Les mecs, parfois, j’ai l’impression d’être tombé dans un film d’horreur ! J’entends des hurlements et des cris dans les bois.
Bedford, il y a moins de cinq minutes
Nous disons au revoir à la maman d’Issie et prétextons une vague séance de révision au lycée, la seule excuse valable, et on nous accorde l’autorisation de sortir, d’autant plus que nous sommes en groupe.
Nous prenons quelques cookies et quelques couteaux au passage.
Une fois dehors, nous n’avons pas de temps à perdre en bavardages. Le danger nous guette dans les bois, je le sens. Je pousse Devyn et Issie devant moi et sors un couteau, prête à me battre, à les couvrir en cas d’attaque.
— Issie… murmure une voix… Viens avec moi.
— N’écoute pas, ce n’est pas le roi.
— Issie…
— Laisse ma petite amie tranquille ! hurle Devyn en se dressant de toute sa hauteur.
Il a fermé les poings, c’est gentil à lui, mais c’est moi qui assume les responsabilités à présent.
— Montez dans la voiture !
— Je crois que depuis que tu t’es métamorphosée, tu as perdu le sens de la raison, dit Devyn en s’installant à l’arrière.
Nous nous retrouvons au lieu convenu, à la maison Brune, un vieux manoir géorgien construit par un magnat du bois au début des années 1800.
Tout en haut d’une colline escarpée, elle abrite désormais un musée, et il y a une piste de course à l’arrière. Deux autres voitures sont déjà sur place, dont celle d’Astley. Une vague de soulagement et de nervosité m’envahit.
Issie se gare dans le petit parking de terre rectangulaire, à l’arrière d’une grange aux murs lépreux qui servait autrefois d’écurie. Elle tremble encore.
— Tu risques de mourir, Zara.
— Ça n’arrivera pas.
Elle hoche la tête et serre ma main dans la sienne.
— Zara, d’abord Nick, ensuite Mme Nix, toi qui te métamorphoses et Betty qui disparaît ! C’est trop dur à supporter. Je ne suis qu’un être humain, n’oublie pas !
— Humain et adorable. Humain et fort… Humain et intelligent…
Nous nous relâchons. J’ouvre la portière au moment où Astley s’approche de nous, laissant des poussières d’or dans la neige.
Devyn sort de la voiture, ailes déployées, et se perche sur le toit en poussant des cris.
— Devyn, sois sage !
— Prends cette épée, me dit Astley d’un ton formidablement régalien.
Il me l’attache à la ceinture avec la boucle géante au symbole de la paix, ce qui me semble tout à fait inconvenant.
— La cérémonie aura lieu dans les bois.
Il commence à avancer dans la neige qui semble avoir été piétinée par les skieurs, les chiens et les coureurs comme moi. Issie ne nous suit pas.
— C’est sans danger ? demande-t-elle. Il n’y a pas de méchants lutins ?
— Pas pour l’instant, répond Astley. Issie, nous te protégerons au péril de notre vie, je te le promets.
Issie me regarde du coin de l’œil et me reprend la main. La voiture de Cassidy entre elle aussi dans le parking. Elle sort en toute hâte et court vers nous.
— J’ai une peur bleue, dit-elle. Et vous, vous avez peur ? Bon, inutile de répondre.
Nous suivons Astley, avec Devyn qui vole au-dessus de nous. Les nœuds des troncs d’arbres font penser à de gros yeux noircis par la douleur. De chaque côté de la piste, les rochers semblent attendre la suite des événements.
— Un seul chemin mène du royaume des hommes à celui des dieux. Il s’appelle BiForst. Le pont arc-en- ciel. Ce n’est pas un lutin, nous explique Astley. Nous allons l’ouvrir pendant la cérémonie. C’est de la haute magie. Selon les dires du conseil, seuls les rois et les reines sont capables de l’invoquer, et encore, fort rarement.
— Comme ta mère ?
— Oui, elle est venue ici pour son frère, m’a confirmé le conseil.
— Elle a un frère ?
— Je l’ignorais, mais oui, apparemment. Un certain Frank. Il possède bien d’autres noms ; néanmoins, c’est celui qu’il utilise actuellement.
Nous cessons notre progression. Les yeux d’Astley s’agitent en tous sens pour scruter le paysage, et il me prend la main.
— Je sais, il y a beaucoup d’informations à absorber. Je te promets que je n’en savais rien avant de venir.
Cela me rend malade de savoir que c’est mon oncle et que ma mère… Avec tout ce qu’elle nous a déjà fait… En plus, ils sont liés par le sang !
J’avale ma salive et lui serre la main. Elle est si large et si puissante à côté de celle d’Issie.
— Cela n’a plus d’importance à présent.
Tous les cinq, nous semblons plus proches que jamais.
— Tu n’as pas à te sentir responsable de ta famille. On détesterait tous Zara, dans ce cas, mais on l’adore. Ce n’est pas grave, Astley, Zara a confiance en toi. Cassidy a confiance en toi. J’ai confiance en toi. Tu es dorénavant l’un des nôtres.
Pendant un instant, Astley semble sur le point de craquer. Il ne sort qu’un humble murmure de ses lèvres tremblantes.
— Merci, Issie. Tu es vraiment extraordinaire.
Elle sourit. Son humeur s’éclaire et cela nous remonte le moral à tous.
— Allez, raconte-nous encore ce que tu as appris.
— Quoi qu’il arrive, ne marchez pas sur le rouge.
C’est du feu, un feu d’enfer brûlant, ordonne Astley.
Il me lâche la main et commence à marcher à grands pas dans la neige.
— Contentez-vous de me suivre pendant toute la cérémonie. Tous, sans exception.
Cassidy se penche vers moi.
— Je l’aime bien, mais il est encore plus autoritaire que Nick.
— A qui le dis-tu ? Pourtant, je croyais que c’était impossible.
— Oh ! je vous entends, dit-il, par-dessus son épaule, d’une voix amusée.
Devyn glatit d’un ton malheureux lorsque nous entrons dans une clairière bordée de grands pins. Sept personnes vêtues de longues robes brunes avec des capuchons qui leur couvrent le visage s’y trouvent déjà.
Le ciel bas et lourd, chargé de neige, semble effleurer la cime des arbres.
Les gens restent immobiles tandis que nous approchons. Je tiens fermement la main d’Issie, comme si j’étais capable d’assurer la sécurité de tous, de faire que tout se passe bien.
— On dirait des moines, murmure Issie. On ne voit aucun visage sous les robes de bure.
— Restez ici, dit Astley en indiquant un endroit au milieu des arbres. Issie, s’il te plaît, reste à l’arrière avec les autres.
Issie me serre la main. C’est l’une des choses les plus difficiles qui m’ait jamais été demandées. Je parviens pourtant à relâcher ses doigts et elle va fermer le cercle formé par les autres. Quelqu’un lui tend une robe – je vois que c’est Becca, dont le visage étincelle violemment. Le personnage qui se trouve de l’autre côté fait un signe de reconnaissance pendant qu’Issie et Cassidy enfilent la robe. Il est grand et mince. Malgré ses oreilles très pointues, il a une apparence humaine.
Ce doit être une sorte d’être paranormal, lui aussi.
Mes sujets se tiennent à l’orée du bois. Ils avancent dans la lumière pour que je puisse les voir. Grands ou petits, ils sont tous très forts. Ils s’inclinent quand je les regarde. J’ai envie de leur promettre que nous traverserons cette épreuve qui les rendra plus forts.
— Zara, il faut que tu avances au centre du cercle, me rappelle Astley.
Je regarde Issie par-dessus mon épaule. Les yeux écarquillés, elle tremble comme une feuille, terrifiée.
Devyn se perche sur une branche, juste au-dessus de sa tête. Bien que ce soit un grand rapace, il semble minus- cule, écrasé par la hauteur des arbres et la gravité de l’instant. J’ai envie de les protéger tous les deux, mais si Mme Nix m’a appris quelque chose, c’est que je ne peux pas protéger tout le monde. Le danger peut exploser à tout instant et nous emporter.
Astley me tend une épée plus grande que moi.
— Elle a une pointe d’acier, dit-il. Tiens-la dans la main droite et laisse reposer l’extrémité sur le sol.
Nous attendons. Je compte les battements de mon cœur. J’arrive à trente-deux. Astley lève le bras en une forme de salut. Les autres en font de même. Le regard grave, il se place devant moi et commence à scander :
« Par cette cérémonie, que notre voyageur accomplisse un pas vers Odin. »
Les fées et Issie se prennent par la main et avancent d’un pas. Elles nous encerclent et commencent à psal- modier des mots que je ne comprends pas ; je ne crois pas que ce soient les mêmes mots qu’Astley.
Je lève les yeux vers lui.
Il me fait un petit signe, comme pour me rassurer, mais cela ne fonctionne pas vraiment. Je revois Mme Nix qui avance sur le pont d’argent avant l’explosion.
J’avais fourré le morceau de tissu carbonisé dans ma poche de jean avant de partir et je me réjouis de sa présence en ce moment. La chaînette de Nick frotte contre ma peau. Il est présent, lui aussi.
« Un battement de cœur plus près du Walhalla, scande Astley. Un pas vers tout ce qui est accepté. »
La terre tremble. Des paillettes jaillissent de ses mains et nous enveloppent. Une sorte de champ de force se referme autour d’Astley et moi. Opaque et massif, il oblitère tous les bruits, le bruissement des arbres, les murmures des lutins, la respiration haletante d’Issie. J’ai du mal à y croire. Le champ de force se courbe tout autour de nous et monte haut dans le ciel.
Un bouclier. Je croise le regard d’Issie qui s’efforce de sourire. Elle se souvient sans doute de Mme Nix, elle aussi. Les paillettes tourbillonnent autour de nous.
C’est comme si nous étions dans une boule de neige.
Tout est étrange et magnifique.
Je tends les doigts pour attraper les paillettes. Un faible chant de douceur et de magie résonne, je n’entends plus que la voix d’Astley, rien d’autre.
« Et nous l’enveloppons dans le destin… dit-il, parfaitement concentré, avant de reprendre : Par cette cérémonie, que notre voyageur accomplisse un pas vers Odin. »
Quelque chose attire son attention et il flanche. Le tourbillon des paillettes s’amenuise. Je me retourne et regarde derrière moi. De nouveaux lutins sont arrivés et, à leurs regards et leurs tenues banales, il est clair qu’ils ne font pas partie des nôtres. Ils jaillissent des bois, toutes griffes dehors, gueule grande ouverte.
— Issie !
Je me précipite vers elle et me heurte au dôme translucide qui nous entoure.
— Astley !
Ils scandent les mots de plus en plus vite. Il lève les mains en forme de coupe, doigts écartés, et me fait signe de l’imiter. Je hoche la tête.
— Issie ! Cassidy !
Une flèche touche un de nos lutins, qui tombe sur le sol comme une masse. Les autres se reprennent la main et comblent le vide. Une autre mort… Une autre mort à cause de moi… Je me plie en deux, effondrée, juste au moment où une boule de lumière se forme dans les mains d’Astley qui m’implore du regard. Je me redresse, exécute les mêmes mouvements, et la boule se retrouve dans mes mains. Toute chaude, elle scintille comme de l’or, comme lui.
« Si notre essence le mérite, crie-t-il tandis que le vent se lève, si notre essence le mérite, ouvre à la reine la porte de ton palais, ouvre-lui le pont arc-en-ciel, et laisse-la pénétrer sur tes nobles terres. »
Les boules de lumière tourbillonnent dans nos mains tandis que nos regards se croisent. Elles s’éloignent, se rejoignent, tournent l’une autour de l’autre. Je me sens un peu vide, comme s’il manquait quelque chose à l’intérieur de moi. Un autre de nos lutins s’écroule, un troisième essaie de repousser l’attaque sans lâcher la main de Cassidy. À la forme de sa bouche, je vois qu’elle crie, mais je ne perçois aucun son. Devyn fond sur la tête du méchant lutin, serres déployées.
— Nous devons aller les aider !
Astley me fait signe que non et lève les yeux. On lit la douleur et l’inquiétude sur son visage. La boule de lumière s’échappe à travers le champ de force. C’est la première fois que j’entends Astley jurer.
La terre tremble encore. Astley crie pour se faire entendre par-dessus le vacarme. « Nous sommes ici rassemblés, nous les êtres de lumière, pour vous supplier de nous ouvrir le chemin de votre royaume. Laissez l’un de nous y pénétrer et y prendre l’objet de ses désirs. Qu’il en soit ainsi. » Les paillettes tombent sur le sol. La lumière explose, nous aveuglant totalement, avant de s’éteindre. Je cligne des yeux et, tout d’un coup, je vois un satané arc-en-ciel juste au-dessus de ma tête. S’il étincelle, il ne possède que trois couleurs, mais il est assez large pour laisser place à une armée. La chaleur semble jaillir du rouge, mais le bleu et le jaune paraissent agréables au toucher. La neige commence à fondre sous mes pieds.
Astley a le front couvert de perles de sueur.
— Ça ne va pas vraiment. C’est à l’extérieur du bouclier…
— Tout le monde est en dehors du bouclier ! Il faut aller les aider.
Astley m’attrape par le bras.
— Non ! Tu dois partir ! Nous ne pourrons pas recommencer.
— Mais Issie, Cassidy, Dev…, ton peuple… Je ne peux pas grimper sur l’arc-en-ciel !
Je suis déchirée, je ne peux pas les abandonner, je ne peux pas m’enfuir au beau milieu d’une attaque.
— C’est le bouclier ! dit-il en se précipitant vers le bord.
Il pose les mains contre le champ de force et pousse.
Il cède un peu sans se rompre.
— Ils le renforcent avec leur chant !
— Alors, empêche-les de chanter.
— Ils croient sûrement nous protéger, dit-il en donnant des coups dans la paroi.
Il court le long du périmètre, tel le capitaine Kirk en mode commande.
— Ils ont juré de nous protéger parce que je suis leur roi, et toi, leur reine.
— Qu’est-ce que tu fais ? dis-je en courant derrière lui.
Issie a lâché la main de celui qui se trouvait à côté d’elle. Elle s’est emparée d’une épée qu’elle brandir devant elle, adossée au champ de force. Un méchant lutin avance vers elle, d’autres sortent des bois.
— Astley ! Il en arrive d’autres ! Ils vont tous mourir s’ils ne se battent pas.
— Je sais.
Il se tait et pose la main sur le dôme en croisant le regard d’Amélie.
— Fais-le tomber ! ordonne-t-il. Le pont est de l’autre côté ; nous ne pouvons pas y accéder !
Amélie plisse les yeux. Elle cesse de chanter et lâche la main qu’elle tenait pour sortir une épée cachée sous sa robe. Elle avance vers les méchants lutins. Un tigre surgit des bois en silence. J’ai le cœur qui bat… Betty…
Tandis que nos gens commencent à se battre, la bulle protectrice s’évanouit et nous replongeons dans le monde extérieur. Issie trébuche et tombe à la renverse.
Je me précipite vers elle et la prends dans mes bras.
— Oh ! mon Dieu…
— Ça va aller, Issie, mens-je en l’écartant de la scène de combat. Betty vient d’arriver. Où est Cassidy ? Et Devyn ?
Une flèche fend les airs. Astley sort de nulle part, l’attrape de sa main libre et la brise entre ses doigts. Sa voix est un grognement.
— Je veille sur eux.
Il tire son épée de sa ceinture. Son visage n’est plus qu’un masque de détermination et de fureur.
— Ne flanche pas maintenant, Zara ! Trop de gens sont morts pour que tu ailles chercher ton loup.
Il indique les corps sans vie de deux de ses lutins. Autour de nous, la bataille fait rage. Le monde semble encore plus sombre qu’auparavant, un peu comme si mon esprit commençait à faire le point et la menace rampait sur ma peau. L’obscurité existe réellement. Les choses dans le noir sont réelles. Je suis une de ces choses. Moi. Et si ce n’est pas toujours facile de savoir ce qui est bien ou mal, de savoir à qui faire confiance, c’est toujours facile de vouloir protéger les siens.
— Je ne peux pas les abandonner. Pas même pour sauver Nick. J’en suis incapable. Ils vont mourir.
— Zara ! proteste Issie.
Elle tremble de peur, mais accepte toujours de me voir partir.
— Je les protégerai, dit Astley en me regardant dans les yeux.
— Méchant lutin, à trois heures, l’interrompt Issie.
Astley pivote et se bat à notre droite. En silence, son épée tranche la tête du lutin.
— Bon sang… murmure Is, tandis que je l’entraîne plus loin en lui mettant la tête contre mon épaule.
— Ne regarde pas ! Ne regarde pas !
Astley rengaine son épée, et c’est le soldat qui revient vers nous.
— Partez, ma reine ! ordonne-t-il.
Il me prend par la taille, m’arrache des bras d’Issie et me lance au pied du pont. Il me lance… comme son père l’a lancé autrefois. J’atterris sur le jaune. L’impact projette un nuage de poussière colorée. Je crie une fois encore : « Prends bien soin d’Issie et de Cassidy ! » au moment où Devyn vole au-dessus d’Issie, fait une esquive à droite, puis à gauche, serres déployées, tandis que les lutins approchent.
— Astley, protège-les… Je t’en supplie.
Il fait un signe de tête. Je vois ses griffes s’affûter derrière son charme. Il étincelle et se grandit, épaules en arrière, et, à cet instant, je remarque à quel point il est beau. C’est le roi. Mon roi ? La lumière m’attire.
J’entends le son des cors au loin, de l’autre côté de l’arc-en-ciel.
— Vas-y, Zara ! hurle-t-il.
Sa main se pose sur la garde de l’épée et la ren. gaine_
Il tend son arc.
— Je les protégerai, je te le promets.
Je commence à monter, mais je m’arrête.
— T’as intérêt ! Et arrange-toi pour rester en vie, Astley. Pas de mort, compris ? Pas de mort !
Il décoche une flèche.
— Revenez-nous, ma reine ! crie une voix. Revenez- nous !
— J’y compte bien ! dis-je, car tout le monde a toujours envie de revenir du champ de bataille, de l’enfer ou de la mort, non ?
Moi, si…
Je veux revenir et les protéger.
— Je le ramènerai. Nous combattrons à tes côtés. Je te le jure. On ne t’attachera plus aux troncs d’arbres, promis !
Il se met à rire, s’incline et me tend mon épée. Sa voix résonne dans ma tête, même si ses lèvres ne bougent pas : À ton retour, tu seras une grande souveraine. Et un jour, tu m’aimeras comme tu aimes ton loup.