Je songe sérieusement à quitter la ville. Des idées ? Bedford, c’est la mort !

@cierradumont

 

Nous dînons à l’hôtel un peu plus tard, dans un super restaurant de luxe, avec des tables noires, des lignes pures et des plats sublimement présentés. Mais j’ai beaucoup de mal à me concentrer. En chemin, j’ai à peine remarqué les magnifiques immeubles du centre-ville devant lesquels nous sommes passés. Je vois à peine Astley qui est assis en face de moi.

— Toujours aussi excitée ?

— Un peu…

Nos doigts s’effleurent autour du poivrier. Il le relâche.

— Tu peux prendre mon téléphone pour informer tes amis.

— C’est bon, j’ai trouvé un ordinateur avec un accès Internet. J’ai envoyé un courriel.

Le poivre tombe en petits grains. Un serveur passe près de nous pour aller vers une autre table. Tout est calme autour de nous ; rien à voir avec la tempête qui sévit à l’intérieur de ma poitrine, rien à voir avec la montée d’adrénaline que j’ai eue au lagon Bleu.

— Nous irons au Walhalla demain !

       Je sais, dit Astley en riant, avant de plonger sa fourchette dans la laitue. Quel est ton plus grand désir ?

—Que les gens soient en sécurité et sauver Nick.

Il réfléchit, mais ne semble pas surpris.

— Et quelle est ta plus grande peur ?

— Avant, j’avais peur de moi, de ce que je pouvais devenir ; à présent, c’est une réalité. Maintenant, j’ai basculé dans le monde des… lutins ; à présent, ma peur, c’est de ne pas réussir en classe. Non, en fait, ce n’est pas vrai. C’est de perdre les gens que j’aime.

Nos regards se croisent. Ses yeux sont d’un bleu très profond.

— Parce que tu as perdu ton père, et ta mère aussi, d’une certaine manière. Et maintenant, tu as perdu Nick.

Une bouchée de salade se coince dans ma gorge. Cela me fait monter les larmes aux yeux.

—Oui.

Il tend la main et la pose sur la mienne.

—Je suis désolé de te savoir si triste, Zara.

Je ne retire pas ma main.

—Je suis désolée de te causer tant de soucis.

Dans ma chambre, comme je n’arrive pas à me calmer. Je dresse une liste des étapes du bonheur sur le petit carnet de l’hôtel mis à notre disposition.

« Les étapes du bonheur

1.  Retrouver Nick.

2. Convaincre Nick de ne pas s’énerver à cause de ma métamorphose.

3. Offrir un cadeau de remerciement à Astley.

4. Rentrer à la maison.

5. Chasser les méchants lutins et ramener le calme à Bedford. »

C’est une bonne liste.

J’ai du mal à m’endormir tant je suis excitée à l’idée de partir pour le Walhalla. En me réveillant le lendemain matin, je regarde tout autour de moi pour trouver la tenue idéale, mais la robe de chambre, les serviettes et le guide touristique ne me seront guère utiles.

Je fourre dans mon sac un couteau à viande que j’ai chipé au restaurant la veille, des pansements que j’ai pris à la maison (au cas où l’un de nous serait blessé) et les embrasses de rideaux de la chambre qui pourraient nous servir de cordes.

Je prends une bouteille d’eau et quelques barres énergétiques pour les petites faims. J’ai à peine bouclé mon bagage et pris ma douche qu’Astley frappe à la porte.

Son jean pendouille. Sa parka ouverte est juste posée sur ses épaules. Il me tend une bouteille d’eau et passe la bandoulière de son sac sur son épaule.

L’air grave, il ne sourit pas.

— Tu es prête ?

— Ouais.

— Tu as ta clé ?

— Non !

Je retourne la chercher.

— Ma mère les oublie tout le temps. Tu as les tiennes ?

Pendant un instant, il me fait croire le contraire avant de tapoter sa poche.

— Bien sûr, là, avec nos passeports.

— Monsieur Parfait !

Il finit par sourire. Mais on ne s’amuse plus. On garde le silence pendant tout le trajet à travers le sombre paysage islandais. Je suis trop angoissée pour parler et je me demande si Astley ressent la même chose ou s’il respecte simplement mon silence, car il se tait, lui aussi.

Il y a deux chutes de plus de trente mètres de haut. Au début, avec la configuration du paysage, on a l’impression que l’immense rivière plonge directement dans la terre. Cependant, ce n’est qu’une illusion.

Nous nous trouvons au sommet de la chute qui dégringole en dessous de nous.

Le soleil se lève tout juste au moment où nous arrivons et nous révèle la profondeur de la gorge. La cascade est à moitié gelée, mais les flots continuent à s’écouler dans la glace.

De la brume s’élève des eaux, créant de minuscules arcs-en-ciel un peu partout.

Je murmure en glissant sur le terrain :

— Pour aller au Walhalla, il faut suivre le pont de l’arc-en-ciel.

Astley m’attrape le bras pour me stabiliser. Il sourit tout en scrutant les environs.

— Je sais.

Nous sommes seuls ici, sans doute parce qu’il fait encore presque nuit et qu’il fait si froid. Le paysage semble emprisonné dans la glace et la brume. Tout paraît gelé par un coup de baguette magique.

—C’est magnifique !

Je tends les doigts comme si je pouvais toucher un des arcs-en-ciel, mais je n’attrape que de la vapeur froide. J’enfile mes gants, et Astley me donne de grosses mitaines qui me fournissent une protection supplémentaire.

La vapeur qui sort de nos bouches se mêle à la brume.

C’est à cet instant que je le vois : un rocher noué d’une écharpe d’or au bord du courant.

— Regarde !

Nous nous mettons à courir. Astley arrive le premier. Une inscription est notée sur le rocher plat. Astley le soulève et me le donne.

Je tremble tant il est lourd. Ensemble, nous dénouons l’écharpe. L’inscription n’est pas en anglais. Je ne comprends rien.

— C’est du vieux norrois.

Il plisse les sourcils pour se concentrer.

— Cela dit : « Jette la pierre dans la cascade d’or et déclare ton intention pour éveiller le chemin. »

Le vent nous fouette le visage. Je chancelle et j’essaie de maintenir mon équilibre.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je suppose… (Quelque chose éveille son attention. Il s’arrête au milieu de sa phrase.) Ne bouge plus !

En me retournant, je le vois aussi. Un homme, très grand, avec des cheveux aussi noirs que les miens. Je me rapproche d’Astley, le cœur tambourinant.

— C’est…

— Ton père. Je sais.

Astley se décale d’un pas devant moi pour me protéger, comme le faisait Nick, comme je l’ai fait avec Devyn et Issie.

Je serre la pierre contre ma poitrine tandis que mon père avance vers moi. Le teint livide, il a de grands cernes sous les yeux. Il tend les mains en avant, paumes vers nous.

— Je ne vous veux aucun mal. Je suis venu vous aider.

Je repousse Astley pour faire face à mon père. Tout le mal qu’il a fait forme une boule de colère dans ma poitrine.

— Toi ? Nous aider ?

Il hoche la tête et s’approche encore.

Oui, c’est pour cela que je vous ai suivis !

Mon père ! Qui me suit ! Super ! Je m’efforce de me calmer. Astley parle avant moi.

— Je t’ordonne de rester en arrière. Explique-toi.

Il nous raconte qu’il nous a suivis dans l’avion, qu’il a utilisé un charme pour se dissimuler, qu’il est descendu à notre hôtel et nous a filés jusqu’au lac. Il a vu que Vander nous parlait.

— Je ne lui fais pas confiance, dit mon père.

Il a le regard las de celui qui n’a plus confiance en rien, ni en son royaume ni en ses sujets.

— Et pourquoi donc ? demande sèchement Astley qui se tient les pieds écartés pour se donner une posture.

— Il est très fiable. Il a rejoint notre camp depuis des lustres. Tandis que vous, monsieur, vous avez prouvé à quel point vous étiez peu digne de confiance. Vous êtes un roi si faible que vous faites souvent encore plus de mal que le diable lui-même. Alors, expliquez-moi donc pourquoi je devrais me défier de mes sujets.

— Je n’ai aucun mot pour l’expliquer. Je me méfie de lui, c’est tout, dit mon père d’une voix lasse.

— Qu’en penses-tu, Zara ? demande Astley en posant sa main gantée sur mon épaule, une main ferme et rassurante.

Mon père a tué et torturé, il a harcelé ma mère et peut-être provoqué la mort de mon beau-père. J’aimerais dire que je n’ai aucune confiance en lui, car ce serait logique.

J’aimerais dire qu’il est mauvais, car ce serait facile.

Mais cela ne fonctionne pas ainsi. Tout n’est pas noir ou blanc.

Moi aussi, j’ai tué et kidnappé, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas fait de procès pour emprisonner tous ces lutins.

Nous ne leur avons pas laissé le choix. Bien sûr, nous agissions pour le bien de la population, et mon père voulait simplement satisfaire ses besoins, néanmoins… Et la rédemption ?

Et s’il avait une seconde chance ? Et s’il avait la possibilité de faire le bien, de renoncer à ce qu’il était pour faire le bien ?

— Je ne sais… Je ne sais pas quoi penser.

— Zara, lorsque Nick est mort, je me suis sauvé. J’aurais pu t’aider, mais je n’ai rien fait.

Mon père m’attrape par les épaules, me force à le regarder.

— Je n’ai jamais rien fait pour gagner ta confiance, ni celle de ta mère. Mais tu veux t’aventurer dans le domaine des dieux, Zara, et tu es si jeune !

— Je ne suis pas si jeune que ça !

La cascade gronde sous nos pieds. La brume s’en- roule autour de la chevelure de mon père.

— Et je sais ce que tu as fait avant, tout le bien que tu as fait.

Astley s’approche de moi et je tourne la tête pour le regarder, lui, et non plus mon père. C’est trop dur de regarder mon père.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demande Astley. À quoi penses-tu ?

Un nouvel arc-en-ciel se dessine dans la brume, juste derrière la tête d’Astley, et, soudain, j’ai la foi. C’est exactement là que nous devons être.

— Il a laissé partir ma mère, dis-je dans un souffle.

Lorsque nous l’avons enfermé, il a vu qu’elle s’échappait, et il l’a laissée partir. Et il m’avait prévenue, pour Frank. Même lorsqu’il était faible, il avait essayé de m’aider. Comme un vrai papa l’aurait fait.

— Ce n’était pas assez, dit mon père, d’une voix légèrement brisée.

En me tournant vers lui, je vois une larme qui se forme au coin de son œil.

— Nous le savons tous les deux.

Je ne le contredis pas.

— Et comment pourrais-je savoir que tu ne me trahiras pas ? Que tu ne vas pas te contenter d’aller au Walhalla sans ramener Nick et que tout cela fait partie d’un plan encore plus machiavélique ?

— Je te le jure ! répond-il. Zara, tu sais que je dis la vérité, tu le sens dans ta chair.

Il dit vrai, je le sens. Ses paroles de vérité s’incarnent sous forme d’une lumière dorée, qui me caresse la joue.

— Laisse-moi le sauver pour toi. Laisse-moi y aller à ta place, insiste-t-il.

Ses doigts effleurent le tissu de ma parka. Je sens des larmes qui se forment sous les paupières. Je refuse de les laisser couler. Je refuse !

La cascade se fait de plus en plus tonitruante. Les arcs-en-ciel se multiplient dans la brume. J’en compte cinq avant de lever les yeux vers Astley, qui hoche très légèrement la tête.

— D’accord, d’accord, mais surtout, ramène-le, papa ! Je t’en prie.

Lorsque je prononce le mot papa, il ferme les yeux un bref instant et répond :

— Je te le promets.

Il me relâche et m’embrasse légèrement sur la joue.

— Merci de me laisser être l’homme, le père que j’ai toujours voulu être.

Des larmes s’écoulent de mes yeux, et mon père se tourne vers Astley.

— S’il devait se passer quelque chose…

— Nous prendrons soin l’un de l’autre. Bonne chance, monsieur.

Mon père se contente de hausser les épaules.

— Tu es une reine magnifique, Zara, très puissante, beaucoup plus forte que je ne l’ai jamais été. Je reviens avec ton loup. Bientôt.

Comme nous le demandaient les instructions, il se tourne vers la cascade. Et si j’avais eu tort de lui faire confiance ? S’il me jouait un tour et gardait Nick en otage pour l’échanger contre ma mère ?

Il avance rapidement sur la surface glissante et, une fois arrivé au bord, il se hisse sur le rocher. Il lève les bras et crie d’une voix aussi puissante que le vacarme de la cascade :

— Emmène-moi vers les dieux !

Le sol tremble de plus en plus. J’ai l’impression que le monde va s’ouvrir en deux. Astley se précipite vers moi pour m’empêcher de rejoindre mon père.

Il me retient au moment où un loup géant émerge de la cascade. Je recule, bouche bée. L’animal mesure plus de six mètres de haut.

Une chaîne brisée pend à son cou. L’eau assombrit sa fourrure. Sa gueule grande ouverte laisse voir des canines monstrueuses et immenses.

Je hurle « Non ! » tandis que mon père esquisse un bond latéral pour lui échapper. Il n’a pas la moindre chance.

La bête ouvre la gueule encore plus grand et engloutit mon père en une seule bouchée. Il disparaît. Il a disparu ! Le loup s’aplatit sur le sol et tourne vers nous des yeux jaunes diaboliques.

La terreur me fige sur place.

— Un loup ! Un loup géant…

— Fenrir, murmure Astley en me serrant par la taille.

Il recule, se glisse à l’intérieur de l’arc-en-ciel brumeux et s’envole. Je me débats un instant, mais je finis par céder. Il n’y a plus rien à faire. Mon père a disparu… Un autre père.

Le loup saute derrière nous, la gueule grande ouverte.

— Astley !

— Accroche-toi ! me dit-il tandis que j’essaie de grimper sur son dos.

L’air glacial nous fouette le visage. De la glace se forme sur nos joues, mais Astley continue à monter vers les cieux, le plus loin possible des mâchoires de       Fenrir, pour éviter une autre mort.

En dessous de nous, le loup hurle. Lorsque nous sommes à une cinquantaine de mètres du sol, il finit par renoncer et retombe lourdement sur le capot de la voiture.

Il pousse un hurlement de triomphe et s’éloigne.

La situation est totalement absurde, irréelle… Je murmure :

— Mon père…

–… est mort en héros. Il est mort du côté du bien.

Je ne peux rien faire, à part m’accrocher à Astley et me cacher le visage dans sa parka pour dissimuler mes larmes.

Nous atterrissons près de la voiture. Par chance, le chauffeur est toujours vivant et il appelle déjà la dépanneuse.

Il discute avec Astley de la manière qu’ils vont expliquer les choses, mais je n’écoute plus. Astley donne des instructions pour rechercher Vander.

Je n’y prête pas attention, car je scrute l’horizon pour m’assurer que le loup géant ne nous menace plus.

Je ne cesse de trembler. Mon père est mort. Le monstre qui m’effrayait tant est mort pour moi. C’est absurde et cela me brise le cœur.

—Vous savez ce que c’était ? demande le chauffeur. La terreur dans sa voix me sort de ma torpeur. Il a son pantalon tout trempé, à l’avant.

— Fenrir, répond Astley.

Le chauffeur range son téléphone dans sa poche et se redresse, parfaitement composé. Il observe la brume, la chute, les arcs-en-ciel.

— C’était un piège. Destiné à nous tuer. Le roi l’a senti. Il nous a sauvés.

Nous avons été piégés. Pourquoi ? Avait-on donné de mauvaises informations à Vander ? Cela n’a aucun sens. Je gémis et m’écroule dans la neige. Des empreintes de loup géant salissent la perfection immaculée.

—Ça va ? me demande Astley.

— Non. Non, je suis effondrée. À l’intérieur de moi, je suis brisée. Je ne sais pas… je ne sais pas si c’est réparable. Alors, me sentir bien…

Il déglutit si violemment que je vois sa pomme d’Adam sautiller. Il me prend la main, la pose sur son cœur.

Je le sens battre sous ma paume, d’un rythme régulier ; il continue à battre, en dépit de tout. Puis il la place sur mon propre cœur. Il continue à battre, lui aussi, d’un battement traître.

Un sanglot sort de ma poitrine et il me sert dans ses bras en prononçant des petits mots de rien à l’oreille.

— Qui va encore mourir ? Qui ?

—Plus personne, promet-il. Et sûrement pas toi.

Je m’écarte et lève les yeux vers lui.

— Ni toi ?

Il se raidit. Je le prends par l’épaule.

— Promets-le-moi !

Il promet, une seconde plus tard.

— Je le promets, mais il n’y a aucune honte à mourir en brave, Zara. Aucune honte à mourir pour le bien.

— Et aucune honte à vivre pour le bien non plus !

Sous nos yeux, les arcs-en-ciel enflent et s’amenuisent, leurs couleurs scintillent dans la brume grise, des couleurs porteuses d’espoir malgré les ténèbres, le grondement des eaux, la mort…

Ils étincellent, malgré tout.