Thomas Stefan — On s’attend à un nouvel enlèvement. J’aimerais autant que cela ne soit pas moi ! Ni un de mes potes. T’as pigé, serial killer ?
Rapport de crise
Les événements ne se déroulent pas aussi aisément que prévu. Tout d’abord, après la débâcle islandaise, je ne peux pas parler du bar à Betty sans risquer de déchaîner les foudres de l’enfer. Ensuite, les parents de Devyn l’ont séquestré chez lui, parce qu’ils travaillent comme des malades sur l’échantillon de mon sang afin de fabriquer une toxine anti-lutin et qu’ils ont besoin de main-d’œuvre ! Issie est elle aussi toujours bouclée à la maison.
— Même le week-end ?
Nous nous parlons au téléphone. Elle doit chuchoter, car elle n’a même pas le droit de téléphoner.
— Le « danger » est encore plus grand pendant le week-end, à en croire ma mère. Tu as de la chance qu’elle m’ait laissé aller à la coffee shop. J’ai dû raconter un bobard et lui dire que je devais faire une tâche d’intérêt général et que je rentrerais tout de suite après. Elle devient complètement parano : « Il y a un tueur en série en liberté ! »
— Tu ne peux pas trouver un autre bobard ?
Un silence. Je m’effondre sur mes oreillers et regarde l’affiche d’Amnesty au plafond.
— Ça ne fait rien…
— Attends, j’ai une idée ! Je vais oublier que je vais à la réunion de l’église. Il y en a une, demain soir. Je ne pourrai pas rester trop longtemps. Il faudra que je fasse semblant de rechigner, parce que c’est toujours ce que je fais, sinon, elle aura des soupçons.
Je bondis hors du lit.
—Issie, je t’adore ! Je t’embrasserais si je le pouvais.
— Eh bien, il faudra que tu m’héberges quand elle me fichera dehors ou que tu viennes me sauver des cieux lorsqu’elle m’aura tuée.
— C’est d’accord, dis-je en riant et en embrassant mon oreiller.
Issie vient nous chercher, Cassidy et moi. La voiture est pleine des couteaux qu’Issie a dû prendre, à l’insistance de sa mère. Elle a aussi un sifflet autour du cou pour prévenir en cas d’urgence. Je me suis installée à la place de Devyn, surtout parce qu’Issie s’inquiète beaucoup de son absence et que cela énerve Cassidy.
— Nous nous en tirerons sans lui, répète Issie pour la millième fois, tandis que nous empruntons la route 3. Ce soir, ce sont les filles les meilleures ! Vive les filles ! Hourra !
Elle lève le poing, mais sa voix monte à la fin de la phrase, comme chaque fois qu’elle est stressée. Cassidy- embraye. Moi, j’ai bien du mal à maîtriser la douleur qui me transperce la tête.
— Tu devrais prendre une de ces pilules anti-fer qu’Astley t’a données. Tu en as sur toi ?
J’essaie d’acquiescer d’un signe de tête, bien que tout mouvement me soit insupportable.
— Je cherche dans son sac, dit Issie à Cassidy.
Cassidy avance la main et tire mon sac vers elle, sur la banquette arrière. Elle en sort un petit sachet plastique.
— Ça ne m’a pas l’air bien légal !
— Oh ! mon Dieu, Zara ! Et si c’était considéré comme une drogue ! Tu serais renvoyée de l’école et tu aurais un casier si jamais on te soupçonnait d’en vendre ! Tu ne devrais pas les trimballer comme ça, parce que tu risques de te faire arrêter, et tu sais ce qu’on fait aux jolies filles comme toi en prison ? Je sais que tu es un lutin, mais quand même…
— Issie ! interrompt Cassidy qui fouille dans le sac et me donne une petite pilule bleue. Respire un peu, ma chérie.
— Bon, d’accord, dit Issie qui prend quelques grandes inspirations. Je sais, je suis trop nerveuse.
— Merci… dis-je dans un souffle.
J’avale la pilule et j’attends. Cela prend une minute, mais l’effet est sensible.
— Ça va mieux ? demande Issie.
— Oui. Désolée… Un effet secondaire de la métamorphose.
— Alors, pas de petites ailes et de poussière d’or à la Peter Pan ? plaisante Issie avant de s’inquiéter à nouveau de l’absence de Devyn et des cachotteries faites à Betty.
Cassidy et moi passons le reste du trajet à tenter de la rassurer. Tout mon corps tremble d’excitation pendant que nous traversons Trenton sur la route à deux voies, longeons une station d’épuration fermée depuis longtemps et filons devant un restaurant de poissons pour touristes juste avant le pont qui donne sur Mount Desert Island. Il n’y a aucun éclairage et nous ne croisons que de rares maisons avant Bar Harbor.
Il fait vraiment très noir ; étrangement, ce sont les habitants qui nous éclairent, qui nous laissent entrevoir leur vie par les fenêtres de leur salon.
— Zara, tu fais trembler toute la voiture, tellement tu t’agites ! dit Cassidy tandis que nous entrons dans le parking.
—Je ne peux pas m’en empêcher, dis-je en débouclant ma ceinture.
Tu n’as pas le droit de te détacher avant l’arrêt complet. Ne sois pas si impatiente ! s’exclame Cassidy.
Issie se gare.
— Ça ne fait rien, dit Issie. Surtout, ne te berce pas d’illusions, sinon…
— Je risque d’être déçue, je sais ! Je ne serai pas déçue, je le sens ! Nous allons retrouver Nick ! C’est la première étape, là, tout de suite. Vive les filles ! Vive nous !
Cassidy me fait les gros yeux, car j’exagère un peu dans mon rôle de chauffeur de salle. Nous descendons de la voiture et observons le long bâtiment aux murs blancs maculés de taches sombres.
— Même la neige ne suffit pas à cacher la laideur, murmure Cassidy, tandis que nous traversons le parking en creusant de grosses marques dans la neige. Le bar se trouve le long d’un des côtés du parking public de Bar Harbor. La ville, lieu touristique en été, est désertée en hiver. Presque tous les magasins sont fermés et une pancarte annonce leur réouverture en mai.
On se croirait dans une ville fantôme, murmure Cassidy.
Nous avons renoncé à notre marche conquérante ; à présent, nous avançons sur la pointe des pieds vers les deux entrées, l’une qui donne sur Cottage Street, l’autre sur le parking.
— Mmmm, dit Issie, je sais que j’ai toujours peur d’être renvoyée, arrêtée, enfermée et je ne sais quoi, alors je ne devrais pas dire que j’ai peur qu’on me demande ma carte d’identité…
— On ne commandera pas d’alcool, dis-je en essayant de paraître logique tout en étant moi aussi assez inquiète pour la même raison.
— Il y a des endroits où on demande les cartes à l’entrée, poursuit Issie.
— Et comment tu le sais, hein ? Parce que je ne t’ai jamais vue beaucoup fréquenter les bars !
— Je me renseigne sur le Net. C’est comme ça que je le sais, dit-elle, gênée, d’une voix qui monte d’une octave.
— Issie a raison, insiste Cassidy.
— Euh…
Je ne sais plus que dire, je traîne les pieds dans la neige.
Issie lève le nez.
— Peut-être que tu peux contrôler les cerveaux, maintenant que tu t’es métamorphosée… Tu sais, comme le Jedi dans Star Wars…
Je prends sa main gantée dans la mienne.
— Je ne pense pas en être capable. Ne t’inquiète pas, on arrangera ça… ensemble.
Je pousse la porte d’entrée. Il n’y a pas de videur, pas de contrôle d’identité. D’ailleurs, l’endroit est si bondé que personne ne remarque notre présence. Et puis je suis sûre que notre tenue nous fait paraître plus vieilles. Néanmoins, je sens quelque chose qui cloche, et toutes mes alarmes intérieures me conseillent de détourner les talons et de rentrer au plus vite. Ce n’est pas seulement parce que Cassidy, Issie et moi n’avons pas l’âge légal, ne serait-ce que pour mettre un pied dans le bar.
Ce n’est pas parce que cet endroit ressemble à une vieille caravane, ni à cause de la décoration intérieure, avec ses chaises de métal pliantes et un sol collant peu engageant. C’est bien pire. Le danger me donne la chair de poule, me noue l’estomac, mais je n’arrive pas à déterminer son origine.
— Berk, ça pue ici ! s’exclame Issie en plissant le nez.
Elle serre les bras autour d’elle comme si elle essayait de se réchauffer.
— Nous n’allons pas nous faire arrêter, si ?
Je lève les sourcils à la Bara White.
— Is, nous ne buvons pas !
— Non, je ne plaisante pas. Je sais que c’est nul de toujours poser les mêmes questions, mais, si on survit, je veux aller à l’université et je ne veux pas avoir de casier, murmure-t-elle, tandis que la foule nous pousse vers l’intérieur.
Je suis trop petite pour voir au-dessus de la tête des gens.
— Tu peux partir, dit Cassidy.
— Non, je n’abandonne pas mes amis, dit-elle d’une voix faussement courageuse.
Le violoniste doit bien être quelque part, mais je ne le trouve pas. Je ne vois que des dos.
— Tu l’as repéré ?
Je m’adresse à Cassidy, qui est la plus grande.
— Pas encore.
Du regard, elle balaye la scène. Elle reste prudente, même si elle ne fait que regarder. Elle lève une longue main vers ses dreadlocks. Elle adresse un grognement à un grand type déguisé en loup-garou, qui a donné un coup de coude dans le dos d’Issie, et passe un bras autour de ses épaules pour la réconforter.
— Personne ne t’en voudra si tu t’en vas.
Issie secoue la tête si violemment que son bonnet de laine couleur arc-en-ciel tombe par terre.
— Pas question ! Je ne sors pas d’ici sans la protection de Zara. Vous êtes folles ou quoi ? Il fait nuit et ce n’est pas un vulgaire couteau qui me protégera d’une attaque de lutin.
Je ramasse son bonnet sur le sol taché de bière et le lui rends.
— Tout ira bien, Issie. Je me charge de notre sécurité.
Comment ? Ça, je n’en sais fichtre rien ! Je suis seule, et les autres sont… des centaines. J’essaie de respirer, de me calmer, de me souvenir de la raison qui nous amène ici et j’observe…
Soudain, je le vois. Un drôle de type qui rôde près du bar. Et quand je dis drôle, je ne parle pas seulement d’un type un peu loufoque.
Il est vraiment bizarre, avec une tignasse énorme et des fausses cornes qui jaillissent de son front.
En plus, ce n’est même pas le plus bizarre de tous, et de loin ! Le bar est bondé, d’humains pour l’essentiel. Certains sont déguisés en vampires, avec capes noires et dents de plastique. Des filles sont déguisées en fées, avec des ailes étincelantes et des robes de tulle. Tous ont l’air éméchés, si bien qu’ils ne ressemblent en rien à de vrais vampires ou de vraies fées.
— Je l’ai repéré, dis-je. Je crois…
— Où ? demande Issie.
J’écoute, je perçois des bribes de conversations.
Non, je le jure ! J’ai entendu quelqu’un murmurer mon nom quand je suis entré dans la maison. Cela venait du bois.
Hé ! mec, enlève tes pattes de là…
C’est cauchemardesque… Toute la ville n’est qu’un cauchemar !
Mon Dieu, il va arrêter de neiger, un jour ! On se les gèle !
Je te tiendrai chaud, mon cœur.
Hé ! regarde-moi ces rouflaquettes !
Je monte sur une chaise pour me libérer de toutes ces voix et voir par-dessus la tête des grands qui ne semblent pas avoir envie de s’asseoir. Mon cœur cesse de battre lorsque je le repère.
Cassidy me rejoint sur la chaise.
— Oui, c’est bien le type de la foire.
— Regarde ! s’exclame Issie qui me donne un coup dans la cuisse et indique une fille déguisée en fée, avec des ailes et un décolleté jusqu’au nombril. On dirait toi, en version sexe !
— Tu veux dire la fée Clochette !
— Non, toi ! Il n’y a que toi qui sois vraiment un lutin, ici, murmure-t-elle, les yeux de plus en plus écarquillés.
Elle porte un chapeau pointu de sorcière sur ses cheveux roux. Elle a rangé son bonnet arc-en-ciel dans sa poche de manteau, qu’elle n’a pas encore enlevé, si bien qu’on ne voit pas le reste de son costume.
— Inutile de me le rappeler.
Je m’adosse au mur couvert de planches en bois rugueux, qui me grattent la peau. Moi aussi, je suis habillée en fée. Mais je n’ai pas besoin de faire semblant d’être surnaturelle.
Je suis surnaturelle à présent. Je m’interroge sur la nature du violoniste. Cassidy se penche vers moi. Ses nattes se balancent lorsqu’elle baisse la tête. Elle est beaucoup plus grande que moi et baisse toujours la tête pour me parler, comme si j’étais incapable de l’entendre malgré ma toute nouvelle ouïe exacerbée.
— Tu as l’air drôlement humaine, pour une fée.
— Ah ! tu peux parler, mon petit elfe… dis-je en tapotant sa longue jupe tourbillonnante du bout du doigt.
Elle est habillée comme une diablesse, tout en cuir et cornes.
— Il faut lui parler ; alors, autant ne pas lui faire peur…
Le violoniste cesse de jouer et me montre du doigt avec son archer. Tout le monde se tourne vers moi.
— Hé ! toi ! dit-il dans le micro.
— Moi ?
— Oui, mon cœur. Viens par ici, ordonne-t-il.
Je descends de la chaise. Issie m’attrape par le bras.
— Non, il est trop bizarre…
— Restez près de la porte, au cas où on devrait s’en- fuir, d’accord ?
Tous mes sens de lutin sont en alerte et me signalent « danger » dans chaque bosse de ma chair de poule. Néanmoins, c’est la seule piste que nous ayons… C’est peut-être lui la clé.
Issie a toujours ses petits doigts autour de mon bras. Je pourrais me libérer facilement, mais je n’en fais rien parce que c’est impoli et, surtout, parce que je n’en mène pas large.
BiForst me montre du doigt.
— Je t’ai demandé de venir, mon cœur.
Il parle d’une voix de staccato rude, pourtant presque irrésistible.
Cassidy se penche vers moi.
— Je n’aime pas son énergie. Je le sens hostile.
— Oui, même moi qui suis humaine, je le vois !
Au lieu de le prendre mal, Cassidy sourit.
— Oui, mais un être humain pas comme les autres.
Issie relâche son étreinte et j’avance vers la scène.
Je me faufile à travers la foule en me glissant de profil pour passer dans les espaces exigus entre les chaises et les tables rondes. Certaines personnes ronchonnent tandis que d’autres se contentent de boire leur bière et de manger leurs frites au fromage. Les odeurs diverses me submergent : sueur corporelle, bière renversée, whisky, Coca-Cola, parfums, haleines fétides, shampooing, produits de nettoyage citronnés. Si j’étais claustrophobe, je m’évanouirais dans une telle promiscuité. Heureusement, je ne suis pas claustrophobe.
De quoi ai-je peur pour l’instant ? De l’échec.
Donc, je m’approche de la scène où le violoniste est perché sur un tabouret de métal bancal.
C’est une guitare électrique. La seule chose à laquelle je pense, c’est cette chanson country où l’on raconte que le diable est allé voler une âme en Géorgie et qu’il l’a remportée en gagnant un concours de violon. Elle me faisait terriblement peur lorsque j’étais petite.
Le type me toise, sans cesser de jouer. Il a du chili dans sa barbe brune frisée. Je détourne les yeux pour éviter de vomir et le regarde droit dans les yeux. Il a un œil argent, l’autre d’un bleu de husky. Je tremble. Il ne s’en aperçoit pas et sourit. Il a du chili dans les dents.
Concentre-toi sur son regard. Surtout, ne vomis pas ! Non, ne vomis pas !
Il écarte le micro.
— Dis-moi, ma jolie, tu n’es pas un peu jeune pour fréquenter les bars ?
Je croise les bras sur ma poitrine et j’observe son pantalon de velours marron et sa chemise de velours vert à grosses côtes. Il porte des bretelles rouges.
Ce n’est pas le costume le plus harmonieux qui soit. Je hume. C’est un lutin, mais son odeur est atténuée.
— Inutile d’essayer de deviner ce que je pense ; tu manques un peu d’expérience pour ça.
— Dites-moi comment faire pour se rendre au Walhalla.
— Et le s’il vous plaît ?
— Dites-le-moi !
J’avance encore d’un pas. Il lève son archet et recom-mence à jouer.
— Désolé. Pas comme ça.
— S’il vous plaît, dis-je à travers mes dents serrées, et il se met à rire.
— Ma jolie, je ne peux rien pour toi. Celui qui t’a conseillée s’est trompé. Qui t’a dit de venir me voir ?
— Je ne divulgue pas mes sources.
—Tu as trouvé ça sur Internet ? dit-il en riant comme si c’était la meilleure blague qui soit.
Je décroise les bras et le rejoins sur scène. Je m’approche et lui murmure à l’oreille.
— Ne jouez pas avec moi.
—Tu ne me fais pas peur, ma jolie. Toi et ton garçonnet de roi, vous êtes inoffensifs. Le véritable pouvoir n’est pas de votre côté.
Il découvre les dents, continue à jouer, agitant son archet aussi vite que possible.
— Le véritable pouvoir n’est jamais du côté des faibles, des faiseurs de bien, qui ont peur du change-ment et s’appliquent à respecter les règles. Maintenant, file de là avant que je sois obligé de te tuer.
Je prends ça pour du bluff.
Ah bon ? Tu te prends pour un caïd ? Alors, pour- quoi ne pas me tuer tout de suite ?
Il soulève le pied gauche et avance dans la foule qui danse, boit, mange, se dévore des yeux, tous habillés comme nous, comme des lutins.
— Pas devant les hommes, ma chère. Il y aurait trop de nettoyage à faire après.
Je considère la chose un instant, je mesure son pouvoir. Il émet des ondes puissantes par vagues successives, mais je ne recule pas.
Je n’avance pas non plus. Je suis trop mal pour ça. Je répète simplement ce que je veux.
— Dis-moi comment aller au Walhalla !
Il m’adresse un lent sourire affecté, tandis que ses mains s’agitent toujours sur les cordes.
— Et si tu me disais qui tu as perdu ?
—Comme si tu ne le savais pas !
—Je ne le sais pas.
—Alors, comment sais-tu que j’ai perdu quelqu’un ?
— Ma jolie, personne ne veut jamais aller au Walhalla s’il n’a pas perdu un guerrier. Alors, dis-moi qui était ton guerrier.
Il y a des fenêtres sur le côté droit du mur. Si je regarde au-delà des têtes, des costumes et des publicités pour la bière, je vois à l’extérieur et je me sens mieux.
Je me sens toujours mieux à l’extérieur depuis ma métamorphose. Il neige.
Derrière moi, je perçois l’odeur d’Issie et de Cassidy qui s’approchent. Issie sent le lilas.
Cassidy rappelle le parfum que l’on trouve dans toutes les boutiques New Age.
Je ne sais pas comment ça s’appelle. Peu importe. L’essentiel, c’est d’obtenir l’information.
Je me concentre sur lui, j’essaie de paraître plus puissante, plus méchante, de projeter l’image d’un lutin avec lequel on n’a pas envie de plaisanter.
—Dis-moi comment y aller.
— Tu te ronges les dents ? dit-il en riant. Il ne faut pas faire ça ! Ça les émousse ! Les lutins ont besoin de dents pointues.
— Dis-le-moi… et, pour faire bonne mesure, j’ajoute : s’il te plaît.
— Et que me donneras-tu en retour ?
— Ce que tu veux !
Il lève les sourcils et je regrette aussitôt mes paroles.
— Tout ce que je veux ! Tiens… Il faudra que j’y réfléchisse.
J’attends qu’il termine sa chanson. Les gens applaudissent. D’autres sifflent et crient : « Encore ! »
Il sourit, agite son archet pour les saluer et se tourne vers moi.
— Alors, et si je te donnais un indice ?
L’espoir renaît en moi.
—D’accord.
—La reine que tu remplaces est retournée à la pomme. Est-ce que cela peut t’être utile ?
Il se tape sur les cuisses comme si c’était drôle et recommence à jouer.
La reine que je remplace, c’est forcément la mère d’Astley. Que signifie cette histoire de pomme ? Avant que je pose la question, il s’éclaircit la gorge.
—Un conseil, la bleue. Nous ne sommes pas tous du côté de ton roitelet. Pigé ? Non. Non, certains n’ont aucun maître et d’autres, comme celle-là dans le coin, ce sont les serviteurs du diable !
—Qu’est-ce que tu entends, par « pomme » ? dis-je en regardant la femme au coin.
Au lieu de se cacher derrière un charme, elle se montre telle qu’elle est. Ses crocs dépassent de sa bouche. Sa peau bleue choque avec sa robe rouge. Elle passe le bras autour de la taille d’une momie.
Une momie humaine, un homme, qui va sans doute bientôt mourir. Comme je ne peux pas la laisser faire, je me dirige vers elle. Je m’arrête à mi-chemin et me retourne vers le violoniste.
— Et toi ? De quel côté es-tu ?
— Moi ? Du mien.
Il lève le sourcil et ajoute : « Tout comme toi ! »
Nous nous regardons encore un instant. Le monde semble se figer, se mouvoir au ralenti, tandis que nous essayons de deviner nos intentions réciproques.
Ses pupilles s’embrasent un instant, comme s’il voulait m’hypnotiser, mais il en est incapable.
Je ne suis pas faible à ce point. Je me demande si je pourrais lui faire la même chose, briser sa volonté ; néanmoins, je n’agis pas ainsi. Bien que je me sois métamorphosée, je reste du côté du bien.
C’est vrai ?
Je suis toujours du bon côté ?
— Qu’est-ce que tu entends par pomme ?
— Zara !
Le cri perçant d’Issie retentit dans la foule. Je me tourne vers elle et comprends aussitôt. La méchante femme lutin a coincé la tête d’Issie dans son coude et s’apprête à lui briser le cou.