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La pleine lune de février vernissait la neige dans la vaste clairière de la forêt des Cornées. Même l’ombre lourde des grands sapins était lumineuse. Un vent tiède venu du sud-ouest avait, durant toute la journée, charrié des nuages, mais le crépuscule venait de les absorber. Le vent cédait l’espace à un calme d’une limpidité de cristal. La neige, qui avait commencé de fondre en surface, se couvrit très vite d’une croûte scintillante que les griffes faisaient craquer.
Le vieux Strom, grand loup maigre de douze ans, avait conduit sa bande jusqu’au bord du petit lac des Taillères. Tous avaient bu à l’endroit où arrivent les sources qui empêchent le gel d’emprisonner complètement les eaux. Puis ils étaient remontés dans cette forêt où ils vivaient depuis dix jours.
Le vieux chef de bande s’assit au beau milieu de l’espace dénudé, pointa son museau en direction de la lune qu’il examina un long moment comme fasciné par sa clarté, puis, allongeant le cou, pointant encore davantage son nez fumant, il poussa un premier hurlement.
Il baissa la tête et attendit. Les huit bêtes qui constituaient sa bande firent cercle autour de lui et, dès qu’il releva la tête pour hurler de nouveau, toutes l’imitèrent.
Ce fut bientôt comme si la forêt tout entière se mettait à pousser une longue plainte angoissée.
L’air glacé vibrait. Les sons couraient sur le miroir du sol et ruisselaient très loin entre les arbres et les buissons.
Les loups hurlèrent ainsi durant un long moment, le derrière posé sur le derrière de leur ombre. Seules les têtes remuaient, les cous s’allongeaient comme pour suivre le mouvement des museaux pointés vers le ciel où ces cris lugubres faisaient frissonner les étoiles.
Le pays ne vivait plus que de ces appels lancés au grand vide lumineux. Quand le vieux chef baissa la tête, tous l’imitèrent. Un silence habité d’un grésillement minuscule envahit la forêt et s’entendit fort loin.
Puis, alors que Strom levait lentement le museau pour renouveler son appel, un hurlement monta. Il venait du nord. Toutes les oreilles dressées frémirent et pivotèrent pour mieux entendre. Comme certains membres de la bande se levaient, le chef gronda sourdement et tous reprirent leur position figée, parfaitement immobile, mais attentive, avec, dans les yeux, d’étranges lueurs.
L’appel se fit entendre trois fois encore puis se tut.
Le chef attendit un moment avant de donner à nouveau le signal.
Le cri qui monta alors vers le ciel en faisant frémir la cime des sapins n’était plus tout à fait le même. Toujours plein d’angoisse, mais moins lugubre peut-être.
Il se répéta trois fois et s’arrêta.
La réponse arriva presque tout de suite. Elle semblait plus proche.
Plusieurs louves se dressèrent sur leurs pattes secouées de frissons, mais le chef gronda et elles restèrent tranquilles.
À quatre reprises encore, les hurlements se répondirent. À présent, le vieux chef avait beau gronder, les louves demeuraient à leur place, mais se tenaient debout. On les sentait prêtes à bondir. Le nez tourné vers le nord, elles flairaient l’air immobile et la buée de leur souffle sortait des narines à un rythme plus rapide.
Quelques minutes coulèrent d’un silence à peine troublé par le grondement qui roulait au fond de la gorge de Strom.
Bientôt, à la lisière nord, deux étincelles percèrent l’obscurité du sous-bois. Elles dansèrent un moment pour s’arrêter et demeurer fixes, comme deux clous d’or plantés dans l’ébène de la nuit.
Alors, les trois plus jeunes louves, n’y tenant plus, se levèrent et marchèrent droit sur ces deux points de lumière. À vingt pas peut-être de la zone d’ombre, elles s’arrêtèrent. Les autres loups virent sortir de la nuit un mâle inconnu, un étranger qui portait haut la tête et s’avançait fièrement. Il allait sans hâte, le regard rivé au groupe des femelles, sans prêter la moindre attention au reste de la bande.
Les femelles ne bronchaient pas. Droites sur leurs pattes, la queue pendante et immobile, elles le suivaient des yeux. Aucune ne se retourna lorsqu’il arriva à leur hauteur, passa derrière elles, les flaira toutes longuement de près, puis repassa devant elles. Sans la moindre hésitation, il alla se planter face à Fulga, la regarda dans les yeux et lui lécha le museau.
Fulga répondit à son baiser mais n’osa pas le suivre. Il fit quatre pas et se retourna pour la regarder. Sa lourde queue se balançait. La queue de Fulga fit la même chose, mais la femelle resta sur place. Elle était la plus grande et la plus forte de toutes.
Fulga avait trois ans. Comme toutes celles et tous ceux de la bande du vieux Strom, elle devait son nom au lieu de sa naissance. Elle était venue au monde en une forêt où la fougère croissait en abondance.
Depuis la mort de sa mère, elle était la plus vigoureuse, la plus rapide et la plus belle de la bande. Brucos le plus beau et le plus fort des jeunes mâles était amoureux d’elle. Depuis longtemps, il lui avait fait comprendre qu’à la saison des accouplements, il la prendrait pour compagne. Et Fulga ne s’était pas dérobée. Elle n’avait rien fait pour le décourager, ni pour l’encourager vraiment.
Brucos était le fils du vieux Strom. Il espérait être un jour le chef de la bande.
Un long moment passa qu’écrasait un silence presque parfait. La lune avait encore monté, les ombres plus courtes semblaient aussi plus dures, en harmonie avec le froid qui augmentait.
Le solitaire finit par se retourner et revint lécher le museau de Fulga. Les autres femelles, comme répondant à un ordre, s’éloignèrent d’un même petit pas rapide, un peu honteux.
Et ce fut leur départ qui décida Fulga. Remuant la queue, elle répondit pleinement aux invites de l’inconnu dont le poil très fourni et bien léché luisait sous la lumière glacée.
Le grand loup se nommait Berg parce qu’il était né dans la montagne. Il avait sept ans et vivait en solitaire depuis trois ans.
Brucos qui ignorait tout de lui arriva comme une tornade. Bousculant légèrement Fulga, il bondit la gueule grande ouverte et tenta de saisir la gorge de Berg. Les deux mâles roulèrent sur la neige croûtée d’où monta un tourbillon de poussière de lune.
Si l’assaillant avait pu refermer ses mâchoires sur la gorge du grand solitaire, peut-être le combat n’eut-il duré que quelques instants. Mais il n’avait fait qu’arracher un lambeau de peau. Un peu de sang marquait déjà la neige. Comme un ressort, Berg s’était relevé et les deux combattants se faisaient face. Légèrement en retrait, Fulga les observait. Elle aimait bien son camarade de bande, mais elle ne s’était jamais vraiment sentie amoureuse de lui. Pour Berg qu’elle ne connaissait pas, c’était différent. En quelques instants, elle avait lu dans ses yeux une lueur qui avait fait courir le long de son échine et jusque dans son ventre une sorte de frisson nouveau.
Furieux d’avoir manqué sa prise, encouragé par la présence de toute la bande, Brucos ne perdit pas de temps. Sans ruse, il se lança de nouveau sur son adversaire qui fit un bond rapide sur sa droite, évita le choc et réussit à planter ses crocs dans l’épaule de l’assaillant. Une fois de plus ils roulèrent sur la neige. Quand ils se relevèrent, de la plaie ouverte à l’épaule de Brucos se mit à gicler un beau sang rouge. Brucos boitait. Il voulut sans doute se reprendre, fit quelques pas sur le côté et tourna la tête pour lécher sa plaie. C’est ce qu’attendait son adversaire. Plus rapide que le plus rapide de la bande, avec une force terrible, il bondit la gueule grande ouverte.
Ce fut lui qui saisit la gorge. Brucos chancela, se coucha sur le flanc laissant aller une plainte rauque. L’autre le maintint au sol quelques instants. Lorsque Brucos cessa de remuer, il le lâcha et recula d’un demi-pas. Il se tint prêt à attaquer de nouveau jusqu’à ce que la patte avant du blessé se lève en signe de soumission. Alors, après un regard à Fulga, il se mit à trotter doucement vers les arbres.
Sans se retourner, Fulga le suivit. Et le blessé demeura couché jusqu’à ce que le couple disparaisse dans l’obscurité de la forêt.