La vie continue dans cette petite ville côtière du Maine. Malgré les huit adolescents disparus, les jeunes lycéens participent au bal de fin d’année de leur établissement.
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Une fois les lutins dehors, on retrouve Cassidy et Issie qui nous attendent aux toilettes. Devyn continue à me surveiller du coin de l’œil, mais j’espère qu’il me fait un peu plus confiance, désormais. Le fait d’avoir réussi à me débarrasser des lutins sans bleuir ni me transformer en bête sauvage me rassure un peu vis-à-vis de mon nouveau statut, mais je ne sais pas encore ce que cela signifie vraiment d’avoir été transformée en lutin. Je ne sais pas si cela a changé mon âme, mon âme pacifiste.
— Alors, c’était l’Apocalypse ? demande Is. Tout le monde est mort ? Surtout, ne me le dis pas si tout le monde est mort.
— Personne n’est mort… A part ma coiffure, peut- être, dis-je en levant les bras.
Elles m’entraînent devant les miroirs et je leur raconte la scène. Cassidy tortille mes cheveux en un affreux chignon. Issie essaie d’enlever une tache de sang sur mon bras. Je me regarde et vois les cernes abominables sous mes yeux. J’ai l’air d’un épouvantail.
— Je suis affreuse !
— Mais non, dit Issie.
Elle ment, je le sais, car sa lèvre inférieure tremble. Cassidy m’attrape par l’épaule et se place derrière moi. Elle me dépasse d’une tête.
— Tu as l’air d’une guerrière.
— Ouais, dit Issie. Une toute petite guerrière. Une guerrière lutine.
Elles marquent une pause embarrassée.
— Tu te sens différente ? demande Issie, d’une voix plus douce. Maintenant que… tu sais…
— Oui. Plus forte. J’ai… Je perçois mieux les choses. C’est comme si mes sens étaient exacerbés, mais je me sens plus volatile… Comme si tout pouvait me rendre dingue.
— En particulier les méchants lutins qui essaient d’enlever nos copains ? suggère Issie.
— Exactement, dis-je en empruntant le mascara de Cassidy, ce que l’on ne doit jamais faire, à cause des bactéries.
Néanmoins, étant donné le reste de ma vie, je prends le risque sans hésiter.
— Je n’arrive pas à croire qu’il y ait autant de disparus. Huit, c’est ça ? C’est horrible. Il faut qu’on ramène Nick pour que ça cesse.
Cierra entre en trombe, avec Callie, qui arbore des rubans bleus dans sa crête mohawk. Elles sourient pour dire bonjour, et chacune se lance dans des compliments sur la robe de l’autre avant de disparaître dans les cabines. Issie me murmure à l’oreille :
— Qu’est-ce que tu veux faire ? Tu crois qu’on devrait rentrer à la maison ?
J’en aurais bien envie, mais ce serait égoïste.
— Non, je veux vous voir danser, tous…
Elle se dresse sur la pointe des pieds.
—Vraiment ?
Juré, dis-je en levant la main, façon serment scout. On fera comme si tout était normal et aucune menace surnaturelle ne planait derrière l’issue de secours.
—Alors, on opte pour le déni, dit Cassidy en se grat- tant la taille.
— Ouais ! (Je lève la main et essuie une tache de mascara au coin de son œil.) Seulement pour la durée du bal ! Ensuite, on passe à l’action.
Tout autour de nous, les élèves dansent, rient, tournicotent, s’amusent dans ce bal ringard à l’eau de rose, comme les gens qui savent que la musique ne vaut pas un clou, mais que c’est justement cet aspect archi-nul qui la rend sympa.
Le long des murs, par petits groupes, les filles sans cavaliers reluquent les garçons sans cavalières.
Je fais partie des filles célibataires à présent que Nick a disparu, disparu pour de bon.
Issie s’arrête de danser avec Devyn un instant pour me passer le bras autour des épaules.
Elle se penche vers moi, car c’est la seule façon de se faire entendre dans le vacarme.
— Il te manque ?
Mon estomac se noue.
— Ouais.
— On le retrouvera, insiste-t-elle. On le ramènera.
Je lui adresse un demi-sourire et je hoche la tête, car je suis bien obligée de la croire.
Je suis obligée de croire que Nick est toujours vivant au Walhalla, et qu’on pourra le faire revenir dans ce monde, à sa véritable place.
—Oui, on le ramènera.
Je crie et j’essaie d’être aussi déterminée qu’elle. Mes lèvres effleurent les pendentifs de ses boucles d’oreilles rose flamant. Elle sent la noix de coco.
—Ouais, j’en suis sûre !
Le regard de Devyn passe de l’une à l’autre. Sa bouche ne forme plus qu’une ligne mince, et je vois…, je sais qu’il a des doutes.
À cet instant, le vacarme épouvantable se calme et laisse place à un slow. Devyn serre Issie dans ses bras. L’effort le fatigue.
Ça se voit dans les rides autour de ses yeux, la raideur de ses lèvres, comme s’il retenait sa douleur pour qu’Issie s’amuse, insouciante. Il commence tout juste à remarcher.
Après sa blessure, après une attaque de lutin plutôt, il est resté cloué dans un fauteuil roulant. Cassidy et moi, on reste à l’écart pendant que Devyn et Issie tanguent au milieu de la piste, serrés l’un contre l’autre.
Ils paraissent si frêles, si fragiles qu’on a l’impression qu’ils vont se briser.
— Ils sont mignons, me murmure Cassidy à l’oreille.
Je hoche la tête. Elle sent la lavande et les herbes.
—Tu te sens bien ? me demande-t-elle.
Sa voix semble flotter vers moi. Je hoche de nouveau la tête. Je lui fais signe que oui. Cette fois, elle ne me laisse pas m’en tirer à si bon compte. Elle me donne un coup de hanche.
— Menteuse !
Je m’agenouille et m’amuse avec la chaînette de cheville que Nick m’a offerte. Toute fine, en argent, c’est un souvenir de lui qui me caresse la peau. Je vérifie le fermoir pour m’assurer qu’il ne cédera pas.
—Dire que je souffre le martyre, ce serait minimiser la chose !
Elle me tapote la tête, comme si j’étais un petit chien.
— Je sais, je sais, ma chérie. On voit bien que tu es malheureuse.
Callie et Paul, avec leurs coiffures à la mohawk, qui sortent ensemble depuis des siècles, passent devant nous en dansant le tango, alors que la musique n’a rien d’un tango. Ils sourient et Callie nous fait un signe en levant très légèrement la main.
Jay Dahlberg s’approche de nous et feint de s’incli- ner. Lorsqu’il se redresse, ses cheveux blonds épais lui retombent sur les yeux. Il tend la main comme un marquis du XVIe siècle.
— Mademoiselle Cassidy, me feriez-vous la grâce de m’accorder cette danse ?
Elle se gratte le cou tout en répondant d’une voix faux cul super sophistiquée :
— J’en serais très honorée, monsieur Dahlberg.
Il l’attire dans ses bras et elle me regarde par-dessus son épaule pour me demander si je n’y vois pas d’inconvénients. Je lève le pouce et me dirige vers le mur.
J’ai dansé un slow, une fois, avec Nick, en plein cœur de la nuit, après qu’on est allés voir un film complètement naze, sur une fille fantôme toute pâle, qui ne disait pas un mot et se baladait en terrifiant les gens. Au bout de la trentième scène du genre, Nick m’avait dit : « Pas étonnant qu’elle ait envie de tuer. Les gens lui filent des complexes ! » Après le film, Nick m’a fait sortir de la Mini pour admirer les étoiles. La neige craquait sous nos pieds.
— Qu’est-ce que tu fais ? lui avais-je demandé quand il m’avait pris dans ses bras.
— Je sauve notre soirée.
Il m’avait serrée contre lui, si bien que je sentais son odeur de pin et le cuir de son blouson. Il était chaud. Il avait toujours chaud. L’iPod de la Mini commença à passer un tube de U2. Ce n’est pas un fan de U2. Moi, si, mais seulement pour les années 1980 et 90.
C’était un titre au rythme lancinant, qui parlait d’amour et de guerre.
J’avais murmuré : « Tu détestes cette chanson » dans son sweater, tellement il était plus grand que moi. Je m’étais hissée sur la pointe des pieds et il s’était penché vers moi.
—Mais toi, tu l’adores !
Il avait dû la télécharger rien que pour moi. Je m’étais approchée autant que possible.
— Tu sais que cela parle du mouvement polonais Solidarnosc ?
— Ah bon ?
Il se moquait un peu de moi et l’on s’était embrassés.
— Zara !
La voix mâle me fait sursauter. L’odeur de propre du savon Dove mêlée à celle du champignon semble envahir mes narines. Je sais que je sens comme ça, moi aussi, à présent. C’est l’odeur particulière des rois et des reines des lutins.
Devant moi, Astley, grand, les cheveux blond cendré, a l’air encore en plus mauvais état que lorsque je l’avais trouvé à moitié mort, attaché à un arbre, quelques semaines plus tôt.
J’en ai la chair de poule. Il s’est passé tant de choses en si peu de temps ! J’ai perdu Nick. J’ai perdu mon humanité. Et qu’est-ce que j’ai gagné en échange ? Je me suis transformée en lutin !
J’attrape Astley par le coude de sa veste impeccable et l’entraîne à toute vitesse vers les distributeurs de boissons, de l’autre côté de la pièce, en scrutant la foule.
Tout le monde a remarqué son arrivée. Devyn s’approche, tout comme Cassidy, mais je les repousse d’un geste de la main.
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? J’ai déjà eu assez de lutins sur le dos ce soir, merci ! Ne le prends pas mal.
Il ne répond pas à ma question et me complimente sur ma robe.
— Tu es splendide ! J’ai tellement l’habitude de te voir en jean troué, avec le sigle de la paix barbouillé partout ! Ça te va bien, cependant…
Il marque une pause maladroite, et je comprends qu’il repense au moment où il m’a donné un baiser et que je me suis transformée. Je n’étais qu’une pauvre petite chose ensanglantée, en furie et à demi consciente. Je me sens rougir de honte, rien qu’à ce souvenir. Je ne sais pas comment je sais qu’il y pense, mais je le sais, c’est tout.
— Euh… C’est Issie et Cassidy qui m’ont habillée, alors, pas de vieux jean ce soir…
Je me sens gauche. Je le relâche et tire sur ma robe pour montrer le moins de peau possible. Puis je me rends compte de ma stupidité, car il m’a vue nue lorsqu’il m’a métamorphosée. Je m’appuie contre le mur. Ne pense plus à… NE PENSE PLUS À…
Il se rapproche de moi, pose un bras contre le mur, la main tout près de ma tête, et demande :
— Comment ils ont pris la nouvelle de ta métamorphose ?
— Ils étaient méfiants au début, dis-je pour rester modérée. (Je ne lui explique pas qu’ils ne m’ont pas laissée entrer chez Issie ni que Devyn m’a pratiquement menacée.) Mais ils ont fini par accepter…, je crois.
Pendant un instant, je songe à lui raconter qu’ils ne me font confiance que parce que Cassidy a lu dans mon esprit, ce dont elle est capable parce qu’elle a un ancien ancêtre elfe et qu’elle avait vu que je n’avais pas de mauvaises intentions.
Ma confiance en lui n’est pas totale, même si j’en ai eu assez pour lui permettre de me priver de mon humanité. C’est bizarre, pourtant, c’est vrai, comme bien d’autres choses dans ma vie.
— Tu as entendu ce que je t’ai dit ? Devyn et moi, on a été obligés de jeter dehors deux lutins qui s’en prenaient à un type bourré.
— Jeter ?
Il lève le sourcil. Sa voix devient plus grave lorsqu’il est troublé. Je ne l’avais pas encore remarqué.
Je lui raconte la scène. Il garde le silence un instant et me touche légèrement le bras, caressant la peau du bout des doigts, comme s’il avait peur de m’effrayer.
Du même geste furtif, il me montre les danseurs.
— Ils sont si innocents, pas vrai ?
— Innocents ?
J’ai du mal à penser à Cierra et son pantin de petit ami, Jake, comme à des innocents, car ils sont pratiquement en train de forniquer dans un coin. M. Burns, un des professeurs, avance vers eux d’une démarche décidée de professionnel.
— Ils n’ont aucune idée de la magie qui plane autour d’eux. Nous sommes des lutins ; ton ami, Devyn, est un métamorphe. Dehors, dans les bois, des dizaines de lutins guettent, se regroupent, affamés, avides. (Je me tourne vers lui.) Je dois les protéger.
Il penche très légèrement la tête. Ses cheveux lui tombent dans les yeux avant de se remettre en place. Il se tient tout contre moi.
Je fais un pas en arrière tandis qu’il me dit d’une voix toujours aussi calme :
—Bien entendu. Et il faudra que tu rencontres tes sujets, Zara. Ils ont besoin de connaître leur reine. Ils combattront à tes côtés.
— Il faut retrouver Nick d’abord. On doit chercher tout de suite.
Il ne répond pas. Il se contente de me tendre la main.
Une autre ballade remplace le slow, une chanson qui parle d’amour perdu.
— Tu veux bien danser avec moi, Zara ?
— Oh !…
Je cherche mes mots.
— Euh, non, et Nick…
Il me prend dans ses bras avant que je termine ma phrase. Il danse de manière classique, avec beaucoup de grâce, pas du tout comme un lycéen.
C’est sans doute le roi qui est en lui. On dirait presque un professionnel qui se présente à un concours.
Il se tient très droit et ses mouvements sont fluides. Il ne ressemble en rien à Nick, qui danse comme un gros chien fou. C’est facile de danser avec Astley. J’ai l’impression de danser avec lui depuis toujours.
— Alors, ce n’est pas si abominable, si ? me murmure-t-il à l’oreille.
Je m’écarte, un peu troublée.
— Si… je veux dire, non. Je…
Il sourit de me voir si confuse, mais ne me laisse pas partir. Ses mains se déplacent légèrement sur mon dos. Je suis en harmonie parfaite avec chacun de ses mouvements.
Je ne sais pas si c’est normal pour tous les lutins ou seulement si c’est parce que c’est mon roi.
Ses vêtements sont différents aussi. Nick s’habille comme un type du Maine, avec de grosses bottes, des chaussures de sport, des jeans, des habits d’un des seuls magasins du centre commercial, alors que les vêtements d’Astley sont taillés dans des tissus raffinés, très précieux. Des tissus plus profonds, plus rugueux, d’une certaine manière, qui rappellent l’Ecosse.
Je décide de profiter de l’instant pour lui poser les questions qui tourbillonnent dans mon esprit.
— Tu as découvert quelque chose ? Tu as parlé à ta mère ?
Sa mère est censée savoir comment se rendre au Walhalla, cet endroit mythique et inaccessible où doit se trouver Nick. Astley fronce les sourcils et me serre contre sa poitrine.
— Elle n’est pas là pour l’instant.
Cette fois, je m’écarte.
— Ah ! c’est pratique !
Il tend la main et attrape la mienne sans me laisser le temps de réagir.
— Je ne te mens pas, Zara. Elle s’absente souvent.
— Super !
Je ne vais pas le laisser faire ; je le repousse loin de moi. La frustration me fait claquer des dents.
— Je ne veux pas danser avec toi.
— Je pourrais t’y obliger.
— Oui, mais tu n’en feras rien.
Je l’affirme comme si j’en étais certaine, bien qu’il n’en soit rien.
Nous restons ainsi pendant un instant, tandis que tous les autres dansent et tournoient, tombent amoureux. Nous sommes dans une impasse. Son regard s’adoucit. Il me relâche et laisse tomber les bras loin de moi. Soudain, je me sens terriblement seule. J’ai presque envie de redanser avec lui, mais ce serait mal… Pendant un instant, son expression s’assombrit, puis il cache sa tristesse derrière un sourire.
— Excuse-moi. Je t’ai perturbée. Je vais patrouiller dehors pour m’assurer que les élèves pourront rentrer en toute sécurité.
Il s’incline et s’éloigne, me laissant seule au milieu de la piste. Il fend rapidement la foule des élèves sans gêner ni bousculer personne, aussi aisément que s’il pouvait le faire les yeux fermés. Je baisse le bras et vérifie le fermoir de ma chaînette. Il est en place.
Je ne suis pas seule, pas tant qu’il reste un espoir de retrouver Nick, pas tant que mes amis sont là.
Ma volonté semble se solidifier. Il y a tant à faire et si peu de temps à perdre !
En dépit de la terreur que je ressens à l’idée de la confrontation inévitable avec grand-mère Betty, après trois quarts d’heure d’enfer de bal, je sors patrouiller, moi aussi, à la recherche de méchants lutins.
C’est le monde des lutins, mon monde, à présent, j’imagine, patrouiller, chasser, humer l’air pour détecter les menaces.
Je veux détecter les menaces, car je veux que tout le monde vive en sécurité. Je veux détecter les menaces, car je ne veux pas devenir la menace ! Il y a une vraie frontière, j’espère, entre le bien et le mal, entre le sauveur et le prédateur, entre le héros et le vilain. Je ne veux pas faire partie des vilains, je ne veux pas que les gens meurent, pas sous ma garde, jamais. Je dois absolument croire que tout ce que j’entreprends est un pas vers le bien, sinon…, sinon, tout est perdu ! Quelque chose vibre dans la neige. Je me précipite vers la source de la perturbation, mais j’ai de nouveau les mains qui tremblent en pensant à Frank. Ce n’est que de la boue ! J’ai raison, ce n’est qu’un tas de neige glacée qui vient de se détacher d’un pneu de camion.
Le moindre bruit est un problème potentiel. La moindre odeur suspecte est un avertissement. Le moindre écureuil qui saute de branche en branche risque d’être un lutin et non un véritable écureuil.
Depuis ma métamorphose, j’entends et je sens beaucoup mieux… Enfin, si ma propre odeur ne s’est pas améliorée, mon odorat, si. Je renifle, enfin, pas vraiment ; cette fois, c’est un acte intentionnel.
Je ne cesse pas de me demander comment aller au Walhalla, comment retrouver Nick.
Aux aguets, je fais les cent pas dans le parking… et, soudain, l’odeur envahit mes narines. Mes muscles se tendent, et je surveille la voiture d’Issie lorsqu’Astley saute d’un lampadaire et atterrit devant moi. Sous la lumière, ses cheveux sont plus dorés que jamais.
Une fine couche de poussière d’or recouvre la neige.
— Je te croyais parti.
— Pourquoi ? Je t’ai dit que j’allais patrouiller. Tu ne m’as pas cru ?
Il élargit ses épaules et détourne le regard.
— J’avais peur que tu aies abandonné. Qu’il y ait eu trop de méchants lutins. Trop d’humains à protéger.
— Je ne suis pas du genre à abandonner.
Ses épaules semblent sortir du tissu amidonné. Avec sa peau et ses cheveux dorés, il donne presque l’impression de briller, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Pourtant, il laisse de minuscules traces scintillantes partout où il passe.
C’est la caractéristique des rois des lutins. Il plisse les yeux pour scruter les environs.
— Je suis resté afin de m’assurer que tu rentrerais en toute sécurité. Tu t’en vas sans tes amis ?
Je m’accroupis et plonge le doigt dans la fine couche de neige.
— Non. Je patrouille, moi aussi. Je ne veux pas que quelqu’un se fasse attaquer…
Je m’arrête, je ne sais pas comment continuer sans être grossière.
— Par des lutins comme nous ? demande-t-il après une courte pause.
Je ne réponds pas et baisse les yeux. Sans m’en aper-cevoir, j’ai dessiné un « N » dans la neige, un « N », comme Nick, dont je trace et retrace les contours.
— Tu en as vu ?
— Pas mal, oui. Amélie est à moins d’un kilomètre d’ici. À nous deux, on en a repoussé un bon paquet.
Il se frotte le visage, comme pour vérifier qu’il est bien rasé.
— Elle aime bien la bagarre ; à tel point que cela m’effraie, parfois.
Amélie est un de ses sujets. Grande, elle porte des dreadlocks. Elle est plus âgée que nous, la trentaine peut-être. Je ne sais pas grand-chose d’elle. Je ne sais pas grand-chose sur les lutins… Comment est organisée leur société, comment tout a commencé…
Il y a tant de secrets qui flottent autour de moi, comme autant de flocons de neige…
J’essaie de les attraper, mais ils fondent dans mes mains, ne laissant qu’une petite flaque d’eau. J’ai tout juste eu le temps de savoir qu’ils existent, pas celui de les comprendre.
—Zara ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
Astley me lève le menton pour que nos regards se croisent. Je fais un pas en arrière sans baisser les yeux. — Je suis inquiète.
— Pourquoi ?
— J’ai peur que nous ne trouvions jamais le Walhalla…
J’esquisse un geste pour me désigner.
— Et j’aurais fait tout cela pour rien… Ma grand- mère me tuera ou me chassera de la maison parce que je me suis transformée en lutin contre son gré.
Je croise les bras. Il hoche la tête. Les élèves commencent à sortir du bal.
— Je te comprends. Elle n’est pas facile.
Il marque une pause, comme s’il pesait ses mots… ou avait envie de roter. Je ne sais pas. Un paquet de neige tombé d’un arbre atterrit sur le toit d’une Subaru.
Astley se raidit et continue.
— Mais si elle t’aime, elle t’aimera en dépit de ton espèce !
Tu parles ! Je me racornis sur moi-même.
— Les métamorphes n’aiment pas les lutins.
— Pas partout. Nous ne sommes pas toujours l’ennemi.
— Là où on se trouve.
— Là où on se trouve, les choses ne sont pas normales. Ton père était un roi affaibli. C’était un faible. Nous ne sommes pas tous pareils.
Je ne veux pas en entendre plus. On me l’a répété trop souvent.
— C’est juste que…
Je pince les lèvres pendant que je cherche mes mots.
— Je veux…, je veux rester la même personne qu’avant. Je ne veux pas t’être redevable, juste parce que tu es mon roi. Ne le prends pas mal. Je crois que ce n’est pas normal de torturer les gens. Je veux être gentille, je veux avoir une âme.
Je donne des coups de pied dans la neige autour de mon « N », ce qui détruit une des lignes.
— Je sais que c’est stupide, dis-je en m’accroupissant pour réparer la lettre, mais il m’attrape par l’épaule.
— Écoute-moi, Zara ! Je ne sais pas en quoi tu crois. Je pense que nous sommes tous des répliques. Comme les chrétiens croient qu’Adam a été fait à l’image de Dieu…
Il inspire profondément au moment où la portière d’une voiture s’ouvre. Il essaie de détecter les dangers éventuels. Moi aussi, mais je ne vois rien, rien d’autre que celui qui est près de moi, Astley, mon roi, celui que j’ai embrassé, celui que j’ai laissé me transformer…
Il continue, ne sentant sans doute aucune menace immédiate.
—Alors, les lutins croient que nous sommes faits à l’image d’Odin.
— Le dieu nordique ? (J’ai la chair de poule sur les bras.) Tu es en train de me dire qu’il y a d’autres dieux ? Je ne crois pas aux autres dieux.
— Dieux, ce n’est peut-être pas le terme exact. Ce sont des créatures, mais pas comme nous, pas comme votre Dieu non plus. (Il met les mains dans ses poches.) Ce que je veux dire, c’est que nous croyons que nous sommes faits à l’image d’Odin, en lutins, pas en hommes. Nous sommes faits à son image, et Odin n’est pas méchant. C’est un dieu censé être plein de sagesse et de bonté.
— Censé ?
— Euh, je ne l’ai pas rencontré en personne, dit Astley en souriant. Néanmoins, c’est lui qui possède la clé qui permet d’entrer au Walhalla, car c’est sa demeure.
— Alors, il ne reste plus qu’à le trouver. (Et, tandis que l’espoir m’abandonne, je suppose que c’est à peu près aussi facile que de trouver le paradis.) Et comment y arriver, alors que tu ne sais même pas retrouver ta mère, notre seul indice ?
Sa bouche se transforme en une ligne droite, parallèle à ses yeux.
— Je suis désolée, je ne voulais pas te blesser. J’ai simplement peur de ne jamais le retrouver. (Je me cache la tête dans les mains un instant.) Je te remercie de bien vouloir m’aider. Ne me prends pas pour une ingrate.
Il écarte gentiment ma main.
— Je sais que ce n’est pas facile pour toi, Zara. J’en suis conscient. Tu as perdu ton loup, tu as perdu ton humanité. Ton monde a basculé et ta ville est assiégée.
Ce sont des événements sans précédent.
Un moteur démarre, puis un autre.
— Qu’est-ce que ça caille ! s’écrie quelqu’un.
Un autre ado, Sam Cambridge crie :
— Oh ! merde ! Voilà qu’il reneige !
J’entends d’autres voix parler de robes affreuses, d’une Stéphanie qui s’est jetée sur les petits amis de ses copines, de filles qui flirtaient avec…
— J’y croyais pas… Elle lui a carrément sauté dessus !
Quelque chose se modifie dans l’air. Je me raidis.
Astley penche la tête.
— Qu’est-ce que c’est ?
Étourdie par l’énormité de la situation, je tends la main pour lui prendre le bras.
— Tu as raison, ils sont tous innocents. Comme moi, avant. Maintenant, je n’ai plus ma place ici. (Il ouvre la bouche, mais je lui coupe la parole.) Et ne me dis pas que ma place est avec toi, parce que ce serait vraiment trop mélo…
Il hoche la tête et je relâche la manche de cuir.
— Tu peux patrouiller en l’air ? Masque-toi pour que personne ne te voie et va faire un tour. Je reste au sol. Ah ! si seulement je pouvais voler !
— Parfois, les reines y parviennent. Ma mère, notamment. On lui parlera du Walhalla dès que je l’aurai localisée. Je la retrouverai. (Il m’adresse un regard insistant, dont je ne comprends pas la signification.) J’ai confié la mission à Vander, un de mes lieutenants.
En un clin d’œil, il s’élève dans le ciel et disparaît grâce à un charme.
— Merci !
Je crie dans le noir, et des minuscules flocons blancs me tombent sur le nez. Je tire la langue pour en attraper un. Il fond instantanément et me rafraîchit la bouche.
Soudain, je sens leur odeur.
Deux lutins. Un qui sort des bois à l’angle du parking, l’autre qui avance sur la route du lycée.
— Astley !
Un élève de première me regarde en levant les sourcils.
— Excuse-moi, j’attends un ami.
Astley apparaît devant moi pendant un bref instant et murmure :
— Tu t’occupes de celui des bois, je prends l’autre.
Il disparaît sans me laisser le temps de répondre. Il estime que je peux m’en tirer toute seule.
C’est plutôt flatteur. Nick ne me laissait jamais me battre toute seule. Il avait peur que je ne m’en sorte pas et que je sois blessée.
En fait, avant, je n’étais pas très douée. Et mainte- nant ? J’ai réussi à me débarrasser des deux zigotos qui traînaient à l’intérieur.
J’avance dans les bois en essayant de ne pas attirer l’attention et suis la piste de l’odeur en faisant un petit signe d’au revoir aux ados qui quittent le bal.
Un étrange monologue défile dans ma tête, telle une voix off au cinéma…
Je m’appelle Zara White et je vais avoir dix-sept ans. Je suis un lutin, mon petit ami a été tué par un roi lutin au nom ridicule de Frank…
Parfois, je m’inquiète pour ma santé mentale !
Une rangée de voitures est garée à l’orée du bois, le long d’un talus herbu qui les sépare de la forêt. Je scrute l’obscurité pour repérer le lutin. Ce n’est pas facile. Derrière moi, les voix me perturbent. Je ne veux pas que mes camarades soient blessés.
J’essaie de les dissimuler par un tour de magie lorsque le lutin sort de l’ombre, entre les arbres. Il n’a pas l’air de sentir mon odeur et se dirige vers une fille de l’équipe de volleyball qui marche à côté de son amie, devant leurs deux petits copains.
Le lutin porte un jean, un manteau d’hiver, un bonnet de laine rouge tiré sur ses oreilles. Des vêtements de garçon, mais il n’utilise aucun charme et ressemble à une sorte de diable androïde bleu. Ses dents brillent à la lumière des lampadaires. Il sourit et je vois bien qu’il s’intéresse aux garçons. Les lutins préfèrent torturer et saigner les garçons. Je ne sais pas vraiment pourquoi… C’est un secret parmi d’autres.
Je grimpe le talus en deux grandes enjambées, je me rue sur lui et lui donne un coup dans les genoux. Son corps s’effondre dans un bruit sourd, comme si tout l’air était sorti de ses poumons, mais il se retourne rapidement. Il porte les mains à ma gorge. J’en fais autant et j’essaie de le plaquer au sol. Il me retourne et me donne un grand coup de coude dans le visage. C’est affreux et très violent. Des bruits d’os brisés remplissent l’air. Il relâche la pression. J’en profite pour serrer un peu plus ses cordes vocales et lui couper la respiration sans le tuer. Il essaie de grogner, mais n’émet qu’un murmure.
J’approche mon visage à quelques centimètres du sien.
— Tu ne touches pas aux humains, pigé ? Pas de tuerie, pas de sang qui coule. Pas de torture, sinon, je t’égorge.
Je n’arrive pas à croire que je viens de proférer des menaces. Je serre encore un peu et je le laisse partir après lui avoir plongé le visage dans la neige. Il découvre ses dents, bien qu’il ait le regard défait. Il se met à quatre pattes et s’enfuit. Je m’essuie les mains contre ma robe et me retourne. Bouche bée, les yeux écarquillés, leurs chapeaux orange assortis sur leur crête mohawk, Callie et Paul me regardent. Ils semblent terrorisés. Mince !
— Qu’est-ce qui se passe ? finit par demander Paul.
Il s’accroche au bras de Callie comme s’il la retenait, et elle se tient un pas devant lui comme si elle voulait le protéger ou était sur le point d’intervenir. Les flocons dansent tout autour d’eux.
— Euh… Salut… Il m’a simplement donné l’occasion d’exercer mes techniques de combat… Vive le WWF…
J’essaie de trouver une raison plausible sans y parvenir, visiblement, car ils continuent de m’observer.
Callie ouvre et ferme la bouche sans pouvoir parler. Le silence est plus que gêné.
Je ne renonce pas.
— Vous vous êtes bien amusés ? Vous voulez que je vous apprenne quelques gestes d’autodéfense ? Oh ! tiens, voilà Issie. Faut que j’y aille.
Je me précipite vers sa voiture avant qu’ils ne me posent trop de questions.
Je ne sais pas depuis quand je me suis officiellement métamorphosée, mais cela ne fait pas plus de quelques jours, et je me trahis déjà ! Super !
Je m’arrête soudain. J’essaie de sentir les lutins. Je ne sens que la présence d’Astley.
Issie m’attrape par le bras.
— Où étais-tu passée ? Ne m’oblige pas à te disputer. Tu ne peux pas disparaître comme ça. La dernière fois, tu…
— Issie ! Elle était partie patrouiller, dit Cassidy en lui passant son châle sur les épaules.
Il retombe aussitôt, mais Devyn le rattrape.
Issie me relâche et ouvre la portière de la Toyota.
— Mon cœur ne supporte pas toutes ces patrouilles, disparitions, morts, transformations…
— Callie et Paul m’ont surprise en train de me battre contre un lutin, dis-je en montant à l’arrière avec Cassidy.
— Tais-toi ! s’écrie Issie en s’installant derrière le volant.
Elle klaxonne par mégarde et se met à jacasser comme chaque fois qu’elle est anxieuse.
— Oh ! mon Dieu, qu’est-ce qu’on va devenir ?
C’est comme dans Buffy, lorsqu’elle…
— Issie…
Devyn essaie de la réconforter et de l’empêcher de parler en lui caressant le dos.
— Je leur ai dit qu’il m’avait frappée et que je mettais en pratique mes techniques d’autodéfense. Ils m’ont peut-être crue.
J’accroche ma ceinture et baisse ma vitre malgré le froid.
Je dois pouvoir repérer l’odeur des lutins.
— On ne peut pas partir avant que tout le monde soit sorti. Je veux éviter un nouveau drame.
— Ils t’ont vraiment crue ?
Confrontée à la réalité, le souffle rauque, je précise ma dernière proposition.
— Je ne crois pas.
— Eh bien, une nouvelle complication en perspective ! grogne Devyn.
— Tu dois te montrer plus prudente.
— Devyn, ce n’est pas moi qui fais des « complications » ! Il voulait s’en prendre à un garçon sur le parking. Je ne pouvais pas faire semblant de ne rien voir.
— C’est vrai, admet-il.
— Bon, bon, ne vous disputez pas, dit Issie. Nous sommes tous du même côté. Mon Dieu, qu’il fait froid ! Je mets le chauffage.
Issie a horreur des conflits et, par respect pour elle, nous nous taisons. Le nez à la fenêtre, Devyn et moi humons les menaces tandis que les danseurs en tenue de soirée et chaussures de luxe se dirigent vers les voitures. Cela me fend le cœur de devoir veiller sur tout le monde, y compris les gens que je n’aime pas beaucoup. Comme Brittney, qui n’arrête pas de m’embêter depuis que je suis arrivée.
Elle se moque sans arrêt de mes jeans pacifistes et de mon militantisme à Amnesty International.
Finalement, il ne reste plus personne en dehors du type de la maintenance. Les pick-up et les voitures sont sur les routes et se dispersent dans les divers quartiers de Bedford et de la banlieue.
Je soupire quand Issie s’engage sur la route du lycée.
— Qu’est-ce qu’il y a, Zara ? demande Devyn.
Il remonte les vitres en appuyant sur quelques boutons. Poussé à fond, le chauffage essaie de faire monter la température au-dessus de zéro.
— Je n’arriverai jamais à les protéger tous. Ça me tue.
Je lis la compassion dans le regard de Cassidy et laisse retomber ma phrase, car cette discussion est vaine. Comment pourrais-je y parvenir ? Je n’ai même pas réussi à protéger Nick. Mon cœur se serre dans ma poitrine.
— Tu veux dire « nous », corrige Devyn d’un ton crispé.
Je repousse l’image de Nick, ensanglanté dans la neige, et me penche en avant.
— Quoi ?
— Tu aurais dû dire « nous » ! Nous ne réussirons pas à protéger tout le monde.
Il entrouvre de nouveau la vitre. L’air froid s’en- gouffre dans la voiture.
— Il veut dire que tu n’es pas toute seule. Nous sommes toute une bande comme dans Bue, Scoubidou ou Herœs, dit Issie en prenant un virage un peu trop serré.
La voiture se penche. Cassidy tombe sur moi. Devyn se retient à la poignée en sortant la tête pour voir un peu mieux.
— Il suit la voiture.
— Ça m’étonne pas ! Qui est-ce ?
— Le roi des lutins.
Devyn se replie à l’intérieur, remonte la vitre.
— Quel imbécile ! Comment ose-t-il ?…
— Hé ! Il se montre. Il pourrait facilement se rendre invisible s’il ne voulait pas qu’on le voie. Il ne nous prend pas en traître.
Devyn se tourne vers moi. Même dans le noir, ses yeux étincellent.
— Quoi ? Ils peuvent se rendre invisibles ? Tous, ou seulement les rois ?
— Les rois, je crois. Je ne suis pas sûre. En tout cas, ils savent tous bien se cacher dans les bois.
— Et pourquoi tu ne nous l’as pas dit avant ?
J’ai l’impression que tous les progrès que j’ai faits avec lui risquent de s’effondrer.
— Je viens juste de le découvrir, Devyn.
Il ne répond pas. Personne ne dit rien. Je tire sur l’extrémité de la ceinture de sécurité et j’essaie de m’imaginer à leur place…, face à un tout nouveau lutin. Qu’est-ce que je ressentirais ? J’aurais la nausée, j’aurais envie de me faire confiance, mais je serais réticente. Je serais inquiète, je guetterais le moindre signe de mensonge. Ce serait une nécessité pour être en sécurité. Ce n’est pas un problème simple avec une solution toute tracée. Ce n’est pas comme si j’avais emprunté une robe à Issie et oublié de la lui rendre ou copié sur le devoir de Devyn. Je me suis transformée en lutin.
Je pourrais les tuer comme un rien si j’en avais envie… Ce n’est pas que j’en ai envie… Je ne crois pas… Mais si…
— Je ne vous cache rien, dis-je en essayant de les convaincre. Je suis toujours la même, je fais toujours partie de la bande, c’est d’accord ?
Cassidy soupire.
— Ils sont nerveux parce que…
— Je me suis métamorphosée… Je sais, dis-je d’une voix douce. Je croyais que vous me faisiez confiance, les mecs.
— On a confiance en toi, dit Issie. On ne sait simple- ment pas quelle influence il a sur toi.
Elle lève une main et fait un signe en direction d’Astley.
— Aucune. Absolument aucune.
Je ne sais même pas si c’est la vérité. Qui suis-je, en fait ? Suis-je toujours la même personne, même si, techniquement parlant, je ne suis plus une personne ? Est-ce qu’être plus forte me rend différente ? Me rendra différente ? J’ai toujours pensé que les grands avaient une autre perspective sur le monde que les petits, et que la culture, les circonstances et nos choix constituaient notre personnalité. Alors, en me changeant en lutin, j’ai changé, ou j’ai changé celle que je deviendrai. J’appuie ma tête contre le dossier et je ferme les yeux.
— Oh ! oh !… Zara a des angoisses existentielles, dit Cassidy.
J’ouvre les yeux.
— Comment tu le sais ?
— Mon sang elfe, répond-elle en souriant.
— Excuse-moi, qu’est-ce que tu entends par « existentielles » ? demande Issie.
— Selon Kierkegaard, commence Devyn, dans son ton professoral pompeux, une personne n’est en fait que le sens qu’elle donne à sa vie. Il ou elle peut vivre cette vie avec passion et sincérité en dépit de tous les obstacles qui se présentent, comme le désespoir, l’ennui, la peur…, les lutins.
— Cela m’énerve quand Devyn dit « il ou elle », dis-je à voix basse à Cassidy.
— Bon, mais quel est le rapport avec Zara ? demande Issie.
— Je voulais simplement dire que Zara s’interroge sur elle-même et sur sa place dans ce monde, explique Cassidy en me passant le bras autour des épaules. Ce qui est parfaitement compréhensible en la circonstance.
— Exact, dit Issie. Et puis, tu as manqué quelques jours de classe et tu es en retard en biologie. Et toute l’équipe d’athlétisme… Maintenant que Megan est partie, que Nick a disparu et que tu…
Nous gardons le silence. Nous roulons dans le noir sur les routes défoncées, pleines de nids-de-poule et de givre.
Les routes devraient être des chemins lisses, qui mènent à une destination. Hélas, ce n’est vraiment pas le cas. La vie non plus n’est pas lisse.
Je repose ma tête sur l’épaule de Cassidy et je laisse Issie conduire sur la route bosselée jusque chez ma grand-mère.
— On va devoir retrouver la mère d’Astley, dis-je. Elle sait comment aller au Walhalla.
— Terrible ! On va faire des recherches sur Internet.
—Un nom, ça nous aiderait.
Un nom. Bien sûr. Il nous faut un nom.
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