SCISSION
Je ne pouvais plus m’arrêter de le frapper. J’imagine que je voulais qu’il meure, pour que ce jeu idiot ne puisse plus continuer, ou peut-être que j’étais furieux contre lui qui se montrait tellement pitoyable. Il restait étendu là, à hurler et à faire de drôles de bruits animaux, jusqu’au moment où j’ai cru devenir fou, et j’ai compris que jamais Jimmy et sa bande ne le laisseraient en réchapper. Tone sautillait dans tous les sens avec une espèce de pique à la main, parlait de crever les yeux à ce pauvre type, et Rivers était étendu par terre, à geindre. Et là, je n’ai pas pu supporter plus longtemps. Je lui suis tombé dessus. Tout est devenu rouge, comme les gens disent. J’ai vu rouge. C’était vraiment ça. J’ai vu rouge et je ne voyais plus rien d’autre, pourtant je sentais que je me déplaçais et que je le frappais, en m’appuyant au mur sans vraiment m’en rendre compte pour garder l’équilibre et maintenir Rivers bien en vue, en me servant des murs comme un boxeur se sert des cordes dans un coin du ring, quand il a coincé le type d’en face et ne veut pas qu’il s’échappe. Je me sentais respirer, haleter comme après quelques longueurs de nage libre. J’en avais vraiment conscience et ça me faisait drôle, parce que je m’étais déjà trouvé dans des bagarres et autre au bahut, et je ne me souviens de rien qui concerne la respiration. Mais là, c’était différent. Je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais quand j’ai arrêté de lui flanquer des coups de pied, j’avais l’estomac retourné et je me sentais complètement épuisé. Je n’ai pas remarqué grand-chose pendant un moment, je me suis juste écarté tant bien que mal, tout groggy, mais je crois qu’il bougeait encore quand j’ai arrêté. Puis je suis sorti de cette brume rouge et j’ai vu les autres, tous debout au milieu de la pièce, qui me regardaient. Ils avaient l’air choqués – ou peut-être pas choqués, mais perplexes, un peu désorientés, comme s’ils pensaient que c’était moi qui étais allé trop loin, et pas eux. Il y avait du sang partout. J’en avais sur moi, aussi, sur les mains et le visage, et je sentais les autres qui me regardaient comme s’ils regardaient un animal qui viendrait de s’échapper de son enclos. Je crois qu’ils avaient la trouille, aussi. Sauf Jimmy. Jimmy n’avait pas la trouille, il était juste ébahi.
Je savais ce qu’il cherchait à comprendre, mais je m’en foutais à ce moment-là. Je me foutais de son gang ; je n’avais jamais demandé à en faire partie, de toute façon. J’avais voulu savoir pour Liam et les autres garçons, voilà tout. Maintenant c’était fini. J’ai abaissé les yeux vers Rivers : il ne bougeait plus du tout. Peut-être qu’il ne bougeait déjà plus avant, que je m’étais juste fait des idées.
Tone a fini par rompre le silence.
– Putain, tu l’as tué, il a dit, sans vraiment s’adresser à moi. Il regarde Jimmy. Putain, il l’a tué, Jimmy.
Jimmy hoche négativement la tête.
– Nan, il dit. Il ne l’a pas tué.
Il avance jusqu’à l’endroit où Rivers gît, inerte, au pied du mur.
– Tu n’es pas mort, hein, mec ? il dit.
Il pousse Rivers du bout du pied. Le type ne bouge pas. Jimmy secoue la tête et considère un instant la scène.
– Tu sais quoi ? il dit, en se retournant vers Tone.
– Quoi donc, Jimmy ?
– Je crois qu’il l’a tué, putain, dit Jimmy, après quoi il éclate de rire. Sauf que ce n’est pas un rire genre hilarant, c’est un rire genre spécial. Comme s’il venait de voir un sketch à la télé et qu’il ne sache pas trop s’il était drôle, bizarre ou peut-être simplement débile. Il me regarde. Tu vois un peu ce que tu as fait, Leonard, il dit.
Eddie s’esclaffe alors, juste un rire idiot, plus nerveux qu’autre chose.
– Merde alors, elle dit. Je viens juste de trouver à qui il ressemble.
Jimmy tourne la tête.
– Comment ça, tu viens juste de comprendre à qui il res-semble ? il dit. Il ne ressemble plus à rien, maintenant, hein ?
– Steak haché, dit Tone.
– Quoi ?
– Il ressemble à du steak haché, dit Tone. C’est de ça qu’il a l’air.
Jimmy a l’air scandalisé.
– Eh bien, il dit, ce n’est pas beau à voir, hein ?
– Quoi donc, pas beau à voir ? dit Tone. C’est pas moi qui ai fait ça.
– Non, dit Jimmy en m’adressant un bref regard en coin. C’est Leonard. Mais quand même, il ne faut pas dire du mal des morts.
Eddie s’esclaffe à nouveau.
– Non, elle dit. Je ne voulais pas dire à quoi il ressemble maintenant. Plutôt à qui il ressemblait avant.
Cette réponse fait rire Jimmy et Tone. Je ne sais pas à quoi pense Mickey. Il est planté là, en train de regarder Rivers. Il a l’air un peu déçu, mais ça pourrait être de la consternation. Il se dit peut-être qu’il va avoir des ennuis.
– Bon, dit Jimmy. Alors à qui il ressemblait, avant de ressembler à du steak haché ?
Eddie va à l’autre bout de la pièce. Elle désigne une photo accrochée là, au-dessus du petit bureau.
– À lui, elle dit. Psychose.
Lentement, avec une réelle curiosité, Jimmy et Tone la rejoignent, laissant Mickey à sa contemplation du corps. Ils se plantent aux côtés d’Eddie, examinent une photo de revue tout abîmée que quelqu’un a collée au mur parmi les timbres et le merdier.
– Ah ouais, dit Tone.
Eddie est contente. Elle exécute une petite gigue, comme si elle avait envie d’aller faire pipi, puis elle lâche un mini couinement haut perché.
– Je vous l’avais dit qu’il ressemblait à quelqu’un, elle dit. C’est au mec de Psychose. Comment il s’appelle, déjà ?
– Anthony Hopkins, dit Tone.
Eddie couine de plus belle, un cran plus haut dans les aigus.
– C’est lui, elle dit.
– Pas Anthony Hopkins, dit Jimmy. Lui, c’est le mec du Silence des agneaux.
– Alors qui ? reprend Eddie. Elle a l’air déçue. Pendant un instant, je me dis qu’elle va se mettre à pleurer. Mais bon, je crois qu’on est tous au bord des larmes, ou quelque chose du genre, à l’heure qu’il est.
– Anthony Hopkins, c’est le Gallois, dit Jimmy. Ce type-là n’est pas gallois.
Il se tourne vers moi.
– Dis-leur, Leonard.
J’envisage alors de m’en aller, tout simplement, mais je me sens trop triste pour partir. J’ai envie de pleurer. Je n’avais pas l’intention de faire mal à ce type. Je voulais juste que ça s’arrête. J’espère qu’il l’a compris.
– Anthony Perkins, je dis. C’était lui, le type de Psychose. Anthony Perkins.
– Exact, dit Jimmy. Anthony Perkins.
Il s’adresse à Eddie, qui semble encore avoir besoin qu’on lui remonte le moral. 
– Mais tu as raison, il dit. Ce mec lui ressemble comme deux gouttes d’eau.
Eddie esquisse un grand sourire.
– Lui ressemblait, tu veux dire, dit Tone.
– Ouais.
Jimmy dévisage Tone un instant, avec l’air d’avoir compris quelque chose à l’instant, puis il détourne la tête et regarde Rivers.
– Pauvre diable, il dit.
Tone opine.
– Pauvre diable, il dit.
Jimmy retourne se poster devant le mur et contemple le corps inanimé.
– Ce type ne méritait pas ça, il dit.
Il incline la tête comme s’il priait. Mickey l’imite. Eddie et Tone hésitent un instant, en se demandant s’il s’agit d’une blague ou quoi, puis ils baissent la tête aussi – sur quoi Jimmy redresse aussitôt la sienne.
– Vous savez quoi, il dit. Je crois que Leonard avait raison. Je ne pense pas que notre gaillard, c’est lui. C’était.
Il me regarde.
– Tu as tué le mauvais gars, Leonard, il dit. Puis, sans attendre de voir ce que je vais répondre, il se tourne à nouveau vers Rivers.
Les autres restent là à regarder, en attendant de voir ce qu’il fera ensuite. Ils sont tous fatigués et tristes, à cette heure, et ils ont l’air perdus, comme en état de choc. Peut-être que le remords s’est immiscé. Jimmy reste muet encore un moment, tête basse ; puis il se tourne vers les autres, le visage allumé d’une lueur étrange et neuve.
– Il va falloir qu’on le ressuscite, il dit.
– Quoi ?
C’est moi qui parle, c’est ma propre voix choquée et peut-être écœurée que j’entends, alors que je n’avais aucune intention de dire quoi que ce soit.
Jimmy me regarde ; ses yeux brillent.
– Comme Jésus, il dit. Enfin bon, toi tu es quelqu’un qui lis la Bible, Leonard. Tout le monde sait ça.
– De quoi tu parles ? je demande.
– On va le ressusciter, dit Jimmy. Ça ne devrait pas être trop dur. Si on s’y prend bien, il sera comme neuf d’ici trois jours.
Eddie fait des bonds et pousse son drôle de petit coui-nement aigu.
– Qu’est-ce qu’on fait, nous ? elle demande. Qu’est-ce qu’il faut qu’on fasse ?
Tone a l’air un peu perdu.
– Ouais, Jimmy, il dit, d’une voix basse et inquiète. Qu’est-ce qu’on fait ?
Je crois qu’il a peur que ça puisse marcher, que Rivers res-suscite dans trois jours et aille aussi sec trouver la police pour raconter ce qu’on a fait.
Jimmy se prend vraiment au jeu, à l’heure qu’il est. Je ne sais pas trop ce qu’il s’imagine être en train de faire, s’il croit vraiment ce qu’il dit, ou si tout ça n’est que du baratin. Peut-être pense-t-il devoir donner aux autres membres du gang un souvenir à conserver. Peut-être a-t-il lui-même besoin d’un souvenir à conserver.
– Tout ce que vous devez faire, c’est le disposer comme il faut, il dit. Pour qu’il soit en croix.
Il examine le corps.
– Comme Jésus.
Ils sont tous dans le bain à présent, Jimmy et Tone, Eddie, même Mickey est sorti de sa stupeur et s’y met à son tour. Moi je ne peux pas. Je ne peux pas faire comme si, et je ne peux pas rester plus longtemps dans cette pièce, avec les visages, les timbres et les petits oiseaux qui me regardent, aux murs, comme pour m’accuser, et l’odeur du sang, sombre et écœurante à présent. Je pense qu’ils se passeront bien de moi, de toute façon. C’est leur affaire, pas la mienne. Je me dirige donc tranquillement vers la porte et commence à partir. Jimmy le remarque, mais il ne fait rien pour me retenir. Aucun des autres ne me voit partir. Au moment où je les quitte, ils sont en train de disposer le corps de Rivers : Eddie à un bras, Tone à l’autre, ils tentent de les mettre dans la bonne position, pen-dant que Jimmy se penche sur eux tous, murmurant les mots qu’il a entendus dans un film, ou peut-être lus dans un livre.
– Je suis la résurrection et la vie, dit-il.
Je passe la porte sans bruit et sa voix monte légèrement, si bien que ses mots me suivent dans l’escalier.
– Je suis la résurrection et la vie. Je suis la résurrection et la vie.
De toute évidence, il n’en sait pas plus long, alors il se contente de les seriner de plus en plus fort, en mettant plus d’emphase sur ceux qu’il trouve les plus importants.
– Je suis la Résurrection et la Vie. Je suis la RÉSURRECTION et la VIE.
Sa voix me suit dehors, dans la nuit venteuse, dans l’obscurité, jusqu’au moment où j’ai envie de courir pour lui échapper.

 

Je ne sais pas vraiment dans quelle mesure cette histoire de résurrection était vraie. Jimmy lui donnait sans conteste l’accent de la vérité à la fin, là-bas, pendant que je m’en allais, mais c’était surtout à mon intention, je pense. Je n’ai pas cru un instant que ça en resterait là avec Jimmy, mais ça ne me tracassait pas trop. J’espérais que personne ne me verrait en train de quitter la maison, puis, une fois arrivé chez moi, de retirer mes vêtements pleins de sang, j’espérais que personne ne verrait la bande de Jimmy non plus parce que, s’ils étaient pris, j’étais pris aussi, et ils diraient que c’était entièrement de mon fait, tout, les entailles, les coups de couteau, les coups de pied, les os fracassés et tout ce qu’on avait pu faire d’autre à ce pauvre diable. Je n’avais pas envie d’être pris. J’ai retiré mes vêtements sitôt passé la porte de derrière, pour ne pas laisser de traces révélatrices dans toute la maison, puis je les ai fourrés dans un sac en plastique noir que j’ai laissé sous l’évier. J’ai su tout de suite ce que j’allais en faire, mais ça allait devoir attendre un peu. Puis je suis monté en courant et j’ai filé droit dans la salle de bains. La douche était drôlement froide, mais je m’en foutais. Je me suis bien savonné et lavé trois fois, en frottant fort, en rinçant longuement ; ensuite je me suis séché, j’ai pris la brosse à récurer et la serviette, roulé le tout en boule pour le descendre au rez-de-chaussée. J’ai mis le nécessaire à lessive dans un autre sac en plastique que j’ai laissé à côté du premier, sous l’évier. Puis je suis directement remonté, je me suis habillé et je suis passé voir mon père. Il était tard, l’aube n’était plus très loin, mais il était encore éveillé. Il ne dormait presque jamais la nuit. Je crois que ça lui procurait sans doute un petit plaisir persistant de rester allongé, tout éveillé, au petit matin et d’écouter les oiseaux. Mais je n’en sais rien. On ne sait pas ce que les gens aiment, à moins qu’ils nous le disent. Tout ce que je pouvais savoir, c’est ce que moi j’aimais, et peut-être que si j’aimais ça, il pouvait aimer lui aussi. Certaines personnes aiment les trains électriques. D’autres le minigolf. Les gens sont une énigme, tout bien considéré. Enfin quoi, comment quelqu’un peut-il aimer le minigolf ?
Je ne pense pas que mon père m’ait vu, mais même si c’était le cas, ça n’avait pas d’importance. Il ne dirait rien à personne et, de toute façon, il m’arrivait souvent d’aller et venir la nuit, tout habillé, de faire des trucs, ou juste de rester dans la cuisine, à regarder le noir se muer en jour, à écouter les oiseaux, ou peut-être à lire un livre. Ça, c’est ce que moi j’aime ; j’aime les livres. Tout bien considéré, il est possible que la seule chose à laquelle on puisse vraiment se fier chez quelqu’un, ce soit ce qu’il aime. Quand on rencontre un fou de minigolf, on est face à un type d’individu. Quand on rencontre quelqu’un qui aime les livres, on est probablement face à un autre type d’individu. Je ne pense pas que les deux aient beaucoup en commun, mais on ne sait jamais. Peut-être que Marcel Proust s’éclipsait de sa chambre tapissée de liège pour aller faire quelques parcours de minigolf aux Tuileries, ou là où ça se pratique à Paris. Quand on y pense, c’est une assez belle image : Marcel Proust en redingote et chapeau haut-de-forme, sur la piste de minigolf, tôt le matin, quand il n’y a personne d’autre, en train de s’adonner à son vice secret. Peut-être qu’il faisait quelques parcours avec Gustave Flaubert, ou André Gide. Je ne sais pas qui était vivant au même moment, ni s’il y a une quelconque allusion au minigolf dans La Recherche du temps perdu. Ça se pourrait, mais j’ai quand même du mal à le croire. Cela dit, je ne peux pas le savoir, puisque je n’ai pas encore lu le livre en entier. Ça ne fait pas très longtemps que je l’ai emprunté à la bibliothèque, mais j’ai sûrement déjà dépassé la date de retour. Je n’ai jamais trouvé ça logique : on prête à quelqu’un un exemplaire de l’œuvre maîtresse de Marcel Proust, ou de Moby Dick, ou un des gros bouquins industrieux de George Eliot, et ensuite on lui dit qu’il n’a que trois semaines pour le lire. En fait, il devrait y avoir des durées modulables, comme ça, quand on emprunte Proust, on aurait droit à trois mois ou, encore mieux, trois ans. Ça serait beaucoup plus cohérent.
J’ai décidé de porter les sacs noirs à la décharge à vélo avant qu’il fasse trop jour. Je voulais m’en débarrasser le plus tôt possible et je ne pourrais pas dormir tant que ce ne serait pas fait. Mon père était bien, il allait rester au lit, à écouter le monde s’éveiller pendant encore une heure ou deux, et, à vélo, ça ne prendrait pas longtemps d’aller à la décharge et de larguer ces trucs. Ensuite, je pourrais me reposer. J’étais censé voir Elspeth plus tard dans la journée, mais je ne pensais pas y aller. J’avais les sacs noirs à liquider, et après j’aurais besoin de dormir un peu. Du reste, je n’avais pas vraiment envie de la voir. Je me disais que si je passais encore du temps avec elle, elle allait sentir que quelque chose clochait et me forcer à dire quoi. J’étais fatigué et je n’avais pas envie de baiser ni quoi que ce soit du genre. J’avais juste envie de monter dans ma chambre et de dormir. Après ça, je pourrais faire un peu à manger pour mon père et moi, et rester à la maison, lire. Je n’avais pas envie d’être dehors, dans le monde extérieur, où les gens pouvaient me voir. Les plans façon Crime et Châtiment, je connaissais sur le bout du doigt. Ce n’était pas que je me sente vraiment coupable ou quoi que ce soit du genre – je n’avais pas tout à fait assassiné sans raison une vieille dame pleine de bonté, comme le type du livre, et j’avais toujours eu le sentiment que l’autre, la prêteuse sur gages, méritait drôlement ce qui lui était arrivé. Je n’étais pas le méchant de l’histoire, ou en tout cas pas tant que certains, bien que je doive reconnaître, ce matin-là, que ç’avait été une erreur d’accompagner Jimmy et sa bande. Mais même si je n’étais pas totalement responsable, j’avais commis une mauvaise action, et on ne peut pas lire Dostoïevski sans comprendre comment ce genre de situation fonctionne. Il suffirait que j’aille faire un tour à pied dans la grand-rue pour que la culpabilité se mette à suinter de ma personne au vu de tout un chacun. Avant même de comprendre, je me retrouverais en train de pleurer comme une madeleine et d’avouer l’enlèvement du bébé Lindbergh. Mieux valait rester chez moi, faire profil bas et mettre au point la suite du programme. Lire un peu, peut-être. Je pourrais sans doute avancer un peu dans Les Sept Piliers de la sagesse.
Pourtant, au bout d’un jour ou deux de ce régime, je ne pouvais plus supporter de rester enfermé, sans compter qu’on était à court de toutes les denrées de première nécessité, si bien qu’il devenait temps de sortir de là pour faire des courses. J’aime vraiment faire les courses. J’ai toujours envie d’acheter des conneries hors de prix ou décadentes, genre asperges en conserve ou petits pots de crème brûlée, cheese-cake au citron de Sicile, mais la plupart du temps j’arrive à restreindre mes choix aux trucs raisonnables, pommes de terre, riz, saucisses, petits pois surgelés, tous les aliments fiables, bourratifs, avec lesquels on s’est toujours nourris. Qu’on m’accorde deux jours de crabe cuisiné en conserve et de l’Asti spumante et je serai le roi du pétrole, mais je chierai sans doute des obus ou je vomirai partout dans le jardin. Les gens comme nous, l’évolution les a conduits à manger de la tourte à la viande, de la purée, des saucisses, des frites, du poulet rôti, des petits pois, des légumes en conserve. Qu’on nous donne quoi que ce soit d’autre et on se transforme comme par magie en grands bébés malades, qui n’arrêtent pas de roter, péter et d’avoir des diarrhées. Alors, je m’en tiens à ce que je connais. Ou peut-être à ce que j’aime. Je sais que mon père ne pourrait rien avaler d’autre, bien qu’on ne puisse pas dire qu’il mange grand-chose, de toute façon. Il aime le Délice des Anges. Il aime les frites. À mesure qu’il dégringole la pente en direction de la mort, il engrange une deuxième enfance avant qu’il soit trop tard. Tant mieux pour lui. Il fait partie des rares personnes à qui je peux faire plaisir, et ça ne demande pas plus que de battre au fouet une poudre pastel dans un peu de lait.
Je rentre chez moi en pensant à mon père, mes sacs de courses à bout de bras, et mon imagination divague. C’est tou-jours le même combat du je-ne-veux-pas-qu’il-meure contre la délivrance, un débat qui n’est pas près d’avoir fait son temps, du coup je suis un peu à côté de la plaque quand Jimmy et sa bande se pointent. Tellement à côté de la plaque, en fait, que je ne les vois que quand Jimmy surgit au milieu de mon chemin, sous mon nez, et commence son numéro.
– L’autre, là, Rivers, il n’a pas ressuscité comme tu l’avais dit, il lance.
Ça suffit à me réveiller. Je pose mes courses pour avoir les mains libres, puis j’en glisse une dans mon blouson, là où je mets mon couteau. Je le garde sur moi en permanence depuis la partie de chasse. La seule chose que je puisse faire pour le moment, c’est tenir Jimmy à l’œil. Je sais que, s’il doit se passer quelque chose, c’est lui qui en décidera, alors je veux voir le signal. Quand je le verrai, c’est lui que je prendrai en otage. Je pense qu’il fait le même calcul de son côté.
– Je n’ai pas dit qu’il ressusciterait, je réponds.
– Ah, mais c’est dans la Bible, Leonard, il dit. C’est toi, le spécialiste de la Bible dans ce gang.
Je ne relève pas. Je ne fais pas partie de ce gang, ni d’aucun autre.
– Alors, à ton avis, qu’est-ce qui a foiré, Leonard ? il dit.
Je vois qu’il réfléchit tout en parlant. Il cherche à deviner ce que je ferais pour peu qu’il laisse les choses suivre leur cours. Je n’en suis pas sûr, vu qu’il a encore son gang pour le soutenir, mais je pense qu’il se pourrait qu’il ait peur.
– C’était pas Jésus de Nazareth, le gus, faut peut-être commencer par chercher de ce côté-là, je dis.
Jimmy sourit. Il veut me faire savoir qu’il trouve réellement ça drôle. Je ne le lâche pas des yeux. Mon regard reste rivé au sien, et on oublie le reste de la bande. Il n’y a que Jimmy et moi. Le premier qui bouge, je plante Jimmy en beauté.
– Eh bien, il dit, d’un ton lent et décidé, tu aurais peut-être dû penser à ça quand tu l’as tué.
– Ce n’est pas moi qui l’ai tué, je dis. C’est nous tous.
Jimmy soupèse un instant ma réponse. Je sens Tone qui commence à s’impatienter, un peu à l’écart. Je cherche des yeux Eddie. Je n’attends pourtant rien de sa part. Je pense que ça l’a effrayée, ce que j’ai fait à Rivers. Elle n’est plus en confiance avec moi, et Jimmy a sans doute trouvé quelque chose à lui dire en particulier. Du coup elle ne fait rien, elle se contente de regarder. Je me dis que, si ça doit chauffer, elle ne se rangera pas du côté des autres, mais elle ne cherchera pas à aider non plus. Ça ne veut pourtant pas dire qu’elle me trahit. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir si elle n’est pas en confiance avec moi. Plus que n’importe lequel d’entre eux, elle fait partie des éléments incontrôlables – un peu informe, peut-être, mais belle aussi. Tout ce qui lui manque, c’est un peu de précision, un peu de netteté. En tout cas, j’espère qu’elle sait que je ne lui en veux pas. Je sais qu’elle ne sait pas vraiment quels sont ses sentiments en cette minute même, mais plus tard, quand elle aura le temps d’y réfléchir, elle comprendra peut-être qu’en dépit de qui et où on est, elle et moi, j’ai failli me mettre à l’aimer.
Finalement, Jimmy se décide. Il évite très soigneusement de regarder ma poche de blouson.
– Personne ne considère que tu es responsable de ce qui s’est passé, il dit. C’est le genre de choses qui arrive.
– C’est magnifiquement généreux de ta part, je dis.
Il rit en entendant ça. J’avais lu cette réplique quelque part dans un livre, sans doute Scott Fitzgerald, et je m’étais dit qu’elle pourrait avoir son utilité. Il se tourne vers Eddie et sourit.
– Par moments, il va trop loin, il dit, en imitant Dennis Hopper dans Apocalypse now. Il est toujours le premier à le reconnaître, par la suite, il dit.
Il garde les yeux rivés sur Eddie. Elle sourit. C’est un moment émouvant, vraiment. Il fait mine de m’épargner par égard pour elle. Comme si elle était vraiment amoureuse de moi, ou je ne sais quoi. Elle l’est peut-être, à sa manière, mais c’est lui qui l’y a poussée au début, d’une façon ou d’une autre. C’est ça l’ennui avec les gens qui ne savent pas se déci-der, on peut les livrer à la merci des autres sans que ça ait d’importance. Qu’on laisse une semaine à Eddie et elle aura tout oublié. Jimmy se retourne vers moi, le visage empreint d’un air triste, ou peut-être compatissant.
– C’est bon, Leonard, il dit. On ne te balancera pas.
– Jimmy !
C’est Tone, qui se voit privé de chair fraîche.
– La ferme, Tone, dit Jimmy. L’espace d’un instant, sa colère semble authentique. Tu ne vois pas que ça fait de la peine à Eddie ?
Tone me regarde, puis il regarde Eddie. Il réfléchit un instant et finalement, la lumière se fait.
– Et merde, il dit.
Jimmy s’esclaffe.
– Tu n’as pas fini de répéter ça. Allez, les gars, les filles, il lance. On va tuer quelque chose.
Et c’est tout. Jimmy se détourne et s’éloigne, l’air triste, comme si je l’avais trahi ou je ne sais quoi, et les autres suivent. D’abord Mickey, puis Tone. Et enfin Eddie. Elle se retourne pour me regarder, un beau geste. Elle m’adresse son pauvre regard désabusé à la noix, et j’ai envie de la serrer très fort pour lui dire au revoir comme il faut, mais je n’en fais rien.

 

Ce soir-là, je suis allé sur les quais et j’ai grimpé à l’inté-rieur d’une des anciennes grues qui surplombent la zone de chargement. Tout ce que je voulais, c’était rester dehors et contempler les étoiles. De là-haut, on les voyait toutes et quand on regardait vers le bas, en direction de la côte, on distinguait les endroits où les lumières étincelaient et cli-gno-taient sur l’eau comme dans les vieux films, motifs géométriques parfaits qui disparaissaient un instant quand on posait les yeux dessus, puis se remettaient à scintiller, blancs et rouge cerise avec un éclat d’or par-ci par-là, venu de plus loin. Mais, ce soir-là, le vent avait décidé de tourner et, le temps que j’arrive au sommet de la grue, un énorme orage a éclaté au-dessus de moi, éclairs, puis tonnerre fracassant, puis éclairs de nouveau – pas simplement des lueurs, mais le ciel tout entier virant au doré livide au-dessus de la mer où tout se reflétait instantanément. C’était magnifique et dangereux, et j’avais beau me dire que je risquais de finir à l’état de frite carbonisée, tout là-haut, au milieu de tout ce métal, je n’aurais pas envisagé de descendre. Mieux valait mourir comme ça qu’au détour de je ne sais quelle embuscade mesquine, entre les mains de la bande de Jimmy, une lame dans les tripes, peut-être celle d’Eddie, et moi qui m’affale par terre comme Rivers, en saignant, jurant et sanglotant sur mon sort, animal perdu, mourant dans le regard des autres. Si tu dois mourir, meurs seul, au sommet d’une grue, et laisse la Nature se charger de te tuer, avec grâce et beauté, avec la somptueuse cruauté du hasard. Sauf que je ne suis pas mort ; je suis resté installé là-haut et j’ai regardé le feu d’artifice le plus grandiose que quiconque verrait jamais, les éclairs fusant à quelques centimètres, apparemment, le tonnerre résonnant dans mes os et mes muscles. Ça défiait toute description. Quand ç’a été fini, je me foutais éperdument de tout. S’il le fallait, j’éliminerais les gars de Jimmy un par un, Eddie comprise, ou bien je le débusquerais lui et le découperais en lambeaux sous les yeux de sa bande. Je m’en fichais. J’aurais tué n’importe qui ce soir-là, à cause de l’orage. Parce que je savais que, si j’avais ma place où que ce soit, c’était là. Pas au sein de leur bande, mais parmi les éclairs et le tonnerre. La pluie noire. Le métal froid. Le ciel.
En arrivant chez moi, j’ai trouvé un message d’Elspeth disant que j’avais été un vilain et qu’elle passerait à l’heure du déjeuner pour me punir. Je l’ai ramassé sur le paillasson de l’entrée et j’étais en train de le lire quand je suis arrivé dans la cuisine où j’ai trouvé mon père par terre, à côté de la table. Il était mi-agenouillé mi-assis, avec un air perplexe, comme s’il avait été tranquillement installé sur sa chaise l’instant d’avant et se demandait pourquoi maintenant il se retrouvait par terre. J’ai d’abord pensé que c’était tout, qu’il avait fait une chute ; puis, quand il m’a vu entrer, il a ouvert la bouche et il en est sorti du sang. J’avais cru qu’il allait dire quelque chose, mais ce n’était pas des mots, c’était du sang, une grande quantité, qui se déversait de sa bouche. Il a ensuite recommencé, comme quelqu’un qui répéterait un tour spectaculaire, et un flot abondant s’est répandu de nouveau. Il a eu l’air encore plus étonné, puis il a basculé et il est tombé de tout son long par terre, sur le flanc. Du sang a encore jailli. Je me suis précipité et je me suis agenouillé à côté de lui. Il avait un air triste à présent, un air qui englobait toutes les déceptions qu’il avait connues tout au long de sa vie et les rassemblait en une unique conclusion courue d’avance. J’ai passé les bras autour de ses épaules et tenté de le soulever, mais je n’y suis pas parvenu, bien qu’il ait beaucoup maigri au bout de tant d’années de maladie. Il était trop lourd pour moi. Un poids mort. Ses lèvres remuaient, à présent, et il avait l’air de vouloir parler, mais rouvrir la bouche lui faisait peur. En fin de compte, il a murmuré quelque chose, mais je n’ai pas pu discerner quoi.
– Qu’est-ce qu’il y a, papa ? j’ai dit. Puis j’ai compris que je ne devais pas l’inciter à parler, je devais lui dire de ne pas bouger, de rester tranquille. N’essaie pas de parler, d’accord ? j’ai dit.
Il a eu l’air désorienté en entendant ça, mais il a rouvert la bouche et cette fois des mots en sont sortis, ainsi qu’une curieuse toux pareille à un aboiement de phoque et une pluie de minuscule gouttelettes de sang qui m’ont constellé le visage et le cou.
– Temps de rentrer, fiston, il a dit.
– Ne dis rien, papa, j’ai répondu. Je ne savais pas de quoi il parlait, mais il me faisait peur avec ça.
Il s’est alors débattu, il a étendu les jambes et essayé de se hisser sur ses pieds, mais il n’a fait que déraper et s’étaler par terre comme ces vaches qu’on voit toujours dans les reportages sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Il n’arrivait pas à se lever, mais il ne pouvait pas s’empêcher de se débattre.
– Temps de rentrer, il a répété, et il essayait de se relever pendant que moi j’essayais de le maintenir à terre, pour l’installer dans la position latérale de sécurité ou je ne sais quoi, tout en réfléchissant à ce qu’il fallait faire. Il se fait tard, il a dit. Des bulles de sang écumeux lui sortaient maintenant de la bouche et je sentais que la peau de ses mains était froide, mais c’était son air égaré qui m’effrayait plus que tout le reste. Il fallait que j’aille chercher un médecin, je le savais, mais je ne pouvais pas le laisser seul dans cet état. Et au bout d’une bonne minute comme ça il était mort, la vie refluant carrément de sa personne. Mort, voilà tout. Comme quand on apporte un seau d’eau jusqu’à l’évier et qu’on le verse, tout le poids s’en va et on reste là, avec cette sensation de vide et de légèreté. Ça a fait la même chose, sur le moment. Il s’est vidé, tout simplement.
– Papa, j’ai crié. Il ne pouvait pas faire ça. Il ne pouvait pas mourir et puis c’est tout, au bout de si longtemps. Il fallait que ça aille plus loin. Allez, papa, j’ai dit. Allez. Tu vas y arriver.
Pendant un instant, j’ai même cru qu’il pourrait, puis j’ai cessé d’y croire et je suis resté silencieux, à le serrer dans mes bras. Je suis resté comme ça un moment, pas longtemps je pense, quoique peut-être un peu, je ne me rappelle pas. J’étais loin, quelque part, sans doute parti avec lui pour l’accompagner un peu dans son voyage, mentalement, spirituellement ou je ne sais quoi, puis j’ai retrouvé mes esprits et me suis levé tant bien que mal en le laissant doucement glisser à terre. Il ne pesait plus rien à présent. J’aurais pu le transporter n’importe où. Je me souviens qu’après avoir retrouvé mes esprits, j’essayais de me rappeler quel âge il avait, sans succès.
C’est alors que j’ai vu à quoi il s’occupait dans la cuisine, avant de se mettre à perdre son sang. Là, sur la table, un vieil album était ouvert sur une photo d’elle et lui, quelque temps avant ma naissance, tous les deux souriants, un peu inti-midés, peut-être, par la personne qui prenait la photo, avec le gris des arbres à l’arrière-plan, pas un endroit que je connaissais, peut-être une photo de lune de miel ou un cliché pris alors qu’ils venaient de se rencontrer, quand ils étaient heureux et que l’avenir se déployait devant eux comme une esquisse ponctuée d’enfants, d’argent et de bonheur. Je me suis alors senti triste et je me suis mis à pleurer, parce que putain c’était vraiment injuste que ça se soit fini comme ça, lui avec ses vieux vêtements, en train de regarder les photos de sa vie perdue. De son amour perdu. Parce qu’il l’avait aimée, ça c’était sûr, et qu’elle l’avait planté là au moment où il avait le plus besoin d’elle. Garce. C’était ma mère, là, sur la photo, tout sourire, en train de poser pour l’objectif, en jolie robe d’été, les cheveux bien coiffés, exactement pareille que quand elle nous a quittés, jolie et jeune, avec toute la vie devant elle, belle même, en poussant un peu. Une belle femme avec toute la vie devant elle. Sur le coup, j’aurais aimé savoir où elle était, pour pouvoir lui écrire et lui raconter de quelle façon son mari était mort, sans cesser de penser à elle, son amour perdu. Son putain d’amour perdu.

 

Qu’on me donne le temps de réfléchir, plus quelques indices, et en général j’arrive à comprendre. Et le premier jour où je me retrouve complètement seul, alors que j’erre à travers la presqu’île, pas trop sûr de ce que je dois faire à propos de mon père, je trouve le premier véritable indice. C’est comme ça, le monde, par moments : par moments il nous fait des dons, purs et simples ; à d’autres, il nous donne des indices. Un indice équivaut à un don pour lequel il faut se donner du mal. On pourrait dire, bien sûr, que le monde regorge d’indices, à condition de savoir les déchiffrer. Indices, dons. C’est de ça qu’on se sert pour comprendre le monde. Sans quoi il n’y a rien. On n’est pas obligé d’avoir la foi, comme dit Miss Golding en Instruction religieuse. La foi n’est pas un don. Les dons, il faut que ça vienne du monde, pas de l’inté-rieur de notre tête. Les indices aussi. Il faut que tout ça vienne de quelque part. Enfin bon, il y a des gens tout à fait respectables, philosophes et autres, qui pensent que le monde est une chose qu’on imagine, que ce n’est qu’une vaste illusion qu’on invente chemin faisant. Ce qui signifie que j’invente l’usine, et les meurtres, et mon père en train de vomir du sang par terre dans la cuisine. Bien sûr que j’invente.
Mon indice est un pur hasard, une chance sur mille. J’avais passé ma dernière nuit à dormir dans le grenier, je bivouaquais à même le sol avec un duvet et quelques oreillers – je n’avais pas envie de dormir dans mon lit, parce que je m’étais mis à croire que je serais le prochain garçon de l’Intraville à disparaître et qu’on ne tarderait pas à venir me chercher, à me soulever hors de mon lit, comme ça s’était passé pour Tommy O’Donnell. Je n’avais pas non plus envie de dormir dehors sur la presqu’île, parce que je voulais être près de mon père, au moins pour cette première nuit. Je ne sais pas pourquoi, c’était juste un truc sentimental. Je ne pouvais rien faire pour lui et je savais que j’allais bientôt devoir le quitter. L’envie m’était venue de l’étendre comme il faut sur son lit, puis je m’étais dit que ça lui rappellerait ce visage dans la lumière embrumée, cette bonne vieille Laura, une jeune femme avec toute la vie devant elle, et cetera, et cetera, et ça je ne voulais pas. D’ailleurs, ç’aurait été trop indigne de le trimballer dans cet escalier étroit. Alors je l’ai installé dans le gros fauteuil, assis à peu près droit, comme s’il était en train de lire ou d’écouter la radio. J’ai pensé brûler l’album qu’il avait feuilleté, mais je n’ai pas pu me décider à le faire. J’ai pensé le lui donner à regarder pendant qu’il était installé là, le temps d’attendre sa récompense céleste ou je ne sais quoi, mais je n’ai pas pu non plus. Du coup je l’ai juste assis dans le fauteuil, et j’ai allumé la radio. Doucement, mais assez fort quand même pour qu’il entende, des fois qu’il reste un trait de quelque chose là-dedans, un résidu de conscience, de mémoire ou d’esprit en train de s’éteindre silencieusement dans sa tête, telle une braise qui meurt. Il se trouve des gens qui pensent que la mort n’est pas la fin de la vie mais le début de l’étape suivante du voyage et que peut-être l’âme s’attarde un moment, fait le point ou quelque chose du genre. Je ne suis pas sûr que j’arriverais à être d’accord avec ça – sans doute pas –, mais il faut s’ouvrir à toutes les éventualités, surtout quand c’est de son père qu’il est question. On n’a qu’un père, et celui que j’avais eu n’était pas mal, simplement il n’avait pas de chance. D’un autre côté, peut-être qu’il avait eu la chance qu’il lui fallait. Jusqu’à ce soir, il m’avait toujours fait peine. Parce que, pendant sa vie entière, tout ce qu’il avait voulu c’était aimer quelqu’un. C’était l’unique don qu’il avait eu : un étrange talent muet pour aimer. La personne qu’il aimait, c’était Laura, et si elle lui avait rendu son amour, il aurait été heureux, quoi qu’il puisse arriver par ailleurs. Mais ce soir il ne me faisait plus du tout peine, parce que, d’une certaine manière, il avait eu ce qu’il voulait. Il avait eu quelqu’un à aimer, ce qui signifiait qu’il avait été en mesure d’utiliser son unique don. Ça n’avait peut-être aucune importance que Laura l’aime ou pas. Peut-être que, pour lui, ça ne passait pas avant tout le reste.
J’ai donc dormi par terre dans le grenier, puis j’ai fourré quelques affaires dans un sac, nourriture, café et autre, pour pouvoir me faire des petits repas de camping, comme l’Homme-Papillon. Je me suis dis que, s’il y arrivait, j’y arri-verais aussi. Je me trouverais peut-être une camionnette, j’en piquerais une un jour dans l’Extraville et je partirais avec, je serais nomade, je m’en irais d’ici. Mais chaque chose en son temps. J’ai dit au revoir à mon père et j’ai pris tout l’argent que j’ai pu trouver dans la maison ; puis je suis parti. C’était une belle journée estivale, déjà chaude, même de si bonne heure. J’ai coupé à travers le jardin par l’arrière de la maison et je suis sorti par le portillon, puis j’ai suivi la petite ruelle, derrière, avec sa ribambelle de poubelles à roulettes, une devant chaque portillon, solennelles et secrètes, pleines d’indices et d’histoires, pareilles à de noirs tabernacles. Au bout, j’ai scruté pour voir si quelqu’un était déjà levé, mais la seule chose que j’ai vue, c’était le chat blanc de Mme Hatcher, celui que tous les gamins appellent “la chatte à Mme Hatcher”. Les gamins de l’Intraville ont un tas de qualités, mais l’originalité n’en fait pas partie. J’imagine qu’Elspeth est un peu une originale, quoique ça serait mieux si elle se donnait moins de mal pour ça.
Elspeth. Comme je lui avais posé un lapin, elle avait laissé un message disant qu’elle repasserait plus tard. J’avais oublié ça. Ce qu’elle disait dans ce message ne pouvait signifier qu’une chose, et c’était très tentant. Très. Mais il allait falloir que je me discipline et que je m’en tienne au plan pendant quelque temps. Je pourrais la contacter plus tard, lui expliquer pour mon père. Me servir de lui comme excuse.
J’étais donc sorti sans problème de l’Intraville et j’avais déposé mon sac d’affaires dans ma cachette secrète, une cachette comme en ont tous les gamins, même quand ils se font un poil trop grands pour les cachettes secrètes, puis je suis parti en direction du littoral ouest, de façon à pouvoir me planquer un moment dans les bois et prendre le temps de réfléchir. C’est alors que je suis tombé sur Morrison, le policier, tout seul dans une petite clairière au milieu des arbres, tout silencieux et pensif, tout préoccupé. Tellement préoccupé qu’il ne me voit même pas, bien qu’il lève les yeux à peine un instant après que j’ai plongé à couvert, comme s’il avait senti que j’étais là ou quoi. Perçu ma présence. Ou peut-être une présence. Parce que, si bizarre que ça paraisse, je pense qu’il devait être en train de prier, ou quelque chose comme ça, quand je suis tombé sur lui. Il restait debout, là comme ça, à regarder quelque chose par terre, la tête basse, comme quelqu’un qui se tient devant une tombe, qui dit au revoir. C’est ce que je devrais être en train de faire, bien sûr. Me tenir devant la tombe de mon père et dire au revoir. Peut-être dire une prière pour lui.
En tout cas, j’ai dû déranger Morrison parce que, même s’il ne me voit pas, même s’il ne pense pas que quelqu’un d’autre soit là, sa concentration est flinguée, alors il tourne les talons et s’en va – vite, comme si soudain il ne voulait plus être là –, du coup j’ai l’endroit pour moi tout seul. J’attends un moment, deux minutes, peut-être plus, avant de sortir de l’endroit où je me cache. J’ai dans l’idée que , je tiens quelque chose. Je pense même que ça pourrait être un indice. Je n’ai pas envie que Morrison rebrousse chemin et me trouve, parce que alors l’indice risque d’être perdu à tout jamais. Il arrive qu’un indice soit ténu à ce point : on entrevoit quelqu’un alors qu’il pense être seul, et on en découvre une autre facette. Quelque chose dont on ignorait jusque-là l’existence.
Quand je suis sûr qu’il est parti, je m’aventure hors de ma planque et, tout innocent, tel un gamin qui traîne dans les bois, je vais voir ce qu’il regardait. Ça se situait bas, sur le sol, à l’autre bout de la clairière, en bordure. Il me faut un moment pour trouver, ou peut-être pas tant trouver que comprendre de quoi il s’agit. Parce que au début, je me dis que ce n’est que du bric-à-brac de jardin que quelqu’un a déchargé là. C’est seulement en approchant que je vois qu’il s’agit d’un véritable jardin, avec des œillets, des coquelicots et un petit buisson de roses qui a l’air planté de fraîche date. Tout autour des plantes, autour des racines, quelqu’un a disposé des galets, comme ceux qu’on trouve à la plage, tout polis par le sable et l’eau, des galets clairs et luisants, des morceaux de verre coloré et des éclats de porcelaine cassée. On dirait le jardin d’une pie, ou peut-être ces nids que font les oiseaux jardiniers, ceux que décrivent les livres sur la nature et ces trucs-là. J’ai vu une émission sur eux à la télé, une fois – sans doute une des émissions sur les oiseaux que faisait David Attenborough. Une des rares phrases complètes que je me rappelle avoir entendu mon père prononcer – ça devait être quand j’étais sacrément petit, peut-être même que je marchais à peine –, c’était pendant une des émissions d’Attenborough. Ou peut-être à la fin, au moment où le générique défilait. Ce serait plus plausible. Ça devait être une question de respect. Soudain je m’en suis souvenu comme si c’était hier, et je me suis souvenu des mots précis qu’il avait employés.
– Voir une émission comme celle-là, il a dit, ça justifie presque la redevance qu’on paie.
Voilà donc ce petit carré de terre, mi-jardin mi-énigme natu-relle susurrée style oiseau-jardinier-d’Attenborough mâtiné de N’est-ce pas que la Nature est merveilleuse – et je me demande à quoi il sert. Pourquoi y a-t-il un jardin ici, dans le bois empoisonné ? Un petit jardin de fleurs, pareil à une concession de cimetière ? Et que fait Morrison ici ? Est-ce que c’est lui qui y plante des fleurs, au beau milieu de nulle part, comme un barjo ?
Même alors, je mets quelques instants à comprendre quel idiot je suis. Ce n’est pas un jardin, c’est exactement ce que j’ai cru la première fois que je l’ai vu. Il faut parfois se fier à ses premières impressions. Même si elles ne tombent pas pile, elles peuvent contenir des indices. Ce n’est pas un jardin, c’est une tombe. Quelque chose est enterré là. Quelque chose, ou quelqu’un.
Et alors il me vient à l’idée que Morrison n’est pas un barjo, il était venu là pour une bonne raison, et cette raison était liée aux garçons perdus. Il était là pour s’occuper d’une tombe. Mais la tombe de qui ? Est-il vraiment possible qu’un des garçons soit enterré là, à l’endroit où notre mystérieux poli-cier a fait son petit jardin ? Morrison est-il l’assassin ? Parce que tous ces garçons sont morts, c’est évident. C’est Morrison qui dit le contraire, c’est lui qui a fait courir le bruit que les garçons étaient tous partis pour la grande ville comme le Dick Whittington de la fable, avec leur baluchon, leurs bottes de sept lieues et leur animal de compagnie doué de parole, convaincus qu’ils y trouveraient les rues pavées d’or. On est bien obligé de se demander dans quel but il déploie autant d’efforts. Est-ce qu’il y croit lui-même ? Ou est-ce qu’il a quelque chose à cacher ? Quelqu’un a tué les garçons perdus et s’en sort blanc comme neige depuis toutes ces années. Qui d’autre pourrait commettre toute une série de meurtres et s’en tirer sans être inquiété, à part un policier ? Qui d’autre pourrait étouffer tout ça et veiller à ce qu’il n’y ait pas la moindre enquête ? C’est vrai quoi, il a l’air d’avoir la carrure. Il est un peu énigmatique, tout le monde le dit. Même si ce n’est pas lui l’assassin, il doit être dans le coup. Mais la question que je me pose alors, c’est pourquoi ?
Puis je comprends. Ce n’est pas Morrison, bien sûr. Ce n’est pas lui l’auteur des meurtres, des enlèvements ou je ne sais quoi ; lui il couvre, c’est tout. Il connaît les véritables assassins et les protège. Mais il y a peut-être plus d’un assassin. Peut-être toute une bande. Peut-être que les garçons ne sont pas morts, que quelqu’un les détient quelque part, pour on ne sait quelle raison. Peut-être que les gens ont raison, en ville, et qu’en réalité il s’agit d’une sorte d’expérience. J’en ai la nausée quand j’y pense, pas à cause de cette idée, que j’ai entendue assez souvent, mais parce qu’elle pourrait effectivement être fondée. On peut nourrir calmement les idées les plus hor-ribles, du moment qu’on n’est pas certain qu’elles soient fon-dées. Mais voilà que tout à coup elles le sont, et on en a l’estomac retourné. Morrison a sans doute la nausée, lui aussi, et peut-être qu’il se sent coupable de s’être fourré dans un truc pareil, et c’est pour ça qu’il a fait ce petit jardin dans le bois empoisonné. Mais bon, pourquoi là ? Pourquoi pas dans son propre jardin, chez lui ? Son petit carré secret. Par ici, où n’importe qui peut tomber dessus, son pitoyable petit jardin est vulnérable. J’imagine sans peine ce qui se passerait si Jimmy et sa bande le trouvaient. Pourquoi ne pas l’installer ailleurs, là où il pourrait le protéger ?
Mais je comprends pourquoi. Je regarde au loin, dans la direction où Morrison a disparu, et il n’y a personne. Juste moi, dans cette partie silencieuse du bois empoisonné que même les gamins évitent. Il y a longtemps, le premier garçon a disparu dans ce bois, et ensuite son meilleur ami s’est volatilisé aussi, si bien que l’endroit porte un peu malheur aux yeux de certains. Pas aux miens, par contre. Pas un endroit de la presqu’île n’est mauvais, ou maudit, et chacun a son histoire propre. Ce bois a du poison qui court dans les veines, dans la sève de chaque arbre, dans la moindre poignée d’humus, le moindre brin d’herbe sous mes pieds, mais c’était jadis un endroit où les amoureux venaient pour être tranquilles, les jeunes filles que leur père ne voulait pas laisser sortir avec des garçons, les maris à qui leurs femmes ne donnaient pas d’amour, les femmes dont les maris n’étaient jamais là se glissaient furtivement par couples pour venir se cacher sous les arbres et les fourrés, baiser, discuter et échafauder des plans de fuite. Ça fait partie de l’histoire aussi. Ce jardin fait partie de l’histoire, et le fait que je le trouve, aussi. Ça fait donc partie de l’histoire aussi quand je me mets à genoux et que je commence à creuser, arrachant les plantes, éparpillant la verroterie et les galets, creusant profond dans la terre noire pour découvrir ce qui est caché dessous. Car quelque chose est caché là. Je ne dis pas que j’ai trouvé un corps, je sais simplement qu’il y a un indice quelque part dans toute cette terre et cette herbe et ce poison. Je dois creuser longtemps : profond, plus profond, au plus profond. J’ai peur que le policier revienne et me surprenne, mais je ne peux pas arrêter ; ça fait partie de l’histoire du lieu que je creuse et que je continue de creuser, jusqu’à ce que je trouve mon indice. Or, quand je le trouve, ce n’est pas ce à quoi je m’attendais – bien que ce soit quand même un indice. Un indice minuscule, éloquent.
Une montre. Précieuse possession d’un jeune garçon, une belle montre, assez coûteuse d’après les critères de l’Intraville. Elle est toute couverte de rouille et de terre et le verre est cassé, mais c’est tout de même un indice, je le sais, pas simplement une cochonnerie que quelqu’un a jetée dans le coin. Alors je frotte pour détacher la terre et je gratte la rouille et, au bout d’un moment, je vois qu’il y a une inscription au dos de la montre, une inscription que j’arrive à peine à déchiffrer. C’est écrit : Pour Mark de la part de tata Sally. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un objet adoré, un objet qu’un garçon n’aurait perdu que s’il n’avait pas pu rebrousser chemin pour le chercher, et bien que ça ne prouve rien, bien que ça n’ait aucune valeur devant un tribunal, monsieur le président, je sais ce que c’est et je sais à qui cette montre a un jour appartenu. Mark Wilkinson n’est pas enterré là, mais c’est là que son fantôme est resté, parce que c’est là que ce qu’il aimait le plus a été cassé. Morrison le sait. C’est pour ça qu’il a fait ce jardin. Il prie un fantôme… mais pourquoi ?
Et alors, je devine. Je n’ai aucun moyen d’en être sûr, mais je sais que j’ai raison. C’est pour obtenir le pardon. Il prie ce fantôme pour obtenir son pardon. Pourtant, il sait sans doute que le pardon ne s’obtient pas sans contrition ? Il sait sans doute que, pour être pardonné, il doit confesser ses péchés, ne serait-ce qu’au fond de son cœur, et faire ainsi la paix avec le monde ? Et comment peut-il faire ça si personne ne l’aide ?
Après ça, je quitte le site funéraire, le jardin commémoratif, ou je ne sais quelle autre fonction l’endroit est censé avoir, et je reprends la direction des profondeurs de l’usine. J’avais envisagé, avant, de retourner voir Elspeth, mais je sais qu’il faudra remettre ça à plus tard, ou peut-être à jamais. Pour le moment, il faut que je sois seul. Pour le moment, j’ai à faire.