Les dernières découvertes d’empreintes de grands félins déroutent les autorités. Certains habitants commencent néanmoins à se demander si la responsabilité des disparitions ne pourrait pas être attribuée à autre chose qu’un prédateur humain.
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Astley passe quelques coups de téléphone, et ses sujets viennent nous débarrasser du corps de BiForst. Betty n’est pas encore revenue. Deux jours se passent, et nous sommes toujours en deuil. Un double deuil en fait, pour Mme Nix et Nick, car il semble bien que nous ayons perdu toute chance de le retrouver.
C’est presque un triple deuil, tant j’ai peur que Betty ne revienne jamais. De plus, elle se montre très imprudente. On ne cesse de signaler des apparitions de grands félins et, pendant un reportage, un homme montre les grosses empreintes des pattes de Betty dans la neige.
Blêmes et insupportables, les journées s’étirent dans la grisaille. Mme Nix était la personne la plus gentille qui soit et, à présent, elle nous a quittés. Son absence ne passe pas inaperçue au lycée, pas plus que celle de Betty à l’hôpital. Maman remplace Mme Nix, mais il n’y a personne pour jouer le rôle de Betty. Le vendredi, un agent du FBI nous arrête, Cassidy et moi, dans le parking du lycée, et nous pose des questions.
Nous répondons du mieux possible. Nous ne savons rien sur Mme Nix. Betty est allée rendre visite à une amie malade, dans le New Hampshire. Nous donnons le numéro de portable de Betty.
— Vous n’êtes pas inquiètes ? nous demande-t-il. Avec toutes ces disparitions ? Et vous, jeunes filles, je vous trouve bien imprudentes de vous promener toutes seules dans le parking.
Cassidy me passe le bras autour de la taille.
— Nous ne sommes pas seules.
— Ah ! parce que vous vous protégez mutuellement ?
— C’est vous qui êtes seul.
— Oui, mais j’ai ça ! dit-il en tapotant sa ceinture, à l’endroit du holster.
Il ne dit pas ça pour jouer les machos. Un peu plus tard, dans la journée, je retrouve Astley à la supérette, car maman refuse de le laisser approcher de la maison.
Nous déambulons dans les allées avec nos paniers de plastique sans vraiment faire de courses.
J’attrape une boîte de raviolis aux champignons pour justifier notre présence.
Il me raccompagne à la voiture. Mon bonnet étant de travers, je le remets en place. Astley arrange mon écharpe autour de mon cou.
— Tu n’as pas renoncé à tout espoir ?
Je hausse les épaules tout en sachant que ce geste est un constat d’échec. Il me pose la main sur la joue.
— Cela me fait de la peine de te voir si triste.
— Ça va aller. J’ai déjà perdu des êtres chers.
Il se penche vers moi. Son odeur couvre tout le reste.
Les flocons qui tombent derrière lui dans la vaste mer de blancheur du parking sont presque invisibles, blancs sur blanc. Il ne reste plus que lui et moi, avec notre chagrin.
— J’emporterais ta peine si je pouvais, dit-il.
— Pourquoi ?
—Parce que.
Je m’appuie contre la carrosserie de la Mini. Je tends le bras et enlève la neige de ses épaules.
—J’aimerais que ce soit possible.
Ses doigts s’enroulent autour de mes poignets et communiquent leur chaleur jusqu’à l’intérieur de mes moufles.
— Zara ? dit-il, la voix rauque de douleur.
Je penche la tête et, avant de m’en apercevoir, je m’accroche à lui, comme s’il était une sorte de laisse magique qui m’empêcherait de sombrer dans la tristesse et la douleur. Il baisse la tête.
De manière imperceptible, nos lèvres s’effleurent et plongent les unes dans les autres, cherchant vie et réconfort, impatientes de savoir que nous ne sommes plus seuls. Le monde vacille. Astley me serre plus fort, et il ne reste que nous, au milieu des flocons, avec le monde qui tourne sur son axe, et le temps qui s’écoule, seconde par seconde, comme s’il nous avait enveloppés de son édredon blanc, pour nous réchauffer, nous couvrir de passion, de désir et…
Je m’écarte la première. Je porte la main à ma bouche…
— Euh… Oh !…
Une voiture démarre et s’éloigne. J’essaie de trouver quelque chose à dire, de comprendre ce que je ressens. Astley m’a embrassée. C’était agréable. Plus qu’agréable. Je ne peux pas…
Astley interrompt le cours de mes pensées. Soudain. son visage se durcit.
— C’était un piège. Ma mère nous a tendu un guet- apens. Elle espérait pouvoir te tuer dans le bar, mais elle avait un plan B. Vander avait dû lui prêter allégeance ; il devait travailler pour elle. C’est rare, mais cela peut arriver, car elle était reine et je ne suis pas encore aussi fort que je le devrais.
L’horreur me fait frémir.
— Pourquoi ? Pourquoi voudrait-elle me tuer ?
— C’est la veuve d’un roi. Si je meurs, elle pourra choisir son nouveau roi et régner à travers lui. Comme tu es vivante, c’est toi qui possèdes ce pouvoir, et non elle.
J’essaie de comprendre. Si Astley mourait, je devrais trouver un autre roi ? Et si nous mourions tous les deux, elle reprendrait le pouvoir ?
— C’est affreux ! Elle voulait vraiment me tuer ? Et toi aussi ?
— Elle a tué ma première reine, je crois, en usant de la tricherie. Et en Islande… C’était elle. J’en suis certain.
Je me concentre sur son visage. J’essaie de repousser ma colère et de me concentrer sur sa douleur, à lui, sur sa perte. Je ne sais pas ce que cela signifie d’avoir une mère comme elle. Comme il doit se sentir seul !
Je regarde ses lèvres et mon estomac se serre. Je l’ai embrassé. Nous nous sommes embrassés. Nous…
Il déglutit si fortement que je l’entends.
— Je le retrouverai.
— Quoi ?
— Je retrouverai ton loup. Je veux que tu me désires pour moi, pas à cause de ton chagrin, pas à cause de son absence. Je veux que tu m’aimes pour moi. Je veux que tu m’embrasses non parce que tu as besoin de mon aide, mais parce que tu as envie de m’embrasser.
Il lève légèrement le sourcil et ses lèvres s’entrouvrent. Je laisse tomber ma main, la tends vers lui ; il recule et disparaît entre les voitures avant que je puisse lui dire que je n’ai pas envie de le perdre.
Je revois Astley le lendemain après la classe. Il me rejoint dans le parking, près de la Mini.
Il a un regard doux, mais il est méfiant. Il scrute les environs au lieu de me regarder, ce que je comprends parfaitement, car j’en fais autant. Nous ne pouvons pas baisser la garde !
— Je dois te demander un service, Zara.
J’acquiesce d’un signe de tête. Je n’y vois aucun inconvénient.
— J’ai organisé une réunion avec nos sujets pour que…
— Dans le cimetière ?
— Non, je crois que c’était un peu trop…
— Mélodramatique ?
Il penche la tête, m’adresse un sourire en coin et me regarde.
— En tant qu’espèce, nous avons un faible pour le décorum. Merci de me le rappeler. Non, pas cette fois. Cela se passera dans une salle de réunion, à l’hôtel. Nombre de nos lutins se font passer pour des journalistes et sont hébergés au Holiday Inn. Nous avons loué une grande salle et une installation vidéo pour que tout le royaume puisse nous regarder.
Astucieux. Mais pourquoi ?
— Je veux leur expliquer ce qui s’est passé en Islande, ce qui est arrivé à Mme Nix. Je dois révéler les traîtrises de ma mère.
Sa pomme d’Adam s’agite et il se passe la main dans les cheveux.
— Cela n’aura rien de drôle.
Effectivement. Nous passons une heure dans la salle de réunion avec ses murs roses à vomir et son odeur de vieux café. Pendant tout ce temps, je me souviens de la manière dont je me suis enfuie au cimetière, et la honte me brûle les joues. Ils ont fait de tels sacrifices pour venir ici, pour protéger la ville, pour nous protéger, moi et mes amis… Ils méritent un meilleur traitement. Pendant toute la conférence, Astley se tient sur l’estrade et ne cesse de parler et de répondre à l’avalanche de questions des deux cents lutins assis dans la salle. Ils s’expriment de manière très respectueuse, et, à la façon dont Amélie les regarde, je jurerais qu’ils ont tous peur qu’elle leur arrache la tête aux premiers signes d’insolence. Astley leur explique que sa mère essaie de nous assassiner.
Il signale également que nous avons vu Fenrir, le loup qui annonce Ragnarok, la fin de notre monde.
Finalement, Becca, qui n’a cessé de mâchonner du chewing-gum, lève la main et demande :
— Donc, vous avez tenté de retrouver le Walhalla pour sauver le métamorphe qui vous avait attaché à un arbre ?
— Oui, répond Astley.
Amélie fait les cent pas dans la pièce, comme une bête sauvage. J’essaie d’imaginer la douleur qu’elle a dû éprouver en tuant sa sœur et en me voyant devenir la nouvelle reine d’Astley.
Sans se soucier d’Amélie, Becca continue.
—Et c’est le petit ami de la reine ?
—Oui.
— Et la reine a tué d’autres lutins pour exaucer ce souhait ?
— Oui, répond Astley en me regardant.
Je suppose que nous avons tous les deux envie de savoir où elle veut en venir.
— Écoutez, dit Becca, je n’ai rien contre ceux qui peuvent nous aider à ficher Frank dehors ; je me demande simplement pourquoi ne pas solliciter une audience au conseil, afin qu’il vous explique comment vous rendre au Walhalla.
Elle me regarde, mais ses yeux n’ont rien d’hostile ; ils sont juste directs.
— Je l’ai fait par téléphone, et je le referai au sortir de cette salle. Pour l’instant, je n’ai pas obtenu de réponse.
Il regarde tout autour de la pièce pour voir s’il y a d’autres questions.
— La reine a-t-elle quelque chose à ajouter ? demande Becca. (Elle me sourit. Elle est magnifique lorsqu’elle sourit. Ses parents viennent de Hong Kong, m’a dit Amélie.) Elle est restée bien silencieuse.
Dans la salle, l’énergie bascule. Je sais qu’ils se souviennent tous de la manière dont je me suis enfuie, de ma faiblesse et de ma peur. Ce n’est pas ce dont ils ont besoin en ce moment. Je les sens nerveux, sur les dents, avec toutes les trahisons et les attaques auxquelles ils sont confrontés.
— Ce n’est pas Zara, le problème, dit Astley, mais, ajoute-t-il en me regardant, si vous désirez dire quelque chose, ma reine, je vous en prie…
Les genoux tremblants, je m’avance. J’abaisse le micro. La situation est des plus bizarres.
Regrettant de ne pas avoir préparé de discours, j’ex- pire lentement et j’inspire.
— Je suis très honorée d’être votre reine. De jour en jour, je vous suis de plus en plus reconnaissante des risques que vous prenez pour être ici. Vous connaissez les agissements des lutins de Frank : ils tourmentent et torturent des innocents, ils les dépècent, les dépouillent de leur âme et ravagent leur esprit. Ils agissent ainsi en tant que lutins et, ce faisant, ils entachent notre réputation. Prouvez au monde, prouvez-moi, prouvez à votre roi et, surtout, prouvez-vous à vous-mêmes que vous valez mieux qu’eux, que vous n’êtes pas comme eux. Continuez à protéger les habitants de cette ville. Usez de vos pouvoirs au service du bien. Soyez fiers de votre roi et de vous-mêmes. Moi, je le suis, et je vous exprime ma gratitude.
Je me rassieds et je souris, car je sais sans l’ombre d’un doute que, si mon père… celui qui m’a élevée, mon beau-père, était ici, il serait fier de moi, très fier de moi.
Après la réunion, Astley me raccompagne chez moi, et nous discutons quelques instants.
—Tu as fait du bon travail.
— Ce n’était pas trop grandiloquent ?
— Pas du tout.
— Toi aussi, tu as fait du beau travail, dis-je en évitant de regarder ses lèvres.
Nous n’avons pas reparlé du baiser. Dès que nous sortons de la voiture, ma mère ouvre la porte et hurle :
—Qu’est-ce que vous fichez ici ?
— On discute, dit Astley.
Elle lève les yeux et nous fait comprendre, en termes dépourvus d’ambiguïté, qu’Astley doit partir.
—Maman, une minute, s’il te plaît.
Elle croise les bras sur sa poitrine et ne bouge pas un muscle, à l’exception du pied, qui tape rageusement sur les planches du perron.
—Une minute, pas plus, dis-je.
— Charmant. Charmants, tes lutins !
— Maman, je suis un lutin !
— Toi, ça ne compte pas !
Je sais bien que si !
Lorsque je me retourne vers Astley, il m’adresse un regard compatissant, mais ne fait aucun commentaire sur la conversation.
— Je dois rentrer.
— D’accord.
Tandis que nous restons encore une minute, un silence maladroit s’installe. Finalement, je m’éclaircis la gorge :
— Prends soin de toi, d’accord ?
— Toi aussi, dit-il en me touchant le bras.
Il s’en va.
Nous passons notre temps, du moins, ceux qui restent, à tenter de continuer à vivre en évoquant les bons souvenirs de Mme Nix, en essayant de mettre au point des scénarios pour défendre les habitants contre les attaques de Frank et de ses lutins, et ramener Betty à la maison. Rien ne nous semble tenir la route. Rien ne semble pouvoir venger les morts, cicatriser les blessures. Je fais mes devoirs et je vais sur la piste, bien que je ne puisse pas courir. Seules quatre personnes sont venues à la réunion du Key Club qui aide les enfants en difficulté, cinq seulement à celle d’Amnesty.
Cassidy nous aide. Nous guérissons plus vite que la normale, et cet effort l’épuise. Elle a de grands cernes bleus sous les yeux. Ses cheveux sont si ternes qu’aucun masque ni après-shampoing ne peut leur redonner de la vigueur. Ses mains tremblent à la moindre tâche. Issie n’a pas ouvert la bouche pendant trois jours. Ensuite, elle ne s’adressait qu’à Devyn.
Finalement, elle a recommencé à nous parler un peu, par monosyllabes au début, mais à présent, elle sort des phrases entières. Je n’ose même pas lui raconter ce qui s’est passé avec Astley. Les gens meurent ; ce n’est pas le moment de penser aux baisers.
Un soir, juste après mon retour de patrouille avec Devyn, Astley réapparaît. Je regarde une mauvaise émission de téléréalité avec ma mère lorsqu’il frappe à la porte. Quand je lui ouvre, il esquisse un sourire hésitant. L’air froid s’engouffre dans la pièce chauffée.
Il sent la laine et la neige. Mon cœur s’arrête soudain.
— Je peux entrer ?
— Bien sûr, dis-je au moment où ma mère hurle :
« Non ! »
Il a avancé d’un pas dans le couloir, mais il marque une pause. Je l’attrape par le bras et ferme la porte derrière lui sans tenir compte des protestations de ma mère. Il fait tomber la neige de ses bottes sur le paillasson de plastique que Betty a placé près de la porte.
Ma mère se gratte la gorge.
— Qu’est-ce qu’ils ont dit ?
Je veux lui enlever son manteau. Il refuse.
— Tu as faim ? Je te sers quelque chose ?
— Non, je te remercie.
Astley s’éclaircit la gorge maladroitement. Il a les yeux brillants d’enthousiasme.
— J’ai découvert le moyen d’y aller, Zara ! Je suis allé plaider notre cause devant le conseil. J’ai expliqué les trahisons de ma mère, je leur ai dit que Frank bafouait toutes nos règles et s’attaquait à notre royaume. Je leur ai fait comprendre que je ne pourrais ramener la stabilité dans le pays sans le bonheur de mon épouse, qui dépend grandement du retour de son loup.
Il s’installe un silence que je finis par rompre.
— Il ne m’appartient pas.
— Oui, c’est vrai. Bon, dit-il, toujours sans ouvrir son manteau. Il faut pratiquer une cérémonie qui fait appel à beaucoup de magie et nécessite la présence d’invités particuliers, mais nous pouvons y arriver.
Je n’entends que ces derniers mots : « Nous pouvons y arriver. »
— C’est vrai ? dis-je d’une petite voix pointue.
J’observe son visage. Il acquiesce d’un signe de tête et je me jette dans ses bras. Il m’enlace et me serre fort.
Nous pouvons y arriver !
— Comment sais-tu que ce n’est pas un piège ?
— C’est le conseil qui me l’a dit, Zara. Cela ne cache aucun stratagème. Je regrette simplement qu’on ne me l’ait pas dit plus tôt. Cela aurait évité tout ce carnage, mais c’est un secret bien gardé.
Il recule d’un pas en gardant la main sur mon bras.
Son sourire illumine toute la pièce. Je parie que le mien est encore plus grand.
— On peut tous y aller ?
— Non, une seule personne à la fois.
La voix de ma mère se fait entendre derrière moi.
Elle a quitté le divan et, les bras toujours croisés sur sa poitrine, se tient près du fauteuil blanc.
— Personne n’ira nulle part !
— Quoi ? Comment oses-tu dire une chose pareille ? On peut retrouver Nick.
— Personne n’ira, point final. Tu es d’un égoïsme incommensurable, Zara. Combien veux-tu faire mourir de gens ? Combien de gens vont périr pour que tu fasses revenir ce seul garçon ?
— Ce n’est pas ainsi que ça se passe.
— Si, bien au contraire, dit-elle en me montrant du doigt.
Je recule et donne involontairement un coup de hanche à Astley.
— Tu serais prête à tous nous sacrifier pour retrouver Nick.
— C’est faux !
La rage, la culpabilité et le chagrin me montent à la gorge, si bien que j’ai du mal à respirer.
— C’est faux ! C’est Mme Nix qui a insisté. Vous m’avez tous empêché d’y aller !
— Nous n’avions pas le choix. Tu en serais morte, même si cela n’avait pas été un piège. Tu étais trop faible, dit-elle avec une expression de chagrin et de colère.
Je m’éloigne d’elle, chancelante. Astley m’aide à retrouver l’équilibre.
— Vous devez vous taire, dit-il à ma mère sur un ton d’un calme absolu, empreint d’une autorité extraordinaire.
Elle se retourne vers lui.
— Comment oses-tu ?
Elle lève la main pour le frapper, mais il ne bouge pas. C’est moi qui m’interpose. Sa main frappe le sommet de mon crâne, sans doute parce qu’elle voulait le gifler.
Elle ouvre la bouche de stupeur. Elle a un instant d’hésitation ou de regret éphémère.
— Fiche le camp, lutin ! Zara, dans ta chambre !
— Non.
— Je ferais mieux de partir, dit Astley calmement.
Il ouvre la porte et m’adresse un dernier regard que je n’ai pas de mal à comprendre. Je monte aussitôt l’escalier.
— Tu me remercieras un jour, jeune fille.
Compte là-dessus !
Moins d’une minute plus tard, j’ouvre la fenêtre et fais entrer Astley. Ses longues jambes qui se plient aux genoux me font penser à une sauterelle. Il referme la fenêtre derrière lui et s’écroule pratiquement sur le lit. Il se frotte les yeux. Je ne l’ai jamais vu si fatigué.
— Elle ne t’a pas fait mal, j’espère ?
— Physiquement, non.
Nous chuchotons pour qu’elle ne nous entende pas par-dessus la musique.
— Bien. La gifle m’était destinée.
— Je sais.
Il soupire et ouvre la fermeture de son blouson.
— Je tache ta moquette…
— Ne t’inquiète pas.
Je garde le silence. C’est tout ce dont je suis capable pour ne pas le harceler de questions à propos du conseil, de notre baiser, mais j’essaie d’apprendre la patience.
— Les mères ne m’apprécient guère.
— Avec la mienne, c’est une question de circonstances. Je suis certaine qu’elle t’aimerait bien si tu n’étais pas un lutin.
C’est à mon tour de soupirer. Je ramène les jambes sous moi et joue avec mes chaussons.
— Mon père ne l’a pas toujours bien traitée et…
— Tu n’as pas besoin de te justifier, Zara.
Je le regarde droit dans les yeux, vraiment droit dans les yeux. Il est si jeune. Il est beau sous sa forme humaine.
Il ressemble à un acteur qui jouerait les héros dans un film de guerre, ou les capitaines, un mélange de fragilité et de force, d’abnégation et d’autorité. Pour l’instant, c’est l’homme blessé qui se trouve en face de moi, et je m’inquiète, pas seulement à cause de nos mères, pas seulement à cause de notre baiser…
— Ils ont demandé quelque chose en échange ?
— Je n’ai pas eu à verser d’argent, dit-il en respirant lentement.
— Mais tu as dû offrir une compensation ? Laquelle ?
Il ne répond pas. Il refuse absolument, et je ne sais pas si j’obtiendrai la réponse un jour. Quelque chose se brise dans mon cœur, une autre brèche de douleur s’ouvre.
— Tu en as fait tant pour moi, Astley. Je ne sais pas comment te remercier.
Il m’adresse un sourire triste et doux.
— Je sais parfaitement ce que je fais et tu n’as pas à me remercier.
Je lui effleure rapidement le bras.
— Alors, dis-moi ce que je dois faire.
Après m’avoir décrit la cérémonie en détail, il m’en- traîne avec lui par la fenêtre. J’espère qu’un jour nous pourrons tout simplement sortir par la porte. Il me conduit chez Issie pour discuter des préparations.
Devant la porte, je me rends compte que je n’ai pas envie qu’il parte, que je voudrais qu’il entre avec moi, que j’ai peur et que c’est plus facile d’être entouré par des gens qui vous soutiennent.
Sa main me caresse la joue.
— Fais bien attention.
— Toi aussi.
Il disparaît dans le ciel avant que je puisse le remercier à nouveau ou lui demander de m’attendre. Je sonne à la porte, et la maman d’Issie vient m’ouvrir. C’est une petite femme hyper active, qui s’habille avec des jupes froufroutantes et des chaussettes d’homme qui montent jusqu’aux genoux. Elle ouvre grand la porte, un couteau à viande à la main.
— Zara ! Entre, entre ! Ne reste pas dans le froid.
Tu as vu quelque chose dehors ? Personne ne rôde ? Je ne comprends pas comment Betty ose te laisser sortir toute seule.
Elle me fait entrer dans la maison qui sent le pain d’épice, les biscuits et le chocolat.
— Je fais des gâteaux pour les vacances, dit-elle en agitant son couteau et en brossant de la farine sur son pull en cachemire bleu marine qui semble appartenir au père d’Issie. Une hache est appuyée contre le mur.
— Issie et Devyn sont en haut… avec la porte ouverte pour que je ne m’inquiète pas. Va les rejoindre.
Elle m’offre un cookie aux perles de chocolat. Savoureux…
Nick me faisait des cookies.
— C’est délicieux, je vous remercie.
— Je suis contente qu’ils te plaisent.
J’enlève mes chaussures mouillées et monte l’escalier. Je n’ai pas gravi deux marches qu’elle me rappelle.
— Tu crois qu’Issie va bien ?
Je penche la tête, feignant l’ignorance.
— Pourquoi ?
— Elle ne dit plus un mot depuis quelques jours. Cela s’améliore un peu, mais… dit-elle, le visage déformé par l’inquiétude.
— Elle s’en fait pour les gens qui ont disparu, dis-je, n’avouant qu’une partie de la vérité. Elle est si sensible. Et elle a du mal à supporter l’enfermement.
— Je sais. C’est pour son bien.
Elle avale un peu ses lèvres, comme moi lorsque j’essaie de retenir mes larmes.
— C’est une si gentille fille !
— Je sais. Et elle cuisine des sauces admirables.
— Des sauces admirables ! Tu me feras toujours rire, Zara White. N’hésitez pas à descendre si vous voulez d’autres gâteaux. Ils en ont toute une assiette, mais…
— Merci.
Je grimpe l’escalier aussi vite que possible sans me montrer impolie. J’aime beaucoup la maman d’Issie car elle lui ressemble ; personne ne devrait jamais se montrer impoli envers elle.
La chambre est pleine d’animaux en peluche et éclairée par les guirlandes lumineuses aux fenêtres. Il me faut un instant avant de voir Issie et Devyn blottis sur le lit, en pleins câlins.
Je m’éclaircis la gorge.
— Oh ! mon Dieu, j’ai eu peur que ce soit ma mère s’exclame Issie en lissant ses cheveux. Désolée…
Elle me fait une petite place en écartant quelques peluches. Devyn lève les sourcils.
— Il s’est passé quelque chose ?
Issie m’attrape par les bras.
— Pas Cassidy ! Ni Callie…
Je fais signe que non et m’assieds à côté des pieds de Devyn.
Ses chaussettes puent le rance. J’essaie de me concentrer sur d’autres odeurs.
— Non, c’est une bonne nouvelle. Enfin, je crois. Vous… Je ne sais pas…
Devyn penche la tête.
— Tu as une autre piste pour le Walhalla !
— Plus qu’une piste !
Je leur raconte tout : qu’Astley a fait appel au conseil des lutins, qu’il nous faut un représentant de chaque espèce de fées et d’hommes, que j’ai besoin de l’aide de mes amis, mais seulement s’ils sont volontaires, car je ne veux pas leur faire courir de danger… Pas après ce qui est arrivé à Mme Nix.
— Tu lui accordes une confiance totale, Zara ? finit par demander Issie.
Je repense à tout ce que nous avons traversé : l’Islande, les blessures par balle, Mme Nix, notre baiser…
— Oui… Si c’est encore un piège, il n’y est pour rien.
Tourné vers la fenêtre, Devyn garde le silence. Après une longue pause, il revient vers nous et demande, la voix chargée d’émotion :
— Issie ? Qu’est-ce que tu en penses ?
Elle renifle un peu et se lève en serrant un lapin en peluche contre sa poitrine.
—Nick n’aurait jamais abandonné personne.
—Non, effectivement, dis-je.
— Alors, nous ne l’abandonnerons pas, et je crois sincèrement que Mme Nix n’aurait pas aimé qu’on l’abandonne non plus. Mais plus de morts, Zara ! Pas d’explosion, pas de fusil, pas de coups de couteau, d’accord ?
Ses lèvres tremblent un peu, elle s’efforce de se montrer courageuse, et c’est sa plus longue tirade depuis bien longtemps.
—Je ferai de mon mieux.
Je les prends dans mes bras, elle et son lapin, tandis que Devyn s’adosse au mur et nous regarde en hochant la tête. Finalement, je ne le supporte plus et lui pose la question qui me turlupine depuis la mort de mon père, en Islande.
— Est-ce que tu me prends pour une égoïste ?
— Quoi ?
Je relâche Issie et croise les bras devant moi.
—À essayer de ramener Nick ?
— S’il reste encore une chance, j’estime que nous avons l’obligation morale de le sauver, non seulement parce que c’est notre ami et qu’il nous a aidés à combattre les lutins, mais parce que c’est un être vivant. Comment pourrait-on refuser de sauver un être humain ? demande-t-il, sincère. C’est toi qui défends les droits de tous dans le monde entier.
Annulerais-tu une mission de sauvetage d’un moine torturé sous le simple prétexte que le personnel militaire risquerait de mettre sa vie en danger ?
— Eux, ils ont choisi de courir le risque. Ils connaissent le danger.
— Nous aussi, répond Issie, les yeux écarquillés de terreur, mais déterminée.
— Si tu es égoïste, nous le sommes tous, ajoute Devyn en se redressant. D’accord ?
Je fais un petit signe ; il tend le bras et me serre la main, comme il le faisait avec Nick pour signer un pacte entre bons copains.
— Allons-y, dit-il en souriant.