’appuie sur le mur pour ouvrir la porte. Je longe le couloir ; j’ai l’impression d’être une petite vieille de cent quatorze ans qui a oublié son déambulateur !
J’entends des voix, en bas.
— Il est hors de question que je le lui dise ! Tu sais ce qu’elle va faire !
C’est la voix de Betty, qui retombe dans le vide.
—Il faut bien… Nick…
Issie parle d’une voix haut perchée, par saccades, ce qui n’est jamais bon signe. J’ai le cœur qui s’emballe un peu, mais je descends l’escalier aussi vite que possible.
Issie, Cassidy, Devyn et Mme Nix sont au salon.
Betty fait les cent pas et Astley se tient derrière la porte. Les lutins n’ont pas le droit d’entrer.
C’est la règle de la maison. Ils ne peuvent pas entrer sans être invités… Comme les vampires, paraît-il.
À côté de lui, sur le perron, BiForst est ficelé comme un saucisson.
Il a des chaînes autour des mains et des pieds. Je parierais qu’elles sont en fer.
— Que se passe-t-il ?
Tout le monde lève le nez vers moi. Issie ouvre la bouche en « 0 » et sursaute en même temps que Cassidy, comme si je les avais surprises la main dans le pot de confiture.
Betty a la réaction opposée. Elle crie, comme si c’était moi qui avais fauté.
— Qu’est-ce que tu fais debout ?
J’avale ma salive. Elle monte quelques marches et s’arrête en chemin, les narines dilatées.
— Je ne savais pas que je n’avais pas le droit de me lever, dis-je en essayant de paraître aussi stable que possible.
—Tu sors à peine de l’hôpital. Bien sûr que non, tu n’as pas le droit de te lever !
Elle enjambe le reste des marches, me passe le bras autour des épaules et me fait pivoter.
— Bon, je te ramène au lit.
Je m’accroche à la balustrade.
— Dis-moi de quoi vous parliez.
Elle cesse de me pousser. Tout le monde se tait. L’air est immobile, froid et lourd. Le feu ronfle comme un horrible monstre. Issie sursaute.
— Désolée, je suis nerveuse.
—Oui, je comprends, avec deux lutins sur le perron, dit Devyn pour la taquiner, et il lui passe le bras autour de l’épaule.
Pendant un instant, je meurs de jalousie. Nick aurait fait la même chose pour moi ; il aurait essayé de me réconforter. Franchement, je ne sais pas s’il sera un jour capable de le refaire.
Tout le monde se regarde. La tension est sensible.
—Quoi ? Vous me faites des cachotteries ?
— Bon… le problème… commence Issie. (Elle s’éclaircit la gorge.) Mais il faut que tu gardes ton calme…, d’accord, ma chérie ?
Cela n’annonce rien de bon, ces mots « calme » et « chérie ». Le monde vacille tout autour de moi, et je lutte contre le vertige, tandis que Betty resserre son étreinte.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Nouvel échange de regards. Mme Nix se lève lentement de sa chaise. Toujours dehors, Astley est le seul à avoir le courage de me dire la vérité.
— Nous disposons d’un temps limité pour retrouver Nick, dit-il en indiquant BiForst. Notre charmant associé ici présent nous a dit que si le guerrier n’était pas extrait du Walhalla dans le mois, il risquait de ne jamais revenir.
— Quoi ?
Je fais un rapide calcul pour mesurer le temps écoulé et commence à dégringoler l’escalier. Betty ne devait pas s’y attendre, car elle ne me retient pas tandis que je chancelle vers la porte. Je sors, sans tenir compte des autres, et je me concentre sur Astley.
— Nous ne savons même pas comment y aller…Nous ne savons pas combien de temps il nous faudra… Nous…
Je vacille sur la fine couche de neige qui couvre les planches de bois. Astley, qui était accroupi à côté de BiForst, me rattrape par le bras. Je suis incapable de décrypter son regard. Le froid mordant s’infiltre dans mes chaussettes décorées de bonshommes de neige.
— Zara, dit-il en me regardant dans les yeux. On y arrivera ! On le fera.
Je me raidis. La neige tombe tout autour de nous. BiForst roule les yeux comme s’il trouvait Astley obséquieux. Je ne sais pas ce qui se passe à l’intérieur, car je scrute les bois. Tout semble clair. J’avale ma salive.
Rien que cela, c’est épuisant, alors, rester debout…
— Il faut le retrouver, dis-je dans un murmure qui ne s’adresse qu’à Astley. On ne peut pas le laisser là-bas. Il croira que nous l’avons abandonné. Nous avons besoin de lui ici, pour qu’il se batte à nos côtés.
— Tout ira bien.
Une veine se gonfle sur son cou. Il me regarde.
J’ai pensé à la mort de Nick pendant de si longues heures, de si longs jours, qui s’imbriquent dans les faits et gestes quotidiens, que son souvenir résonne en écho, comme si je pouvais le toucher, le serrer contre moi.
La seule chose qui m’a permis de survivre, c’était l’espoir de le sauver. Et maintenant, on n’aurait plus le temps ?
— Il t’a dit la même chose qu’à moi, au bar ? dis-je en indiquant BiForst. Il a dit que la reine que je remplaçais était dans la pomme ?
— Ah ! c’est pour ça qu’elle parlait toujours de pommes ! s’exclame Devin.
— On croyait que tu délirais, explique Mme Nix.
Elle respire profondément et tourne la tête de manière presque imperceptible. Il émane d’elle une extrême gentillesse.
— Alors, ma mère est de retour en ville ? demande Astley à BiForst, fou de colère. Et tu ne me l’as pas dit parce que…
— Tu ne me l’as pas demandé.
Je regarde Astley.
— New York?
— La Grosse Pomme, explique Astley.
Soudain, je me sens stupide. Pourquoi n’y avais-je pas pensé ? La fatigue et le froid me font mal. Je tremble un peu et une voix douce m’appelle derrière moi. Je me tourne lentement, car je ne peux faire mieux.
— Rentre, Zara, dit Mme Nix.
Elle a de grands yeux bruns très doux et porte un pull avec un arbre de Noël brodé. Elle repousse une mèche de mes cheveux sales derrière mon oreille.
— Bon, ne reste pas avec les lutins et viens te réchauffer avec nous. On doit toujours découvrir qui essaie de vous piéger et pourquoi. Tu as failli te faire tuer en Islande. On t’a tiré dessus au bar. Nous avons une cage presque terminée au sous-sol. On y enfermera le lutin jusqu’à ce qu’il se décide à parler.
Je tourne la tête et cherche à voir si Astley est d’ac-cord pour qu’on emprisonne BiForst, car je sais qu’il n’avait pas apprécié que l’on enferme les sujets de mon père.
Il hoche la tête, mais il se fige soudain et écoute… Moi aussi, j’entends : un bruit de moteur, de voiture… qui roule dans l’allée.
—Nous avons de la visite.
Les autres viennent nous rejoindre au moment où une berline argentée apparaît. Le conducteur coupe le moteur et descend de voiture. Les petites jambes courent dans la neige, les cheveux bruns volent au vent.
—Maman !