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Les cinq loups coururent durant des nuits et des nuits en s’efforçant toujours de rester au plus épais des bois. Souvent, ils eurent à traverser des routes où passaient des monstres hurlants dont les yeux jaunes ou blancs trouaient l’obscurité de leur regard de feu. Ils attendaient que le grognement s’éteigne et que disparaisse la clarté pour s’élancer d’un bond. Terrorisés, les trois jeunes se collaient au flanc de leurs parents.
Ils atteignirent enfin la forêt du Noirmont. Pour eux, il n’y avait ni nations ni frontières. Ils ne savaient pas qu’ils étaient entrés dans des pays où les chasseurs sont les plus nombreux. Où l’homme est persuadé d’être d’une espèce supérieure qui a droit de vie et de mort sur toutes les autres.
La forêt était belle. Lourde d’une nuit que l’on sentait protectrice. Dès qu’ils y furent entrés, ils marchèrent longtemps sans avoir à traverser ni route ni rivière profonde. Des sources ruisselaient partout. Lorsqu’ils eurent franchi les hauteurs, ils suivirent de minuscules cours d’eau qui cascadaient vers le Doubs. Mais là, sans doute parce que les hommes en avaient tué un grand nombre, il n’y avait que très peu de proies.
Durant deux jours, les loups vécurent de quelques rats. Très haut dans le ciel, de grands rapaces tournaient lentement, posés immobiles sur la respiration de la forêt.
Au soir du troisième jour, parce que les jeunes avaient vraiment faim, Berg décida qu’il fallait descendre vers le fond de vallée où le crépuscule allumait des lumières aux fenêtres des maisons. Ils demeurèrent cachés à la lisière de la forêt pour attendre la nuit. Lorsque les dernières lueurs du soir eurent disparu, alors que la lune encore fichée sur la cime des arbres ne versait qu’une demi-clarté, ils s’engagèrent sur le découvert. Le sol inégal était semé de joncs et d’herbes folles. De la lèche jaunie tirait de longues filasses en direction de la rivière.
Les eaux étaient basses et ils purent traverser aisément. Ils s’arrêtèrent le temps de boire puis, montant sur l’autre rive, Berg se mit à flairer le petit vent de nuit qui dévalait les pentes de l’ouest, se chargeait d’odeurs multiples en franchissant le village et venait les renseigner sur ce qui les attendait là-bas. Ce qui dominait et gênait un peu, c’était l’odeur âcre du feu. Une odeur que l’on retrouve partout où vivent des hommes. Il arrive même qu’ils la portent avec eux au cœur des forêts où ils abandonnent de petits brasiers. Même quand la flamme et les braises sont mortes, l’odeur demeure longtemps collée à la terre. Elle fait partie de ce qu’il est préférable de fuir.
Mais là, en ce début de nuit où l’on ne voyait passer, par-delà des maisons, que quelques engins à moteur, le vent d’ouest apportait aussi l’odeur forte des bêtes. Et ce parfum-là était plein de promesses.
Longeant le Doubs vers l’aval, les loups finirent par atteindre un endroit où l’eau plus calme devait être profonde. Une barrière s’avançait dans l’eau. Derrière, il y avait des moutons.
La clôture de grillage était haute. Berg et Fulga pouvaient la franchir, mais ils savaient que les jeunes n’y parviendraient pas. Berg décida donc de passer par la rivière. Entraînant les autres, il se mit à la nage, contourna la barrière et reprit terre une fois dans l’enclos. Là, il s’avança lentement vers les moutons puis, se détendant comme un ressort, il culbuta une brebis. D’un terrible coup de dents, il lui ouvrit la gorge. Le sang qui lui emplit la gueule était chaud, plein de saveurs. C’était un élixir de force.
Fulga et les trois jeunes se précipitèrent. Le festin commença. Jamais encore, ils n’avaient pris pareil repas. La brebis était du printemps, sa peau tendre s’arrachait à grands lambeaux. Dessous, la chair tiède palpitait encore. Gorgée de sang, elle vous emplissait la gueule d’un jus délicieux. Les petits grognaient de bonheur.
Les autres moutons, effrayés, s’étaient réfugiés dans le coin le plus reculé de l’enclos. Ils bêlaient d’effroi, mais les loups ne les entendaient pas, trop occupés à dévorer. Les os tendres craquaient sous la dent.
Le festin dura longtemps. La lune était déjà très haut dans le ciel constellé d’étoiles lorsque, repus, le ventre lourd, les cinq gourmands prirent le chemin du retour. Berg le premier entra dans l’eau froide et piqua droit sur l’autre rive. Les trois jeunes le suivirent avec la mère en arrière-garde.
Sur la prairie, ils s’ébrouèrent avant de se mettre à trotter vers la forêt. Ils avaient le ventre lourd, mais Berg et Fulga savaient que toute cette viande ferait du beau sang neuf dans le corps des jeunes.
Ils atteignirent bientôt la lisière. Une fois dans l’ombre des premiers sapins, il s’arrêtèrent. Allongés tous les cinq côte à côte, le museau sur les pattes, ils contemplaient le village au clair de lune. Et ils se disaient qu’en ces lieux, ils n’auraient plus jamais faim.