11
Les loups passèrent la journée loin des villages, à trotter sous le couvert. En réalité, Berg et Fulga cherchaient une grotte où se réfugier lorsque l’hiver viendrait. Ils savaient que le froid allait arriver et devinaient à mille signes qu’en cette contrée il risquait d’être terrible. Ils furetèrent donc tout le jour. Alors que le crépuscule violacé poussait ses ombres sous les sapins, Fulga découvrit une large cavité dans un dévers rocheux. Il était nécessaire de ramper pour y entrer, mais l’intérieur, qui semblait sain, était assez vaste pour cinq ou six loups. Cette petite grotte se trouvait loin de tout sentier et, pour l’atteindre, il fallait monter une pente très raide que les aiguilles de sapins rendaient glissante. Aucun homme ne viendrait là. Or, en dehors de l’homme, les loups n’avaient pas d’ennemis.
La nuit était presque tombée lorsqu’ils reprirent le chemin de la vallée. Quand ils débouchèrent à la lisière, l’ouest était encore marqué de longs stratus mauves ourlés d’or. Ils s’allongèrent dans l’ombre et attendirent encore, le museau sur les pattes, le flair et l’oreille aux aguets. Une par une, les lumières du village et des fermes s’allumèrent. Une cloche sonna. De l’endroit où ils se tenaient, les loups ne pouvaient pas voir les moutons, mais le petit vent du soir leur en apportait l’odeur. Et c’était bien assez pour que leur gueule s’emplisse de salive.
Lorsque l’obscurité se fut épaissie, alors que la lune se trouvait encore accrochée à la cime des sapins, Berg donna le signal du départ. Dans un silence parfait, ils se mirent en marche à la queue le loup, le père en tête, puis la mère, puis Rope, Mendy et Silva. Au lieu de piquer droit sur le coude du Doubs où s’ouvrait l’enclos, ils longèrent un ourlet de broussailles assez hautes qui formait un croissant barrant le val. Une fois sur la rive, ils sortirent de cette ombre protectrice pour progresser vers l’amont. Berg avait ralenti le pas. À plusieurs reprises, il s’arrêta pour flairer la nuit. Quelque chose qu’il parvenait mal à définir l’avertissait d’un danger.
Ils allaient atteindre l’endroit où, la veille, ils étaient sortis de l’eau, lorsque dix coups de fusil au moins déchirèrent le silence et piquèrent de flammes l’obscurité.
Les cinq loups firent volte-face et foncèrent vers les fourrés. Ils allaient comme le vent d’orage, le ventre rasant les herbes. Moins puissante que les autres, Silva prit un peu de retard. Les fusils aboyèrent encore. Au moment où Fulga plongeait sous les ronces à la suite de Berg et des deux petits, elle fut arrêtée dans son élan par une plainte déchirante. Se retournant, elle vit Silva rouler sur le sol. En trois bonds, elle fut sur elle. Les chevrotines sifflaient à ras de sa tête. Sans s’en soucier, elle empoigna la petite louve par la peau du cou et la tira vers le roncier. Berg qui s’était retourné aussi arriva pour l’aider.
Les chasseurs continuaient à tirer. On les entendait également hurler. L’un d’eux se mit à souffler dans une petite trompette. Lorsque tous les loups eurent disparu dans les broussailles, claquèrent encore quelques coups de fusil, puis le tir cessa. Il n’y eut plus que les hurlements des hommes et quelques aboiements de chiens.
Fulga et Berg léchèrent les plaies de leur enfant qui avait été atteinte au ventre et à la poitrine. Ils léchèrent en vain : Silva était morte. Alors, pensant aux deux autres qui demeuraient blottis dans l’ombre, comme les voix des hommes approchaient, ils décidèrent de fuir.
Abandonnant Silva étendue sous les ronces, ils filèrent le plus vite possible en direction de la forêt. Ils y étaient déjà lorsque les hommes découvrirent Silva.
Ils devaient être une vingtaine, tous armés jusqu’aux dents et vêtus comme pour la guerre.
— C’est moi qui l’ai tuée !
— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est moi ! Je l’ai vu tomber.
Ils s’en allèrent en emportant la petite louve qui continuait de se vider de son sang. Dans le village, ils allumèrent des torches et des lanternes pour promener partout leur trophée. Ceux qui n’avaient pas pris part à la chasse sortaient sur le pas de leur porte pour maudire la jeune louve, acclamer les héros, applaudir à leur adresse et à leur courage.
— Il y en a d’autres. On les tuera aussi !
— Une bande énorme !
— Au moins dix !
— Dix ? Tu rigoles ! Il y en a cent… Mais nous les exterminerons jusqu’au dernier.
Certains passèrent le reste de la nuit à boire pour fêter cette victoire.
La louve morte était là, sanglante sur une table au milieu de la salle du café où chacun pouvait venir la contempler en promettant le même sort au reste de la bande.