Les autorités ont imposé un couvre-feu à tous les résidants de Bedford de moins de dix-huit ans. Lors d’une conférence de presse à l’hôtel de ville, le shérif J. Farrar a déclaré : « La majorité des disparitions ont eu lieu à la nuit tombée. Nous conseillons à tous de ne se déplacer qu’en groupe. Ne vous aventurez pas seuls dans les bois. Ne montez pas dans les véhicules d’inconnus. »
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Je passe toute la journée à élaborer une stratégie avec Devyn qui est venu après le repas. Il insiste pour que je rattrape les cours de littérature, de bio et de quelques matières difficiles.
Cela me donne mal à la tête. Le travail scolaire ne figure pas sur la liste de mes priorités pour l’instant, même si ce n’est pas bien, car, si je survis à tout cela, je veux aller à l’université un jour. Je ne peux pas m’imaginer passer un entretien et expliquer que j’ai raté mon bac à cause d’une invasion de lutins !
On s’installe au salon. Devyn est encore raide, à cause de sa blessure, mais je suis si contente de le voir marcher le long du divan que je supporte son ton pontifical et doctoral. Betty est partie à une foire d’artisans avec Mme Nix, la secrétaire du lycée, qui est sa meilleure amie.
On passe notre temps à tenter de décrypter les phrases énigmatiques que mon père a gribouillées dans les marges des livres de Lovecraft, jusqu’à ce qu’Astley m’envoie par texto le nom de sa mère et qu’on essaie de l’entrer dans tous les moteurs de recherche possibles et imaginables. On trouve quelques mentions de sa présence à une exposition d’antiquités, sans aucun indice qui nous permette de la situer, aucune adresse.
Pendant que Dev surfe sur le Web, nous continuons à bavarder et je ne cesse d’aller vers la fenêtre pour scruter les bois. Je suis incapable de rester en place.
Je me demande si c’est un effet secondaire de ma transformation.
— Ils n’attaquent plus en plein jour, dit Devyn. Cela ne s’est pas reproduit depuis l’accident de Sumner et l’agression d’un couple, dans la foulée.
— Que dit la rumeur ?
— Qu’il s’agit d’un serial killer. Une nouvelle équipe est arrivée de Boston pendant ta métamorphose. Et les agents fédéraux mettent le nez un peu partout. Des gens pensent que les parents de Nick sont venus le chercher pour le mettre hors de danger. On parle aussi d’une invasion extraterrestre aux allures d’apocalypse. Ah ! t’en as raté, des trucs !
Je garde le silence. À sa manière de prononcer le mot « métamorphose », je sais qu’il a du mal à s’y habituer. Je ne peux pas le lui reprocher. Moi non plus, je ne m’y habitue pas.
J’effleure la vitre glacée du bout des doigts.
— Le monde est si blanc dehors, cela me fait mal aux yeux.
Il ne répond pas. Il se lève à nouveau en grommelant.
— Ça va ? (Je m’approche de lui.) Tu as du mal à rester debout ?
— Oui, mais cela en vaut la peine. Excuse-moi, je suis allergique.
— Aux lutins ? dis-je en plaisantant.
— Ha ! ha !… Je dois y aller. Mes parents deviennent dingues avec leur expérience. Ils veulent que je les aide. Ils te remercient de bien vouloir leur donner du sang pour leurs recherches. C’est gentil de ta part.
Je me détourne de ma fenêtre.
— Gentil de ma part ? Je ne suis pas gentille, Devyn. On a séquestré des gens dans une maison. C’est illégal. C’est un enlèvement. On les a agressés, j’ai tabassé un type après le bal. Et ces deux filles…
— Des lutins, Zara, des lutins, ce n’étaient pas des gens…
Des lutins, pas des gens.
— J’ai toujours l’impression d’être une personne, et je ne suis pas gentille. Me battre, cela me rend méchante.
Devyn rassemble ses affaires avant de partir.
— Je ne plaisante pas, dis-je avec plus de conviction. Ai-je moins de droits, suis-je moins importante, maintenant que je ne suis plus humaine ? Est-ce que les lois cessent soudain de s’appliquer à moi ?
— Les animaux n’ont pas de droits ! aboie Devyn. Et moi, je suis un animal la moitié du temps. Je n’ose même pas imaginer ce qui se passerait si les gens normaux comprenaient soudain qu’il existe des créatures comme moi dans la nature.
— Eh bien, cela te plairait qu’on te traite de méta- morphe ?
Il fait craquer ses articulations et passe les lanières de son sac à dos sur son épaule. Il fait la grimace en se redressant.
— Non, j’aurais horreur de ça.
— Alors, tu comprends que ce soit la même chose pour moi ?
— Tout à fait. (Il se passe la main sur le visage et se dirige vers sa porte.) Je suis désolé, Zara. C’est difficile de s’habituer… Et avec la disparition de Nick… Je sais que je suis injuste.
— Oui, c’est compliqué, je sais. Je ne te reproche rien. Tu me manques, c’est tout. Enfin, tu es là, mais tu ne me fais pas totalement confiance. Je me sens…
— Déconnectée ?
Il me donne une petite tape sur l’épaule et sort dans le froid. Je l’accompagne, car je ne veux pas le laisser seul.
— Tu sais, Nick est là, quelque part ! crie-t-il avant de partir.
Je sursaute et couine en entendant ces mots. Je me cogne la tête contre le toit du porche.
La neige tombe tout autour de moi et, soudain, toute tension disparaît. Je n’arrive pas à croire que je puisse sauter si haut. Je me roule dans la neige en ricanant, et Devyn sourit rien qu’à me voir.
Je lui lance une boule de neige ; je suis sûre que, si Nick me voyait, il craquerait lui aussi.
Il s’allongerait à côté de moi et me ferait manger de la neige. À moins que…
Dev enlève la neige de son visage et me tend la main pour m’aider à me relever.
— On dirait une balle de caoutchouc !
— Je sais !
Il m’observe, les yeux plissés.
— Qu’est-ce qui se passe ? Ton expression a changé.
J’avale ma salive et décide de dire la vérité. Si je me confie, Devyn comprendra peut-être que je suis toujours la même Zara. Et peut-être que moi aussi.
— Nick déteste les lutins. Je ne suis pas sûre qu’il soit capable de croire que certains sont gentils, pas après toutes les horreurs auxquelles il a assisté. Je ne suis pas certaine qu’il puisse encore m’aimer.
— Zara…
Sa main se serre autour de la mienne, mais il ne peut m’offrir aucun réconfort.
— Je me suis transformée pour pouvoir le sauver, et cela risque de détruire notre amour. Il pensera que cela m’a détruite.
Mes poumons semblent se réduire à de petits ballons tout racornis, tandis que j’envisage l’immensité de l’erreur que j’ai peut-être commise.
— Il finira par s’y faire.
— Par se faire à quoi ?
— À l’idée que tu es toujours la même, dit Dev en serrant ma main avant de la relâcher.
— Puisque moi, j’y suis arrivé…
— Ça t’a pris des siècles !
Je plaisante, parce que je ne veux pas sombrer dans le mélo.
— Moins de soixante-douze heures depuis le début de la métamorphose, à douze heures près, dans un sens ou dans l’autre.
— Waouh ! C’est encore plus long que je ne le pensais ! dis-je en lui donnant un coup de coude. Et puis je ne suis même plus sûre de savoir qui je suis. Comment pourrais-je demander aux autres de me faire confiance ?
On se dit au revoir. Il s’éloigne dans la vieille Buick de ses parents. Après son départ, je reste à humer l’air.Il fait froid. Je ne sens la présence d’aucun lutin, mais je sais qu’ils sont là, à l’affût, hors de portée du royaume de mes sens.
Je me demande si les lutins d’Astley montent la garde. Je n’en connais aucun en dehors d’Amélie.
J’ai fini par rentrer et par effectuer quelques recherches. Betty passe à la maison avant de prendre son service.
Elle se transforme en tigre pour aller patrouiller, puis gratte à la porte pour que je lui ouvre. Je la laisse entrer et recule d’un pas. Je sais qu’elle m’aime toujours lorsqu’elle est humaine ; je n’en suis pas aussi sûre lorsqu’elle se métamorphose.
Une bouffée d’air froid s’engouffre dans la maison et je referme rapidement. Avec ses bons deux cents kilos, elle remplit tout l’espace du vestibule. Elle se penche sur moi de toute sa hauteur et ouvre la gueule. Elle a les dents couvertes de sang et son souffle sent le cuivre et l’odeur du savon Dove. Elle en a tué un !
— Tu en as eu un ? Juste devant chez nous ?
J’essaie de paraître décontractée. Elle secoue sa tête massive de haut en bas et passe devant moi pour aller au salon. Ces grosses pattes laissent des traces de neige.
À l’intérieur de moi, je sens quelque chose se nouer.
— Comment savais-tu que c’était un méchant lutin ?
Sans répondre, elle s’assied au milieu de la pièce et lève la patte antérieure droite. Une écharde est enfoncée dans ses coussinets.
— Tu veux que je te l’enlève ? Avant de te transformer ?
Elle se contente de me fixer avec ses grands yeux ambrés. Sa tête est immense !
J’aspire profondément et m’assois sur le sol, en face d’elle.
— Ne me mords pas !
Elle roule les yeux.
— Eh bien, tu es un tigre à présent, je me méfie !
Je lui souris pour qu’elle comprenne que je plaisante… Plus ou moins.
Je prends sa patte. Elle est presque aussi grosse que mon visage. Les griffes mesurent sept centimètres de long. En regardant plus attentivement, je vois que l’écharde est en fait une petite brindille enfoncée profondément.
— Tu t’es bien arrangée ! Il va falloir que je m’y prenne à deux mains.
Je lève les genoux et y pose la patte pour avoir plus de stabilité. J’attrape la brindille à deux mains.
—À trois… Un… deux…
Je tire. Elle grogne, mais j’ai réussi à extraire l’écharde. Je pose la main sur la blessure et j’appuie très fort. L’épaisse fourrure est froide et humide.
— Voilà ! Ce n’était pas si terrible ? Tu as toujours mal ?
Elle ronronne, pousse la patte contre ma poitrine et me fait tomber.
—Betty ?
Ma voix monte d’une octave avec l’inquiétude. Sa tête s’approche de la mienne et la grande langue sort de la gueule et me lèche tout le visage.
—Pouah, c’est mouillé ! dis-je en riant, tandis qu’elle saute par-dessus mon corps et file dans sa chambre pour reprendre forme humaine.
Avant de disparaître, le tigre remue la queue.
— Ah ! les grands-mères !
J’ai parlé assez fort pour qu’elle m’entende, mais elle ne répond pas.
Lorsqu’elle revient au salon, en uniforme, je suis toujours en train de chercher des indices sur la mère d’Astley sur son ordinateur.
—Tu trouves ? demande-t-elle.
— Quelle est l’expression que maman emploie toujours ?
— Une aiguille dans une botte de foin.
Elle s’assied à côté de moi et se penche sur l’écran.
— Merci pour l’écharde.
— Je suis contente de voir que tu t’es lavé les dents.
Elle éclate de rire.
— Il a bien fallu ! Les lutins ont une abominable odeur de savon !
— C’est bon à savoir. Et il s’agissait d’un méchant lutin parce que…
—…il poursuivait Devyn.
— Tu es certaine qu’il n’essayait pas de le protéger ?
Elle grogne et croise les bras devant sa poitrine.
— Zara, je sentais son avidité.
— OK.
Je hausse les épaules et observe son visage ridé, ses yeux vifs, ses cheveux blancs coupés court.
— Tu es magnifique en tigre.
— Et pas en femme ? dit-elle en me donnant une petite tape sur la cuisse.
— Oh ! tais-toi !
— Quoi ? Tu oses dire à ta grand-mère de se taire ? Petite insolente ! s’exclame-t-elle, taquine.
Elle se lève et s’étire comme si sa forme humaine l’emprisonnait.
— J’aurais dû être flic.
Je ne sais pas d’où lui vient cette idée.
— Pourquoi ?
— Parce que je pourrais continuer à patrouiller au lieu de rester dans la salle à attendre un appel d’urgence.
— Tu ne peux pas faire une ronde avec l’ambulance ?
— C’est Keith qui est de service ce soir. C’est lui le chauffeur. Tu sais qu’on n’a pas le droit de sortir seul.
— Tu ne pourrais pas tout raconter à Keith ?
— Je ne sais pas. Comment raconter à un type comme Keith que tu es une sorte de tigre-garou et que tu dois patrouiller en ambulance pour chasser les lutins ?
— Raconte-lui tout, dis-je en m’éloignant de l’écran pour lui consacrer toute mon attention. Et ensuite, tu i lui montres…
Son visage se ferme et, soudain, elle paraît fragile, si vieille et si humaine.
— Tu parais vraiment trop humaine, grand-mère.
— Tu dis toujours ça après m’avoir vue en tigre !
— Ouais, dis-je en feignant de trembler. Grand-mère, comme tu as de grandes dents !
— C’est pour mieux manger les lutins, mon enfant… dit-elle, en chahutant avec moi.
J’attrape le coussin du divan et le serre dans mes bras.
Elle se penche, m’embrasse sur le front et murmure si bas que je comprends à peine :
— Toi aussi, tu es trop humaine.
— J’espère bien.
— Mmm… mmm. Et si je nous brûlais un bon petit plat avant de prendre mon service ?
Fin de la conversation.
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