La jeune fille de Bedford blessée au cours d’une altercation dans un bar est sortie de l’hôpital et se remet doucement. La police recherche toujours les agresseurs au moment où l’on apprend qu’un autre garçon a disparu. De source non officielle, il s’agirait de Thomas Stefan, un élève de première.

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Bon. D’accord. Ma mère est ici. Il me faut tout de même une seconde pour y croire. Je n’ai plus aucun doute lorsque je la vois scruter le périmètre et les bois. Il est évident qu’elle a déjà eu affaire à des lutins auparavant. En la voyant à moitié courir, à moitié débouler dans la maison, j’aimerais pouvoir totalement changer de vie.

Je voudrais que l’épisode de folie dans lequel nous vivons n’ait jamais existé, que mon père lutin ne soit jamais tombé amoureux d’elle, que nous ne soyons jamais obligés de scruter le paysage et de nous demander quels dangers nous guettent, quelles sont nos responsabilités, à nous, qui connaissons la vérité.

J’aurais préféré ne rien savoir pour vivre une vie normale, heureuse et paisible.

C’est une pensée égoïste.

De toute façon, il est trop tard.

Et puis, sans cela, je n’aurais jamais rencontré Nick.

Ces spéculations sont inutiles.

Je suis sur le point de tomber, lorsque ma mère monte les marches. Astley me passe le bras autour de la taille, me retient et m’aide à me tenir droite. Malgré le froid, je transpire sous l’effort. Ma mère nous regarde et s’approche. Sa jupe voltige dans le vent.

Elle porte une parka de ski rouge qui semble dater des années 1980. Elle a dû la dénicher au fond d’un placard. Les mèches sombres se soulèvent, révélant des yeux plissés et inquiets.

— Ne la touche pas ! hurle-t-elle à Astley en pointant un long doigt vers son visage.

Ses ongles parfaitement manucurés sont couverts d’un vernis rouge sang. Elle donne l’impression de vouloir le griffer.

—Je sais qui tu es !

— Maman, c’est…

Elle m’enlace aussitôt. Je ne sens que l’odeur de la parka et du café. Pendant un instant, je me laisse aller dans ses bras, comme lorsque j’étais petite et que j’avais tant besoin d’elle. Parfois, j’étais tellement fatiguée après la journée de maternelle qu’elle venait me chercher dans la salle de classe. Je n’arrivais plus à marcher ni à tenir debout, tant j’étais épuisée par les rondes, les coloriages et les chansons avec la maîtresse.

Ces jours-là, je m’abandonnais dans ses bras, elle prenait mon sac à dos Kitty rose dans une main et me passait l’autre autour des épaules.

Parfois, elle me portait jusqu’à la voiture.

Ce sont ces instants dont je me souviens, à présent, dans ses bras : je suis une petite fille, sans aucune responsabilité, qui a le droit de se laisser aller, d’être fatiguée, d’avoir peur, d’être…

— Oh ! Zara, mon lapin, murmure-t-elle dans mes cheveux. Ma pauvre petite ! Qu’est-ce que ces bestioles t’ont fait !

Ces bestioles ! Je suis une de ces bestioles !

Je m’écarte pour la regarder.

Ses cheveux sont parsemés de blanc, et les pattes- d’oie se sont creusées autour des yeux. Son menton aussi paraît plus vieux, plus affaissé peut-être ?

— Je vais bien, maman.

Elle ne me croit pas. Ses yeux sont embués de larmes.

Elle ne m’a pas revue depuis ma métamorphose. Et aujourd’hui, elle me voit, faible, blessée, exténuée.

Elle esquisse une sorte de moue et recule d’un pas, comme si j’étais du poison.

— J’ai froid aux pieds, dis-je. J’aimerais mettre des chaussures.

Ses yeux rétrécissent et elle se tourne vers Astley et le violoniste qui paraît bien décontracté pour un type enchaîné. Pendant quelques secondes, elle se contente de les observer.

Je tombe à la renverse dès qu’elle me relâche, et, plus vite qu’il est humainement possible de réagir,

Astley se précipite vers moi et passe la main derrière ma tête avant qu’elle ne heurte les rondelles de cèdre de la maison.

Ma mère s’énerve.

— Ne la touche pas !

Elle serre le poing.

— Il est un peu tard pour jouer les mères protectrices, rétorque Astley.

— Quoi ?

— D’après ce que je sais, vous l’avez envoyée ici, en plein cœur du danger, parce que vous étiez trop terrifiée pour la protéger vous-même.

Il bout en lui une colère que je ne lui connaissais pas.

Je ne sais d’où elle vient, mais elle jaillit dans l’atmosphère de manière violente et surprenante.

— Astley !

Bien que je l’appelle par son nom pour essayer de le calmer, ma voix est si faible que même moi, je ne me laisse pas impressionner.

Lui non plus, car il poursuit :

— D’après ce que je sais, vous ne venez que lorsque cela vous arrange. Vous êtes tellement occupée avec votre vie de cadre supérieure, à prendre soin de votre petite personne, que vous préférez la confier à des vieux garous qui…

— Astley !

Cette fois, j’ai crié. Pourquoi dit-il des choses pareilles ? Peut-être que sa colère ne s’adresse pas seulement à ma mère, mais à toutes les mères. Il se tait enfin, avale sa salive, mais ne s’excuse pas.

Des corbeaux s’envolent du chêne, au coin du perron, en croassant bruyamment. Ma mère avance d’un pas.

— Comment oses-tu ?

Elle est sur le point de répondre quand soudain Betty apparaît. Elle le fusille du regard, sans doute parce qu’elle n’a guère apprécié de se faire traiter de vieille garou par un roi lutin.

— Tu ferais mieux de partir.

Je chancelle, engloutie par une immense déferlante.

Astley me soulève dans ses bras. Je suis trop fatiguée pour protester.

— Ça va aller, dis-je.

— Laissez-moi la porter à l’intérieur.

— Tu ne mettras pas un pied à l’intérieur de cette demeure, dit Betty. C’est ma maison, tu n’es pas le bienvenu. Je la porterai !

Il hésite. Je lui fais un petit signe, il grimace, mais me transfère dans les bras de ma grand-mère. Je dois lui reconnaître une chose : il est sacrément costaud. Ma mère tend le bras et écarte une mèche de mon visage.

Astley reste un instant devant la porte et dit d’une voix calme :

— Nous sommes tous du même côté, ici.

— Tu as transformé ma fille en monstre ! rétorque ma mère. (Son regard en tuerait des plus fragiles.) Non, nous ne sommes pas du même côté.

Quelque chose se brise à l’intérieur de moi et cela me fait beaucoup plus mal que ma blessure.

— C’est elle qui me l’a demandé, répond-il sans se démonter. (Le vent ébouriffe ses cheveux blonds.) Nous ne sommes pas des monstres.

Ma mère ne cède pas non plus.

— Tu as profité d’elle !

Il inspire profondément et s’écarte pour que Betty puisse franchir le seuil.

— Peut-être que c’est elle qui a profité de moi, dit-il lentement.