Là où je suis à présent, j’entends encore les
mouettes. Tout le reste s’estompe, comme le font les rêves dès
qu’on s’éveille et qu’on cherche à se les rappeler, mais les
mouettes sont encore là, plus sauvages et braillardes que jamais.
Elles tournent et virent par milliers, appelant et criaillant d’un
bout à l’autre de la presqu’île, tellement stridentes et
incessantes que je n’entends que ça : ça, et un dernier
murmure de vagues et de galets, un grondement local, insistant,
derrière les cris de ces oiseaux fantômes dont je remarquais à
peine la présence dans la vie qui fut la mienne avant que je
franchisse le Glister. C’est tout ce qu’il reste de cette ancienne
vie : des oiseaux, par nuées jacassantes, écumant la
presqu’île ; des vagues grises, froides, se déroulant sur la
grève. Rien d’autre. Aucun autre son, et rien à voir hormis l’ample
et pure lumière dans laquelle je m’avance de mon plein gré, sans
relâche, au terme d’une histoire que déjà je commence à
oublier.
Dans cette histoire, je m’appelle Leonard et,
quand j’étais là-bas, je pensais que la vie était une chose et la
mort une autre, mais c’était parce que je ne connaissais pas le
Glister. Maintenant que cette histoire est finie, je veux la
raconter en entier, alors même que je m’éclipse avant que des noms
ne soient donnés ou perdus. Je veux la raconter en entier alors
même que je l’oublie et ainsi, en racontant et en oubliant,
pardonner à tous ceux qui y figurent, y compris moi. Parce que
c’est là que l’avenir commence :
dans l’oublié, dans ce qui est perdu. Là-bas, à l’Intraville, il y
avait une étiquette sur les vieux bidons de sirop de sucre qu’on
achetait à l’épicerie de
quartier : l’image d’un lion mort en train de se décomposer
dans la poussière, avec des flopées d’abeilles qui se déversaient
des ombres et béances de son pelage, soutiraient du miel aux
plaies. Je croyais à cette image. Je savais qu’elle était
vraie – car il y a eu une époque où
les gens pensaient que cette sombre béance, cette plaie, était
véritablement la source d’où provenait le miel. Et ils avaient
raison, car tout se transforme, tout évolue, et cette évolution est la seule histoire
qui se perpétue à tout jamais. Tout évolue pour devenir autre
chose, d’un instant à l’autre, à tout jamais. Ça, je le sais
maintenant – et ici, là où je suis, je passe et repasse en
revue cette histoire précise, inlassablement, rejouant les
événements dont je me souviens, situant les blancs et les ombres
laissés par l’oubli, me raccrochant à des broutilles comme si
c’était le monde tout entier qui s’éclipsait, la vie elle-même qui
s’évanouissait dans le passé, et pas seulement moi.
Sauf que rien ne
s’éclipse, pas même la conscience de soi. Rien ne s’évanouit dans
le passé ; tout est oublié et devient ainsi l’avenir. Tout
continue en un lieu que certains habitants de l’Intraville
appelleraient l’au-delà – bien qu’ils sachent, au fond de leur
cœur, qu’il n’existe pas de vie dans
l’au-delà, car il n’existe pas
d’au-delà. C’est toujours maintenant, et tout – passé et avenir,
problème et solution, vie et mort –, tout coexiste ici, en ce lieu,
en cet instant. Ce lieu où je suis a reçu bien des noms, qui
varient selon l’histoire à laquelle on se réfère. Paradis, enfer,
Tir Na Nog, Temps du rêve. Mais nous savons tous que ce n’est rien de tout ça, que
c’est simplement le lieu où chaque histoire commence et finit. Et
maintenant c’est mon histoire qui
commence à nouveau, une dernière fois, alors même qu’elle s’éteint
à petit feu. Pour me la rappeler – pour l’oublier –, il suffit
que je me représente un homme dans un bois et tout se déploie,
comme ces fleurs en papier qui révèlent en s’ouvrant des couleurs
invraisemblablement éclatantes à l’instant où on les jette dans un
récipient d’eau : fleurs
de mer, fleurs de lune, fleurs de terre, fleurs couleur de ciel,
fleurs couleur de sang. Je connais
cette histoire. J’ai l’impression de l’avoir déjà racontée cent
fois, peut-être mille, et chaque fois que je recommence, un nouveau
petit détail se met en place. Pour finir, je vais la reprendre tout
entière une dernière fois, puis je quitterai cet endroit. Car quoi
qu’il subsiste de moi, une nouvelle
histoire va commencer. Ou peut-être moins une nouvelle histoire
qu’une nouvelle variante de l’unique histoire qui se déroule
continuellement.
C’est une histoire qui possède une vie propre,
pour autant que je puisse le constater. Une vérité propre aussi,
mais pas une vérité que l’on puisse énoncer. Elle ne cesse de
fluctuer, de glisser hors d’atteinte. John le Bibliothécaire m’a
parlé un jour de l’idée que quelqu’un avait conçue, celle du
“narrateur-menteur”. Il trouvait ça vraiment drôle. Comme si une
histoire était un assortiment de faits, comme si celle que nous
sommes en train de vivre n’en était qu’une succession, A interdisant B,
Y entraînant Z. John le Bibliothécaire aimait dire qu’en
matière de mensonge, ce n’est pas du narrateur qu’il fallait se
soucier, mais de l’auteur. Et là, je crois qu’il voulait dire Dieu,
le destin, ou quelque chose du même acabit. Mais là-dessus je ne
suis pas sûr d’être d’accord avec lui. À mon avis, c’est l’histoire
qui ment, pas le narrateur – et je ne crois pas qu’il existe un
quelconque “auteur”. Juste une histoire qui se poursuit à l’infini.
Parfois, il y a quelque chose qu’on peut raconter, et parfois rien.
Pour autant que je l’aie constaté, n’importe qui peut se charger de
raconter si ça lui plaît, mais ça n’a pas la moindre incidence sur
le déroulement de l’histoire.
La vie est plus vaste, elle. Tandis que ma propre
petite variante de cette histoire précise commence à nouveau pour
la dernière fois, dans l’instant qui précède son oubli, il se peut
qu’elle devienne une restitution parfaite, un récit fidèle, narré
une fois pour toutes. Si les choses se déroulent comme ça, si elles
se déroulent jusqu’au bout, alors tout est compris. Tout est
pardonné. Pour commencer à nouveau, pour oublier enfin, il suffit que je me représente un
homme seul dans un bois empoisonné – non pas l’unique fois où je
l’ai vu là, mais plus tôt, à un moment où son secret était encore
entier. Dans cette histoire, je m’appelle Leonard, mais je ne suis
pas cet homme dans les bois. Je suis un jeune garçon qui disparaît
sans bruit du monde qu’il connaissait et a déjà cessé de connaître,
plus ou moins à dessein. L’homme dans les bois, c’est Morrison,
l’unique agent de police de l’Intraville. Avant que je l’oublie à
tout jamais, il trouvera l’enfer ou le salut, et le monde tel qu’il
le connaît prendra fin. Et c’est très bien ; même si, à mesure
que l’histoire se déroule, ni lui ni moi ne le comprenons.