Un des garçons qui avait disparu dans le Maine pendant plus de deux semaines a été retrouvé vivant. Cependant, sérieusement blessé, il souffre d’amnésie. Les autres parents nourrissent l’espoir de revoir leurs enfants bientôt.

News Channel 8

 

Un bruit me tire de ma longue sieste sur le divan.

Je grogne et je m’étire. On frappe à la porte. Le soleil est couché, l’horloge indique sept heures. Même en début de soirée, la ville semble déserte et hantée.

Les routes s’égarent dans les coins sombres, à l’ombre des arbres.

La neige reflète le clair de lune, tel un blanc miroir silencieux. Je regarde par la fenêtre et, pendant un instant, je crois voir Nick, ce qui est impossible.

Lorsque j’ouvre la porte, Astley me tend la main dans le noir. Je lui donne la mienne et sors, presque hypnotisée, sans prêter attention à l’immense sweat- shirt L. L. Bean ni au pantalon de pyjama Bugs Bunny rose qu’Issie m’a offert. Je suis simplement dans la neige glacée.

Quelque chose dans un arbre sombre au bord de la pelouse me chagrine un peu. Je glisse sur la neige.

N’importe quoi pourrait nous épier, tapi dans le noir.

— Betty est sous la douche. Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu as vu Frank ? Ou mon père ? Ils nous guettent ?

— Non, je n’ai vu personne. (Il s’éclaircit la gorge, gêné.) Il n’y a plus aucun signe de ton père.

Je suppose que j’ai retenu mon souffle, car, soudain, j’expire tout d’un coup. Je ne sais pas si je suis perturbée par son absence, ou peut-être sa mort, ou bien soulagée, terrifiée ou je ne sais quoi.

Mes sentiments envers lui sont plus qu’ambivalents. C’est un manipulateur, un faible, qui s’efforce de faire le bien. Il a laissé ma mère partir sans la transformer. Ça, c’est une certitude.

Astley attend une seconde avant de parler. Il voit peut-être que j’essaie de maîtriser mes émotions. Il jette un coup d’œil vers la maison et recule d’un pas.

— Je veux te présenter à notre peuple.

— Notre peuple ? dis-je, tandis que ses doigts se resserrent autour des miens.

Le monde semble basculer autour de son axe et je plonge dans un état de confusion encore plus extrême.

— Je ne suis pas certaine de vouloir…

— Tu es notre reine, Zara. Il est temps que tu rencontres tes sujets.

Il passe le bras autour de ma taille.

— On va s’envoler…

— Il faut faire vite. Betty va…

   Je sais…

 

Dans les airs, le vol rapide accentue le froid. Nous tourbillonnons au-dessus de la cime des arbres, à travers les flocons. Il neige depuis des jours, légèrement, sans discontinuer. Je crains que cela ne s’arrêtera jamais. Les rues chaudes et ensoleillées de Charleston, mon ancienne ville, me manquent.

Je sens presque le parfum des fleurs, je vois presque les poinsettias que tout le monde sort pour Noël, le long des portiques. La vie était beaucoup plus facile là-bas. Je repousse cet accès de mélancolie. En dessous de nous, les routes s’enfoncent dans les bois. Les chasse- neige s’agitent aussi vite que possible, dégageant la voie pour les voitures et les piétons. Je m’accroche à Astley qui vole vers une clairière, non loin du lycée.

En approchant, je vois des pierres tombales de hauteurs différentes, blanches, noires ou grises.

C’est un cimetière. Les lutins sont rassemblés entre les tombes. Certains se dressent sur les monuments.

Tous semblent émettre une sorte de lumière.

Ils forment un ballet vertigineux d’ombres, de tissus, de mouvements furtifs qui glissent sur le blanc étincelant de la neige. La peur me noue la gorge.

Au fur et à mesure que nous perdons de l’altitude, ils se mettent à nous tourner le dos, comme s’ils refusaient d’accepter notre présence.

— Ils savent que j’ai des difficultés à atterrir, explique Astley après s’être éclairci la gorge.

Il semble embarrassé. Je sais qu’il atterrit lourde- ment, mais c’est étrange de constater l’ampleur de ce respect, destiné à lui éviter toute humiliation. Si j’étais à sa place, mes amis se moqueraient de moi sans relâche et me montreraient du doigt en éclatant de rire.

— C’est par respect qu’ils tournent le dos ?

— Ils sont très prévenants. Accroche-toi.

Il retombe lourdement dans la neige, les pieds les premiers, et bascule à la renverse. Je tombe à moitié sur lui. Il a l’air si frustré et si embarrassé que je ne peux m’empêcher de rire.

Je lui tends la main et l’aide à se relever. Une fois debout, j’enlève la neige de mes vêtements.

Oh ! mon Dieu… Je suis en pyjama devant les lutins… Ça ne va pas ! Je ne peux m’empêcher de pousser un petit rire devant tant d’absurdité. Les lutins nous entourent. La plupart portent des vêtements normaux. Sans Bugs Bunny ! Ils portent des jeans, des pantalons de toile et certains des salopettes d’ouvrier aux nombreuses poches et des vestes de cuir.

Certains sont en robe ou en kilt, ce qui a l’air bizarre.

Ils ont utilisé des charmes, qui les dissimulent sous toutes les couleurs de peau. Ils semblent avoir tous les âges, même si aucun ne paraît trop jeune pour aller au lycée. La plupart pointent vers le sol leurs lampes de poche qui dessinent des cônes de lumière.

Certains ont des bougies.

Je prends Astley par le bras, subjuguée.

— Ils sont si nombreux !

— Ce ne sont que ceux qui m’ont accompagné. Il y en a des milliers.

Il cesse de brosser ses vêtements et tend le bras, comme pour me toucher la joue. Je recule. Suspendue dans l’air, sa main dessine un grand mouvement ample.

— Tourne-toi, mon peuple, et admire ta reine.

Ils se retournent comme un seul homme. Des centaines de regards se braquent sur moi. Toute tremblante, je retiens mon souffle.

— C’est aussi ton peuple à présent, dit-il en me passant la main sous le menton.

Mon peuple. Mes lutins. Ma responsabilité. Mon pincement à l’estomac se transforme en nœud très serré. Je tends le bras et j’appuie sur une pierre tombale. Joseph Thompson. 1971-1990. Il y a tant de morts, ici comme ailleurs. Je ne veux pas y ajouter de pierres, ni pour Nick, ni pour Astley, ni pour aucun de ceux que j’aime et dont je suis responsable.

Astley me prend par la main et saute au sommet d’une tombe plate qui ressemble à une immense boîte de granit. Il m’entraîne avec lui.

Dans la neige, les lutins s’approchent de nous, de plus en plus près. Astley m’adresse un regard qui se veut rassurant, mais j’ai du mal à me sentir à l’aise au milieu de lutins, même s’ils sont censés être mes sujets et, donc, de bons lutins.

Un nuage obscurcit la lune tout en laissant assez de lumière pour que je voie tous ces visages qui me regardent. Presque contre ma volonté, je sers un peu plus la main d’Astley. Il paraît plus grand, régalien, terriblement régalien, et je dois paraître bien chétive et pitoyable à côté de lui. Je ne suis ni chétive ni pitoyable. Je suis une princesse et je suis censée être une guerrière malgré mon pantalon de pyjama rose.

— Lutins des Étoiles, déclare Astley, d’une voix chaude et puissante qui résonne dans tout le cimetière, lutins des Bouleaux, je vous présente votre reine.

Un par un, ils s’inclinent.

Je reste immobile un instant, mais je ne peux pas m’en empêcher : je commence à trembler. Je tremble parce que cette sorte de cirque dément dans l’obscurité du cimetière est absurde. Les mouvements sont trop prégnants, trop emphatiques, trop tout. Comment puis-je être l’une des leurs ? Comment puis-je être leur reine ? Je me penche et je me tiens l’estomac pour contenir toute cette folie. Les lutins retiennent leur souffle. Astley se raidit à côté de moi et relâche ma main. Je sais que je dois me reprendre.

C’est comme si j’étais prisonnière d’un rêve où je retrouvais nue au milieu de la classe, consciente d’être nue et néanmoins incapable de m’échapper du rêve. Tout se déroule au ralenti.

— Je suis désolée, dis-je en levant la main. Excusez- moi.

Je me redresse, me mords la lèvre ; les flocons se précipitent autour de moi et je reprends assez de courage pour dire ce que je pense :

— Excusez-moi. Je ne peux pas… Je…

Je saute de la tombe, me précipite vers la sortie et cours vers le portail. Je ne suis pas l’une des leurs. Je ne suis que… Non ! Ils pourraient me rattraper en un instant, j’en suis certaine. Ils pourraient me retenir, bien que personne n’en fasse rien. Alors, je continue à courir.

Je longe la route de Bangor depuis dix bonnes minutes quand Astley me rattrape. Il atterrit devant moi à l’instant où un camion me dépasse. Il évite la chute totale, se redresse rapidement et met les mains sur ses hanches. Le vent souffle dans ses mèches blondes.

Il sort un bonnet de sa poche et me le tend avant de reprendre sa posture belliqueuse.

— Tu vas bien ?

Ce n’est pas la réaction que j’attendais.

— Tu as l’air en colère.

   Je ne suis pas en colère, Zara, dit-il en se passant la main dans les cheveux. Je suis inquiet.

Inquiet ?

— D’avoir fait le mauvais choix ? Je suis désolée. Je suis vraiment désolée, Astley, simplement, je ne suis pas faite pour être un lutin. Je ne suis pas faite pour être reine. C’est trop pour moi.

Son nez se plisse et il regarde le ciel comme pour y chercher de l’aide.

— Tu es destinée à être ma reine.

— Comment le sais-tu ? Et ne me réponds pas que tu le sais, c’est tout. C’est toujours ce que ma mère me disait. Cela me rendait folle.

Son visage s’adoucit.

— J’oublie à quel point tu es jeune, parfois.

— Tu n’es pas beaucoup plus vieux que moi.

— Être roi, cela aide à mûrir.

En le regardant, je constate que c’est la vérité. Toute cette responsabilité que je suis censée partager avec lui à présent !

— Alors ?

Ma voix est si faible que je me demande s’il m’a entendue. Je continue un peu plus fort.

— Tu as eu des ennuis ? Tu veux en parler ?

Il se raidit et me sourit.

— Non, pas d’ennuis, pas pour l’instant. C’est gentil.

Je me sens beaucoup mieux depuis que tu es ma reine,

Zara.

— Tant mieux.

Je ne sais que dire d’autre, je n’ai pas de mots pour lui demander pourquoi il a le regard si triste.

— Je suis mal à l’aise.

— Ça va aller, dit-il en me prenant par le bras pour m’accompagner. (Sa présence est agréable et réconfortante.) Ça arrive, de se laisser déborder par ses émotions.