Une communauté évangéliste de Bedford, dans le Maine, la ville des enfants disparus et de l’attaque de l’autocar, annonce l’imminence de l’Apocalypse. Des adolescents portent même des t-shirts proclamant « Bedford : là où commence la fin du monde ».

Carl Pieck., sur FNN Nightly World News

 

Certains signes prouvent que rien ne va plus :

1. La neige ne cesse de tomber.

2.De méchants lutins torturent et enlèvent des adolescents.

3. La ville fait les gros titres de toutes les chaînes câblées.

4. Des agents du FBI quadrillent les rues.

5. La moitié des élèves sont confinés à la maison, car leurs parents ont peur de les savoir dehors.

 

Issie, Devyn, Cassidy et moi, nous en avons discuté, coincés chez Maine Grind, la seule coffee shop de la ville. En essayant de trouver un sens aux phrases énigmatiques que mon père avait gribouillées dans les marges de son livre de Lovecraft, comme « la lutte des isthmes » ou « l’étain renforce l’antidote », Cassidy a découvert qu’il s’agissait d’allusions à d’étranges reflets qui devaient évoquer l’arc-en-ciel, le pont de BiForst  – ou pont arc-en-ciel  – de la mythologie nordique. Il est mentionné par de nombreux sites Internet. C’est un arc-en-ciel que l’on trouvait un peu trop immatériel pour être réel, mais on devait se tromper.

— Alors, il faut chercher un arc-en-ciel sur lequel on peut marcher ? demande Issie qui plaisante à moitié. Il faudra retrouver un leprechaun aussi ?

Au coucher de soleil, on sort patrouiller, sans Cassidy, qui a un examen de français demain. Les lutins sont encore plus forts la nuit.

Leurs sens s’exacerbent, leurs pouvoirs se multiplient et ils se dissimulent dans le noir.

Depuis que Frank a débarqué en ville et que mon père a pris la fuite, ils ne cessent d’attaquer, pour devenir de plus en plus puissants et contrôler la situation. Eux, ils sont incontrôlables !

On se gare derrière un grand magasin.

Je déboucle ma ceinture et me penche en avant. Issie se retourne.

— C’est lui que tu cherches ?

— Non, ce n’est pas Nick, c’est celui qui l’a tué, Frank, dit-elle en frissonnant, rien qu’en prononçant son nom.

On ne trouve personne ce soir, néanmoins, lorsque je rentre à la maison, Betty se conduit comme une spécialiste de l’interrogatoire. Issie m’envoie un texto, me disant qu’elle est privée de sortie à cause des enlèvements et des scènes de violence.

Désormais, elle devra rentrer directement après les cours. Sa mère a peur. Je lui réponds par texto : « C’est hoooorrible ! »

Elle se promène toujours avec un gros cutter, tant elle a peur, et voudrait que j’en fasse autant.

J’ai de la chance : Betty ne me cloue pas à la maison. Je passe le reste de la soirée à faire mes devoirs idiots et à me demander ce qui se passerait si Astley disparaissait. Je n’ai pas envie de jouer le rôle de régente !

Finalement, je jette l’éponge et j’écris quelques lettres pour défendre les prêtres maltraités au Myanmar. Ensuite, je surfe sur Internet pour chercher des renseignements sur la mère d’Astley et le Walhalla. Hélas, je reviens bredouille.

J’ai collé une photo de Nick et moi sur le miroir.

On l’a prise dans un photomaton, devant le cinéma, à Bangor. On tire la langue, tous les deux ; il fait semblant de me lécher. C’est tout ce que je peux faire pour ne pas sombrer dans le mélo de la reine prisonnière. J’embrasse la photo et lui promets de le retrouver.

Je ne revois pas Astley avant le lundi, lorsqu’il se pointe devant la fenêtre de mon cours d’espagnol et me fait un signe. Même à travers la vitre, je remarque qu’il est pâle et en sueur. Il a la tête bandée. Inquiète et terrifiée à la fois, j’ai le cœur qui tambourine.

Paul donne un coup dans ma chaise.

— Tu le connais ?

— Ouais.

— On dirait qu’il s’est battu.

Je lève le doigt et demande l’autorisation d’aller aux toilettes.

La prof lève le sourcil.

— En espagnol ?

On penserait qu’avec tout ce qui se passe, les profs seraient un peu plus cool, mais non ! C’est à croire qu’ils estiment nous rendre service en nous harcelant sans cesse. De l’espagnol ! Je t’en ficherais…

Si les lutins attaquent, il faudra que je crie « au secours » en espagnol !

— Puedo utilizar el baho, por favor ?

Elle fait signe que oui et je me précipite vers la porte.

— Eh ben, ça pressait ! Elle est peut-être enceinte, murmure Brittney, comme si elle jouait la méchante dans une sitcom ado.

— En espagnol ?

Je ferme doucement la porte avant d’entendre la réponse. Si elle sait dire cela en espagnol, c’est qu’elle a plus de matière grise que moi !

— En norvégien, cela se dirait : Hun met dra. Kanskje er hun gravid, dit Astley en essayant de sourire.

Je ne peux pas m’empêcher de le taquiner.

— Quoi ? Demander d’aller aux toilettes ou insinuer que je suis enceinte ?

— Tu attends un enfant ? dit-il, les yeux écarquillés, faussement terrifié.

— Arrête ! Bon, trêve de plaisanterie. Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi tu saignes ?

La lumière de néon suspendue au plafond commence à vaciller. Elle émet de petits grésillements auxquels l’oreille humaine resterait insensible.

Elle va bientôt claquer si l’appariteur ne la remplace pas.

— Parfois, dit Astley, d’une voix triste et fatiguée, j’en ai assez de jouer les messieurs Parfait.

Sur sa tempe, une veine est si gonflée que je le remarque. Il s’appuie sur le mur.

— Pourquoi tu saignes ?

Je soulève le pansement pour examiner la blessure.

Il n’y prête pas attention, ne sourcille même pas !

— Tu sais à quel point c’est difficile d’être roi ? D’être toujours obligé d’être bon, d’être parfait ? Tu imagines les efforts que cela demande de courir après ton abruti de garou tout en pensant que tu devrais être contente d’être avec moi, parce que tel est notre destin.

— Astley ! Abruti, ce n’est pas un mot à…

Il lève la main pour que je me taise et je pince les lèvres, car, de toute façon, qu’est-ce que je pourrais bien dire ? Que pourrais-je ajouter qui ne le fasse pas souffrir plus qu’il ne souffre déjà ? Je ne suis peut-être pas responsable de sa blessure à la tête, mais il souffre intérieurement à cause de moi. Il se montre méchant envers Nick à cause de moi.

— Je suis désolée.

— Ne dis pas ça !

Sa voix se brise et il baisse les yeux, gêné. Il croise les bras devant sa poitrine et regarde le sol… Astley ne regarde jamais le sol, d’habitude ! De nouveau, la lumière du néon vacille. Le grésillement monte de quelques décibels.

Je prends son visage dans mes mains. Sa barbe naissante gratte mes paumes.

— Je suis désolée, je suis désolée de te voir souf- frir, je suis désolée que tu sois obligé d’être parfait, je suis désolée de m’être conduite comme une idiote au cimetière. Je vais faire des efforts.

Je ferme les yeux.

— Je te crois.

Il pousse un petit gémissement et j’ouvre les yeux.

Soudain, ses yeux bleuissent. Ils sont aussi glacials qu’un ciel d’hiver lorsqu’il ne neige pas. On dirait des abysses.

— J’ai totalement confiance en toi, Zara.

J’avale ma salive et essaie de me ressaisir.

— Tu vas finir par me dire ce qui est arrivé à ton front ?

— Je me suis battu.

— Avec qui ?

— Amélie.

— Amélie ! C’est ridicule. Elle ne se battrait jamais avec toi !

— Bien sûr que si, et c’est ce qui s’est passé.

Je recule d’un pas.

— Pourquoi ?

Il m’attrape par le poignet. Les radiateurs du couloir se mettent en marche. La cloche va bientôt sonner.

— Je veux que tu viennes avec moi, dit-il, changeant brusquement de sujet.

— Où ça ? Je dois retourner au cours d’espagnol avant la sonnerie.

Il doit rester moins de trois minutes.

— En Islande.

— En Islande ? (Ma voix s’étrangle. J’essaie de garder mon calme.) Tu veux aller en Islande ? En plein hiver ? En pleine guerre des lutins ? C’est impossible ! On doit assurer la sécurité des gens. On ne peut pas tout laisser tomber pour partir dans ta fichue Islande.

(Il soupire.)

— On croirait entendre Amélie. Sauf qu’elle ne dit jamais « fichue » !

Il a l’air si décomposé que ma colère se dissipe. Ses doigts entourent toujours mon poignet.

— Tu as l’impression que personne ne te fait plus confiance ? C’est ça ? Que tu perds le contrôle de la situation ?

— Exactement.

Il me pose la main sur le dos et me guide gentiment vers le couloir qui mène à la salle de classe. Je m’arrête en pensant que je suis déjà très en retard dans mon travail scolaire, que je n’ai pas assisté à une réunion d’Amnesty depuis des lustres, que j’ai manqué je ne sais combien de séances d’entraînement. Pourtant, je me retourne à moitié :

— Moi, j’ai confiance en toi, Astley, et j’irai avec toi en Islande. Quand partons-nous ?

— Tu ne veux même pas savoir pourquoi ?

Je me mords les lèvres et j’attends la réponse. Une petite étincelle d’espoir s’allume dans mon cœur lorsque je le vois sourire.

— J’ai une piste, dit-il en levant la main, tout excité.

Vander a trouvé des indices qui nous mènent au pont de BiForst, en Islande.

— Pour de vrai ?

Pour de vrai. Il se trouve à Asgard, et l’on pense que, pour aller au Walhalla, il faut passer par un geyser islandais. C’est un sacré indice.

Il sautille sur la pointe des pieds, et son sourire se communique à son regard.

— Nous avons fait un pas en avant, Zara. Je t’avais bien dit qu’on retrouverait ton loup.

Je me jette dans ses bras. Il rit et me fait tourner en cercle. Mes pieds effleurent les murs. La cloche sonne. Je dois retourner prendre mes affaires en classe et mon passeport à la maison.

Je dois tout raconter à Issie, Dev et Betty qui ne manquera sûrement pas de s’inquiéter. Mais, pour l’instant, j’ai simplement envie de prendre Astley dans mes bras en répétant : « Merci, merci, merci. »

 

Je dois attendre l’heure du déjeuner pour parler à mes amis.

— Oui, c’est formidable, dit Issie.

Au lieu d’être à la cantine, nous faisons des recherches à la bibliothèque, sur les mots Walhalla, Islande et Geyser.

— Et s’il voulait simplement t’entraîner hors du pays pour votre lune de miel ?

— Il n’est pas comme ça ! (Je m’adosse à ma chaise et donne un coup de pied par terre !) Il ne m’aime pas de cette manière.

— C’est moi qui ai raison, petite écervelée. Enfin, je suis trop gentil pour me disputer avec toi.

Non, je ne crois vraiment pas qu’elle ait raison, mais je ne suis pas gentille. Elle m’a promis d’apporter un mot d’excuse à mon entraîneur et de me passer tous les devoirs. Une fois de plus ! Cassidy s’est portée volontaire pour assister à la réunion d’Amnesty International, demain. J’ai les meilleurs amis du monde !

Même Devyn est enthousiaste. Il montre l’écran d’ordinateur.

— Regardez ! J’ai trouvé des liens qui situent le Walhalla en Islande ! C’est fantastique. Je me demande pourquoi nous n’avons pas trouvé plus tôt !

Il se lève d’un bond, se place derrière lui et l’embrasse sur le sommet de la tête.

— Tu ne peux pas toujours être parfait, monsieur Je-sais-tout !

Il fait défiler la page. Ses yeux étincellent d’excitation.

Cassidy retient son souffle et montre la photo d’un loup géant.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Fenrir, explique Devyn. Il fait partie de la mythologie nordique. Il est enchaîné par les dieux, mais il se libérera pour annoncer l’Apocalypse et une guerre totale entre le bien et le mal.

— Charmant ! s’exclame Cassidy. Tu peux aller plus bas que je ne sois plus obligée de le regarder ?

Plus loin, on voit une photo du pont arc-en-ciel.

— Ah ! c’est mieux !

Cassidy soupire et tend la main vers moi pour que je la prenne.

—Ça y est, on va pouvoir retrouver Nick ! Je n’arrive pas à y croire !

— Je sais, c’est incroyable ! dis-je en souriant.

Chez moi, je boucle ma valise, je prends mon passe- port et j’appelle Betty à son travail. Elle réagit mal.

—Tu oses lui faire confiance !

Cela en dit long.

 

L’aéroport de Bangor est minuscule, avec ses deux portes principales seulement, et une autre sur le côté pour les vols internationaux. Comme la piste est longue et que le Maine a une situation idéale, c’est là que les avions atterrissent après avoir traversé l’Atlantique en cas de pépin : passagers ivres qui mordent le personnel, pannes moteur…

C’est aussi là que les avions militaires américains viennent se ravitailler avant leur départ pour l’Afghanistan, le Koweït ou je ne sais quelle destination guerrière. Dans la salle d’attente, des soldats en tenue de camouflage parlent à leur famille sur leur téléphone portable. Dans la boutique-cadeau, un soldat conseille à un plus jeune d’acheter des briquets.

   Cela vaut de l’or, là-bas !

Le plus jeune en attrape une vingtaine et le remer- cie. Cela me fend le cœur de voir à quel point ils sont jeunes. Nous sommes en guerre, nous aussi, j’imagine, et nous sommes jeunes.

Pourtant, je ne me sens pas aussi jeune qu’Astley, et je traverse l’aéroport en souriant aux agents de sécurité avant de m’asseoir sur ma chaise en vinyle, devant le comptoir d’embarquement. J’ai les yeux fixés sur le « 2 » géant de la porte.

Un avion roule lentement vers la porte 1. Quelques personnes se lèvent. Je sens l’odeur du métal et de l’air climatisé.

— Je n’arrive même pas à croire que nous sommes à l’aéroport !

Astley passe la main dans son épaisse chevelure et sort un ordinateur de son sac à dos de cuir.

— La plupart des lutins ne peuvent même pas prendre l’avion. Ils ne supportent pas la proximité du fer.

— Pourquoi tu ne leur donnes pas un peu de tes pilules magiques anti-fer ? Ce serait peut-être une bonne chose ?

Il se frotte derrière l’oreille et explique :

— Cela nous donne un avantage sur notre peuple.

Notre peuple ! Il les appelle « notre peuple » ! Mais mon peuple à moi, il vit à Bedford, il se bat pour sa survie. La culpabilité me repousse contre le siège de vinyle bleu nuit. Je replie les jambes sous moi et pose mes pouces sur mes paupières.

— Tu as mal ? me demande Astley.

Sa voix inquiète, plus grave qu’à l’accoutumée, a murmuré à mon oreille.

— J’ai l’impression que je sens des pieds. Je ne sens jamais des pieds, sauf en avion. Tu sais pourquoi ?

Il me pose la main sur le front.

—  Tu es malade ? Tu racontes des bêtises.

J’ouvre les yeux. Il semble très inquiet sous les lumières fluorescentes du terminal.

— Non, je vais bien.

Il lève les sourcils.

— Bon…, je suis tout excitée, mais je me sens coupable à l’idée de partir.

— Zara, j’aurais pu y aller seul. Tu es certaine de vouloir m’accompagner ?

Devant moi, une petite fille en collants blancs et bottes brunes tournaille autour de son père qui porte une casquette de base-ball et discute au comptoir. Elle s’amuse avec ses cheveux.

— Ouais.

J’observe la fillette qui tire sur ses longs cheveux bruns et étudie les mèches, comme si elle s’étonnait de voir qu’elles lui appartiennent.

— Tu me le diras quand tu auras des nouvelles de ton ami lutin ?

— Il appellera dès notre arrivée.

La petite fille s’accroupit et reste en équilibre sur la pointe des pieds. Elle tient un bon moment avant de tomber sur la moquette de carrés alternés gris bleu.

— Je me sens nerveuse.

Tout d’un coup, sans raison, la petite fille lève la tête et se met à pleurer d’une voix profonde et triste, comme un bébé, qui s’abandonne à son chagrin. Son papa ne tourne même pas la tête.

Mon beau-père m’aurait prise dans ses bras. Mon papa lutin ? Qui sait ?

— Parfois, je me demande si les humains valent la peine qu’on les sauve, murmure Astley.

— Les lutins ne valent pas mieux.

— Exact. Ne m’écoute pas, je suis fatigué.

J’avale ma salive.

— Tu crois que nous avons le pouvoir d’être bons ?

— Les lutins ou les êtres vivants en général ?

— Les deux.

— Je suis bien obligé de le croire.

— Pourquoi ?

Avant qu’il puisse répondre, le steward annonce dans le micro :

— Vol 5781, à destination de l’Islande, les passagers de première classe sont invités à se présenter au comptoir d’embarquement.

— C’est nous.

Astley lève le bras.

— C’est vrai ?

Je n’ai jamais voyagé en première classe, et même si je trouve ça matérialiste de ma part, je suis fascinée.

— Nous sommes des royaux, ne l’oublie pas, dit Astley en roulant les yeux avant que je puisse m’offusquer.

Il se lève et m’offre une main stable et ferme. Nous restons debout un instant, à nous regarder dans les yeux, et il relâche la pression des doigts, l’un après l’autre.

— Je te dirai pourquoi j’y crois quand nous serons dans l’avion. Cela t’aidera à mieux accepter ta métamorphose. D’accord ?

Je fais signe que oui. Je rassemble mes affaires et regarde les gens. L’hôtesse a des pellicules. Des petites poussières blanches tombent de sa tête. La fillette cesse de pleurer, son père ne le remarque pas.

Une femme avec d’énormes oreillettes antibruit lit un exemplaire de Glamour.

Un homme en costume-cravate, qui porte une alliance, tient un roman de John Grisham à la main. Ils ont tous l’air si innocents, si inconscients de notre présence ! Ils ne se doutent pas que le monde pourrait basculer si nous échouons. Et je m’en réjouis, car ne rien savoir, c’est plus rassurant, c’est plus sain !

La femme repose son magazine.

— Vous l’avez terminé ? Cela vous ennuie de me le prêter dans l’avion ?

Elle a l’air choquée un instant, mais répond :

— Oh ! non, bien sûr que non.

— C’est exactement ce qu’il me faut. Merci.

Astley s’installe à côté de moi. Une fois nos ceintures bouclées, je descends l’accoudoir. Astley s’y oppose.

— Non, il est en métal.

Nous avons pris nos pilules.

— Mieux vaut le laisser levé, dit-il avec un ton d’excuse.

Ce n’est pas un ordre, c’est une suggestion ; alors, je le remets en place avec le coude.

— C’est mieux ?

Beaucoup mieux.

Il sourit et me tend un petit oreiller blanc et une couverture bleu nuit.

Les gens commencent à embarquer en poussant ou tirant leur valise. Un homme émet un vent. Astley me regarde et pince les lèvres pour ne pas rire. Je me cache le nez et la bouche derrière la main.

— Il y a beaucoup de monde dans un avion. Et beaucoup d’odeurs.

Je touche la paroi. En plastique, elle paraît beige uni à première vue ; pourtant, elle est décorée de minuscules cercles concentriques. Je me demande si je l’aurais remarqué avant. Je me demande si tout est comme ça si les choses paraissent pâles et fades, mais qu’en regardant mieux, on voit les aspects cachés. Astley s’adosse à son fauteuil, étend les jambes sous le siège devant lui. Ses cheveux sont blond cendré.

Si on regarde bien toutefois, on voit des reflets roux qui vont du cuivré au rouge framboise et scintillent au soleil. Je passe le doigt sur le contour du hublot.

Des employés en gilet et salopettes orange conduisent des camions de nourriture.

Je me demande à quoi ils ressemblent sous la surface quel genre de vie ils mènent, si les camions aussi sont décorés de petits cercles.

Une fois l’embarquement terminé, l’hôtesse vérifie l’habitacle. Elle nous montre comment boucler notre ceinture (je me demande qui ne sait pas !) et nous explique le fonctionnement des gilets de sauvetage et des masques en cas de brusque dépressurisation. Astley devient de plus en plus livide. Tandis que nous roulons sur la piste, il ne cesse de déglutir.

— Tu vas bien ?

— J’ai peur de l’avion, admet-il en se tortillant sur son siège.

Il croise et décroise les jambes, un peu comme un garçon nerveux.

— Et pourtant, tu voles tout le temps !

— Oui, mais sans avion !

— Oh ! avoir peur de l’avion, c’est une phobie banale. Ça s’appelle aviophobie, aviatophobie, aérodromphobie ou ptéroméchanophobie.

Il éclate de rire.

— Et qu’est-on censé faire lorsqu’on souffre d’aviophobie, d’aviatophobie, d’aérodromphobie ou de ptéroméchanophobie ?

— Ne te moque pas de mon savoir incommensurable sur les phobies, dis-je en lui donnant un coup de coude. Je trouve que c’est cool de mettre un nom sur ses peurs, de les regarder en face, et c’est ce que tu fais. Tu es dans un avion, tu fais face à tes peurs.

Il pince les lèvres. Je vois littéralement les tensions qui s’échappent de lui sous forme de volutes orangées.

— Ce n’est pas pour cela que je me sens mieux.

— Donne-moi la main, dis-je, tandis que nous prenons de la vitesse.

Il ne demande pas pourquoi. Il me donne la main. Elle est toute moite. Je croise les doigts avec les siens, pose mon autre main dessus et serre doucement.

— Parfois, quand on a peur, cela rassure de savoir qu’il y a quelqu’un à côté de soi.

L’avion lève le nez et se cabre vers le ciel. Les roues quittent le sol.

— Tu as raison, dit-il d’une voix grave.

Ce n’est que lorsque nous avons atteint l’altitude de croisière qu’il cesse de trembler. Je feins de n’avoir rien remarqué et résiste à l’envie de m’essuyer les mains quand il finit par me relâcher.

C’est seulement lorsque l’hôtesse nous a servi un jus de canneberge et donné un paquet de biscuits qu’Astley s’éclaircit la gorge et me raconte son histoire.

Je sais tout de suite que c’est ce qu’il a évoqué à l’aéroport, car sa voix déjà très docte devient encore plus régulière, plus régalienne.

— Mon père est décédé lorsque j’entrais dans ma douzième année. Un jour, tu me raconteras comment ton père est mort, si tu veux. (Jusque-là, je n’avais pas réalisé que nous avions tous deux un père décédé.) Pour l’instant, c’est à moi de parler.

Lui et son père avaient embarqué pour une croisière sur le Queen Mary 2 qui devait les faire traverser l’Atlantique pour les conduire en Espagne. Je trouvais cette idée très romantique. Astley était tout excité à l’idée du voyage, avec son père, sans sa mère.

— Elle n’était pas…

Il trébuche sur le mot, ce qui est rare chez lui.

— Pas comme maintenant. Elle aimait beaucoup mon père. Elle l’aimait plus que tout au monde, plus que les bijoux ou les montres, plus que moi, plus qu’elle-même.

Le voyage s’était bien déroulé. Ils n’avaient même pas eu le mal de mer. Une fois en Espagne, ils poursuivirent leur voyage jusqu’à Madrid, par voie terrestre.

Nous étions à la gare. Elle était effroyablement bondée. J’étais très excité, car je croyais que le train approchait. Mais c’était autre chose. Mon père jura et me prit par le bras, juste au-dessus du coude, dit-il en se touchant comme s’il se souvenait du geste.

Sa voix s’adoucit.

— En levant les yeux vers lui, je compris qu’un drame se préparait. Le vacarme devenait infernal, et l’on sentait l’odeur de chair brûlée. Juste avant l’arrivée du train, les gens se mirent à hurler, à courir comme des fous, à tenter de rejoindre les escaliers.

Je me rappelle avoir entendu une information similaire sur CNN qui parlait d’attentat terroriste à la bombe. Plus de deux cents morts.

— Nous étions pris dans cette massive marée humaine. La chaleur qui émanait du tunnel était atroce. Ensuite, un nuage de feu fonça vers nous. Nuage, ce n’est pas le mot exact. C’était une bête infernale.

Tout mon corps se noue, et je reprends la main d’Astley. Il ne semble pas le remarquer.

— Il ne pouvait pas voler ?

—Non, c’était l’un des rares rois à ne pas en être capables. Ce n’est pas lui qui m’a appris, ce qui explique sans doute pourquoi je suis si peu doué pour les atterrissages, mais je m’égare.

Il pousse un profond soupir au moment où un grand type guindé en costume se lève pour aller aux toilettes.

— Il vit ce qui allait arriver et il me prit l’autre bras. Ensuite, il me souleva au-dessus de sa tête et me lança le plus loin possible. Au lieu de fuir, il m’a sauvé la vie, Zara. Il m’a lancé en haut de l’escalier !

Sa voix se brise d’émotion, de colère et de douleur, une douleur si profonde et si réelle que j’arrive à peine croire qu’il la partage avec moi.

Je pense à Nick qui ne m’a jamais fait assez confiance pour me parler de ses parents.

— C’est difficile de tout me raconter ?

— Plutôt, oui.

— Alors, pourquoi tu me le dis ? (Je ne pose pas la question méchamment.) Je me demande pourquoi tu le fais, si cela te fait tant souffrir. Je dis des absurdités ?

— Non. Non, Zara. Je te le raconte, parce que tu es ma reine, que je peux te compter parmi mes amis et que tu mérites de savoir.

Il boit une gorgée de son jus de fruits. Je me demande ce que je n’ai pas raconté à Astley, ce qu’il devrait savoir sur moi, ce que je n’ai jamais raconté à Nick. Astley a les mains qui tremblent lorsqu’il termine son histoire.

Il était retombé sur une mer humaine, s’était un peu cogné la tête et s’était évanoui. Il s’était réveillé dans un hôpital espagnol. Bentley, le majordome, était penché sur lui. Sa mère était folle de douleur et son père avait disparu.

— Il m’a sauvé, Zara.

Je hoche la tête et serre sa main plus fort. Il serre mes doigts et me relâche. De la même main, il repousse une mèche derrière mon oreille.

— Il m’a sauvé. Il n’a eu qu’une fraction de seconde pour choisir ma vie ou la sienne. C’est pour cela que je sais que les lutins peuvent être doués de bonté. Je l’ai vu de mes propres yeux. Mon père était un bon lutin. Je veux être comme lui, je veux que mon peuple lui ressemble.

Je pince les lèvres. Les larmes menacent de couler.

— Tu es bon, dis-je, et je suis totalement sincère. Tu es bon, Astley.

Il s’adosse au fauteuil et ferme les yeux.

   J’espère.

Soudain, Astley se redresse brusquement.

— Tu as senti ?

— Quoi ?

— Un lutin ! Un lutin puissant.

Je me concentre.

— Peut-être. Il y a une odeur de savon Dove. Je croyais que c’étaient les toilettes et toi.

— Charmant !

Il détache sa ceinture. L’hôtesse approche de lui.

— Monsieur, vous devez vous asseoir.

Il la regarde comme si elle lui demandait de manger toute une cargaison de Twinkies.

Sa frustration me frappe comme un coup de poing.

Cela n’a rien d’intentionnel chez lui ; c’est juste ainsi que je le ressens.

— Le commandant vient de rallumer le signal, insiste-t-elle. Nous allons traverser une zone de turbulences. Monsieur, je dois…

Brusquement, je m’écrie :

— Il a la diarrhée !

Astley se raidit et rougit jusqu’aux oreilles. Je ne me sens pas très fière de moi, mais si cela doit marcher…

Et puis, c’est la seule chose à laquelle j’ai pensé !

— Oh !

Perturbée un instant, elle recule d’un pas, tandis qu’Astley se précipite vers les toilettes. J’échange des regards embarrassés avec l’hôtesse.

— Il est très gêné, dis-je en chuchotant. C’est la saucisse, ou les haricots… De toute façon, il va vous falloir du déodorant…

Dix minutes plus tard, Astley réapparaît.

— Tu as passé tout ce temps aux toilettes ? dis-je en jouant avec ma chaînette.

Il roule les yeux et me dit qu’il a utilisé un charme pour se dissimuler. Il a parcouru toutes les allées sans réussir à localiser la source de l’odeur.

— Cela ne me plaît pas, dit-il en remettant sa ceinture.

Il reste immobile. Tout son corps se tend, comme s’il attendait une attaque.

— À moi non plus.

— Tu as reconnu l’odeur ? Qui est-ce ?

   Ton père.