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Un avril capricieux, lardé de giboulées, fleuri d’éclaircies courtes et éblouissantes, une alternance de gelées et de coups de soleil très vifs marqua cette année.
Les deux loups chassaient aux flancs de la combe où un frottis de vert très tendre frissonnait sur la résille noire et rousse des branchages et des herbes mortes, encore noyés dans un reste d’hiver. Sur ces terres, lapins, mulots, perdrix vivaient en abondance. La roche calcaire de certains bas-fonds était striée de lapiaz, de ciselures superficielles où vivaient des milliers de larves qui attiraient des oiseaux. Tout autour, dans la tourbe, poussaient des anémones et des lys où d’autres oiseaux nichaient. Sur les bords de cette combe, s’accrochaient dans la broussaille quelques sapins rabougris. De là, on pouvait assez facilement gagner la montagne.
Et c’est en ce paradis qu’à la fin du mois d’avril, Fulga donna naissance à trois petits splendides. Il y avait un mâle qu’ils baptisèrent Rope car dès les premiers jours ils virent que son pelage serait plus roux encore que celui de son père. Parce que Fulga et Berg aimaient beaucoup la montagne et la forêt, ils appelèrent les deux femelles Mendy et Silva.
Et le père se mit à chasser de plus belle. Il parcourait les tourbières, les prairies, les taillis et les grandes sapinières sans jamais se lasser. Il savait traverser les routes au moment où nulle voiture n’était à redouter. Lui qui n’avait jamais eu peur de rien accomplissait des détours de plusieurs lieues pour passer loin des villages, contourner les fermes et les bergeries. Il ne redoutait pas pour lui, mais il savait que si la mort le frappait, Fulga aurait grand-peine à élever seule leurs trois petits. Or, à l’époque où il vivait encore avec d’autres loups, il en avait vu des très grands, très rapides et très forts que la mort avait arrêtés en pleine course. Il savait que les hommes détiennent le pouvoir de frapper de loin. Il avait vu l’éclair rouge des armes. Il avait même, à deux reprises, entendu miauler à ses oreilles des guêpes plus dures que pierre et plus rapides que le martinet. Berg eut cent fois préféré un combat avec des ours ou des milliers de vipères rouges qu’une rencontre avec un seul homme.
Tous les anciens qu’il avait connus, ses parents comme les autres membres de la bande, lui avaient enseigné la peur de l’homme. Les plus courageux répétaient toujours que c’était une folie que de vouloir affronter cet étrange animal dont toute la force est dans le feu qui tue de loin. Contre cette force-là, nul loup ne peut rien.
À plusieurs reprises, au retour de ses chasses nocturnes, alors que le jour se levait, Berg entendit des hommes. Il en vit même deux de très loin, près d’une ferme isolée. Derrière la grange, se trouvait un enclos défendu par une barrière d’épines de métal comme nulle forêt n’en porte jamais. À l’intérieur, les hommes avaient lâché trois brebis et leurs agnelets. Le grand loup se souvenait d’avoir, à plusieurs reprises, mangé de cette chair tendre et juteuse. Les os ne résistent pas à la dent. Ses petits auraient plaisir à s’en repaître. La barrière n’était pas un obstacle. Même avec un agneau dans la gueule, Berg pourrait la franchir d’un bon. Il hésita longtemps, tapi sous un buisson, mais il finit par renoncer car les hommes continuaient de tourner autour de la maison. Il reprit le gros lièvre qu’il avait capturé et regagna la tanière en demeurant sagement sous le couvert de la forêt.