À ce stade de l’histoire, Elspeth est carrément en
rogne. Si on lui demandait pourquoi, elle dirait qu’elle est
énervée parce que son petit ami lui a de nouveau posé un lapin et
qu’elle a vraiment besoin de tirer un coup, mais en vérité elle
s’inquiète. Elle est en rogne aussi, bien sûr. S’il avait un poil
de bon sens, pense-t-elle, c’est elle que Leonard viendrait trouver
avec ses ennuis, pas Jimmy Van Doren. S’il a besoin de quelqu’un à
qui se fier, c’est sûrement elle la
plus indiquée – mais pour autant qu’elle le sache, il est parti
quelque part avec Jimmy et sa saleté de bande, à destination de
quelque égout de la presqu’île, sans doute, pour y côtoyer les rats
et les mutants. À moins que ce soit avec la fille qu’il est
parti. Comment déjà ? Eddie. Tout en se dirigeant vers
l’ancienne usine, sans trop savoir pourquoi elle y va et sans
vraiment espérer y trouver quiconque, Elspeth se dit qu’elle ne
serait pas étonnée que Leonard se fasse cette drôle de petite garce
vu que, soyons lucide, il est bien du genre… incapable de passer
devant un chiot malade sans se mettre à le tripoter. Cela dit, si
c’est ça qu’il trafique, ce n’est pas
aussi grave que se mettre comme cul et chemise avec Jimmy, parce
que Jimmy Van Doren n’est pas le genre
de type qu’on va trouver quand on a des ennuis. Bien entendu, si on
n’a pas d’ennuis à proprement parler, il se fera un plaisir de nous
en créer. Elspeth lui avait posé la question, à l’époque où elle le
fréquentait encore. Pourquoi est-ce qu’il aimait voir les gens
souffrir. Pourquoi il les blessait sans raison.
– C’est un don, avait-il répondu. Avec un
grand sourire aux lèvres. Un don… et un service public.
– Et comment, il avait dit. Les gens se
sentent bien quand ils sont malheureux. Ils savent qu’ils ne
méritent pas mieux.
Ses yeux pétillaient.
– C’est quand tout va bien qu’ils commencent
à s’inquiéter. Ils ne savent pas quoi faire de leur peau. Le monde
a soudain l’air étrange et effrayant, et ils languissent de
retrouver ce qu’ils connaissent. Quelque chose de familier… comme
la souffrance.
Donc, à moins que Leonard se la joue dans le genre
baise en milieu défavorisé, Elspeth est presque sûre que Jimmy et
lui sont quelque part dans la presqu’île, en train de s’attirer un
peu plus d’ennuis, et peut-être de comparer leurs notes. On devrait
toujours juger les gens d’après leurs fréquentations. Après tout,
c’est ce qui l’a d’abord attirée chez Leonard, le fait qu’il ne
fréquente personne : il gardait son quant-à-soi. Il avait ses
livres, ses films, tout ça et voilà. Elspeth ne s’était jamais trop
penchée là-dessus, mais elle était contente qu’il ait quelque
chose, vu que ça avait dû être dur pour lui de s’occuper tout seul
de son père toutes ces années. Sa mère avait été une femme vraiment
bien – un vrai canon, en plus –, mais au bout d’un moment elle
n’avait plus pu supporter ça et elle s’était tirée avec un type
qu’elle avait rencontré chez le dentiste ou quelque chose du
genre.
Leonard n’aime pas du tout parler d’elle, bien sûr
– ça tombe bien, parce que Elspeth n’a jamais été très portée sur
les trucs comme la compassion. Elle n’est pas très fan de lecture
ou de films non plus, mais elle a essayé. Leonard empruntait des
vidéos à John, le givré fumeur d’herbe de la bibliothèque, et ils
les regardaient dans sa chambre, sur un vieux magnétoscope que
Leonard avait récupéré à la décharge, mais Elspeth n’en voyait pas
l’intérêt. Il n’y avait jamais d’intrigue, les dialogues étaient
tous en français, japonais ou autre, et les sous-titres tout
troubles, si bien qu’on pouvait à peine les déchiffrer. Quand ils
regardaient ces trucs-là, elle se demandait tout du long ce qu’il
avait à reprocher aux bons
vieux films hollywoodiens, aux vraies histoires pleines de vrais
gens, comme l’autre, Bill Pullman, dans L’Amour à tout prix. Elspeth aime bien Hollywood,
elle ne voit aucun mal à tout simplement s’asseoir et se laisser
distraire. La télé c’est bien aussi – même certains feuilletons
sont bien joués. Mais les films que Leonard empruntait à
John ! Elle a encore des cauchemars en repensant à celui où un
type déambule dans un terrain vague avec un gros chien noir et où
la caméra zoome lentement sur un débris de verre, un livre ou
autre, pendant que quelqu’un qu’on ne voit pas parle en voix off,
et il y a de l’eau partout et c’est tout, sauf que ça dure comme ça
pendant quatre heures… en russe.
Leonard a essayé de l’éduquer, bien sûr. Il
essayait de lui faire lire des livres. Les classiques :
Les Frères Karamazov, Anna Karénine – encore une de ces conneries russes
– et l’autre Moby Dick à la con. Elle
n’a adressé qu’un regard à Anna
Karénine et elle s’est marrée.
– Tu rigoles ? elle a dit. Regarde-moi
ce pavé. Si tu te le fais tomber sur le pied, tu te casses un
orteil.
Il avait failli rire, mais il est quand même
revenu à la charge. C’était son truc, ça, à Leonard, il attachait
vraiment de l’importance à ces choses-là. Il était pire que John le
Bibliothécaire.
– C’est un des meilleurs livres jamais
écrits, il a dit. Tu devrais tenter le coup.
– C’est un des plus gros livres jamais écrits, elle a répondu. Je vais
rater le coup.
Elle a pourtant essayé D.H. Lawrence, mais d’après
les spécialistes il n’avait écrit qu’un bon livre, qui n’était pas
à la bibliothèque. Quand elle a demandé pourquoi à John, il s’est
contenté de lâcher un reniflement sarcastique. Elle lui a expliqué
qu’elle voulait lire les classiques, pour se développer l’esprit,
tout ça. Elle a précisé qu’elle pensait commencer par L’Amant de lady Chatterley, à cause de la
psychologie et tout. Ça a fait marrer John.
– On ne
l’a pas, dit-il. En revanche, on a La Vallée
des poupées. Si ce sont des classiques que tu veux.
Mais Elspeth ne veut pas de classiques. Pas
vraiment. Ce qu’elle veut – ce qu’elle aime vraiment –, c’est les revues porno. Pas
uniquement les trucs hard ; le genre propre, style
Penthouse, c’est bien aussi. Parce
que, comme elle a déjà essayé plusieurs fois de l’expliquer à
Leonard, on apprend des tas de choses dans les bouquins de cul.
Évidemment, on apprend les différentes positions et ce qu’on peut
faire pour rendre la baise plus excitante. Mais on apprend aussi
des tas de trucs sur les gens. Et ça, ça ne ferait pas de mal à
Leonard. S’il s’était contenté de lire du porno, ou Histoire d’O, ou quelque chose dans le genre, il
aurait peut-être un peu plus de bon sens, du coup il ne serait pas
au diable avec Jimmy Van Doren et sa petite bande, à chercher les
ennuis.
Cela dit, pense Elspeth, c’est son problème. Le
sien à elle, c’est qu’elle a besoin d’un bon gros câlin. Mais comme
ce n’est pas possible dans l’immédiat, elle décide d’aller se
balader sur la route de l’ancienne ferme du littoral est, histoire
de passer sa contrariété en marchant. C’est une belle journée, tout
ensoleillée et claire, et pour une fois l’air sent bon, comme l’été
sent sûrement dans les endroits normaux, alors elle poursuit le
long de la haie qui borde la route, dépasse la décharge et continue
sur le chemin de terre qui descend jusqu’à la plage. Elle ne
s’attend pas à voir qui que ce soit là-bas, mais elle n’a pas fait
un kilomètre qu’elle tombe sur ce type qu’elle n’a encore jamais
vu, un genre de manouche vu sa dégaine, en train de faire cuire
quelque chose sur un feu. Elle s’arrête une minute et le regarde
vite fait : et il se trouve que ce n’est pas du tout un
manouche, qu’il est très bien sapé, pour le style campagne en tout
cas. En fait, vu sous cet angle, il est plutôt pas mal, avec de
beaux cheveux cendrés, pas tout à fait blonds, mais elle ne voit
pas ses yeux, or elle sait qu’on doit toujours se fier aux yeux de
quelqu’un. Il a pourtant l’air bien, et elle voit en plus qu’il a
une voiture, une vieille camionnette verte moche garée là-bas, sur une parcelle en
friche, pas loin de l’endroit où il fait son feu. Il n’a pas de
chien, ça c’est bien. Les manouches ont toujours des chiens. En
général, les chiens sont plus sympas que les maîtres, surtout les
chiens de chasse. Quoiqu’elle doive reconnaître qu’elle généralise
un peu, là. En tout cas, elle fait encore quelques mètres sur le
chemin, jusqu’à se trouver pile sous le vent du type, et elle voit
qu’il est en train de faire mijoter un genre de ragoût. Il a une
grande bouteille de Fanta ou un truc du genre, posée sur une petite
nappe, une tasse et un peu de pain, et il fait mijoter ce ragoût,
peut-être de lapin, quoique, s’il a un brin de bon sens, il ne
touchera pas à un seul des lapins du coin. Il est complètement
absorbé dans ce qu’il est en train de faire, si bien qu’il ne voit
Elspeth qu’au dernier moment. Elle se coule en douce jusqu’à lui et
lance sa meilleure réplique avant même qu’il sache ce qui lui tombe
dessus.
– Ça vous dit une petite pipe,
monsieur ? elle lance juste au moment où il se retourne. Il
est vraiment beau, avec un visage gentil et un regard clair,
bleu-gris.
Il a l’air un peu interloqué, à moins que ce soit
juste parce qu’il a le soleil dans les yeux. Puis il rigole et se
lève, en s’essuyant les mains sur sa veste.
– Eh bien, il dit, pour être honnête, ça me
dirait sans doute. Mais pas venant de toi.
Elle est un peu vexée de cette réponse, bien sûr,
mais elle prend l’air décontracté.
– Et qu’est-ce que j’ai qui ne va pas,
hein ? elle dit, en prenant son plus bel air genre
rien-à-foutre-de-ce-que-vous-pensez. Sauf qu’elle n’en a pas rien à
foutre, bien sûr, vu qu’elle a vraiment salement envie d’une bonne
baise, alors si Leonard n’est pas foutu d’assurer, ce type-là
pourra très bien le remplacer.
L’homme rit de nouveau.
– Tu n’as rien qui ne va pas, il dit.
Simplement tu n’es encore qu’une petite fille. Tu n’es qu’une
gamine, et tu ne devrais pas
traîner dans la campagne en proposant tes services à de parfaits
inconnus.
– J’ai dix-huit ans, elle dit.
Il secoue la tête.
– Ça, j’en doute
fort, il dit.
– Vous voulez une preuve ?
– Comment veux-tu prouver ça ?
Elle sourit.
– Venez un peu là, et je vous montrerai, elle
dit.
Il rit de plus belle.
– Non, il dit, tu n’as pas besoin de le
prouver.
Il jette un rapide coup d’œil pour vérifier son
déjeuner.
– Tu as faim ? il demande en
s’agenouillant pour remuer le contenu de sa gamelle.
Maintenant qu’il en parle, elle a faim, vu qu’elle
n’a pas mangé avant de partir, tellement elle était pressée d’aller
retrou-ver Leonard, mais elle est trop excitée pour penser à
manger. Ce type l’a remontée, elle en mouille, on dirait un truc
tout droit sorti des conneries de D.H. Lawrence. Sûre-ment. Mais
elle est quand même contente d’accepter ce qu’on lui propose, ça
fera toujours un point de départ.
– Je crève de
faim, elle dit avec peut-être un peu d’exa-gération.
Il lève les yeux vers elle et secoue la
tête.
– Alors assieds-toi, il dit. Je ne vais pas
te renvoyer alors que tu crèves de
faim.
Elle ne voit pas qui c’est. Pas d’entrée de jeu.
Mais quand elle lui demande ce qu’il fait là, il lui parle de
l’étude truc-machin sur les Papillons et elle comprend que c’est
celui dont Leonard lui a parlé. Pas ce qui l’empêcherait de tirer
un coup avec lui, bien sûr, mais il n’est sincèrement pas
intéressé. Elle pousse un peu le bouchon, mais il se contente de
rire pour la décourager. Elle lui explique qu’il pourra lui faire
tout ce qu’il veut – elle n’a jamais croisé un type que ça ne
branche pas. Quand on leur
dit, l’air tout gentil et soumis, tu pourras
me faire tout ce que tu veux, en général ils passent direct
en mode réflexe et ensuite on peut leur faire à peu près tout ce qu’on veut. Mais pas
ce type-là. C’est un mec bien, beau et tout, mais un peu demeuré.
Ce n’est pourtant pas qu’elle veuille se marier avec lui ni rien, et comme elle lui a dit
qu’elle avait dix-huit ans, il a toutes les garanties pour prévenir
un quelconque retournement juridique. Évidemment, il pourrait être
homo. Peut-être qu’il aime Leonard. Ou peut-être que c’est juste un
crétin de base qui se balade dans la campagne pour attraper des
papillons et les compter. Ce qui, tout bien pensé, n’est pas un si
mauvais plan. Ça permet de voir du pays. Mieux que de vivre ici. Ce
qui, par enchaînement, lui donne une idée. Ils sont assis devant le
feu, à présent, en train de manger son ragoût maison. Elle ne sait
pas ce qu’il y a dedans, mais c’est bon.
– Et alors, elle lance sur le ton de la
conversation-sympa-amicale, aucune-pression-sur-lui, vous venez
d’où ? Vous n’êtes pas de par ici.
Il secoue la tête.
– Je ne suis de nulle part, il dit. Ou
peut-être de partout. J’ai même vécu ici, à une époque.
– Ici ?
– Quand j’étais gosse.
Il jette un bref regard du côté de l’usine et on
dirait qu’il remonte le passé. Il a l’air du genre à voir ce dont
il parle, ce qu’il se remémore. Pas simplement des mots ou des
pensées, mais des images.
– Mon vieux a travaillé ici quelques fois, il
dit.
– Ah oui ?
Elspeth ne connaît personne qui travaille ici et
ne soit pas resté sur place.
– Qu’est-ce qu’il faisait ?
– Il travaillait pour Lister.
– C’est quoi ?
– George Lister & Fils, il dit. Une des
compagnies qui ont construit l’usine. Il a aidé à la dessiner, puis
il est revenu, quand tout a fermé, pour aider à la réformer.
– Ça veut dire quoi, au juste ?
– Il a aidé à désaffecter l’usine.
– Ah, elle dit. Il devait être apprécié,
alors.
L’homme a un sourire amer.
– Je ne pense pas, non, il dit.
– Et alors, c’est comment ? elle
demande, pour lui changer les idées. Elle a envie qu’il soit un peu
plus joyeux.
– Qu’est-ce qui est comment ?
– Là-bas. Vous savez. Dans le vrai
monde.
Il rit.
– Tout est vrai,
il dit. Mais c’est différent. Ça change, d’un endroit à
l’autre.
Il jette un regard alentour.
– Où qu’on aille, c’est ici le mieux.
Elle s’esclaffe.
– Ici ?
elle dit. Vous rigolez, ça c’est sûr.
– Disons, il ajoute, pas précisément
l’endroit où nous sommes. Mais le plein air, la terre. Les endroits
où on peut rester tranquille, ou faire son boulot sans que personne
ne vienne déranger. On ne voit pas ça très souvent.
– Racontez-moi, elle dit. Elle avance le
buste et se cale le menton au creux de la main :
chaleureuse, compréhen-sive, intéressée. Elle saurait faire ça
les yeux fermés, s’il le fallait.
Il rit.
– En tout cas, il dit, comme s’il éludait une
question qu’elle ne lui a pas encore posée, j’en ai presque
terminé, ici.
– Ah ouais ?
– Oui, il dit.
– Alors, vous partez ?
Il hoche la tête.
– Bientôt.
Elle hoche
la tête à son tour. Elle est à deux doigts de laisser tomber, à ce
stade de la conversation, parce qu’elle sent qu’il se dérobe, mais
elle tente le coup encore une fois.
– Je peux venir avec vous ? elle lui
demande.
Il a l’air étonné, mais il ne l’est pas
vraiment.
– Pourquoi voudrais-tu ? il
demande.
– Pour m’en aller d’ici, elle dit.
– Et tes parents ?
– J’en ai pas, de parents, elle dit, ce qui
n’est pas tout à fait vrai, même si ça l’est au fond. Écoutez, moi,
tout ce que je veux, c’est qu’on me fasse faire un bout de chemin
en voiture. Je ne vous sauterai pas dessus, rien.
– C’est bien vrai ?
– Enfin bon, elle dit, sauf si vous me le
demandez.
Il sourit. Il a un beau sourire et elle se sent un
peu mélan-colique, sur l’instant. Il lui fait comme un peu peine,
pour être honnête. Il devrait la baiser, ça le requinquerait
sûrement. Ça la requinquerait
elle, ça c’est sûr. Cela dit, inutile
d’exclure quoi que ce soit. Plus loin sur la route, tout ça. Il n’y
a rien de plus bandant que de prendre la route de nuit et de s’en
aller sans trop savoir où on va. D’enchaîner des kilomètres et des
kilomètres de maisons éclairées et de routes de campagne, les prés
tout autour pleins de bétail en train de rêver et d’oiseaux
nocturnes qui traversent à tire-d’aile le pinceau des phares.
Exactement comme dans le film français qu’elle a vu chez Leonard.
Elle ne serait pas surprise qu’il se range sur le bas-côté et la
saute vite fait avant même qu’ils aient quitté la péninsule.
– Ma foi, il dit après avoir fait semblant
d’y réfléchir. Je n’irais pas dire que je ne suis pas tenté. Mais
il y a encore une chose dont je dois m’occuper avant de
partir.
Il détourne la tête pour contempler la friche qui
s’étend en direction de l’ancienne usine. Il a l’air triste, ou
peut-être un peu effrayé, et elle se demande en quoi consiste ce
qu’il a à faire.
– Vous
ne savez pas ce que vous perdez, elle dit en essayant de chasser la
déception d’un haussement d’épaules pour s’en sortir l’amour-propre
intact, mais il commence à l’inquiéter, maintenant. Le voilà tout
angoissé et tracassé devant elle, du coup Elspeth ne peut
s’empêcher de penser qu’une chose terrible est sur le point
d’arriver. Parce qu’il n’est plus pareil, maintenant, et pendant un
bref instant elle le voit. Ce n’est qu’un aperçu qu’elle saisit au
vol, et elle ne comprend pas de quoi elle est témoin, mais elle
dévisage l’homme et pendant ce bref instant-là elle voit la lumière
noire du soleil, et elle est obligée de se détourner, effrayée et
troublée. Ce n’est qu’un aperçu, toutefois, et quand elle regarde à
nouveau, du coin de l’œil, cette lumière noire est masquée et il ne
reste plus que de la tristesse. Elle se sent tellement triste, en
fait, qu’elle est sur le point d’éclater en sanglots, comme ça lui
arrive parfois chez elle sans raison, alors qu’elle regarde un film
débile à la télé ou qu’elle écoute un des vieux disques de sa
mère.
L’homme la regarde longuement, puis il hoche la
tête.
– Je n’en doute pas, il dit. Il se penche en
avant et tisonne le feu. Il commence à faire froid. Ça sera bientôt
l’automne.
Il lève la tête et sourit – mais Elspeth a froid,
à présent, elle a froid et elle est fatiguée, et elle se met
vraiment à pleurer.
– Ne dites pas ça, elle dit.
L’homme secoue la tête.
– Tout va bien, il dit.
Elspeth a envie de le croire, mais elle n’y arrive
pas. Elle pleure vraiment, à présent ; les larmes roulent sur
ses joues et elle voudrait que, juste pour cette fois, tout se
passe comme c’est censé se passer. Elle regarde l’Homme-Papillon et
elle se dit que si seulement il avait pu être quelqu’un d’autre,
s’il avait pu juste la toucher, ça réparerait tout. Famille, école,
Jimmy Van Doren, Leonard, l’Intraville – tout ça se dissiperait et
elle serait libre à tout jamais. La seule chose qu’il ait à faire,
c’est la toucher, et cette histoire neuve pourra commencer. Routes,
chambres, villes, océans. Été. Elle voudrait qu’il s’en rende
compte. Elle voudrait qu’il
arrête d’être aussi angoissé et qu’il se contente de la prendre
dans ses bras et ensuite, une fois qu’ils auront baisé pendant des
heures dans les hautes herbes, au pied de la haie, ils s’en iraient
dans sa camionnette verte et la chose terrible n’arriverait pas. La
chose terrible n’arriverait pas et quelqu’un, quelque part,
resterait sain et sauf – et c’est alors qu’elle pense à Leonard,
sans savoir pourquoi, sans vraiment croire que c’est lui qui est en
danger. Elle voit Leonard un instant, mentalement, qui lève la tête
et pose son livre pour saluer quelqu’un qu’il vient juste de
remarquer et ne s’attendait pas à voir, comme il a fait cette
fameuse première fois, à la bibliothèque, puis le froid et la
tristesse engloutissent Elspeth, jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus
penser qu’à s’en aller dans une camionnette verte, à rouler vers
l’ouest jusque-là où c’est encore l’été. Car c’est encore l’été,
quelque part, elle le sait. C’est toujours l’été, à un endroit ou
un autre, pour quelqu’un.