Quelques jours avant son onzième anniversaire,
Brian Smith se mit à manifester une passion pour les casse-têtes,
et plus particulièrement pour les puzzles. Il aimait le fait qu’ils
soient fondés sur les connexions, qu’un énorme tas de quelque mille
pièces sans queue ni tête puisse devenir, une fois trié simplement
par formes et par couleurs, la parfaite reproduction de la scène de
canal vénitien ou du jardin tro-pical luxuriant représentés sur la
boîte. Ses parents, qui ne le croyaient pas particulièrement
intelligent – ni, de fait, spécialement intéressant ou attachant –,
se mirent bientôt à lui acheter tous les casse-têtes qu’ils
pouvaient trouver, ravis de fournir à leur fils unique dépourvu de
charme et plus ou moins superflu une distraction qui l’occupe
pendant quelques heures et leur
permette de se consacrer aux aspects les plus plaisants de la vie
d’adulte tels que boire ou jouer au bridge avec les Johnston – un
couple sans enfant, donc incroyablement chanceux, qui vivait deux
maisons plus loin dans la même rue d’un des quartiers les plus
calmes de l’Intraville. Ils ne s’inquiétèrent pas du fait que, en
apparence tout du moins, leur fils, garçon robuste au visage
inexpressif, n’ait aucun point commun avec les enfants éveillés et
studieux qui se délectent habituellement des problèmes de logique.
Pas plus qu’ils ne s’étaient jamais souciés outre mesure du fait
qu’à mesure que le jeune Brian passait consciencieusement d’une
classe à l’autre de l’école primaire, ses maîtres non seulement le
déclarent au-dessous de la moyenne, paresseux et quasiment dénué de
tout talent et de toute imagination, mais laissent également entendre qu’il était
unanimement détesté, par le personnel comme par les élèves. À vrai
dire, ça ne les étonnait pas du tout.
Ce que les bulletins scolaires ne mentionnaient
pas explici-tement, c’était que leur fils était soupçonné de jouer
toutes sortes de farces cruelles et humiliantes aux autres enfants
de sa tranche d’âge. Il était, semblait-il, particulièrement
vicieux à l’encontre des filles. Il se débrouillait pour glisser du
faux sang ou de vrais excréments dans le cartable d’une telle, ou
coupait la boisson au cassis de telle autre avec une teinture
spéciale qui colorait l’urine en rouge vif. Il cachait grenouilles
et oiseaux morts dans les pupitres, envoyait des cartes de
Saint-Valentin ou de Noël accompagnées de messages ou de légendes
cruels – jamais manuscrits, toujours découpés dans des journaux ou
des revues –, ou bien il expédiait à la plus grosse élève de sa
classe, Carol Black, une fillette à l’air angoissé, des photos
d’enfants squelettiques vêtus de pyjamas rayés comme dans les camps
de concentration. Il mettait des aiguilles sur les chaises et
fourrait dans les pommes et les caramels de minuscules débris de
verre ou de fil de cuivre. Pendant plusieurs mois consécutifs, il
prêta une attention particulière à Catherine Bennett, la beauté de
la classe, qui trouvait régulièrement dans ses affaires des flaques
de lait tourné, ou des amas gluants de colle blanche mêlée de crin.
Un jour – le matin de son dixième anniversaire, pour être précis –,
au retour de la récréation où on distribuait du lait, elle
découvrit un œil de mouton et un paquet de ces pastilles en forme
de cœur sur lesquelles sont inscrits des messages d’amour. Tout le
monde savait qui les avait mis là mais, comme chaque fois qu’il
commettait ce genre de petites malveillances gratuites, personne ne
put prouver quoi que ce soit, si bien que les parents du garçon ne
furent jamais informés. Les professeurs, pour la plupart, savaient
bien que ça n’aurait eu aucun effet, de toute façon. Comme bien
souvent, le comportement de l’enfant n’était qu’un symptôme par
trop flagrant de l’indifférence parentale.
Ce côté
odieux disparut, toutefois, quand Brian découvrit l’univers des
casse-têtes. Jeux de logique, points à relier, puzzles, anagrammes,
mots croisés, algorithmes… ces disciplines étaient moins pour lui
une distraction qu’une planche de salut. En venant à bout d’un
casse-tête, il constatait à quel point tout est connecté et il était en phase avec
l’ordre secret qui sous-tendait cet univers quotidien jusqu’alors
si déconcertant. Venir à bout d’un casse-tête vraiment difficile lui procurait une satisfaction profonde,
quasi physique, qui se prolongeait des heures, voire des jours
durant ; à un âge où les autres garçons s’enfermaient avec une
poignée de mouchoirs en papier et un numéro tout corné de
Fiesta, Brian, lui, montait dans sa
chambre et sortait un puzzle de mille pièces, ou un casse-tête
complexe en bois que sa mère avait chiné dans une brocante.
À certains moments, pendant son adolescence, il sembla même
disparaître : lors de rares sorties qu’il faisait en compagnie
de ses parents, ou pendant les longues heures de classe, on eût dit
que quelque chose s’éteignait dans son cerveau, si bien qu’il
n’avait nullement l’impression d’être-avec-les-autres, ni même
d’être présent, mais tout simplement l’impression de rien – et Brian s’en félicitait, car Brian
n’aimait pas les gens. Dans un
casse-tête, tout était fonction des connexions, des enchaînements
logiques, de l’ordre intrinsèque qui attendait toujours d’être
découvert ; alors qu’avec les gens, il n’existait pas de
connexions, et pas de logique – ou tout du moins, rien de très
élégant ou intéressant. À côté d’un casse-tête numé-rique, ou d’un
puzzle compliqué, les gens ressemblaient à ces autos tamponneuses
de fête foraine, qui tournent en rond et se rentrent dedans à grand
bruit sans véritable but.
C’est donc ainsi qu’au cours des années où il
était solitaire et méprisé, les casse-têtes avaient sauvé Brian
Smith du monde et préservé son intégrité envers lui-même, malgré
tout. Mais maintenant qu’il est adulte, il se moque bien des
casse-têtes. Il perçoit toujours les connexions entre telle et
telle choses, mais les connexions qu’il découvre sont plus vastes et plus
gratifiantes, matériellement parlant, que celles qu’il établissait
autrefois en assemblant une barrière de corail ou une parade
militaire à partir de petites pièces impossibles en carton
poussiéreux. Désormais, les connexions concernent exclusivement les
gens et l’univers quotidien, ordinaire, étant donné que les gens et
les événements sont les pièces qui composent ses puzzles, désormais
– et désormais tout est différent, car
les problèmes sont abstraits. Il n’y a rien qu’on puisse tenir au
creux de la main, pas de point de départ d’algorithme ou
d’anagramme sur lequel travailler. Ce sur quoi il travaille,
désormais, ce sont les gens, or quand on ignore les sentiments et
les besoins des gens, quand on les considère comme des objets dans
tous les sens du terme, ils deviennent
les pièces les plus intéressantes du puzzle le plus fascinant, le
plus élégant qui soit.
Et les règles du jeu restent à peu près les mêmes
qu’aupara-vant. Il n’existe qu’une seule solution acceptable à un
casse-tête, et le boulot de Brian Smith consiste purement et
simplement à la découvrir. Relier tous les points. Emboîter toutes
les pièces. Chaque élément est connecté à l’ensemble des autres, si
bien que tout est possible. Si ce qu’on recherche c’est la douleur,
on découvre les schémas qui rendent la douleur possible ; si
on cherche l’amour, alors c’est l’amour qu’on est voué à trouver,
même dans les endroits les plus inattendus, les plus dangereux. Ce
que recherche Brian Smith, ce qu’il est capable de voir là où les
autres ne voient rien, ce sont les schémas qui mènent à l’argent.
En fait, le don de Brian Smith, c’est de voir, là où les autres ne
voient pas, que tout mène à l’argent.
Le malheur de l’un, l’enfer d’un autre – dans n’importe quelle
situation, si terrible qu’elle soit, on peut faire de l’argent, à
condition de découvrir les connexions entre une chose et une autre.
La preuve s’étale quotidiennement au vu de tout un chacun dans les
journaux et à la télévision. Guerres. Atrocités terroristes.
Catastrophes naturelles. Des milliers de gens meurent, ou perdent
leur toit, des villes entières sont emportées par les eaux ou réduites en cendres, et
les caméras sont braquées sur cet épisode de la vie quotidienne,
cette tragédie, ces gens qui sortent en titubant de la fumée et des
cendres sous l’œil de l’objectif, cette femme assise toute seule
sur son toit au milieu des flots en crue. Anéantie, précise le
journaliste. Ils emploient toujours le mot anéanti, parce que anéanti, ça passe bien à la télévision. En
coulisse, toutefois, loin des caméras et des lumières, quelqu’un
fait de l’argent. Quelqu’un qui voit les connexions pendant que le
reste du monde est distrait par l’anéantissement. Brian Smith
trouve ça fascinant, que les autres n’aient pas l’air de percevoir
cette évidence. Parfois, quand il est détendu, il en parle à
Jenner, son homme de main.
– Qu’est-ce que tu vois ? demande-t-il
en levant les yeux de son journal ou de son écran d’ordinateur.
Qu’est-ce qui te vient à l’esprit quand tu entends le mot
“Afrique” ?
Jenner réfléchit un instant, puis hoche
négativement la tête. Il ne voit pas grand-chose, c’est d’ailleurs
sa qualité la plus remarquable. Grand, silencieux, totalement
impassible, c’est un homme d’action, un type d’individus plus
facile à exploiter que n’importe quel autre.
– Mentalement, dit Smith. Quelle image te
vient ?
Jenner essaie. Il fouille sa mémoire bien rangée,
plutôt spartiate, et y rassemble à grand-peine quelques vieilles
images d’actualités.
– Des gosses, répond-il. Des gosses et des
mouches. Le désert. Des camps de réfugiés.
Smith acquiesce.
– Exactement, dit-il.
C’est ce que tout le monde voit en pensant à
l’Afrique. Ça, ou quelque vague indigène enjoué, souriant,
malléable à merci, vêtu d’une cotonnade à motifs bariolés. Mais ce
que Smith voit, lui, c’est de l’argent. Toutes les catastrophes,
toutes les guerres civiles, toutes les famines enrichissent
quelqu’un. On peut être l’un de ces indigènes souriants et
malléables, ou un réfugié
atteint du sida, maigre comme un clou, couché sur un lit de mouches
dans un camp de transit. Ou bien on peut être riche. Du moment que
l’un existe, l’autre est possible pour qui sait discerner la
logique. C’est là une évidence pour tout le monde, bien sûr, même
pour quelqu’un comme Jenner. Il ne s’agit pas d’une intuition ou
d’un savoir particuliers que Smith est le seul à posséder. L’unique
différence, c’est qu’il est le seul, tout au moins le seul dans son
cercle immédiat de connaissances, qui soit disposé à se fier à
cette logique car, pour lui, l’argent est une entité totalement
abstraite. Pour Brian Smith, seule existe la logique de
l’argent ; tout le reste est invisible.
Pourtant, il lui avait fallu quelque temps pour
discerner cette logique, et quelque temps de plus pour comprendre
qu’on pouvait l’appliquer à un endroit comme la presqu’île – et,
par moments, il regrettait les premières années de sa vie d’adulte,
une période morne, presque somnambulique, où il n’avait pas su
percevoir son vrai potentiel. Avec le bénéfice du recul, bien sûr,
il comprend que cette erreur est pardonnable. Tout au long de son
enfance, pendant tous ces samedis après-midi pluvieux et ces
soirées d’hiver auprès de la lampe poussiéreuse, dans le salon, il
n’avait fait que préparer son talent, établir des connexions,
rechercher la logique dans le fouillis apparent, mais les gens
qu’il connaissait, ses parents, ses professeurs, les autres élèves
de sa classe, avaient tous été totalement aveugles à ses capacités
particulières – et leur attitude avait déteint sur lui. Ces gens-là
le considéraient alors comme un simple tâcheron, voué à un boulot
de gratte-papier sans avenir ou à une vague situation de cadre
moyen à l’usine, et pendant un temps il s’était laissé absorber par
ce triste petit scénario. C’est ainsi que fonctionne un endroit
comme l’Intraville : il se cramponne à ses habitants, se
cramponne et les engloutit et, la plupart du temps, ils se laissent
tout bonnement couler, en faisant leur possible pour croire qu’il
ne leur arrive aucun mal, car rien – rien au
monde – n’est aussi contagieux que l’attente de l’échec. C’est ainsi que Brian Smith voit
maintenant les choses, avec le recul. Il avait été contaminé par
une maladie locale. Il avait été infecté – et, dans l’affaire, ses parents étaient
plus coupables que les autres. C’est donc une source de
satisfaction paisible, rétrospectivement, de savoir que ce furent
ses parents qui l’engagèrent sur la voie de l’argent. Ce n’était
pas leur intention, bien sûr, et si le jeune Brian avait pu prévoir
l’accident qui les faucha tous les deux au cours de la brève marche
qui les ramenait de chez les Johnston après une soirée de sherry et
de bridge, il n’aurait pas souhaité qu’une telle mort s’abatte sur
eux. Non parce qu’il les aimait beaucoup ou avait grand besoin
d’eux, mais parce que leur mort fut vraiment désordonnée, vraiment
aléatoire. Un chauffard ivre, deux piétons éméchés, des débris de
verre, du sang, une fille qui hurle. Juste devant son domicile, le
soir de son dix-huitième anniversaire. Nul n’irait appeler de ses
vœux un gâchis d’une telle ampleur – et pourtant cet accident,
malgré son apparence aléatoire et inélégante, avait fait de lui ce
qu’il était. Tout ce qu’il possédait, tout ce qu’il avait accompli,
il le devait à ce chauffard ivre, et à l’insistance des Johnston,
après une dernière partie de bridge, pour que ses parents ne
renfilent pas immédiatement leurs manteaux mais restent un moment
et prennent un dernier verre pour la route.
Le montant de l’assurance-vie avait surpris Brian
Smith, mais cette somme, jointe à ce qu’il tira de la maison, lui
avait permis de se lancer. Trois mois après l’enterrement de ses
parents, il avait définitivement renoncé à travailler pour d’autres
et monté sa propre entreprise, la Compagnie Péninsule-Terre
d’origine. À ce jour, personne ne sait vrai-ment ce que fait la
Compagnie Péninsule-Terre d’origine, mais pratiquement dès la
première semaine d’activité Smith prospéra. Pour commencer, il
spécula, il transforma son petit pécule en grosse cagnotte si bien
que, lorsque arriva le deuxième cadeau de sa carrière – la
fermeture de l’usine –, il était prêt à en tirer parti. Personne ne
voulait se charger du boulot de nettoyage derrière le Consortium, mais Brian Smith, lui, vit
qu’il allait falloir mettre de l’argent dans ce projet spécifique.
C’était de la politique pure et simple. Personne, de par le vaste
monde, ne se souciait des habitants de l’Intraville, de
l’environnement, ou des perspectives d’emploi qui pourraient être
créées en attirant les fonds de nouveaux investisseurs dans l’est
de la péninsule, mais il était dans l’intérêt de tous de disposer
d’un type sur place – quelqu’un comme Brian Smith – qui se
décarcasse pour développer et régénérer la région à l’aide des
subventions mises à disposition. Ainsi, on mettait un peu d’argent
sur le problème et quelqu’un d’autre endossait la responsabilité.
Des sommes considérables affluèrent en effet dans les caisses de la
Compagnie Péninsule-Terre d’origine, non pas parce que le
Consortium se sentait coupable ou généreux, mais parce que les
politiciens avaient besoin d’être vus en train d’agir. Ce qui
enrichit Brian Smith, ce ne fut pas l’argent du Consortium mais
l’argent public, or l’argent public a cela de formidable qu’il ne
reste pas longtemps public. Personne ne vérifia si Péninsule-Terre
d’origine était à même de rendre l’Intraville plus saine, plus
propre ; l’important, c’était que Brian Smith donnait
l’illusion d’être diligent, d’être compétent. Et, par-dessus tout,
c’était un visage familier. Il connaissait le problème sur le
terrain, il était à l’écoute. Ce qu’il fallait aux gens, sur place,
c’était quelqu’un qu’ils connaissaient, quelqu’un à qui ils
pouvaient faire confiance.
Très vite, Smith fut impliqué, parfois
ouvertement, d’autres fois discrètement, dans tout ce qui se
passait sur la pointe est de la péninsule. Tout à coup,
semblait-il, il avait des connexions jusqu’alors inconnues avec le
monde extérieur, avec des politiciens et de vastes entreprises
commerciales, et faisait des affaires avec toutes sortes de gens
puissants et douteux – pourtant il ne quittait jamais la péninsule
et passait le plus clair de son temps dans sa maison de
l’Extraville, récemment acquise, à s’occuper de son jardin ou à
veiller toute la nuit dans son bureau dont les immenses baies
vitrées en saillie surplombaient l’ancien terrain de golf se déployant
vers la mer, à passer des coups de fil, lire les journaux, surfer
sur Internet. Il adorait Internet. On aurait dit un grand puzzle au
sein de l’éther, un royaume abstrait où, quoi qu’il advienne dans
ce monde-ci, une nouvelle logique
régnait, un nouvel ordre était possible, où l’argent et
l’information affluaient de toutes parts, à la portée de quiconque
avait l’intelligence de les trouver. Pourtant, en dépit de son
amour pour cet espace abstrait où, rien n’étant immuable, tout
était possible, Smith n’ignorait pas la valeur des connexions qui
s’établissent sur place, dans le monde réel. Sitôt sa propre
affaire lancée, il s’était mis à établir des contacts au sein de sa
communauté et à dresser mentalement une liste des gens susceptibles
de se révéler utiles. Sa méthode était absolument démocratique. Pas
un individu, si mesquin et mauvais soit-il, qui ne puisse servir
ses visées. Pauvres, criminels, exclus – personne n’était dépourvu
de potentiel. Après tout, c’était un chauffard ivre qui l’avait
lancé dans les affaires. Un petit service qui ne lui coûtait
presque rien représentait peut-être une perte de temps, mais
pouvait tout aussi bien avoir des retombées inattendues. C’était
cette logique qui l’avait conduit à adopter Jenner, un homme qui
s’était révélé d’une loyauté inconditionnelle et totalement
dépourvu de scrupules ou d’hésitations lorsqu’il fallait régler une
situation épineuse – et cette même logique avait présidé à sa
décision d’engager Morrison et sa pitoyable petite femme Alice, à
un moment où ils n’avaient personne d’autre pour les aider dans les
difficultés. Alice Morrison – autrefois Alice Taylor – avait
été une jolie fêtarde un peu fofolle à l’adolescence mais, à la
voir aujourd’hui, on aurait eu du mal à le deviner. Tout le monde
fut étonné quand elle épousa John Morrison, cette bonne pâte
lugubre qui s’apitoyait sur son propre sort, un type qui était
passé d’un boulot à l’autre avant de finir vigile dans l’un des
immeubles que Smith possédait dans l’Intraville, mais elle ne tarda
guère à reprendre ses vieilles habitudes, se remit à boire et à
sortir avec sa bande de jadis
pendant que Morrison était au travail, et à faire les quatre cents
coups habituels que font toutes les jeunes filles des petites
villes où il n’y a pas d’avenir à proprement parler, où personne
n’accorde grande attention aux autres. Mais finalement elle s’était
trouvée mêlée à une histoire de conduite en état d’ivresse qui ne
pouvait manquer d’attirer l’attention générale – et c’est alors que
Smith était entré en scène. L’agent de police municipal précédent,
Fox, avait été passagèrement un problème, puis il avait eu ce
malencontreux accident de bicyclette et sa famille l’avait ramené
chez lui, à Strabane, les pieds devant. Pendant ce temps-là, un peu
abasourdie de l’avoir échappé belle, Alice était rentrée et restée
chez elle, triste et seule, mais à peu près présentable, pendant
que ses amis continuaient sans elle. Le poste de policier municipal
étant vacant, Smith s’était arrangé pour faire engager Morri-son
comme successeur de Fox, et il fut satisfait de se dire qu’il avait
atteint le stade où il avait le policier local dans sa poche, quand
bien même les bénéfices potentiels de la manœuvre n’étaient pas
immédiatement évidents. C’était ça le propre du potentiel : ça
dépassait les prévisions. Ça restait dissimulé jusqu’au moment où
ça se révélait, parfois de façon tout à fait surprenante, obéissant
à une logique interne.
Et donc, cette nuit-là, quand le téléphone sonna
et que son modeste investissement eut rapporté des fruits
inattendus, Smith ne fut pas étonné outre mesure. Tout allait bien
depuis quelque temps, mais l’abominable petite scène que Morrison
avait découverte aurait fort bien pu être le grain de sable dans
l’engrenage. Or la dernière des choses que souhaitait Smith,
c’était du battage, une enquête de police plus professionnelle, la
presse, une forme ou une autre d’investigation publique. Par
moments, au cours de l’année et quelques qui venait de s’écouler,
il avait envisagé de se servir de Morrison pour de petites choses,
mais il s’était toujours ravisé et avait gardé le poli--cier en
réserve. À présent, grâce à sa patience, ce petit inves-tissement
de temps et d’efforts devenait archi-payant, et Smith ne put réprimer une petite bouffée de
satisfaction quand il raccrocha le téléphone et tourna la tête vers
Jenner.
– J’ai quelque chose pour toi, dit-il en se
renversant contre le dossier de son fauteuil.
Jenner hocha la tête.
– D’accord, répondit-il. Il s’efforçait de ne
pas avoir l’air content mais n’y parvenait pas tout à fait. Ça lui
arrivait souvent, parce que les affaires, selon lui, c’était du
sérieux, et il avait le sentiment qu’il ne serait pas correct de
laisser voir à quel point il se délectait des tâches les plus
répugnantes que Smith lui confiait. C’était touchant, ce petit
scrupule, la véritable griffe d’un homme d’action. Plus touchante
encore, cependant : la gravité de Jenner, la façon dont son
attitude exprimait clairement qu’il était capable de tout pour servir Smith. Par moments, Smith
percevait la déception qu’éprouvait Jenner de ne pas encore avoir
été chargé de tuer – de vraiment tuer
quelqu’un, de ses propres mains –, mais cette déception, qui
n’affleurait qu’au travers d’allusions, était toujours tempérée par
un accord tacite sur le fait que ce n’était qu’une question de
temps, que leur collaboration irait jusque-là. C’était une
éventualité que non seulement Smith n’écartait pas, mais qu’il
trouvait tout aussi satisfaisante, pour des raisons personnelles.
Pour l’heure, cependant, si exagérée que puisse paraître la gravité
de Jenner, Smith comprenait qu’il fallait la respecter, aussi
adopta-t-il la mine sérieuse qui s’imposait.
– Il s’agit d’une chose qu’il faut traiter
discrètement, dit-il.
Seigneur, quel privilège d’être Brian Smith !
Le pur plaisir de confier à un type comme Jenner un travail dont il
puisse se délecter, et la résonance ridiculement cinématographique
de sa remarque à propos de la discrétion. L’espace d’un dange-reux
instant, il faillit s’autoriser un sourire satisfait, quoique
ironique – mais cela aurait gâché le moment pour Jenner, qui se
faisait une telle joie, somme toute, à l’idée du sale boulot à
venir, sous quelque forme qu’il se présente.