Ego.
Encore là et déjà parti en même temps. Ici et là,
perdu et trouvé, dans le présent éternel.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que, si on
veut rester en vie, il faut aimer quelque chose. J’avais un ami, un
garçon du nom de Liam Nugent, et je crois que je l’aimais, mais il
n’est plus là, et je ne sais pas si j’aime qui que ce soit. Pas mon
père, ça c’est sûr. Dans le temps, oui, mais plus maintenant, parce
que maintenant il n’est plus vraiment là. Il est dans son lit, muet, lointain, et c’est
comme s’il était déjà mort. Je pourrais peut-être aimer Elspeth,
mais je n’arrive pas vraiment à y croire. Par moments, je crois que
je ne la supporte même pas, mais ensuite elle fait un truc marrant,
ou elle dit juste quelque chose d’énorme, et je pense alors que je
pourrais presque être amoureux d’elle,
comme un personnage de livre. Pourtant tout le monde dit qu’il y a
une grosse différence entre le fait d’être amoureux et le véritable amour. Là, ça devient compliqué à suivre, et moi
je n’aime pas quand les choses se compliquent sans qu’il y ait une
bonne raison pour ça. Complexe, d’accord ; je sais faire,
complexe. Le monde est complexe, il s’y passe toutes sortes de
trucs. Certains bouquins sont vraiment complexes. Mais l’amour
n’est sans doute pas si complexe que ça, juste compliqué.
D’ailleurs peut-être que l’amour n’est pas le mot qui convient ici,
de toute façon, du moins en ce qui concerne les gens. Les gens sont
durs à aimer, même quand on fait l’amour avec eux ou qu’on a de
bonnes conversations marrantes comme celles qu’Elspeth et moi on
a quelquefois. Les gens sont
compliqués, ils sont faits comme ça, voilà tout.
Pourtant, si on veut rester en vie, ce qui n’a
rien de facile dans un endroit comme celui-ci, il faut aimer
quelque chose et la seule chose que
moi j’aime, c’est l’usine chimique. Enfin bon, ça et les livres.
J’aime les livres. Dans un endroit comme ici, c’est presque aussi
dingue que de dire qu’on aime l’usine, mais au moins c’est à peu
près normal. Alors qu’on n’est carrément pas normal, on est carrément dingue si on aime l’usine.
En fait, je sais que tout le monde dit qu’elle est
dangereuse, qu’elle nous rend tous malades, qu’on aurait dû la
raser il y a des années et nettoyer tout l’est de la péninsule au
lieu de le laisser pourrir sur place – et tout ça c’est vrai, je
sais, mais il faut quand même admettre que c’est beau. Il y a sans
doute des endroits d’une beauté plus évidente au Canada ou en
Californie, où il y a des jardins et des parcs avec des lacs
transparents et de vrais arbres vivants, sans histoires, avec des
feuilles d’automne et tous les trucs qu’on voit à la télé, mais
nous on n’a pas ça. Tout ce qu’on a, c’est l’usine. On n’est pas
censés y aller et j’imagine que la plupart des gamins n’y vont pas,
mais il y en a plein qui le font quand même.
Je crois que personne ne passe autant de temps
là-bas que moi, par contre. Quand les orages arrivent, j’y vais et
je me plante à l’entrée d’un des anciens fours, pour regarder
tomber la pluie. Ou bien je m’installe au sommet d’une grue
abandonnée au-dessus des quais et je contemple la mer, un point de
l’horizon qui semble sorti non seulement d’un autre endroit, mais
aussi d’un autre temps, le passé peut-être, ou alors l’avenir,
quand les bâtiments abandonnés finiront de pourrir et que le poison
qu’il y a dans le sol, le poison que personne ne peut voir, perdra
son pouvoir mortel. Je ne suis pas censé aller là-bas – personne
n’est censé y aller –, mais ça ne me fait pas peur et ça ne fait
pas peur non plus à certains autres gamins, puisque je les y vois
de temps en temps, qui se déplacent comme des ombres au milieu des ruines, de
façon à ne pas être vus et à ne pas voir que quelqu’un d’autre est
là avec eux. Je suppose qu’ils y vont pour les mêmes raisons que
moi : parce que c’est tranquille et que ça n’appartient à
personne, et peut-être parce que c’est l’unique beauté qu’ils
connaissent. C’est curieux de dire ça, mais c’est vraiment,
vraiment beau, beau comme les vieux
films d’horreur qui passent à la télé, ou comme Annette Crowley de
3e B,
avec sa cicatrice blanche qui lui barre la joue et le cou à
l’endroit où un accident de voiture lui a ouvert le visage.
Ce bel endroit s’appelle l’usine chimique parce
que c’en était une autrefois, alors que maintenant c’est juste des
centaines de bâtiments abandonnés et tout un réseau de voies
ferrées désaffectées qui passent en bordure de l’Intraville en
direction de ce qu’il reste du vieux port. S’il fallait dessiner
une carte de cette extrémité de la péninsule, on aurait d’abord
l’Extraville, tout en villas de faux style élisabéthain, ou
imitation ranch, avec de vastes haies et des pelouses
miraculeusement vertes. Puis il y a l’ancien terrain de golf,
idéalement situé de façon à séparer les gens bien dans leurs belles
maisons des spectres et des voyous de l’Intraville, qui n’est plus
aujourd’hui qu’un ghetto pour ouvriers empoisonnés, au rebut comme
mon vieux. Et enfin le reste, sans quasiment rien pour l’isoler de
la ville : une friche industrielle là où s’étendait l’usine.
On l’appelle l’usine chimique, parce qu’elle n’a jamais eu d’autre
nom, même le terrain sur lequel elle se dresse n’est presque jamais
nommé, une étendue de nulle part que les gens appellent parfois la
presqu’île, bien que les adultes en parlent rarement, et quand ça
leur arrive ils se contentent en général d’y faire allusion en
disant là-bas. Si on écoute certaines
personnalités de la région, tout ça forme un seul ensemble, qu’ils
ont baptisé Terre d’origine, et ils ont de grands projets pour nous
tous, ce qu’ils appellent un “programme de régénération”. Mais ça,
c’est le secteur de Brian Smith, alors tout le monde sait que ce
n’est pas pour demain.
L’usine
chimique est toujours belle, même quand elle fait peur ou qu’on
remarque à quel point l’endroit est triste, quand tous les petits
scintillements de ce qui existait avant – les bois, l’estuaire, les
plages – transparaissent et qu’on se rend compte que ça devait être
incroyable, autrefois. Par moments on arrive encore à le sentir.
Par exemple de bonne heure les matins d’été : demi-jour, les
bâtiments en ruine qui se dressent hors des ombres, les derniers
oiseaux nocturnes s’appelant d’une haie à l’autre sur la route de
l’ancienne ferme qui longe les bois de l’est et descend jusqu’à la
mer. Une heure de plus, et c’est complètement différent. La route
de la ferme est aussi droite qu’une barre de fer et d’un blanc
cendreux, encore fantomatique à cette heure, floue et vague, comme
si elle n’était pas encore tout à fait remise du clair de lune. Les
haies sont ponctuées de fleurs blêmes de vaillante allure. De temps
à autre, on distingue un bateau dans le chenal, loin au large, et,
parfois, ce sera un bateau transportant des passagers, au lieu des
habituels navires utilitaires qui sillonnent la mer dans les deux
sens, acheminant leur chargement de déchets industriels ou de
combustible usagé vers les villes heureuses qui se succèdent plus
loin sur la péninsule. On ne voit personne sur les ponts, mais ces
navires sont en bon état et ont de petits hublots ronds tout le
long du flanc, là où se trouvent peut-être des cabines. Peut-être
que les gens sont tous endormis là-bas dedans, ou assis par petits
cercles joyeux dans la salle à manger, en train de prendre leur
petit-déjeuner en planifiant la journée à venir. Notre extrémité de
la péninsule n’est pas un endroit qu’ils auraient envie de voir,
même par curiosité. S’ils venaient à scruter la côte quelque part –
plus loin sur la presqu’île, supposons, au-delà de la dernière
jetée en béton –, ils pourraient voir de la fumée dans les bois de
l’est, de fines volutes jaunâtres parmi les feuillages, comme les
signaux de fumée dans les vieux westerns. Ça pourrait être moi, ou
un autre garçon de l’Intraville, qui passe la nuit dehors pour ne
pas entendre son père respirer, allongé dans la pièce voisine,
chaque souffle à un doigt de
l’absence totale, nouveau motif de peur mais aussi de
célébration.
Il y a plein d’endroits où aller sur la
presqu’île : le bois empoisonné, les quais, les entrepôts, les
fours. Les anciennes usines de conditionnement, où l’odeur est
encore tellement forte qu’on sent presque le goût du poison qu’on
respire. Il y a des endroits où aller, et il y a des endroits
silencieux où on ne peut pas pénétrer, des salles à l’intérieur
d’autres salles dont on n’est pas sûr de l’emplacement ni de la
fonction, tout en sachant qu’il y a quelque
chose. J’aime les franges de terre entre un lieu et un
autre, et tous les endroits où on peut aller sans jamais voir
personne, l’odeur d’huile et de vase à l’extrême bout, les
anciennes zones de chargement avec leurs grues qui rouillent et cet
unique bateau paralysé, rongé par des années de vent et d’eau
salée, déserté bien sûr, bien que j’aie toujours le sentiment qu’il
pourrait y avoir quelqu’un à bord, pas un fantôme ou je ne sais
quoi du même genre, mais pas un homme non plus, ou pas un homme
venant d’un quelconque endroit de ma
connaissance. Il devait être gigantesque, autrefois, ce
bateau ; aujourd’hui, ce n’est plus qu’une carcasse brisée,
aux ponts mangés de rouille, les niveaux inférieurs réduits à un
amas d’échelles et de passerelles pourrissantes, dangereuses et
instables sous mes pieds, plongeant dans des ténèbres rougeâtres où
dorment les immenses citernes stagnantes, alourdies de sel et de
nickel. C’était là que tout menait autrefois : la route, les
voies ferrées, les allées – leur unique fonction étant de remplir
d’énormes navires comme celui-là de quantités inimaginables de
poison, fertilisants et sombres liqueurs huileuses qui parcouraient
un demi-tour du monde dans la cale scellée pendant que de
formidables océans faisaient rage autour. Quand un de ces navires
d’aspect anodin se brisait sur les rochers ou sombrait dans des
eaux difficiles, on imagine bien tous les types du gouvernement et
les chargés de communication, au pays, en train de calculer sous
quel angle aborder la chose – quels mensonges ils vont raconter, dans quelle mesure ils
arriveront à s’en tirer, ce qu’ils sont sûrs de pouvoir nier. Et
jusqu’au fond, dans de belles eaux grouillantes d’équipes de
tournage pour documentaires sous-marins, le navire va s’engloutir,
fendu en deux comme une noix de coco, en déversant des litres et
des litres de son chargement vénéneux.
Parfois je pense que la presqu’île est au summum
de sa beauté en hiver, quand tout ce à quoi on est habitué, tout ce
qu’on ne prend pas la peine de regarder pendant le reste de
l’année, tous les angles et recoins cachés, les tuyaux et les
champs de gravats que le regard ne perçoit pas, reparaissent comme
neufs, redéfinis par la neige et, dans le même temps, plus achevés,
abstraits, comme une esquisse du monde. Tout a l’air plus
étroitement rapproché et, en même temps, on dirait qu’il y a plus
d’espace qu’en automne. Quand arrive
la première neige, on commence à voir des choses nouvelles, et on
se rend compte de tout ce qui, dans le monde, est invi-sible, ou
sur le point d’être vu, si seulement on arrivait à trouver le type
d’attention qu’il faut y prêter, comme en tournant le bouton d’une
radio vers la bonne station, celle où tout est plus clair et où
quelqu’un parle dans une langue qu’on comprend tout de suite, quand
bien même on sait que ce n’est pas la langue qu’on croyait
connaître. Et puis il y a aussi la manière dont tout est
transformé, l’air tellement innocent que ça prend, comme si ça ne
pouvait nous faire aucun mal même des millions d’années après, tous
ces barils d’effluents durcis et tournés, toutes ces fosses où
subsistent des traces de poison ou de radiations, ou ce que diable
les autorités veulent y enfermer hermétiquement, en même temps que
la masse dangereuse de nos corps pollués. Sous la neige, tout ça
semble pur même quand une coulure sanglante de rouille suinte au
travers, ou qu’une traînée de bleu cobalt ou de vert-de-gris
remonte et émerge de plusieurs centimètres de blanc, c’est beau. On
devrait envoyer un peintre là-bas, vraiment, un artiste qui n’ait
pas l’estomac trop délicat et qui ne se borne pas non plus à découper des requins en deux. Un
peintre de guerre, peut-être. Parce que, si ça ressemble à quelque
chose, c’est bien à une zone de guerre. Enfin bon, une zone de
guerre, c’est beau aussi non, pour peu qu’on y regarde
bien ?
Il y a des années de ça, la voie ferrée
fonctionnait encore le long de la côte, elle acheminait des wagons
pleins de matières premières la nuit, pendant que les gens
dormaient, si bien que le bruit des trains de marchandises et des
manœuvres d’aiguillage se mêlait à leurs rêves, courant sous-jacent
de frottements et de sifflements qui se poursuivait de jour, leur
rappelant qu’ils appartenaient à ce lieu, qu’il était dans leurs
veines, dans leurs nerfs. C’est ce que j’imagine, en tout
cas : depuis que j’existe ou à peu près, l’usine est fermée –
pas sim--plement fermée, en fait, mais condamnée, décrétée par le
gouvernement zone de contamination irréversible dans laquelle nul
n’est officiellement censé entrer. Personne ne se donne pourtant
beaucoup de mal pour nous en empêcher. Ça impliquerait de trop
attirer l’attention sur l’endroit en question, et les gens
pourraient s’inquiéter de nouveau de ce qui est susceptible de
traîner là-bas. Parce que en réalité, personne ne sait ce qui
traîne là-bas. C’est bien ce qui rend la chose intéressante, pour
moi, et pour les autres comme moi : aussi loin que remontent
mes souvenirs, j’ai connu cette usine vide et silencieuse, immense
labyrinthe de couloirs et de salles désaffectées, certaines à ciel
ouvert, d’autres pour--vues de toitures en verre ou en métal et,
au-dessus de chaque four – on appelle ça des fours, mais il n’y a
aucune preuve tangible qui permette de dire à quoi ils servaient –,
une cheminée géante s’élève jusque dans les nuages, une grosse
cheminée en briques qui, pendant les mois humides, se remplit
d’immenses cataractes de pluie, de même que les toits de verre et
les plaques de tôle ondulée qui couvrent les hangars de stockage
produisent une musique qui semble répétitive la première fois qu’on
l’entend, mais ne tarde pas à se révéler une trame infiniment
complexe de modulations à peine perceptibles et d’harmoniques
lointaines, qui ne cesse de
changer à chaque instant. On devrait peut-être envoyer un musicien
là-bas, plutôt qu’un peintre. Mettre ça en musique. Ça serait
quelque chose. Je vois d’ici les gens branchés dans leurs lofts
industriels, les gens qui font dans les relations publiques ou ce
genre de choses, assis sur leurs tapis de prière en train de
méditer avec en fond sonore la pluie qui martèle le toit en tôle
ondulée d’un ancien hangar de stockage, le tout soigneusement
samplé et filtré par une centaine de synthétiseurs ou je ne sais
quoi, avec quelques bols chantants tibétains et un dulcimer en
prime.
Ils ne se mettent plus en quatre pour empêcher les
gens d’entrer, mais ce n’est pas vraiment la peine, hein ? Au
début, on a eu des pillards et autres récupérateurs, des nettoyeurs
de plages industriels en quête de choses à vendre, mais ils ont
vite laissé tomber. Aujourd’hui, plus personne ne vient là mis à
part quelques gamins, et je sais qu’on ressent tous la même chose
quand on se trouve là, sur la presqu’île, tout seuls. Il m’arrive
de tomber sur d’autres de temps en temps, et je sens alors quelque
chose se rompre, pas seulement dans mon esprit, mais dans le leur
aussi : la sensation de faire partie du silence, d’être hors
du temps et, plus difficile à exprimer par des mots, impossible à
transmettre à quelqu’un, un sentiment de déférence vis-à-vis de
l’endroit, que ce soit pour les touffes de fleurs et d’herbes
sauvages qui poussent au milieu des débris de verre et des gravats,
ou pour le calme qui peut régner là les après-midi d’été – un tel
calme qu’on dirait qu’il n’est jamais rien arrivé, ni là ni
ailleurs, où que ce soit. Un tel calme qu’on dirait que nul n’a
jamais existé et que le temps est sur le point de commencer. Ça a
peut-être l’air idiot de parler de déférence, mais cet ensemble de
bâtiments en ruine et de voies ferrées à l’abandon qui s’étend dans
toutes les directions aussi loin que je puisse aller à pied, que ce
soit le long de la côte ou vers l’intérieur des terres à travers
bois broussailleux et champs d’ajoncs, ce terrain apparemment vague
est l’unique église que nous ayons, et je sais, quand je rencontre
quelqu’un là-bas, un gamin
avec un cerf-volant ou une boîte d’allumettes, une fille que j’ai
déjà vue au bahut, je sais que j’interromps, non pas un vague jeu
d’enfant ou un de ces actes de vandalisme supposé dont les adultes
se plaignent sans arrêt. Non : ce sur quoi je tombe par
hasard, c’est une cérémonie secrète, un rituel intime. Quand ça
arrive, je constate que l’autre, ce garçon ou cette fille, est
perturbé, déconcerté, comme si il ou elle s’était fait surprendre,
d’une certaine manière : il arrive qu’on s’arrête et qu’on
discute, qu’on échange quelques mots sans importance avant de
poursuivre notre chemin ; le plus souvent, on échange des
regards timides, presque coupables, puis on file, on regagne en
hâte la sécurité des hautes herbes ou d’un hangar de stockage froid
et humide, à l’écart du temps qui passe, loin du regard des
autres.
Je venais souvent là avec Liam. Avant qu’il
disparaisse – avant qu’il s’en aille,
comme disent toujours les adultes, mais je sais qu’ils cachent
quelque chose. Je sais qu’il lui est arrivé un sale truc, tout
comme je sais – comme on sait tous –
qu’il est arrivé un sale truc aux autres garçons qui se sont
volatilisés. Cinq, maintenant : tous des garçons d’à peu près
mon âge, avec des parents, des amis et un pupitre en classe,
volatilisés dans les airs, sans rien laisser d’autre que des draps
en boule ou un livre ouvert retourné sur une table de chevet, pour
prouver qu’ils avaient un jour été présents. Cinq garçons de
l’Intraville, un endroit dont tout le monde se fout, une ville
polluée, décolorée, tout au bout d’une péninsule dont la plupart
des gens ignorent l’existence sur les cartes. Cinq garçons :
Mark Wilkinson, William Ash, Alex Slocombe, Stewart Riva… et Liam
Nugent, le dernier à disparaître, perdu quelque part entre son
domicile et la salle omnisports, sans rien qui indique où il était
parti, ni quand il s’était trouvé là pour la dernière fois. Aucune
trace, aucun indice, aucun signe de lutte, aucun message, aucune
coloration de l’air à l’endroit où il avait bifurqué et s’était
éloigné – si, comme nous l’affirment les adultes, il a choisi de s’en aller, de son propre chef, fatigué,
comme l’étaient les autres, de
cette ville mourante au bout d’une péninsule désolée, un endroit où
rien de bon ne pourra jamais arriver, où des garçons comme Liam,
Alex, Stewart, n’ont rien à attendre. Liam était mon meilleur ami.
C’était un long type mince, bon nageur, pas beau ni rien, mais
certaines filles l’aimaient bien pour sa personnalité. Il était
complètement déjanté, pour dire les choses franchement, et il
n’avait pas vraiment de vie de famille, mais bon, il n’y en a pas
beaucoup, parmi nous, qui ont une vie de famille. Son père était et
reste à ce jour le poivrot numéro un de la péninsule, et le seul
changement qu’a apporté la disparition de Liam dans sa vie c’est
que, de temps en temps, au club, quelqu’un lui paie un verre de
solidarité dont sinon il n’aurait sans doute jamais vu la couleur.
Ce vieil enfoiré est passé maître dans l’art d’exprimer le
chagrin : humble, stoïque, mais foncièrement brisé, il ne
décroche pas du bar où il attend que s’amène le naïf. Il ne
trouvait jamais deux mots gentils à dire à Liam ou de Liam quand il
était encore là. Il lui volait même l’argent de sa tournée de
journaux pour s’acheter de la vodka. Ça mettait Liam en rogne,
d’ailleurs il ne supportait plus grand-chose de la part du vieil
enfoiré, mais s’il avait envisagé de s’en aller, il m’en aurait
parlé. Il aurait voulu que je parte avec lui, bon sang.
C’est comme ça que ça se passait entre nous : je ne me
rappelle pas avoir passé une seule journée sans le voir ; lui
et moi, on avait des secrets dont personne d’autre n’était au
courant ; on faisait tout ensemble. S’il avait décidé de s’en
aller, jamais de la vie il ne serait parti sans moi.
D’ailleurs il n’est pas parti. Personne ne s’en
va. Les gamins parlent sans arrêt de le faire, mais en vérité aucun
de nous ne sait ce qu’il y a là-bas, à trente, soixante-quinze ou
cent cinquante kilomètres d’ici, par la route côtière, vu que
personne n’est jamais allé aussi loin. Les gens de l’Intraville ne
s’en vont pas, pas même pour aller en vacances ou voir des parents
éloignés. Ils parlent à longueur de journée de s’en aller, bien
sûr, mais ils ne se mettent jamais vraiment en route. Alors, quand
les adultes ont sorti cette
histoire comme quoi Liam était parti tenter sa chance dans le vaste
monde, tout comme les autres garçons avant lui, j’ai compris que
quelque chose clochait. Liam n’avait pas quitté l’Intraville, il
n’était pas à mi-parcours de la péninsule, en train de marcher sous
la pluie du soir, il n’était pas planté sur le bas-côté d’une route
à cent cinquante kilomètres de là, à faire du stop en direction
d’une ville qu’il avait vue à la télé. Il n’avait pas tout
bonnement délaissé sa table dans la salle 5A, il n’était pas tout bonnement absent de
l’équipe de football à cinq, pas en train de nager quelque part
dans une grande piscine olympique ou au large de je ne sais quelle
plage en Grèce, il avait totalement quitté le monde. Disparu. Je le
savais, parce que je le sentais. Ça faisait comme quand la neige
fond, et qu’après on a l’impression qu’il manque quelque chose. Une
pièce essentielle du dispositif du monde, une présence nécessaire
s’est évanouie en une nuit dans le crépitement tranquille de la
pluie et le vent qui s’engouffre par la vitre cassée du palier.
C’est l’impression que ça m’a fait quand Liam a disparu :
quelque chose d’essentiel s’en était allé, et ça ne semblait pas
normal que tout le reste puisse continuer, comme avant. Sa voix me
manquait, et aussi la façon qu’il avait de me faire des grimaces
dans la glace du vestiaire, tout comme le scintillement blanc de la
neige sur les rambardes de la bibliothèque publique : c’était
la même chose, le même défaut local du monde qui aurait dû faire
effondrer le système entier. Je pense à lui tout le temps, et je
sais qu’il ne se serait pas enfui sans moi. Il ferait beau voir ça,
comme disait mon père au temps où il parlait encore. Mais ce n’est
pas si beau que ça.
Quand je dis que l’usine est belle, ça ne signifie
pas qu’à mon avis elle ait jamais été une bonne chose pour la
ville. Je sais qu’elle a rendu les gens malades, et je ne pense pas
que le nombre d’heures que j’ai passées là-bas me fera grand bien
quand je serai plus vieux. Mais bon, qui sait si seulement je
deviendrai plus vieux.
Certains gamins n’atteignent même pas vingt ans, et quand ils
meurent, personne ne sait ce qu’ils ont eu. Je suis donc obligé
d’être réaliste. Ça fait quatorze ans que je vis ici. Quatorze ans
et huit mois. Je respire cet air depuis plus de cinq mille jours.
Je respire, j’avale et je digère les salissures, la poussière
noircie et la pluie brune de la presqu’île depuis environ sept
millions de minutes. Ça fait combien d’inspirations en tout ?
Combien de pintes d’eau ? Combien de kilos de pain ?
Combien d’œufs ? À chaque inspiration, je fais entrer le monde
dans mes poumons, chaque fois que j’avale, non seulement à manger
et à boire, mais tout ce que ça contient, toutes les traces, les
traînées, les pluies de suie, tous les filaments de cuivre, nickel,
2, 4, 5-T et je ne sais quoi encore.
Les gens disent qu’on est comme on est, que l’avenir est inscrit
dans notre sang – et on est bien obligé de reconnaître qu’il est
impossible d’éviter la chimie. Celui qui vivrait par ici, je ne
pense pas qu’il dirait le contraire.
Une forte proportion des gens qui travaillaient à
la pro-duction, à l’usine, sont soit malades, soit morts,
aujourd’hui. Mon père, par exemple. Mon père est malade depuis
presque aussi loin que mes souvenirs remontent. Je ne pense pas
qu’il ait jamais été très bavard, mais maintenant il ne dit plus
rien, plus un mot. C’est sûr, les gens de l’Intraville n’aiment pas
parler, de toute façon, à moins qu’ils soient professeurs, mais au
moins ils échangent un salut, un “bonjour” par-ci, un commentaire
sur la météo par-là, les petites bribes de conversation qui
permettent aux gens de se côtoyer en paix. Mon père ne fait rien de
tout ça. Au début de sa maladie, il restait dans la cuisine à
écouter la radio, ou il sortait dans le jardin s’il faisait chaud
et regardait pousser les mauvaises herbes. Mais quand ma mère est
partie, il s’est tout simplement recroquevillé sur lui-même. Ces
jours-ci, il passe la majeure partie du temps dans sa chambre, dans
le silence le plus complet. Parfois il dort toute la journée, mais
bien souvent il se contente de rester allongé sur le lit et de
fixer le plafond. Quand il lui
arrive de se lever, c’est juste pour s’asseoir dans la cuisine en
attendant que la bouilloire se mette à siffler. Mais elle ne siffle
jamais parce qu’il oublie tout le temps de la brancher. Quand
Elspeth passe à la maison, on va dans ma chambre et on joue à des
jeux qu’on invente au fur et à mesure, mais on fait doucement pour
qu’il n’entende rien. Je ne pense pas qu’il apprécierait s’il
savait ce qu’on fait. Ce n’est pourtant pas qu’il se doute de quoi
que ce soit, pour autant que je puisse le constater, d’ailleurs il
aime bien Elspeth. Il lui arrive même de sourire quand il la voit.
Ça fait du bien quand il sourit. J’aimerais que ça soit plus
souvent, et de préférence pas juste quand ma mignonne copine passe
à la maison.
Mais je suppose que je devrais me réjouir qu’il ne
parle pas beaucoup étant donné que, dans le cas contraire, il ne
ferait sans doute que rabâcher des trucs sur ma mère et le chagrin
qu’il a eu quand elle est partie. Ou, pire, ressasser à quel point
il l’aimait et combien elle était merveilleuse. C’est ça qu’il
ferait, en fait, je le sais. Ma mère n’était pas vraiment concernée
quand elle était là, pour autant que je m’en souvienne, mais au
moins elle était dans le coin. Je me rappelle quand elle est
partie, elle m’a assis à la table de la cuisine et elle a essayé
d’expliquer ce qu’elle faisait. Elle n’a pas cherché à s’expliquer
vis-à-vis de mon père, elle a juste jeté quelques affaires dans un
sac et elle s’est cassée pendant qu’il dormait à l’étage, mais elle
a pris quelques minutes pour me rancarder sur les difficultés
qu’elle avait.
– Je vais m’en aller quelque temps, elle a
dit. Alors, il va falloir que tu jettes un œil sur ton père à ma
place.
Elle prenait le ton de voix qu’elle employait
depuis mes deux ans, sauf que j’en avais maintenant dix et que je
comprenais exactement ce qu’elle était en train de faire.
– Tu pourras te charger de ça pour moi ?
elle a demandé. Tu pourras surveiller ton père quelque temps,
jusqu’à ce que je revienne ?
J’ai secoué la tête.
Son visage s’est un peu contracté. J’imagine
qu’elle espérait que je n’allais pas lui compliquer un peu plus la
tâche.
– Pourquoi tu dis ça ? elle a demandé,
toute piteuse.
– Parce que c’est vrai, j’ai dit. Tu t’en vas
pour de bon.
Elle s’est alors mise à pleurer. Bon sang, elle en
bavait tellement à longueur de
journée, à s’occuper de mon père, à s’occuper de moi, jamais une
minute pour elle. Elle était encore jeune, elle avait la vie devant
elle. Je l’avais entendue dire ça à la mère de Jenny Allison, une
fois, devant le Spar, alors je savais exactement ce qu’elle
mijotait.
– Mais non, elle a dit. J’ai juste besoin de
m’en aller un peu.
Elle a souri entre ses larmes.
– Tu comprends ça, non ? elle a
ajouté.
J’ai répondu sans sourire :
– Bien sûr.
Elle a hoché la tête et posé la main sur mon
épaule.
– Évidemment, que tu comprends, elle a
dit.
– C’est vrai quoi, tu es encore jeune, j’ai
dit. Tu as toute la vie devant toi.
Je me suis alors demandé quel âge elle avait. Je
ne pense pas que je le savais.
Elle m’a regardé comme si je venais de la
gifler.
– Quoi ? elle a fait, l’air innocent.
D’où sors-tu ça ?
– C’est toi qui l’as dit, j’ai répondu.
Je l’ai regardée droit dans les yeux. Elle avait
cessé de pleurer à présent et ne souriait plus. Elle s’est levée.
C’est parti, j’ai pensé. Allons-y pour le grand jeu à la coriace
style l’amour-n’a-rien-à-voir-là-dedans. Cette femme était capable
de passer des larmes douces-amères à la dureté la plus impitoyable
en trente secondes chrono.
– Bon, elle a dit. Je pensais que tu
comprendrais. C’est vrai, tu n’es plus un petit gosse.
– Je n’ai jamais été un petit gosse, j’ai
dit. C’est toi qui aimais croire que
j’en étais un.
Elle a gardé
le silence. Comme sa valise était dans l’entrée, elle est allée la
chercher, en garce inflexible que personne ne comprend, alors
d’accord, puisque c’est ça elle va faire ce qu’elle a à faire et
puis voilà. Elle a enfilé son manteau, les fameux gants en cuir
fantaisie que mon père lui avait offerts, puis elle a ouvert la
porte d’entrée et empoigné la valise. La dernière chose qu’elle a
dite, avant de disparaître à tout jamais, ç’a été :
– Laisse ton père dormir. Il lui faut du
repos.
Traduction : ne va pas réveiller ce salaud
avant que je sois loin, je n’ai pas envie qu’il vienne me chercher
et qu’il fasse une scène monstre. Incidemment, je n’en avais aucune
envie non plus. Je n’avais pas envie qu’il se fasse humilier, dans
la rue ou je ne sais où, en présence d’un tas de gens. Pas par
cette garce égoïste. Elle n’a même pas refermé la porte derrière
elle, s’est contentée de gagner la route et puis voilà. Je ne l’ai
pas revue depuis.
En fait, quand j’y repense, je me souviens de
l’allure qu’elle avait, debout sur le seuil, et je me souviens
qu’elle était jolie. Plus jolie que ça ne lui était arrivé depuis
longtemps. Elle s’était mis du rouge à lèvres, et elle portait ce
joli manteau d’hiver qui me faisait penser à Ewa Krzyzewska dans
Cendres et diamant. Comme, en plus,
elle avait relevé ses cheveux, elle avait l’air carrément canon. Je
dois reconnaître que, sur le moment, elle sortait de l’ordinaire.
Une jeune femme avec le restant de ses jours devant elle. Si elle
n’avait pas été ma mère, elle m’aurait vraiment tapé dans l’œil.
Mais elle était bel et bien ma mère,
et en train de prendre la porte, et j’ai compris je ne la reverrais
plus jamais. La seule chose qui m’est venue à l’esprit, c’est
qu’elle était drôlement jolie, même si elle se comportait comme une
garce inflexible. Je ne lui ai pas adressé un mot pendant qu’elle
s’en allait. Je ne voulais pas qu’elle pense que j’acceptais quoi
que ce soit. Quand la porte s’est refermée, j’en étais à mettre de
l’ordre dans mes idées pour passer à autre chose. Il faut passer à
autre chose. Au bout d’un
moment, je me suis levé et je suis allé jusqu’à l’évier. Il y avait
un petit tas de vaisselle sur la paillasse et un cendrier qui
contenait un mégot taché de rouge à lèvres. Elle devait avoir
oublié de le laver avant de faire sa valise. Et moi je restais
planté là, à fixer le petit tas de cendres et ce rouge à lèvres, et
les paroles d’une vieille chanson me sont venues à l’esprit. Je ne
sais pas où je l’avais entendue :
Laura c’est le visage dans
la lumière embrumée,
Les pas que tu entends dans
l’entrée,
Le rire, qui flotte un soir
d’été,
Que tu n’arrives jamais à
te rappeler tout à fait.
C’était son nom. Laura. Je ne pouvais pas la
sacquer, putain.
Au bout d’un moment, je suis monté et j’ai glissé
un œil dans la chambre pour voir mon père. Il dormait comme un
bébé ; je m’apprêtais à le laisser quand j’ai vu l’enveloppe
sur la coiffeuse. Sans bruit, concentré pour marcher à pas de loup,
je suis allé l’enlever de là. Je ne savais pas vraiment ce que je
comptais en faire, mais je voulais regarder ce qu’il y avait
d’écrit avant de laisser mon père voir ça. Je suis descendu en
refermant la porte derrière moi pour qu’il puisse dormir en paix.
En regagnant la cuisine, j’ai ouvert l’enveloppe le plus
soigneusement possible. Je pourrais facilement la remettre dans une
autre enveloppe, j’ai pensé, avant qu’il se réveille. Mais quand
j’ai lu les idioties qu’elle contenait, je n’ai pas pu m’en
empêcher : je l’ai déchirée en petits morceaux. Le message
disait : Partie, je ne sais pas où.
J’enverrai quelqu’un chercher mes affaires. C’était tout.
Deux pauvres petites phrases. Elle n’avait même pas eu la politesse
de lui rédiger un para-graphe.
Il paraît que je suis né très vite, que tout était
fini avant même qu’on ait amené la brave Laura jusqu’au service de
maternité. Ça ne m’étonne pas vraiment. Sitôt compris dans quel ventre il se trouvait, mon
cerveau de tout-petit a sans doute décidé de dégager de là et de
tenter sa chance dans le vaste monde froid et sauvage. L’ennui,
c’est que le vaste monde froid et sauvage se compose principalement
de deux choses pour lesquelles je ne suis pas très doué : les
autres gamins, et l’école. Enfin bon, ce n’est pas que les autres
gamins m’insupportent tant que ça, juste que la politique des
relations, c’est franchement chiant. X est copain avec Y
mais il n’aime pas Z, or Z est le pote d’Y.
Cathy a envie de sortir avec Tommy sauf que lui veut sortir avec Kerry, qui est la meilleure
amie de Cathy. De son côté, Kerry a envie de sortir avec
lui, mais elle ne veut pas faire
souffrir Cathy. Dieu sait comment on peut avoir envie de sortir
avec Tommy, déjà, vu qu’il n’a vraiment pas inventé l’eau chaude,
mais bon voilà, c’est ça les gamins. De petits adultes, pleins de
susceptibilité et sentiments froissés. Puis, tout à coup, voilà
qu’ils pètent tous les plombs, tout le monde baise ou castagne tout
le monde et, avant même de comprendre, on a maille à partir avec
toutes sortes de gens à qui on ne donnerait même pas l’heure si on
pouvait éviter.
En tout cas, c’est comme ça que moi je vois les
choses. Mais bon, les gamins ça ne m’emballe pas trop.
M. O’Brien m’a dit un jour que j’étais misanthrope, et les
autres gamins de la classe se sont tous marrés, pourtant je
n’arrive pas à croire qu’un seul de ces connards ait seulement su
ce que ça voulait dire. Je ne me rappelle pas pourquoi il avait
lancé ça, ce que j’avais dit ou fait pour provoquer un tel éclat de
sa part. D’ordinaire, il était super positif, débordant de
JOIE DE
LA DÉCOUVERTE, DÉTAILS
INCROYABLES, et LA NATURE
N’EST-ELLE
PAS SACRÉMENT MERVEILLEUSE ? Assez ironiquement, s’il se
trouvait un seul gamin dans la classe pour être de son avis sur
tout ça, ç’aurait été moi. Jusqu’à un certain point, en tout
cas.
– Vous n’êtes qu’un sale petit misanthrope,
Wilson, a-t-il lancé, penché sur moi, scrutant mon visage avec un
dégoût soudain et étonnant.
J’étais plutôt interloqué. Vous savez ce que c’est qu’un
misanthrope, Wilson ?
C’était son truc à lui, de toujours mentionner nos
noms. À la fin de sa phrase quand il posait une question, au début
s’il voulait qu’on arrête de faire quelque chose. C’était un type
costaud, très grand, avec des cheveux grisonnants qui
pendouillaient et un long visage pensif, comme un acteur suédois.
Genre Max von Sydow dans le rôle du chevalier du Septième Sceau. La seule chose qui lui manquait,
c’était l’accent.
J’ai hoché la tête.
– Un misanthrope, j’ai dit, c’est quelqu’un
qui, pour une bonne raison, ne tient pas la race humaine en grande
estime. C’est aussi une pièce de Molière, le dramaturge
français.
M. O’Brien a lâché un reniflement.
– Que vous avez lue, bien sûr, a-t-il
ajouté.
Je lui ai répondu d’un air supérieur :
– En fait, j’ai dit, il se trouve que
oui.
– Bien, il a dit. Nous voilà très malin aujourd’hui, n’est-ce pas,
Wilson ?
– Moi, c’est
tous les jours que je suis très malin, j’ai dit.
Certains gamins ont ri. Du coin de l’œil, je
voyais Liam qui secouait la tête en faisant mine de se trancher la
gorge avec le doigt.
– Ah oui ? a relevé O’Brien. Eh bien,
puisque vous êtes si malin, Wilson, vous pourriez peut-être me
faire une longue et belle rédaction sur… voyons voir… “Les grands
philan-thropes de l’histoire”. Que pensez-vous de ce titre,
Wil-son ? Moi, je trouve qu’il
sonne plutôt bien.
– C’est d’accord, j’ai dit en m’emparant de
mon stylo.
O’Brien s’est esclaffé d’un rire triste et
rauque.
– Oh, que non, il a dit. Pas pendant mon
cours. Je dois m’occuper d’instruire votre petit cerveau si
brillamment développé.
Il a souri aimablement.
Il a jeté un coup d’œil à la ronde.
– Quelqu’un parmi vous sait-il ce qu’est un
philanthrope ? Cunningham ?
Il est allé se planter devant le garçon le plus
petit de la classe, le dominant de toute sa hauteur. On voit ça
chez les profs : dès qu’ils ont une prise de bec avec
quelqu’un, ils foncent droit sur le mal nourri de la portée. C’est
comme ça qu’ils rétablissent l’ordre. Exactement comme les
hyènes.
Cunningham a levé vers lui un regard plein
d’espoir.
– Quelqu’un qui collectionne les timbres,
m’sieur ? il a dit.
Au début, je ne savais pas quoi écrire pour la
rédaction d’O’Brien. Je n’avais pas envie de faire ce qu’il
attendait de moi, rédiger tout un merdier sur Andrew Carnegie et je
ne sais quoi. Je voulais bien faire ce qu’il fallait pour ne pas
écoper d’un nouveau devoir supplémentaire, mais je tenais à glisser
autre chose en prime. Quelque chose de détourné. Puis je me suis
rappelé la vieille histoire des trois frères. Peut-être même qu’ils
étaient sept. L’un après l’autre, l’aîné d’abord, ils quittent
leurs parents et s’en vont de par le vaste monde voyager sur les
routes parfumées d’ajoncs en quête de fortune et de renommée, ou
accomplir quelque tâche, retrouver un cheval qui galope plus vite
que le vent, ou un oiseau aux plumes d’or. Les aînés sont forts et
pleins d’assurance mais, en fin de compte, ils échouent. Peut-être
sont-ils à deux doigts de réussir, peut-être attrapent-ils
l’oiseau, ou découvrent-ils que le cheval est dissimulé dans
quelque vallée lointaine où nul ne va, mais ils ont tous une faille
fatale, moins un vice qu’un défaut d’attention, une tendance à se
laisser détourner de leur chemin par le bruit et la chaleur d’une
taverne animée, ou le sourire d’une jolie fille. Seul le plus jeune
s’en sort. Il est plus petit et plus faible que ses frères, mais il
est malin, modeste et assez avisé pour savoir que ce sont les
situations les moins prometteuses qui engendrent la bonne fortune. Il
comprend que, lorsqu’on rencontre un animal qui parle, on a tout
intérêt à écouter ce qu’il nous raconte. Il sait comment passer
devant la porte d’une taverne sans se laisser entraîner à
l’intérieur, badiner avec une jolie fille puis repartir indemne. À
la fin de l’histoire, il capture l’oiseau d’or et parvient à garder
le cheval magique ; il lui arrive même d’épouser la princesse
– et du fait de l’ingéniosité dont il a fait preuve et de son
empressement à accepter la chance que le monde offre à qui se
montre prêt à l’accepter, il en vient à aider ses frères égarés. Il
arrache l’un à une ignoble taverne, l’autre à la prison du roi, il
règle des dettes, calme des pères outragés et, en dernier lieu, il
ramène ses frères au bercail pour qu’ils partagent son bonheur. Ce
qui ne leur plaît pas du tout. Ils se sentent humiliés, ils veulent
enlever la princesse, ils se demandent pourquoi le gringalet de la
famille a raflé toute la chance. Peut-être essaient-ils de le
trahir, mais ils n’y parviennent pas, et il leur pardonne même ce
péché-là, comme il leur a pardonné tous les autres. C’est la seule
chose qu’il sache faire par ses propres
moyens, pardonner. Tout le reste, il l’a reçu en don :
il était né petit, ingénieux, modeste, et, tout en traversant les
aventures mêmes qui avaient causé la perte de ses frères, il ne
faisait que suivre sa nature profonde. En dehors de sa capacité à
pardonner, rien ne venait véritablement de lui. C’était une grâce,
pure et simple. Une grâce que, pour une raison ou une autre, ses
frères, eux, ne connurent jamais.
C’est donc le sujet de ma rédaction. La grâce.
J’ajoute ensuite quelques trucs sur l’Intraville et ses problèmes,
sur le peu de mal que se donnent les philanthropes autoproclamés de
l’Extraville pour nous venir en aide. J’explique que les gens qui
vivent ici sont pris au piège, qu’ils sont incapables d’imaginer
une quelconque autre existence. Je brosse un petit historique de
l’endroit, en disant que deux générations plus tôt il n’y avait
pratiquement rien ici, à peine une ou deux fermes et quelques
maisonnettes le long de la côte. Que la plupart des gens qui vivent ici sont les enfants,
tout au plus les petits-enfants, de gens venus d’ailleurs. Je
souligne que c’est une communauté plutôt récente, que Morrison, par
exemple, n’est que le quatrième agent qui habite le poste de
police, du moins à plein temps. On devrait être reliés au monde de
toutes sortes de façons, et pourtant ce n’est pas le cas.
L’Intraville est une jeune bourgade devenue vieille avant l’heure,
vieille et fatiguée, dont les habitants sont liés à ce sol non pas
par le travail, la famille, une affection plus générale pour la
lumière ou le climat, mais par l’inertie. J’insère même un zeste de
mysticisme en disant que, par moments, on a l’impression que la
presqu’île possède une sorte de pouvoir caché, qu’elle attire les
gens sans vraie raison et les retient là pendant ce qui semble une
éternité. Le temps d’en finir, l’Intraville commence à avoir des
airs d’enfer. Mais ce n’est quand même pas une mauvaise rédaction,
d’ailleurs elle dit quelque chose, je trouve. Pas sur les
philanthropes, bien sûr, étant donné que je ne crois pas à ce genre
de conneries. Les types comme ça, ceux qui passent leur vie à
devenir riches, ils n’aiment pas les autres. Pour eux, il n’est
question que de défiscalisation et de communication. En tout cas,
quoi que ma rédaction ait pu dire, si défectueuse qu’en soit la
logique, O’Brien ne m’en a jamais reparlé. Quand je la lui ai
remise, il l’a prise et a fait un commentaire hypocrite comme quoi
j’allais retenir la leçon, mais je ne sais pas vraiment quelle
leçon il voulait que je retienne. Il ne m’a pas mis de note et ne
m’a pas rendu ma rédaction. En fait, il n’y a plus fait la moindre
allusion. Je me demande s’il l’a seulement lue. Non pas que j’y
attache de l’importance, simplement je suis curieux. Ça en dirait
long sur un professeur, qu’il soit capable de faire écrire quelque
chose comme ça à un élève, puis se contente de flanquer le travail
à la poubelle parce qu’il avait juste donné ça en guise de punition
pour une insolence ou je ne sais quoi. Comme s’il avait lancé un
défi qu’il avait la flemme de relever lui-même. Comme s’il n’était
qu’un branleur de merde, pour dire les choses franchement, et que toutes ces histoires de
JOIE DE
LA DÉCOUVERTE n’étaient rien que du pipeau. Un truc
comme ça, ça pourrait rendre un gamin cynique à vie. Pourtant ça ne
m’a pas dérangé, moi. Après tout, j’avais rempli ma part du
contrat.
S’il y a un truc que les gamins savent faire,
c’est parler. Par ici, ils parlent de toutes les conneries
habituelles, mais aussi de ce qui arrive aux garçons qui
disparaissent, et ils se perdent en suppositions sur l’endroit où
sont ces cinq garçons. Les mecs deviennent tout chose, et les
filles prennent un ton sentimental pour parler des disparus. Ou
bien ils discutent des heures de la manière de quitter cette petite
ville empoisonnée. C’est la discussion que Liam et moi on avait
tout le temps, avant sa disparition : il m’exposait divers
projets qu’il avait faits pour qu’on s’en aille dans le vaste monde
et qu’on y fasse notre chemin, mais moi je me contentais de secouer
la tête en rigolant pendant qu’il continuait, qu’il échafaudait de
plus en plus d’histoires incroyables sur les possibilités que le
monde extérieur pourrait présenter, si seulement on osait aller
voir par nous-mêmes. Honnêtement, les histoires qu’il débitait me
démoralisaient un peu : je n’arrivais pas à comprendre qu’il
puisse croire à des trucs pareils, toutes ces conneries naïves, le
genre de trucs qu’on voit à la télé.
– On ne peut aller nulle part, je disais. Pas
sans argent.
– On en trouverait, de l’argent, il disait.
– Et comment on s’y prendrait ?
– On pourrait demander aux gens de nous
aider, il répon-dait. Comme pour les randos vélo sponsorisées. Ils
pourraient nous sponsoriser pour voir jusqu’où on arriverait.
Il avait réfléchi un moment et décidé que cette
idée lui plaisait.
– Ouais, il avait dit. Une évasion
sponsorisée. On pourrait aller faire du porte-à-porte, poser des
affiches, tout le bordel.
D’un geste, il décrivait les contours d’une
banderole.
– Sponsorisez une nouvelle existence, il avait
dit. Lancez ces garçons dans le monde et assistez à leur
réussite.
Je l’ai encouragé en ajoutant :
– Rendez possible l’impossible.
– Rendez le possible impossible, il a
dit.
– Rendez le probable invraisemblable, j’ai
dit.
Il a tiqué.
– Ça veut dire quoi, ça ? il a
demandé.
– J’en sais foutre rien, j’ai dit. De toute
façon, on ne touche l’argent des sponsors qu’après. La rando vélo,
il faut la faire d’abord, c’est comme
ça que ça marche. D’abord on fait,
ensuite ils paient.
– Alors ça ne marcherait pas, il a dit. On ne
pourrait pas inverser ?
– Ça ne serait plus vraiment du sponsoring,
dans ce cas, j’ai dit. Comment les gens sauraient-ils qu’on va
faire le truc pour lequel ils nous sponsorisent ?
– Pourquoi on ne le ferait pas ? il a
dit. Pour quoi d’autre on aurait besoin de cet argent ?
– Mais ça, ils ne le savent pas.
Je l’ai regardé. Il semblait véritablement
contrarié, comme si son idée l’avait vraiment motivé jusque-là et
qu’à présent je lui gâchais tout.
– Ils ne le savent pas, hein ? j’ai
répété.
Il a gardé un instant le silence, puis a secoué la
tête.
– Tu sais quoi, il a dit. Par moments, je te
regarde avec une admiration teintée d’étonnement.
C’était une citation tirée d’un film qu’on avait
vu à la télé. Les Soldats de
l’espérance. Juste une petite plaisanterie qui se répète
tout au long du film, entre les mecs du Centre de contrôle des
maladies, joués par Matthew Modine et un de mes acteurs préférés,
Saul Rubinek. On l’avait un peu reprise à notre compte, Liam et
moi. D’habitude c’était marrant, mais cette fois ça faisait un peu
triste. Deux semaines plus tard, il avait disparu.
Ce que j’ai
éprouvé, quand il a disparu, c’était du cha-grin. Mais ça n’a pas
commencé avec son départ, ça avait commencé longtemps avant,
peut-être ce jour-là, ou au cours d’une autre conversation où on
parlait de s’en aller. Après sa disparition, j’avais envie que les
gens fassent quelque chose, quelque chose de visible, disent
quelque chose qui ne soit pas déjà dans le scénario. Mais, d’un
autre côté, je ne pouvais pas supporter toutes ces démonstrations
publiques. Parce que ce n’est pas du chagrin et que ça n’aide
personne. Ce n’est pas du chagrin, pas de la colère, c’est juste
s’acquitter des convenances, faire tous les trucs qu’on estime
devoir faire. La colère aurait pu susciter quelque chose, ça aurait
pu apporter un changement, mais là, tout n’était qu’incertitude et
anticipation permanente, ce sentiment qu’on a que c’est sûrement
quelqu’un qu’on croise dans la rue qui commet ces horreurs, un
pervers peut-être, qui a tout l’air d’un pauvre détraqué, ou
peut-être d’un type ordinaire, peut-être un des habitants de
l’Extraville, quelqu’un qui a une femme, des gosses, une grosse
voiture et un bureau quelque part. Peut-être Brian Smith. Parce
qu’on est bien obligé de se demander comment fonctionne un faux cul
pareil. Pour se tirer blanc comme neige du genre de merdier dont il
se tire depuis si longtemps, soit il faut être très malin, soit il
faut avoir je ne sais quel pouvoir. C’est comme ça que marche le
monde. Les méchants gagnent et les autres font semblant de ne pas
avoir remarqué ce qui se passe, histoire de sauver la face. C’est
dur d’admettre qu’on n’a aucun pouvoir, mais il faut s’habituer à
cette idée. Ça sert à ça, l’école, bien sûr. C’est là pour nous
former à la discipline vitale de l’impuissance.
Évidemment, le contraire de l’école c’est les
livres. Moi, j’adore les livres, mais je n’ai pas les moyens de
m’en acheter. Personne n’a les moyens, par ici, sauf peut-être les
gens qui sont dans les affaires, là-bas, dans l’Extraville. Cela
dit, les gamins de l’Extraville vont tous à l’université je ne sais
où, alors qu’ils ne lisent sans doute pas, de toute façon. J’ai
entendu dire que Suzie
Machintruc fait des études commerciales maintenant, ou quelque
chose du genre, et que le petit Steven Michmoll dont le père a la
belle Mercedes bleu nuit est parti dans je ne sais quel bahut chic
où on porte des costumes bizarres et où on fait griller des muffins
à longueur de journée. Dans un cas comme dans l’autre, je ne pense
pas que ça nécessite de lire beaucoup. C’est vraiment typique de la
façon dont marche le monde : les gens qui adorent les livres,
ou autre, n’ont pas les moyens de s’en acheter, pendant que les
gens bourrés de fric font des études commerciales pour pouvoir
gagner encore plus d’argent et maintenir les liseurs de livres dans
l’impuissance. Tout ce qu’on a, nous les pauvres gens, c’est la
bibliothèque municipale. Je continue pourtant de lire dans les
journaux que Brian Smith et les autres grosses légumes ont donné
des tas de fric – déductibles des impôts – pour ça, alors
j’imagine que finalement, elle fonctionne la théorie à la con comme
quoi la richesse des uns profite à tous. C’est vrai, il ne se passe
quasiment pas un jour sans que je remercie mes bonnes étoiles que
les Brian Smith de ce monde aient assez d’argent disponible pour
entretenir la bibliothèque municipale de l’Intraville. Il ne se
passe quasiment pas un jour sans que les gens se demandent comment
les Brian Smith de ce monde ont mis la main sur tout ce pognon,
pour commencer, mais ça, tout un
écosystème de marges de financement et de comptabilité est en place
dans le but d’évi-ter qu’on le comprenne. Et pour maintenir notre
bonne humeur, ils construisent des bibliothèques et sponsorisent
des organisations caritatives.
Ils ont donc construit une nouvelle bibliothèque
munici-pale, juste à côté de l’ancienne salle de snooker – et un
sacré beau bâtiment avec ça, compte tenu des critères de
l’Intraville. J’imagine qu’ils ont même acheté quelques livres
neufs mais pendant longtemps je n’en ai pas vu la couleur. La
plupart des livres de la bibliothèque sont des merdes, romans
d’amour, thrillers, trucs de cow-boys, parce que c’est ça que les
gens de l’Intraville aiment,
d’accord, des bouquins débiles qui parlent de cow-boys,
d’infirmières et d’espions, des vieux bouquins tout esquintés. Et
les quelques livres neufs sont encore pires : des manuels
d’autoperfectionnement à la con et des romans pleins de gens riches
qui ont des liaisons follement passionnées avec leur prof de tennis
et tout le merdier, des bouquins sur la décoration d’intérieur –
très utiles pour nous, gens de l’Intraville, avec tous les revenus
disponibles qu’on a –, sur la broderie à jours traditionnelle
ou je ne sais quoi. Comment faire une couette en patchwork à partir
de vieux pulls. Romans d’anciens politiciens qui n’ont jamais été
très bons en tant que politiciens, ou de célébrités du petit écran
cherchant un à-côté pour pouvoir régler leurs pensions
ali-mentaires. Livres de cuisine écrits par des stars réformées du
rugby ou des mannequins, manuels sur la méthode Pilates par
d’anciens acteurs de feuilleton, guides touristiques pour visiter
la France ou la Bolivie à dos d’âne ou à moto, livres sur la
chi-rurgie plastique, livres sur la manière dont on finit par se
détester soi-même alors qu’on devrait s’aimer quand, comme le
célèbre auteur, on en est arrivé à contracter une dépendance à la
cocaïne et une dette à sept chiffres. Ce sont les livres qu’on a à
la bibliothèque de l’Intraville, pour la plupart, parce que c’est
ce que les débiles comme nous aiment lire. C’est ce qu’on a besoin
de savoir. Comment, après dix ans de barbituriques et de vodka,
telle célébrité a eu l’illumination. Comment je ne sais quel
milliardaire à la con a amassé son pognon. Comment tel ministre en
place s’est battu pour sortir des quartiers défavorisés afin de
mieux s’adonner à la corruption avec tout un chacun.
La plupart, mais pas tous. En ce moment, il y a un
biblio-thécaire fou du nom de John, un grand type corpulent avec
des cheveux moches et des lunettes encore pires, qui de temps en
temps fait rentrer en douce des trucs bien, ni vu ni connu. John ne
m’a pas plu la première fois que je l’ai vu. Maintenant je le
trouve plutôt bien – quoique, à mon avis, tirer un coup dans les
cinquante années à venir, ça ne lui ferait pas de mal. C’est vrai,
moi j’adore les livres, mais
John est un lecteur maladivement frénétique, ce qui signifie
surtout qu’il est capable de se pointer au boulot le matin avec du
jaune d’œuf sur la cravate et les cheveux hirsutes façon film de
Godzilla, sans même s’en rendre compte. Au début, je le trouvais un
peu trop coincé pour l’Intraville, mais maintenant je l’apprécie
plutôt. Il adore les livres et il sait tout ce qu’il faut savoir en
matière de musique. C’est tout ce qu’il a comme vie
personnelle.
La première fois que je l’ai vu, par contre, je
dois reconnaître qu’il m’a tapé sur le système. J’avais écumé les
rayons pour y trouver quelque chose de nouveau, sans résultat.
J’avais lu tous les Dostoïevski qu’ils avaient, les œuvres
complètes, putain, dans une vieille édition avec des jaquettes
rouge et jaune qui donnaient aux bouquins l’air de boîtes de
bonbons à trois ronds. J’avais lu La
Promenade au phare de Virginia Woolf, le seul titre de cet
auteur qu’ils avaient réussi à acheter. Il ne s’y passait pas
grand-chose, mais sa façon de voir me plaisait bien, et j’aurais
aimé lire d’autres trucs d’elle. Ça m’aurait fait plaisir de
connaître son opinion sur l’Intraville : ça aurait fait un
bouquin incroyable. Après avoir lu Nostromo, Au cœur des
ténèbres et Lord Jim,
j’essayais d’imaginer quel effet ça pouvait faire d’avoir Joseph
Conrad comme copain, ou peut-être comme oncle, quand on était
gamin. J’avais lu Gatsby le magnifique
de Francis Scott Fitzgerald et j’avais presque pleuré à la fin, à
peu près au moment où le père de Gatsby se pointe. J’avais lu
L’Adieu aux armes de ce foutu
Hemingway et je m’étais demandé pourquoi personne n’avait jamais
acheté de dictionnaire à ce mec. J’avais lu Journal d’un homme sans importance et tous les
trucs qu’ils avaient de Charles Dickens, et c’était super, mais
Trollope, je n’ai pas pu. J’avais lu l’anthologie de la poésie de
1400 à 1945. J’avais lu quelques livres d’histoire, quelques
biographies et un bouquin sur la musique traditionnelle anglaise
qui avait l’air d’avoir servi à caler une porte pendant une
cinquantaine d’années. Quand John est arrivé à la bibliothèque,
j’étais presque à court de
trucs à lire, l’étape juste avant les sniffs de colle et la
délinquance juvénile. Ou, pire encore, les mémoires de
célébrités.
C’est alors que j’ai découvert Marcel
Proust.
C’était une belle édition, presque flambant neuve
avec de belles couleurs, une super jaquette, qui sentait encore
l’imprimerie. Du bleu sur la couverture, comme je ne sais plus
quelle chanson française sur la
mer1. Des titres bizarres. Quand
j’ai vu la rangée complète sur le rayon, j’ai failli me mettre à
pleurer tellement c’était beau. J’ai attrapé les quatre premiers
volumes, le maximum que je pouvais emprunter avec ma carte, et je
les ai apportés au comptoir de prêt. C’est là que j’ai fait la
connaissance de John. Il venait d’arriver, de succéder à la vieille
peau prétentieuse qui était bibliothécaire en chef avant lui, et il
faisait en sorte d’employer le peu de budget qu’il avait pour le
Plus Grand Bien de tous. C’est ça qui est génial avec les grosses
têtes : ce sont des passionnés. Ne pas avoir de vie
personnelle signifie qu’on en vient à aimer les choses avec passion
sans que personne ne nous casse les pieds. Et de temps à autre, on
arrive à transmettre quelque chose.
John m’a toisé d’un air un peu prétentieux, la
première fois, quand je me suis amené au comptoir de prêt en
serrant contre moi mon butin. Je crois que c’était un peu un
snob ; il s’imaginait sans doute qu’il avait échoué à la
bibliothèque de l’Intraville à la suite d’un cruel caprice du
sort.
– Tu ferais mieux de lire ces ouvrages un par
un, il a dit en s’emparant du premier volume, bizarrement intitulé
Du côté de chez Swann. Ça se lit
lentement, mais c’est un plaisir. Pas du tout le genre Rider
Haggard.
Évidemment, je n’avais jamais entendu parler de
Rider Haggard, bien que ce soit plutôt un beau nom pour un
écrivain. Trop beau, en fait. Peut-être qu’il l’avait
inventé.
– C’est bien ? j’ai demandé.
Il m’a regardé par-dessus ses lunettes
tremblotantes.
– Oui. C’est bien. Mais c’est mieux en
français, il faut bien le dire.
– En français ?
– Oui.
– Vous l’avez, en français ?
– Pourquoi ça ?
Il a eu un léger sourire.
– Tu lis le français ?
– Pas vraiment, j’ai dit.
Je faisais langues vivantes au lycée, mais j’étais
à peu près sûr que les cours de français de Miss Lemmon ne
m’avaient pas encore assez formé pour ça.
– Un petit
peu* , j’ai ajouté, plein
d’espoir.
– Alors, ce n’est pas vraiment la peine, il a
dit.
Ça m’a un peu agacé.
– Et vous, j’ai
dit, vous l’avez lu en français ?
Il a hoché la tête. Sale connard
prétentieux.
– Ah oui, tout entier ?
– Ça se lit vraiment d’une traite.
– Je croyais vous avoir entendu dire que ça
se lisait lente-ment ?
– Définition de lire d’une traite, il a dit.
Puis il a eu un grand sourire et j’ai compris qu’il me faisait
juste marcher, du coup je l’ai plutôt bien aimé à partir de ce
moment-là. C’est John, après tout, qui m’a fait relire Herman
Melville. J’avais dévoré je ne sais quelle version pour enfants de
Moby Dick disponible à la bibliothèque
junior, mais pas le vrai livre. Pour une raison obscure, les
autorités ont décidé voilà des années que Moby Dick est plus ou moins un livre pour enfants,
si bien qu’elles l’ont publié dans toutes sortes d’éditions
bizarres, toutes abrégées, illustrées et réduites au squelette d’un
“roman d’aventures”. Pire encore, ils ont ravalé Melville au rang
de prodige d’un seul ouvrage, si bien que je n’avais même pas entendu parler du
Grand escroc, de Bartleby le scribe ou de Billy Budd, gabier de misaine avant l’arrivée de
John. Nul ne devrait jamais oublier la dette de gratitude éternelle
contractée à l’égard de la personne qui, pour la première fois, l’a
amené à lire Herman Melville dans de bonnes conditions. À en croire
John, la vraie version de Moby Dick se
lisait d’une traite aussi – et il avait raison là-dessus, tout
comme il avait raison à propos de Proust et de tous les autres. La
définition d’un ouvrage qui se lit d’une traite devait être, en
réalité, que le bouquin est tellement bien qu’on ne peut pas
s’arracher à sa lecture alors que la page suivante est là et
qu’elle risque d’être tout aussi captivante que celle qu’on dévore.
Ou quelque chose du même genre. Évidemment, bien qu’il ait eu
entièrement raison sur tout ce qui touchait à la littérature, John
se trompait sur à peu près tout le reste.
Après cette première rencontre, je me suis mis à
passer le plus de temps possible à la bibliothèque. Jusqu’à
l’arrivée de John, je me contentais d’y faire un saut, d’écumer les
rayons, de prendre quatre ouvrages et de les faire enregistrer,
puis je filais chez moi. Une femme de l’âge de mon père, avec le
même teint gris que lui, mais debout, elle, et qui se déplaçait
sans l’aide de personne, tamponnait les livres pour moi avec l’air
d’avoir plutôt envie d’appeler la police que de me laisser
emprunter ces putains de bouquins-là. Une fois, elle s’était
interrompue en plein milieu et m’avait regardé bien en face, sans
doute pour la première fois.
– Tu apprécies vraiment Henry James ? elle a demandé.
J’ai acquiescé.
– Je m’en lasse pas, j’ai dit.
– Tu sais, il y a quelques ouvrages très bien
pour les adolescents dans le rayon Jeunes adultes, elle a
dit.
J’ai secoué la tête.
– Pas franchement mon truc, j’ai dit.
Elle s’est renfrognée et a tamponné mon exemplaire
du Tour d’écrou.
Je lui ai adressé un sourire joyeux.
– Vous savez, j’ai dit, je le lis juste pour
les scènes cochonnes.
Je pensais qu’elle se fendrait d’un sourire, mais
non.
J’étais donc plutôt content que cette vieille peau
prenne brusquement sa retraite et que John s’amène. J’essayais de
me représenter sa vie : l’endroit où il vivait, ce qu’il
faisait. Je me disais qu’il devait écrire des livres pendant son
temps libre. Si c’était le cas, je ne peux pas croire qu’ils
valaient grand-chose. Il aimait trop les livres. Quoique, par
moments, je me demandais pourquoi il les aimait tant. Un soir, par
exemple : je suis arrivé en retard et John était installé
derrière le comptoir, en train de lire un livre à la couverture
bariolée, tape-à-l’œil. Le calme régnait, et il était complètement
absorbé dans ce qu’il lisait. Ça m’a intrigué, alors je me suis
approché et j’ai tenté de jeter un coup d’œil en douce à la
couverture, histoire de voir le titre. Mais dès qu’il m’a vu, John
a posé le livre à plat sur le comptoir et s’est mis à lire à voix
haute.
– En combattant corps à
corps, il a dit, on met toujours sa
vie en jeu. Le combat n’a qu’un but, qui consiste à tuer l’ennemi.
N’affrontez jamais un ennemi dans l’intention de simplement le
neutraliser. Il est plus que probable que lui vous tuera. Lors-que
aucune arme n’est disponible, il faut recourir au plein usage des
armes naturelles dont on dispose. Ces armes naturelles
sont…
Il a alors levé les yeux vers moi.
– Quelles sont les armes naturelles,
Leonard ? il a demandé.
J’ai secoué la tête. Je ne voulais pas interrompre
cette lecture.
John a secoué la tête à son tour et
poursuivi.
– Un, il a dit,
le tranchant de la main. Deux : les
doigts repliés au niveau de la deuxième articulation ou phalange.
Trois : la pointe saillante du majeur replié. Quatre : la
base de la paume.
– C’est génial, Leonard, non ? Voilà un
livre qui explique vraiment comment tuer des gens à mains
nues.
– Putain c’est quoi, ce bouquin ? j’ai
demandé.
– Le Livre de recettes
anarchistes, il a dit. Écoute ça.
Il s’est replongé dans la lecture du livre.
– L’attaque est un
facteur primordial. Jamais un affron-te-ment n’a été remporté au
moyen d’une stratégie défensive. Attaquez avec toute votre force. À
un moment ou dans une situation donnés, un point vulnérable du
corps de votre ennemi se trouvera exposé.
Il a tourné la page, puis poursuivi. Visiblement,
il lisait ce livre depuis un certain temps.
– Ce passage-là est bien, il a dit.
Le corps comporte un grand nombre de points
vulnérables. Nous allons à présent les passer en revue. Les
yeux : index et majeur disposés en fourchette, attaquez avec
un mouvement d’extraction. Le nez (extrêmement vulnérable) :
frappez sur l’arête à l’aide du tranchant de la main, ce qui
entraînera fracture, vive douleur, aveuglement passager et, si le
coup est assez puissant, la mort. De même, assener un coup à l’aide
de la base de la paume selon une trajectoire ascendante enfoncera
l’os dans le cerveau, ce qui entraînera la mort. La pomme
d’Adam : cette zone est en général très protégée, mais si
l’occasion se présente, frappez fort à l’aide du tranchant de la
main. Le coup devrait sectionner la trachée, auquel cas c’en sera
terminé en quelques minutes.
Il m’a adressé un grand sourire.
– Et cetera, et cetera, il a dit. C’est
fantastique, non ?
– Et à quoi ça sert ? moi je
demande.
Il m’a regardé.
– Ce livre enseigne comment tuer et mutiler
les gens, il a dit. C’est vrai quoi, enfin un livre véritablement
utile.
Il a cité, à nouveau :
– Les oreilles :
s’approcher d’un ennemi par-derrière et lui assener une gifle sur
les deux oreilles à la fois peut le tuer sur-le-champ. Les vibrations causées par le coup lui
feront exploser les tympans et entraîneront une hémorragie
interne.
Il était réellement enthousiasmé.
– Je ne savais
pas ça, il a dit. Tu le savais, toi,
Leonard ?
Je n’ai pas répondu. Je ne m’étais pas rendu
compte que John vouait un intérêt aussi profond et durable aux
différentes manières de niquer les gens.
– Voilà un bon passage, il a repris.
Écoute : Il existe bien d’autres façons
encore de tuer ou de blesser un ennemi, mais les méthodes indiquées
ci-dessus se révéleront plus efficaces pour l’indi-vidu moyen. Ces
indications ne sont données qu’à titre d’infor-mation et je n’en
recommande pas l’utilisation au cours d’une simple bagarre de
lycée. N’utilisez ces méthodes que si vous estimez que votre vie
est en danger. Toutes ces méthodes sont sus-ceptibles de tuer ou de
provoquer des dégâts irréversibles. (Il était tout content.)
Ce type explique comment tuer des gens, et ensuite il recommande de
ne pas le faire.
– Eh bien, j’ai dit, voilà qui est très
responsable de sa part.
John a lâché un ricanement.
– Bon Dieu, ce n’est pas ça qui changera
grand-chose, il a dit. Une fois que tu sais ces trucs sur le bout
des doigts, tu t’en sers non ?
– Je ne sais pas, j’ai dit. Sur qui tu vas
t’en servir, toi ?
Il a ri.
– Ma foi, il a dit, j’ai commencé à rédiger
une liste. J’en suis à vingt-sept personnes, pour le moment.
– Et moi, je
suis dessus ?
John a eu l’air peiné.
– Pourquoi est-ce que je voudrais te tuer,
Leonard ? il a demandé. Surtout toi, enfin. L’unique autre bibliophile de la
ville ?
– Edmund Hillary, j’ai dit.
J’avais un peu le moral en berne, pour parler
franchement.
– Edmund Hillary ?
John avait l’air perplexe.
Je savais, bien sûr, que ce qu’on lit dans un
livre ne compte pas vrai-ment, parce qu’il faut avoir la volonté de
tuer quelqu’un pour en arriver à le faire vraiment et que, la
volonté, ça ne se potasse pas dans les livres. Les techniques qu’on
maîtrise, ça ne compte pas, il faut être vraiment prêt à passer à
l’acte. Le truc étonnant chez la plupart des gens, compte tenu de
la haine qu’on se voue les uns aux autres, c’est qu’on n’est pas
prêts à ça. On fantasme là-dessus à longueur de journée, mais on ne
pourrait pas le faire. À un niveau
enfoui, cette donnée-là régit tous nos échanges. C’est aussi simple
que ça. Même dans les endroits où on respecte le plus la loi, ce
qui fait la différence c’est qu’un homme est capable de tuer et un
autre, pas. On met ces deux hommes dans la même pièce, et peu
importe les autres facteurs qui entrent en jeu. C’est la différence
qu’il y a entre s’en foutre et ne pas s’en foutre. Si mal que ça
aille, la plupart des gens continuent de tenir à quelque chose.
C’est ce qui les rend si tristes, putain, et c’est ce qui les rend
beaux. Mais je ne dis rien de tout ça à John. Je me contente
d’attendre sa réponse.
– Je n’irais jamais te tuer toi, Leonard, il a dit. Il avait l’air malheureux.
Comme blessé par ma question.
– Bon, alors tout va bien, j’ai dit.
Il m’a adressé un sourire en coin.
– Connerie de Livre de
recettes anarchistes, il a dit.
– Moi, ma bible, ça serait plutôt le livre de
recettes de Mme Beeton, je dis.
Il acquiesce.
– Ouais. Elle a une excellente recette de
crumble à la rhubarbe, d’après ce qu’on m’a dit.
J’ai fait la grimace.
– Ça c’est un bon moyen de tuer quelqu’un,
j’ai dit.
Or donc. Un personnage plutôt douteux, tout compte
fait. Un curieux mélange. Pourtant, c’est en partie grâce à John
que j’ai rencontré Elspeth. Après son arrivée, j’ai obtenu
l’autorisation de traîner des heures à la bibliothèque et c’est
exactement ce que j’ai fait,
un peu par curiosité vis-à-vis de lui, mais surtout parce qu’il
serrait là-bas toutes sortes de secrets, dans des salles de
réserve, à l’intérieur de cartons oubliés qu’il avait sortis et
commencé d’inspecter. Il était parfois trop occupé pour discuter,
mais quand il était libre, il sortait des trucs des archives ou du
rayon des ouvrages de référence pour que j’y jette un coup d’œil.
Certaines fois, il se contentait de sortir une pile de bouquins et
me laissait les parcourir pendant qu’il travaillait. Et donc, un
après-midi, après la classe, j’étais assis depuis un moment le nez
dans un dictionnaire de citations – c’est parfois comme ça qu’il faut
lire, par petites bribes, se nourrir l’esprit façon sushi –, quand
tout à coup je lève la tête et je me rends compte qu’il fait déjà
presque nuit. J’aperçois le vert tendre des arbres dans le soir et
les éclaboussures orange entre les feuilles. J’éprouve alors une
sensation incroyable, une sorte de bonheur muet, à l’idée que tout
– le parc, les lampadaires de la rue, la petite station-service au
coin, en face – vient juste de surgir de nulle part, éphémère,
comme un décor de cinéma. Puis je regarde devant moi et c’est alors
que je la vois : une fille de mon âge, qui semble pourtant
plus vieille, avec son blouson en cuir et son jean, les cheveux
coupés court, comme un garçon, et la chemise à carreaux, sous son
blouson, déboutonnée de façon à laisser voir la fine chaîne d’or
autour de son cou. Au bout d’un moment, elle me surprend en train
de l’observer et me décoche un regard interrogateur.
– Je peux t’aider ? elle demande. Ce
n’est pas qu’elle fasse la prétentieuse : elle conçoit ça
comme un défi. Ce qui me donne à penser qu’elle devait me regarder
avant que je la remarque et qu’elle attendait juste que je m’en
aperçoive.
– Quelle heure est-il ?
C’est le mieux que je trouve à demander.
Elle se retourne vers la pendule, sur le mur du
fond, puis me répond :
– Eh bien, la grande aiguille est sur le 6,
et la petite…
– C’est bon, je dis.
– Quel est le problème ? elle dit. Tu
dois aller quelque part ?
Je hoche négativement la tête.
– Il n’y a aucun problème, je dis.
J’essaie de la situer. Pour moi, elle ressemble à
quelqu’un du lycée, une fille de troisième, mais en même temps elle
n’a pas la même allure. Puis je trouve.
– Toi, tu sortais avec Jimmy Van Doren, je
dis.
Ma phrase a un peu l’air d’une accusation.
Elle sourit.
– Ah mon Dieu, elle dit, quelle vie de
patachon je mène !
Ça me fait rire, mais je n’ajoute rien.
– En fait, elle dit, je ne sors plus avec
Jimmy Van Doren. Il est classé aux
archives.
– Ah ouais ?
– Exactement.
– Et qu’est-ce que tu fais ici ? je
demande.
À bien y réfléchir, la question est plutôt
grossière, mais la fille ne bronche pas.
– Je te regarde lire, elle dit.
– Ça doit être intéressant.
– Oui, elle dit. J’aime la façon dont tes
lèvres remuent quand tu tombes sur un mot compliqué. C’est très
touchant.
– Ha ha, je dis.
– Ha ha, elle répond. Bon, alors maintenant
que je suis libre et tout, tu veux bien sortir avec
moi ?
– Pourquoi je ferais ça ? je
demande.
– Parce que je suis très bandante et très
très belle.
– Ah oui ?
– Exactement, elle répond. Alors. Qu’est-ce
que tu en dis ?
– Je ne sais pas.
– Tu ne sais pas
si ça te dirait de sortir avec moi ?
– Ne me bouscule pas, je dis.
– On pourrait rester à l’intérieur, si tu
veux, elle dit. Je ne suis pas difficile.
– Bon, elle dit. Fais comme tu veux.
– Je n’y manquerai pas.
– Tu ne sais pas ce que tu perds.
– J’imagine sans peine, je réponds.
– Oh, non, sûrement pas, elle dit. Et là,
elle m’adresse un super beau sourire et je comprends que je perds
mon temps à faire semblant.
– Je n’ai pas dit non, je reprends. J’ai dit
ne me bouscule pas.
– Eh bien, tu ferais mieux de te décider en
vitesse, elle dit, sans quoi tu le regretteras toute ta vie.
– Ah ouais ? je fais. Qu’est-ce que tu
en sais ?
– Crois-moi,
elle dit. Je le sais.
Je suis obligé de sourire. Elle est jolie, ça
c’est sûr.
– Bon ? elle dit. Qu’est-ce que ce
sera ?
Je ne réponds pas. Peut-être qu’en cet instant
précis je suis amoureux. Sentimentalement, je veux dire.
– Je te sucerai, si tu veux, elle dit.
Je suis un peu décontenancé par sa remarque, mais
je m’efforce de ne pas le laisser voir. Ou pas trop.
– Ah ouais ? je dis, en tâchant d’avoir
l’air détaché.
– Exactement, elle dit.
– Quand ça ?
Je sens un grand vide à l’intérieur de moi, comme
si quelqu’un venait de me retirer les entrailles.
– Maintenant, elle dit.
– Où ça ?
– On peut aller dehors, elle dit. Derrière la
bibliothèque.
Elle regarde du côté de John, qui fait mine de
ranger des livres dans le rayon Décoration d’intérieur, mais qui en
réalité nous observe.
– Là où John va fumer ses joints, elle dit,
juste assez fort pour qu’il entende.
Elle est maintenant quasi sûre de me tenir, et
elle me tient, mais pas pour la raison qu’elle croit. Elle croit
que je ne me suis encore
jamais fait sucer, et pourtant si. Une vieille femme m’a arrêté une
fois que j’avais pris la West Side Road en direction de la plage.
Elle était en voiture et s’est rangée juste à côté de moi pour me
demander si je voulais faire un petit tour. Je ne l’avais jamais
vue, ni elle ni sa voiture, chose surprenante étant donné qu’on ne
croise guère de touristes sur la West Side Road. Je lui ai donc
demandé ce qu’elle entendait par là et elle a répondu qu’elle me
donnerait un billet de dix si je la laissais me sucer.
Franchement, je ne savais pas trop. Elle était
plutôt vieille, et pas belle du tout ; d’ailleurs elle avait
davantage l’air d’un mec que d’une femme, avec des tonnes de
maquillage et du rouge à lèvres foncé. Mais bon, je me suis dis que
dix livres c’est dix livres. Alors je suis monté dans la voiture et
elle m’a conduit jusqu’à la plage, où j’allais de toute façon. Ça
n’a pas duré très longtemps, et elle a eu l’air assez contente.
Elle m’a dit que j’étais un gentil garçon et elle m’a donné les dix
livres. Puis elle m’en a donné cinq de plus.
– C’est pour ton petit frère, elle a dit. Tu
as un petit frère ?
Je n’avais pas de petit frère, mais je ne comptais
pas le lui dire.
– Ouais, j’ai dit. J’en ai deux.
– C’est bien, elle a dit. Comment
s’appellent-ils ?
– Liam et Benny, j’ai dit. Les premiers noms
qui me sont venus à l’esprit.
– Très joli, elle a dit, mais elle ne m’a pas
donné un sou de plus et je dois dire que j’étais un peu déçu pour
le petit Benny. Bon, eh bien. J’espère que tu ne m’en voudras pas
si je te dépose ici, mon chéri.
J’ai hoché négativement la tête.
– C’est parfait, j’ai dit.
– Merci, mon grand, elle a dit. Elle a
attendu que je des-cende, sans cesser de sourire gentiment, puis
elle a enclenché une vitesse et s’est éloignée. Je ne l’ai plus
revue.
Évidemment, c’est seulement plus tard qu’il m’est
venu à l’idée que je n’aurais pas dû monter dans cette voiture, ou
que la femme avait peut-être
quelque chose à voir avec les garçons perdus. C’est ainsi que la
ville appelait les garçons qui avaient disparu. Les garçons perdus.
Comme dans Peter Pan. Cela dit, je ne
sais pas si, par ici, quelqu’un d’autre a lu ce bouquin – je dis
bien lu ce bouquin, pas vu le film –,
mais je ne le trouve pas si bon que ça. Toutes ces histoires sur
Wendy qui leur sert de mère, c’est un peu écœurant, si on veut mon
avis. Et il y a tous ces gens qui passent leur temps à s’entretuer,
mais comme on n’a jamais aucun détail là-dessus, on ne peut pas
s’empêcher de penser que c’est du faux. Comme dans Le Petit Chaperon rouge, quand le bûcheron ouvre
le ventre du loup et que la grand-mère en ressort fraîche comme une
rose, prête à finir son rang de tricot. Où est-ce qu’on va,
là ? Les gens ne devraient pas raconter aux gamins des
histoires pareilles, où il se passe de sales trucs et où tout se
termine bien en fin de compte une fois que maman a fait une bise
qui guérit tout. Ils devraient raconter les choses telles qu’elles
sont vraiment dans le vaste monde, à savoir : quand on est
baisé, on est baisé. Un genre d’Anna
Karénine pour enfants.
En tout cas, je ne crois pas qu’Elspeth soit prête
à s’exécuter, mais si. Juste là, derrière la bibliothèque, à côté
des poubelles. Et c’est super bon, en plus, pas comme avec la
vieille. Après ça, j’ai envie de faire autre chose, mais elle
rigole et dit qu’il va falloir que j’attende la prochaine fois. Et
c’est comme ça qu’on en vient à sortir ensemble. Pas très
romantique, mais de toute façon les histoires d’amour ça ne nous
intéresse pas vraiment. Je trouve que, dans l’ensemble, une
histoire d’amour, ça doit se réserver pour plus tard, quand on est
assez vieux pour y faire face. En attendant, il reste la baise. Les
gosses sont plus doués pour ça que pour les histoires d’amour et
toutes ces conneries compliquées.
Ça fait maintenant un mois qu’on sort ensemble et,
sans exagérer, c’est une révélation. J’avais baisé deux ou trois
filles avant, mais rien de comparable. Elspeth et moi, on joue à
des petits jeux, toutes sortes de trucs, des choses dont je n’avais
jamais entendu parler. C’est Elspeth qui les invente la plupart
du temps, parce que moi, ce
n’est pas vraiment mon truc. Si on m’écoutait, ça se limiterait aux
pipes et aux grosses baises de bourrin, vu que je suis assez direct
en ce qui concerne les affaires de cœur. Pourtant j’apprécie les
petits jeux la plupart du temps. Ça peut paraître un peu
artificiel, mais quand c’est bon, c’est super, et quand c’est
vraiment bon, ça fait peur.
Au début, c’était juste de petites choses, puis
Elspeth a lu dans une revue porno un article sur ce que certains
gamins français pratiquent et elle s’est dit qu’on pourrait
essayer. Ça s’appelait le jeu du
foulard* . La première fois,
elle a caché le foulard dans sa poche et ne l’a sorti qu’une fois
loin de mon père et en sécurité dans la chambre ; c’était un
long fou-lard d’aspect soyeux, rouge coquelicot et bleu foncé,
qu’elle avait trouvé dans les affaires de sa mère. Moi, j’étais
censé le lui serrer autour du cou jusqu’à ce qu’elle perde
connaissance faute de pouvoir respirer. C’était censé faire une
impression dingue, elle a dit. Je trouvais que ça paraissait un peu
dangereux, mais comme c’était aussi excitant, on a fait ça deux
fois. Je le lui ai fait d’abord, puis elle me l’a fait. Ça
déclenchait vraiment une sensation dingue quand on s’évanouissait,
mais pas ce à quoi je m’attendais, parce qu’on n’avait pas
simplement l’impression de perdre connaissance et de sombrer dans
le noir, il y avait cette lumière incroyable, une lumière blanche
pure qui a surgi dans ma tête juste avant que je perde conscience.
L’évanouissement proprement dit n’a pas duré très longtemps, et
c’était un peu désagréable au moment où le foulard serrait, mais
Elspeth a voulu que je le lui refasse et, la deuxième fois, on a
fait l’amour après. C’était magnifique. Elle a gardé le foulard
autour du cou pendant qu’on faisait l’amour.
J’ai toujours aimé Elspeth, au lit. Je ne pensais
pas que ça allait me plaire à ce point, au début, mais avec elle
c’est vrai-ment magnifique, vraiment excitant et agréable. Elle
aime faire ça aussi souvent que possible, dans ma chambre la
plupart du temps, mais aussi dehors, dans les bois, ou là-bas, à
l’usine. Le plus souvent, elle porte sa grande robe et elle se
contente de s’asseoir sur moi
puis de déployer la robe autour de nous, comme ça personne ne
pourrait voir ce qui se passe au cas où on nous surprendrait par
hasard. Un jour qu’on se promenait dans les bois, elle a soulevé sa
robe et elle n’avait rien en dessous. Elle l’a maintenue autour de
sa taille et a blotti ses fesses contre moi. En tournant la tête,
elle m’a alors fait un super beau sourire, genre le bon Dieu sans
confession. “Tu peux me la mettre dans le cul, si tu veux”, elle a
dit. Je trouvais ça un peu risqué, en plein air sur le sentier,
tout ça, mais on a essayé un petit moment, puis on a dû renoncer.
Plus tard, par contre, on a trouvé la bonne façon de s’y prendre,
et on fait ça de temps en temps.
Évidemment, si mon père apprenait tout ça, il
serait drô-lement inquiet. Il penserait sans doute qu’on est trop
jeunes, ou qu’Elspeth risque de choper le ballon. Mais il se
tromperait. On a fait ça plein de fois, de tas de façons
différentes, et il n’est rien arrivé. Elspeth pense que c’est
peut-être parce qu’un tas d’hommes, par ici, ont du sperme mort, à
cause de ce que contient le sol autour de l’usine. Elle dit qu’il
se pourrait que j’en fasse partie, ce qui signifie que je n’aurai
jamais d’enfants, mais ça ne me dérange pas, vu comme tout débloque
dans la région. Elle précise bien clairement aussi qu’elle ne
s’intéresse pas à l’amour, ni à quoi que ce soit du même genre. Ça
ne me dérange pas non plus, du moins quand c’est elle qui le dit.
Moi, par moments, je me dis que la véritable astuce c’est de faire
en sorte que les choses comme l’amour et tout restent abstraites.
Abstrait, ça peut être difficile mais, tout compte fait, ce n’est
pas compliqué.
Je ne sais pas si ce que dit Elspeth est fondé, à
propos des petites cellules blanches, mais il se pourrait qu’il y
ait du vrai là-dedans. Les autorités se donnent beaucoup de mal
pour bien faire comprendre qu’on ne court aucun danger à vivre à
côté de l’usine, mais continuent à soumettre les gens à toutes
sortes d’examens – quand ils vont voir le médecin, par exemple.
Certains, comme mon père, sont vraiment malades pour des raisons que personne n’est capable
d’expliquer alors qu’il a subi toutes sortes d’examens. Une semaine
et quelque après qu’Elspeth et moi, on a découvert le jeu du foulard* , j’ai reçu une
lettre du centre de santé contenant trois bâtonnets en bois, comme
de très fins bâtons d’esquimaux, une enveloppe plastifiée sur
laquelle était écrit STRICTEMENT
CONFIDENTIEL. SUIVEZ ATTENTIVEMENT LES
CONSIGNES, une carte avec des
inscriptions en couleur et un fascicule imprimé qui expliquait
comment prélever des échantillons de selles. Les étapes étaient
très clairement énumérées, si bien que n’importe qui pouvait
comprendre ce qu’il fallait faire, et le paquet était adressé à mon
nom, pas à celui de mon père, donc quelqu’un quelque part pensait
visiblement que je courais des risques. Ça m’a un peu effrayé
pendant quelque temps, parce que ça signifiait sans doute que des
gens savaient des choses qu’ils ne disaient pas à la population. Je
n’en ai pourtant pas parlé à mon père pour ne pas l’inquiéter. Je
n’ai pas non plus fait le test. Ça m’intriguait un peu, mais quand
j’ai lu la consigne SUGGESTIONS
POUR PRÉLEVER VOTRE
ÉCHANTILLON : FEUILLES DE
PAPIER HYGIÉNIQUE PLIÉES,
VOTRE MAIN PROTEGÉE
D’UN
PETIT SAC EN PLASTIQUE, OU
TOUT AUTRE RÉCEPTACLE
PROPRE ET JETABLE, je n’ai
pas pu aller plus loin.
Maintenant, par contre, je me demande bel et bien
s’il n’y a pas quelque chose en moi. Quelque chose d’embusqué. Une
trace chimique, un cancer. Parce que après avoir reçu ce nécessaire
à prélèvement par la poste, j’ai commencé à avoir toutes sortes de
symptômes sans gravité : brusques saignements de nez, ou des
gencives, doigts engourdis, articulations enflées, mal au bide. On
aurait dit que mon corps attendait juste une allusion à la maladie
et qu’à peine cette allusion faite, la maladie était déjà là, prête
à se développer.
Je n’ai pas parlé de tout ça à Elspeth, bien sûr.
Elle a l’air de croire qu’on est tous contaminés d’une façon ou
d’une autre et qu’on ne peut rien y faire. On n’a pas tous les
mêmes maladies, mais il y a des récurrences anormales, d’après elle
– des groupes statistiquement
rares de problèmes affectant le système nerveux, ou l’appareil
respiratoire, des cancers du côlon. Certains, parmi nous, sont
encore en bonne santé, mais ce n’est qu’une question de temps. Elle
n’a pourtant pas l’air trop abattue. Elle en parle de façon très
pragmatique, comme si elle parlait d’attraper un rhume. C’est sa
façon d’être dans tous les domaines, j’imagine. Rien n’a l’air de
l’affecter. Mais bon, elle n’est pas comme tout le monde. Elle est
en bonne santé et se fout de tout. Elle a juste envie d’engranger
le plus de vie possible dans le temps qui lui est imparti, et
ensuite, que ça tourne comme ci ou comme ça, inutile d’en faire un
plat. Elle n’est pas sentimentale, ni là-dessus ni sur le reste.
Par moments j’aimerais pourtant, pour être franc. Elle est
tellement coriace et terre-à-terre qu’il m’arrive de me demander si
elle a le moindre sentiment, en dehors du fait qu’elle est toujours
plus ou moins assoiffée de sexe. Ce n’est pas que je m’en plaigne.
Simplement, j’aimerais qu’elle soit un peu plus douce, de temps en
temps.
Mais il faut accepter les cadeaux que nous offre
le monde. Il n’y a rien de pire, chez les gens comme nous, que
l’ingratitude.
Pendant un certain temps après la disparition de
Liam, Elspeth a été ma seule amie. Vu qu’avec ça, je devais
m’occuper de mon père depuis bien longtemps, j’avais pris
l’habitude de n’avoir pas d’autre compagnie que moi-même, ou à peu
près. D’ailleurs, quand on perd quelqu’un comme Liam, on se méfie
un peu des nouvelles rencontres. On n’a pas envie de se lier avec
la première mauviette venue et de tout endurer de nouveau.
Pourtant, une ou deux fois, j’avais aperçu des gamins là-bas, près
de l’usine, ou sur la décharge, et ça m’avait intrigué. Le seul que
je connaissais était Jimmy Van Doren, l’ancien petit ami d’Elspeth,
et je ne le connaissais que de vue. Pour autant que je sache, lui
et sa petite bande étaient les seuls à se rendre en groupe à
l’usine. Les autres gamins du gang n’avaient rien de spécial, mais
Jimmy m’intriguait, parce qu’il avait couché avec Elspeth. C’est toujours difficile
d’imaginer la fille qu’on baise maquée avec quelqu’un d’autre, même
s’il est passé de l’eau sous les ponts. Ça paraît toujours de
mauvais goût, comme si elle n’avait pas su attendre le meilleur et
avait dû perdre son temps avec des médiocres jusqu’à ce qu’on se
pointe.
Ma rencontre avec Jimmy s’est passée comme ça. On
sortait d’une assemblée au lycée où le proviseur, M. Swinton,
avait tout à coup piqué un coup de sang et s’était embarqué dans un
délire à propos du livre de Job, à nous lire directement la Bible,
dans la version du roi Jacques, rien de moins, ce qui est toujours
une erreur avec des gamins, vu que, s’il y a un livre qui se prête
aux grosses conneries, c’est bien la Bible. Surtout dans la version
du roi Jacques. Et voilà le père Swinton qui nous bassine avec les
enfants morts et les ulcères de Job, et la façon dont Dieu l’a tout
bonnement livré au diable pour qu’il en fasse ce qui lui plairait,
alors même que Job a toujours été un peu du genre cul-bénit. On
finit par se demander si Dieu ne serait pas un gros connard, à Ses
moments perdus.
Toujours est-il que je sors de ce bordel et me
voilà en train de déambuler, un peu perplexe, en me disant que M.
Swinton fait peut-être sa crise de la cinquantaine, quand j’avise
Jimmy Van Doren qui marche à côté de moi en calquant exactement son
pas sur le mien, tête basse, parfaite imitation de moi plongé dans
mes réflexions. Je m’arrête net et attends, prêt à encaisser tout
ce qui peut arriver – il cherche peut-être à s’en prendre à moi à
cause d’Elspeth, quoiqu’il ait attendu bien longtemps –, mais
il se contente de faire deux ou trois pas de plus avant de se
tourner vers moi et de me sourire. À ce moment-là, un autre garçon
surgit à côté de lui, plus trapu, pas aussi carré, mais assez
semblable à Jimmy, à première vue, pour qu’on les prenne pour des
frères. Ce qu’ils ne sont pas, en fait, d’ailleurs à y regarder de
près, on voit que la ressemblance est plutôt superficielle.
J’ignore le petit mec et je regarde Jimmy. Lui se contente de
sourire.
– Bon
sang, ce Job, finit-il par dire, toujours le sourire aux lèvres.
Comme il prononce ces mots, je perçois deux membres de sa bande,
postés en retrait sur ma droite et ma gauche, dont un que j’ai déjà
dû voir dans les parages. L’autre, que je connais plus ou moins,
est une fille dégingandée genre un peu manouche, que tout le monde
appelle Eddie. Plein de gamins la connaissent, dans le coin, elle a
la réputation d’être un peu cramée du ciboulot. L’autre mec est
gros, plutôt vilain, et il n’a pas l’air trop futé. Jimmy remarque
que j’examine sa petite bande, même si je m’arrange pour que ça
reste très discret, mais il continue de discuter quand même,
toujours très amical.
– Ouais, il dit. Dieu l’a vraiment
niqué, ce gars-là.
– Et pas qu’un peu, ajoute le petit mec à
côté de lui. Il ne sourit pas. Il a une tête à avoir envie de
m’inciser délicatement les parties au lieu de rester ici à
papoter.
– Pire que de vivre par ici, dit Jimmy.
– Au moins, nous, on n’a pas le Tout-Puissant
de mes deux sur le dos, ajoute le petit mec.
Les autres ne parlent pas, ils sont juste
spectateurs. On voit qu’ils ont une foi totale en Jimmy. Il parle
pour eux. Quoi qu’il puisse leur demander, si barjo que ce soit,
ils le feront sans doute. Tout ça pour un mec qui porte un nom de
guignol. Il s’appelle Jimmy Van Doren parce que son père a fait les
démarches pour changer de nom. Il s’appelait O’Donnell. Patrick
O’Donnell. Moitié irlandais, moitié manouche, mais comme il a sa
propre petite entreprise de paysagisme, le voilà qui change son nom
pour s’appeler Earl Van Doren, plus classe. Il fait imprimer ça sur
des cartes à en-tête qu’il envoie dans toute la péninsule en
espérant que quelqu’un trouvera que ça fait aristo. Apparemment,
les aristocrates marchent bien dans le milieu du design de jardins
paysagers, ce qui est triste pour plein de raisons auxquelles je ne
veux même pas penser. C’est sûrement pour ça que Jimmy est à cran.
Il cherche tout le monde, il pousse plus loin que n’importe qui,
c’est un meneur né et à lui,
on ne lui cherche pas de crosses. Là, on campe un peu sur les
plates-bandes du Boy Named Sue de
Johnny Cash.
Le voilà alors qui regarde le petit mec avec une
admiration teintée d’étonnement, comme s’il était surpris non
seulement par l’esprit et la sagesse de ses remarques, mais par le
simple fait qu’il puisse parler. Il le regarde juste assez
longtemps pour lui faire savoir que sa prouesse est dûment
remarquée, puis il tourne à nouveau la tête.
– Hé, il dit, d’un air faussement étonné,
comme s’il venait à l’instant de se rendre compte de ma présence,
ton père, c’est pas le type qui a une maladie que personne
connaît ?
Il me fixe du regard et reste là, un grand sourire
aux lèvres. Je lui souris à mon tour. Ils ne font que s’amuser, je
le sais. Ils ne m’agacent pas du tout. C’est peut-être une bande de
quatre, mais en fait il n’y a que Jimmy, et je pense que je ferais
sûrement le poids. Je me contente donc de m’asseoir sur mes talons
et j’attends de voir ce qui va se produire. L’idée me vient qu’un
peu de dépense physique me ferait sans doute du bien.
– Ouais, je dis. C’est bien lui.
– Ouais.
Il jette un regard à la ronde, comme s’il était
sur le point de révéler un grand secret aux autres.
– Il va voir le médecin-chef et le
médecin-chef dit : gardez le moral. Ce n’est pas tous les
jours que quelqu’un donne son nom à une maladie.
Tous les autres gamins rigolent, sauf le petit
mec. Il lâche un reniflement sarcastique et lance à Jimmy un regard
écœuré.
– J’imagine que tu te figures l’avoir
inventée, celle-là, dit-il.
– Bien sûr que je l’ai inventée, Tone, dit
Jimmy. Le petit mec s’appelle Tone, apparemment. Un nom à la con,
tota-lement adapté à ce petit crétin bas du cul.
– Eh ben non, cette connerie-là tu l’as pas
inventée, dit Tone. Je l’ai lue dans le bouquin de blagues de mon
frère.
– Ouais, dit Tone. Et quand il est de bon
poil, ça m’arrive de lui faire la lecture.
Ils continuent comme ça, Jimmy et Tone, à se
renvoyer des répliques comme des balles de ping-pong, Jimmy
débonnaire et indulgent, Tone tâchant de voir jusqu’où il peut
pousser le bouchon, et moi je reste là, à regarder, à écouter,
comme les autres. Puis, tout à coup, en plein milieu, ils arrêtent
de plaisanter et la bande tout entière me fixe des yeux.
– Alors, Leonard, dit Jimmy, qu’est-ce que tu
penses de cette histoire de Job ?
– C’est juste une histoire, je dis.
– Putain non, dit Tone, indigné. C’est la
Bible, Leonard. C’est la vraie vérité
de Dieu, bordel, voilà ce que c’est.
Je prends un air sérieux.
– Bon, je dis, alors si c’est ça, Dieu a
sacrément de comptes à rendre.
– Ah ouais ?
Je hoche la tête.
– Ouais. Toutes ces calamités. Tous ces
châtiments.
Jimmy fait mine d’être impressionné, genre stoppé
net par le seul poids de mon savoir.
– Il faut reconnaître une chose à Leonard, il
finit par dire, en se tournant vers les autres pour quêter une
confirmation. Il connaît sa Bible, le mec.
Tone opine.
– Et comment ! il dit. Dis voir,
Leonard. Tu l’as lue, la Bible, tout entière je veux
dire ?
J’opine à mon tour, sans un mot. Je regarde
Jimmy.
Tone regarde les autres, puis il se tourne à
nouveau vers moi.
– Bon sang, Leonard, il dit. Faut sortir un
peu !
Ils se marrent tous mais ils savent que ça tombe
carrément à plat, et moi je me contente de le regarder longuement,
comme je regarderais un truc qui flotte à la surface des
toilettes.
– Exactement mon intention, je dis en le
toisant, mais style léger, rien-à-foutre. Dès que j’aurai viré la
boue qui me colle aux crampons.
Le gang se marre à nouveau. Tone me lance un
regard furibond.
Jimmy s’approche de moi, pose la main sur mon
épaule.
– Tu es un gars bien, Leonard, il dit, très
héros holly-woodien. Tu veux faire partie de notre
gang ?
Je souris.
– Pas particulièrement, je dis.
Jimmy a un sourire dément, un sourire bouffon
genre Mel-Gibson-sous-triple-vodkas.
– Bon, d’accord, il dit. À plus.
Là-dessus, il tourne les talons et s’éloigne en
direction du littoral ouest, les autres lui emboîtant docilement le
pas – et seuls les deux parasites, Eddie et le gros gamin, se
retournent de temps à autre pour me faire signe, comme s’il
s’agissait d’une scène de grande séparation douloureuse. Tone se
retourne aussi, mais il ne fait pas signe. Je pense que, lui et
moi, on risque de s’embringuer dans des trucs pas nets si je ne
fais pas gaffe. Je me passerais volontiers de ce genre de petits
tracas, ces temps-ci ; s’il doit y avoir du grabuge, je
préférerais régler ça juste avec Jimmy et en finir. Cela dit, on
n’en est pas là. Pas encore. Et il est sage, celui qui sait quand
il vaut mieux préserver la paix. S’il y a moyen, il vaut toujours
mieux préserver la paix, je crois. Et quand il n’y a pas moyen,
foncer dans le tas et cogner dur. Chacun pour soi et cetera.
Comme je m’abstiens de raconter à Elspeth ma prise
de bec avec son ex – je suppose qu’elle en est la raison cachée –,
les choses continuent comme d’hab. On baise, on discute, on
signifie clairement qu’on n’est pas amoureux. Je ne me casse pas la
tête pour éviter le gang de Jimmy, mais je ne vais pas les chercher
non plus, si bien que je ne les revois qu’une huitaine de jours
plus tard là-bas, à l’usine. Ce qui n’a rien d’étonnant puisque, comme je dis, je les ai
déjà vus là-bas deux ou trois fois. C’est quand même toujours une
déception, ce genre de chose. C’est bien mieux quand les gens
restent où on les a laissés, et ne se pointent pas là où ils ne
sont pas censés être. Je préférerais que ça reste comme c’était,
là-bas, à l’usine : pas de gangs, juste un individu isolé de
temps en temps qui s’éloigne entre les buissons et les gravats
quand il se rend compte qu’il a de la compagnie, ou qui passe en
silence, furtif et gauche, comme un pauvre animal. Mais quelques
jours après ce premier affrontement avec Jimmy, je trouve toute la
bande sur un bout de terrain près de l’ancien broyeur à ordures, un
des rares endroits que j’estimais être à moi et à moi seul. Comme
si c’était mon jardin personnel, secret, sauf qu’il y a des tuyaux,
des gravats et de la fausse camomille au lieu de roses. Ils sont
tous là, accroupis autour d’un feu, en train de tisonner quelque
chose dans les flammes avec des bâtons. Je préférerais contourner
leur groupe et continuer, mais Jimmy lève la tête et me voit, si
bien que je n’ai plus le choix. Pas question de déguerpir sachant
qu’il m’a repéré, alors j’avance, très décontracté mais pas trop
amical.
Jimmy m’adresse un grand sourire de bienvenue,
puis il tourne la tête vers Tone :
– Hé, Tone, il lance. Voilà ton pote
Leonard.
Tone se redresse de toute sa hauteur et jette un
regard à la ronde, comme une mangouste dans un documentaire de
David Attenborough. En me voyant, il prend son vilain sourire
d’acolyte vicelard. Qui attend son heure. Qui guette le moment où
le meneur de la horde lui donnera la permission. Plus il continuera
sur cette lancée, plus il sera ridicule. Il fait à peu près aussi
peur qu’un bol de crème anglaise.
– Salut Leonard, dit Jimmy. Tu me suis ou
quoi ?
– Nan, je dis. Je vais voir un parent
malade.
Jimmy arbore un grand sourire menaçant.
– Je croyais que tu en avais déjà un, il
dit.
Je souris.
– On
n’a jamais trop de parents malades, je dis. C’est pour les parents
en bonne santé qu’il faut se faire du souci.
Jimmy se marre, ce qui est bien bon de sa part.
Moi je me sens plutôt nase, à vrai dire. J’ai passé une nuit
blanche, à lire Les Sept Piliers de la
sagesse. Un putain de bon bouquin, une fois qu’on entre
dedans. Je suis venu à l’usine pour goûter un peu de paix et de
tranquillité, pas pour échanger des plaisanteries avec Jimmy et sa
bande de scouts. Jimmy jette un regard à la ronde.
– Je ne crois pas que les présentations aient
été faites dans les règles de l’art, il dit. Moi, je m’appelle
Jimmy. Lui, c’est Tone. Le type là-bas qui ressemble à une fille,
c’est Eddie. Celui qui a l’air tout droit sorti de Jason et les Argonautes, c’est le gars
morose.
Le gros gamin glapit en entendant ça :
– Je m’appelle pas Rose, il dit.
Il a de drôles de sourcils : l’un noir et
velu, comme une chenille scotchée au front, l’autre presque
invisible. Ça lui fait le visage tout de travers.
Jimmy se marre.
– Je n’ai pas dit ça, il répond. Tu ne peux
pas juste avoir l’air plus aimable ?
Il se tourne vers moi.
– On vient à peine de déjeuner, il dit. Il
reste peut-être un petit quelque chose, si tu as faim.
Je regarde le feu. Il y a un truc dedans, au
milieu des flammes, un truc qui devait avoir de la fourrure, tout
noirci maintenant, avec de la peau marronnasse et des os qui
sortent à travers la fourrure carbonisée. Peut-être un chat ;
c’est difficile à dire.
– Non, merci, je dis. Je ne suis pas un grand
amateur de nouvelle cuisine* , à vrai dire.
Jimmy a l’air perplexe.
– C’est bon, il dit. Fais comme tu le
sens.
Il jette un coup d’œil à Tone.
– On part chasser, il dit. Tone se demandait
si ça te dirait de venir.
– À fond, je dis. Ça risque de se révéler une
erreur, mais je n’ai pas le choix. Pour peu que je me désiste, je
deviens la lopette de service. Sans parler des autres insultes et
injures qui alimenteront les foudres du petit Tone.
On m’avait déjà raconté des trucs sur ces chasses.
Des vantardises, pour la plupart, les conneries habituelles des
gamins, mais avant même d’atteindre l’endroit où on allait, j’ai
compris qu’avec ces gars-là ce serait pour de vrai. Je n’en
attendais sans doute pas moins de Jimmy, j’imagine. Je lui
reconnaîtrai au moins ça : il se prend au sérieux. On se met
en route vers le littoral est, Jimmy en tête.
C’est Eddie qui prend l’initiative de me mettre au
parfum. Pen-dant qu’on chemine à grands pas en direction de la
décharge, elle s’amène à ma hauteur et règle son pas sur le
mien.
– Le plus souvent, c’est juste des rats, elle
dit. Mais pas tou-jours. Il arrive qu’on chope une mouette, mais en
général elles sont trop rapides. D’autres fois, c’est des trucs
plus spéciaux.
Elle sort une grande aiguille à chapeau, comme
celles dont se servaient les vieilles dames et qu’on ne voit plus
que dans les brocantes, de nos jours.
– Tiens, ça c’est pour toi, elle dit. C’est
mon aiguille fétiche.
Et c’est vrai, en plus. Je le lis sur son visage.
Elle me fait un honneur particulier.
– J’ai chopé des putains de grosses bestioles
avec celle-là, elle dit.
Je ralentis un peu et je la regarde. Je suis
plutôt touché.
– Je ne veux pas te priver de ton aiguille
fétiche, je dis.
Elle me décerne un grand sourire.
– C’est pour ça que je te la file, elle dit.
Elle porte chance. Pour ta première fois, tout ça.
Elle reprend un air sérieux, tout à coup, comme si
elle venait juste de comprendre une chose dont elle ne s’était pas
rendu compte jusque-là.
Elle s’immobilise complètement, l’air un peu
inquiet.
Je m’arrête de marcher à mon tour. Il y a chez
cette fille une tristesse terrible qui me fait penser aux malades
que je vois à la clinique quand mon père y va pour ses
examens.
– Aucun problème, je dis.
Je prends l’aiguille. Eddie me fait peine, tout à
coup. Peut-être même que je l’aime bien. Elle est dégingandée et
revêche, sans doute limite frappadingue, mais elle n’est pas
vilaine de près. Elle ne devrait pas traîner ici avec Jimmy et ses
gars, par contre. Elle devrait être chez elle, à regarder des
rediffs du Jeune docteur Kildare en se
pâmant devant Richard Chamberlain, ou je ne sais quoi. Je l’imagine
tout à fait en train de se pâmer, et c’est une idée bizarrement
plaisante. Je risque un sourire.
– Merci, je dis.
Son visage s’éclaire et je constate alors qu’en
réalité, elle est très jolie. Et bandante, en plus. Enfin bon,
j’aime bien Elspeth, tout ça, mais si l’occasion se présentait, je
ne cracherais pas sur un petit coup vite fait avec Eddie. J’imagine
que ma physionomie trahit ma pensée parce qu’elle me fait un
sourire super heureux et elle rougit. Puis elle sort une autre
aiguille – un long truc, qui a l’air en cuivre – et repart d’un bon
pas derrière le reste de la bande en direction de la décharge. Le
terrain de chasse.
La décharge n’en est pas officiellement une.
Officiellement, ce n’est rien du tout.
Il y avait une ferme, là, dans le temps. La ferme Johnsfield. La
maison d’habitation et pas mal de dépendances sont encore plus ou
moins debout, mais per-sonne n’habite plus là depuis des décennies.
Les champs sont envahis d’herbes et de gravats, ponctués par-ci
par-là de débris d’engins mécaniques abandonnés à la rouille dans
un carré d’orties ou d’épilobes chétifs. La maison proprement dite
est plus au sud par rapport à l’endroit où on se trouve, ruine
parmi des ruines plus récentes, mais personne n’y entre jamais, ou si quelqu’un le fait, il
veille bien à ne pas être vu. J’y suis allé deux ou trois fois,
mais c’est froid, humide et moche à l’intérieur, même en été, et je
ne m’y suis pas attardé. Il n’y a rien à voir. Rien à découvrir.
Les gens de l’Intraville racontent l’histoire d’un gang de types
qui auraient soûlé une fille au rhum avant de l’amener jusqu’à
l’ancienne ferme et de lui faire des trucs, mais moi je crois que
tout ça, c’est juste des racontars pour effrayer les petits
enfants. Ils disent qu’elle a été violée et torturée pendant des
heures avant de mourir. Que son fantôme est censé errer là-bas en
pleurant et en demandant grâce, mais ça fait vraiment trop roman
pour qu’on prenne ça au sérieux. Quand quelqu’un raconte cette
histoire, il suffit de demander comment s’appelait la fille, ou à
quelle époque c’est arrivé, ou ce qu’il est ensuite advenu des
types, et plus personne ne sait rien.
Pourtant, il se pourrait que ça ait un rapport
avec le fait que la ferme Johnsfield finisse en décharge sauvage,
étant donné que cette histoire autorise probablement les gens à
faire là-bas ce que bon leur semble, et bien entendu ils ont tout
saccagé. C’était sûrement une jolie petite ferme, autrefois, mais
après la fermeture de l’usine et avec cette histoire de viol
collectif par là-dessus, les gens des alentours ont commencé à y
aller en voiture voilà des années pour larguer des détritus dans le
dernier champ tout au bout du chemin de terre qui mène au
Promontoire. Ils ne le font pas en plein jour, ils viennent
seulement de nuit, parce que, officiellement, c’est illégal ce
qu’ils font. Quoique j’aie du mal à imaginer les autorités en train
d’abattre le bras de la justice et de poursuivre qui que ce soit
pour avoir largué un peu plus de merdier dans un endroit déjà gorgé
jusqu’à plus soif de poison et d’ordures. Mieux vaut là
qu’ailleurs. Je ne sais pas si les largueurs à la sauvette sont du
coin ou s’ils viennent de l’extérieur ; en tout cas, ils
savent que ça n’a aucune importance, ce qu’ils font. Rien n’a
d’importance, en fait. Ces gens se disent sans doute que l’endroit
n’est plus récupérable, mais ce qu’ils y laissent est quand même étonnant à voir, au beau
milieu de toutes les ordures ménagères courantes : cages à
oiseau rouillées couvertes de fiente et de millet, animaux morts,
sacs d’aiguilles et de seringues en plastique, tampons d’ouate,
vieux outils électriques, pièces mécaniques. C’est carrément la
rase campagne à la ferme Johnsfield, pas de fosses dans le sol, pas
de clôtures, juste une longue haie hérissée qui reste noire jusque
tard en été, quand elle se décide à produire quelques maigres
feuilles douloureusement tendres et le miracle occasionnel d’une
fleur au parfum suave. J’ai vu un jour une photo d’un vieil arbre à
vœux comme ceux auxquels les gens croyaient, par ici : un
vieux sorbier noueux et convulsé, couvert de messages, de cartes,
de décorations à trois ronds accrochées aux branches à l’aide de
bouts de ruban ou de ficelle. C’est à ça que ressemble la haie en
bordure de Johnsfield, à une longue rangée d’arbres à vœux décorée
de sacs en plastique, de tissu et de lambeaux de ce qui fut
peut-être de la peau de chien ou de chat. C’est presque joyeux,
comme Noël au supermarché. Si on avait un supermarché.
Toujours est-il que c’est là qu’on se trouve, et
c’est ça notre terrain de chasse. Et ça nos gibiers. Je suis très
partisan du bon vieux Ici et Maintenant comme façon d’aborder les
choses et donc, puisque je me suis laissé entraîner dans cette
folie, je décide d’en profiter. De faire un peu la connaissance
d’Eddie, peut-être. Bien entendu, on se livre d’abord à quelques
explo-ra-tions inutiles. Jimmy et sa bande – avec moi qui suis le
mouvement, en laissant toutefois juste assez de distance entre nous
pour qu’ils ne commencent pas s’imaginer que je suis des leurs –,
tous, ensemble et individuellement, on erre sans but parmi les tas
d’ordures, on y plonge, on en surgit, on roule parfois dans une
immonde nappe de bouillasse et d’émanations, nos armes toutes
simples à la main, on guette le moindre signe de vie. On peut
utiliser tous les accessoires qu’on veut, mais l’aiguille à chapeau
est obligatoire. L’aiguille à chapeau est l’arme de la main droite
et doit être tenue bien ferme, pour éviter de la perdre dans la mêlée, mais les autres
ont tous leurs armes spécialement conçues pour la main
gauche : Eddie, un couteau à double tranchant, Rose – ou je ne
sais comment il s’appelle – a une longue fourchette appa-remment
recouverte de Teflon, comme celles que les gens utilisent pour les
barbecues. Tone brandit une saloperie de tournevis soigneusement
affûté en pointe, et je l’imagine bien y travailler, avec amour,
soin, impatience, pendant ses heures de loisir. Mieux encore, Jimmy
a un couteau pliant chinois pourvu d’une lame de quinze centimètres
à double tranchant en bel acier trempé noir. Il dit que c’est un
couteau à dépecer, mais ce n’en est pas un.
Moi, je n’ai rien, bien sûr, puisque je suis venu
à l’impro-viste. Mais je m’en moque. Je n’ai pas vraiment envie de
courir après de petits animaux à fourrure armé d’une aiguille à
chapeau et d’un faux couteau à dépecer, pas à l’âge que j’ai. On
n’attrapera rien de comestible. Il y a là des rats, des mouettes,
des hérissons, peut-être quelques chats sauvages qui vivent dans
les tas d’ordures et, à vrai dire, je préférerais vraiment les
laisser continuer. Ils se reproduisent là depuis des années, ces
chats. Pour peu qu’on vienne dans le secteur de nuit, on les entend
miauler, les femelles en chaleur, les matous qui se battent, et on
les verra errer, tout en trognes couturées et vilaines cicatrices,
oreilles en moins, fourrure arrachée. Certains gamins viennent dans
le secteur pour jouer à des jeux pas vraiment différents du nôtre,
déambuler dans tous les sens à la recherche d’animaux et d’oiseaux
à torturer avec des lames, des allumettes et de l’huile enflammée.
La seule différence, c’est que ces gamins-là posent des pièges et
des filets pour attraper leur proie, alors que nous on chasse. Mais, tout de même, ça fait infantile
comme jeu, surtout la règle de l’aiguille à chapeau, et je me sens
un peu gêné.
Finalement, Eddie repère un gros rat et on se
lance tous à sa poursuite. Rose n’est d’aucune utilité à qui que ce
soit, il ne fait que bondir partout en agitant ses armes et en
beuglant taïaut, mais Eddie se lance vraiment à fond, cavale dans
les ordures, plonge son
aiguille à chapeau en direction du petit corps fourré – et voilà
qu’il en surgit plein, toute une famille de rats, des gros et des
petits, tous bien gras, l’air sain, corps rebondis pleins de sang
et d’organes, qui ne demandent qu’à se faire embrocher. Seulement
ils sont trop vifs et personne n’arrive à les approcher. Ils
disparaissent dans tous ces détritus et nous, on continue de
tituber derrière eux, de plus en plus trempés et couverts de fange,
de s’écorcher sur de vieux sommiers et des cadavres de poussettes
Silver Cross, et de sales petites entailles apparaissent sur nos
phalanges et nos poignets. Bien vite, je suis prêt à laisser
tomber, mais Eddie continue, et l’enthousiasme qu’elle déploie
compense largement son manque de talent comme traqueuse. En fin de
compte, elle plonge et plante son aiguille en plein milieu d’un
truc qui couine et se débat, puis retombe inerte, transpercé dans
les règles de l’art, agité de soubresauts mais muet à présent, la
vie s’en écoulant un petit peu trop vite. Elle regarde ce qu’elle a
eu, puis me le montre.
– Juste un bébé, elle dit.
Je regarde aussi, sans vraiment savoir de
quoi il s’agit. De près, ça a l’air
pâle et faux.
– Rien qu’un petit, dit Eddie. Elle semble
triste à présent, mais je ne sais pas trop si c’est dû à la pitié
ou la déception.
– Ça ne fait pas grand-chose à manger, je
dis.
– Euârk !
Elle me regarde comme si j’étais une sorte de
fou.
– Je ne comptais pas le manger.
Puis elle a un grand sourire et me tend sa
proie.
– Tu le veux ? elle demande, et à ce
moment-là je sens qu’il se passe quelque chose. Comme quand un chat
rapporte un oiseau ou une souris qu’il vient d’attraper. C’est une
marque d’affection.
– Bon, je dis. Qu’est-ce que vous attrapez
d’autre dans le secteur ? À part les bébés rats.
– Comment ça ?
– Ah oui.
Elle grimace.
– Toutes sortes de trucs, elle dit.
Elle m’adresse un drôle de regard et je me demande
si la remarque sur les bébés rats ne l’a pas vexée. Je n’ai pas
envie qu’elle pense que je la prends de haut, alors j’adoucis un
peu.
– Quoi, par exemple ? je demande. Mais
vu la façon dont je le dis, ça sonne encore comme un défi, alors je
dois en rabattre un peu plus. Sérieux, je dis. Ça
m’intéresse.
Elle a réfléchi pendant ce temps-là et la voilà
qui se lance, radieuse et tout excitée.
– J’ai chopé un monstre lunaire, une fois,
elle dit.
– Un quoi ?
– Un monstre lunaire, elle répète.
Elle n’en est plus vrai-ment sûre, maintenant
qu’elle me le dit, mais une part d’elle veut l’être, si bien
qu’elle prend un air de défi.
– Il était énorme. Avec des yeux comme des
soucoupes et un museau pointu.
Elle se remémore avec affection l’image de ce
qu’un jour elle a attrapé et je suis aussitôt convaincu qu’elle dit
la vérité. Elle est tout émue et excitée, du coup je suis
absolument certain qu’elle avait attrapé quelque chose.
– Qu’est-ce que tu en as fait ? je
demande.
Elle réfléchit un moment, puis elle secoue la
tête. C’est comme de l’air qui s’échappe d’un ballon.
– Je l’ai tué, elle dit.
– Ah oui ?
– Je ne voulais
pas. Simplement, j’ai…
– Un monstre lunaire ?
– Oui.
Elle me regarde tristement.
– C’en était un, elle dit. Des monstres
lunaires, il y en a partout, par ici, le long de la plage.
– Je n’invente pas, elle dit.
Je secoue la tête.
– Je sais, je réponds.
Tout le monde a une théorie sur la faune secrète
de la presqu’île. Les gens racontent des histoires à propos de
toutes sortes de rencontres réelles ou imaginaires : ils
voient des hordes d’animaux inconnus, ils aperçoivent des diables,
des elfes, des fées, ils tombent nez à nez avec des mutants
horriblement défigurés ou au faciès angélique tout droit sortis de
vieilles émissions de science-fiction diffusées tard le soir à la
télé. Et ils ne voient pas que des animaux. On entend toutes sortes
d’histoires à propos de mystérieux inconnus : silhouettes
solitaires filant à travers bois, bandes d’hommes errant la nuit,
troupe criminelle arrivant de la côte pour voir ce qu’il y a à
voler dans l’usine, fauteurs de troubles et manouches, dépra-vés
sexuels, terroristes. John le Bibliothécaire dit que les bâtiments
proches des quais font une planque parfaite où des révolutionnaires
peuvent s’embusquer et entreposer leurs armes. À moins que ce soit
des contre-révolutionnaires, il ajoute avec une étincelle dans le
regard : insurgés, agents
provocateurs* , terroristes,
contre-ter-roristes – qui est capable de faire la différence, de
toute façon, et quelle est-elle ?
– Ils en parlent dans les livres, dit Eddie.
Avant il y en avait partout, mais maintenant ils se planquent dans
des endroits où personne ne va jamais. Comme les écureuils.
Je hoche la tête.
– Il y en a dans Shakespeare, elle dit.
Je lui effleure le bras.
– Je sais, je dis, doucement. J’ai envie
qu’elle croie que je la crois, mais je ne pense pas que ce soit le
cas.
On n’a pas vu Jimmy depuis un moment. Rose et Tone
sont au sec sur un îlot qui émerge de ce tas de merde, juchés
au sommet, en train de
scruter leur petit horizon, et je repense à ce film sur les
mangoustes vu à la télé. Finalement, Jimmy s’amène, avec un énorme
rat planté à la pointe de son couteau chinois. Il nous adresse un
grand sourire à tous en agitant triomphalement sa prise.
– Tir, et but, il dit. Puis son regard
intrigué va et vient d’Eddie à moi. Tu as chopé quelque chose, il
me dit, et je vois bien qu’il ne parle pas de rats.
Je ne pipe pas mot.
– J’en ai eu un, dit Eddie. Mais c’était
juste un bébé.
– Pas grave, dit Jimmy. Au moins tu as eu
quelque chose.
Et il me lance un regard amusé.
Quand on a fini de tuer des trucs, on s’affale sur
un talus herbeux, puis Tone et Rose commencent à préparer un
nou-veau feu. Jimmy est retourné dans l’océan de détritus, en quête
de plus gros gibier. Je comprends qu’il cherche une proie spéciale,
ou peut-être particulièrement répugnante, pour marquer l’occasion
de ma première sortie, mais il ne déniche rien. Je m’assieds avec
Eddie. J’ai remarqué deux choses, chez elle : d’abord, qu’elle
a une bouche super bandante, des lèvres à tailler les pipes, mais
douces quand elle parle, et ses jambes, dans son jean noir moulant,
ont l’air d’une longueur incroyable. J’ai vu dans un livre un
portrait peint par John Singer Sargent, une fois, où la fille avait
de longues jambes fines comme ça, et je n’ai pas arrêté d’y
repenser pendant des jours. Mais je ne précipite rien. Je ne crois
pas qu’il serait avisé de faire rougir Eddie deux fois dans la même
journée. Alors je mise sur la bonne vieille conversation. Je fais
celui qui se met au courant.
– Qu’est-ce qui est arrivé à Rose ? je
demande. Il est juste hors de portée de voix, en train d’aider Tone
pour le feu.
– C’est qui, Rose ? elle répond. Elle a déjà oublié les
présen-tations. D’un hochement de tête, je désigne le gros
gamin.
– Ah, Mickey, elle dit. Il s’appelle Mickey,
pas Rose.
Elle me regarde d’un air perplexe.
– Et donc, je dis, qu’est-ce qui est arrivé à
Mickey ?
– Comment ça ?
Elle regarde le mec, un peu inquiète, comme si
elle s’attendait à ce qu’il ait les deux bras arrachés sans qu’elle
ait rien remarqué.
– Ses yeux, je dis. Il n’est pas né comme ça,
j’imagine.
– Ah.
Elle porte la main à sa bouche et glousse,
mignonne comme tout. On ne peut que se demander si elle fait ce
genre de chose à dessein.
– Il a eu le sourcil et les cils arrachés,
elle dit. Pendant un feu d’artifice. Ça n’a pas encore
repoussé.
– Comment il s’est débrouillé ?
– Oh, il faisait l’andouille.
Dans sa tête, elle retourne à la page intitulée
Feu d’artifice de la Nuit de Guy Fawkes. Ce n’est pas un très gros
livre, mais il est clairement libellé.
– Il a allumé un pétard et l’a lancé à Tone.
Mais il ne s’est rien passé. Alors il va voir, il ramasse le pétard
et l’approche de son œil. Comme s’il essayait de découvrir ce qui
cloche. “Il est nase ce truc”, il dit, et à ce moment-là…
BOUM !… ça pète.
Elle a alors un grand sourire joyeux.
– On a tous cru que ça lui avait arraché
l’œil.
– Super, je dis.
Elle se ressaisit et a l’air un peu déçue.
– Mais il l’avait encore, son œil, elle dit.
Ça lui a juste arraché les cils. Et le sourcil.
Elle réfléchit un instant.
– Ça n’a pas encore repoussé.
Je hoche la tête.
– C’est ce que tu disais, je réponds.
– Peut-être que ça ne repoussera jamais, elle
dit, pour-sui-vant sa rêverie. Elle semble tester l’idée, histoire
de voir si elle lui convient.
Avoir un seul sourcil noir, ça pourrait aller provisoirement, mais
de toute évidence, dans son esprit, définitivement c’était une tout
autre paire de manches.
– Et comment tu l’as connu ? je demande.
Mickey, je veux dire.
– Mickey ?
Elle a l’air perdue à nouveau.
– Ouais, je dis, doucement. Mickey.
– Oh.
Elle secoue la tête.
– C’est mon frère.
– Ah oui ? je dis. Je n’ai pas envie que
ça se voie trop, mais je suis en train de me demander si elle a
tout bien compris.
– Demi-frère, en fait, elle dit.
– Sans déconner, je fais.
Elle me regarde et sourit. Puis elle rougit à
nouveau.
– Ne te fous pas de ma gueule, elle
dit.
– Je ne me fous pas de ta gueule.
Elle m’examine un moment. Elle est toute sérieuse,
d’un seul coup.
– Sûr ?
– Sûr, je dis.
Elle a l’air contente. Je lui ai fait plaisir,
j’imagine. C’est très touchant. Puis elle saute sur ses pieds et
pousse un cri strident.
– Allez, lance-t-elle à personne en
particulier. On va tuer quelque
chose.
Une fois rentré chez moi, après cette bonne
journée de chasse, je commence à me demander où ça mène, tout ça.
Je me suis déjà dit qu’il ne fallait pas trop me lier avec Jimmy et
sa bande, mais je suis obligé de l’admettre : j’aime bien
Eddie, et Jimmy est plutôt stimulant. Cela dit, mieux vaut éviter
de se relâcher. Si je baise Eddie, ça remontera forcément jusqu’à
Elspeth et non seulement ça la foutra en rogne, mais ça mettra un grand sourire sur la
tronche de Jimmy. C’est peut-être le but de la manœuvre, bien sûr.
Je ne dis pas que Jimmy irait vraiment ordonner à Eddie de coucher avec moi, il faudrait
que ce soit plus subtil que ça. Au début, il voulait sans doute
juste me tester, puis Eddie a peut-être dit quelque chose après
notre première prise de bec, et il lui a conseillé d’y aller. Ou un
truc dans le genre. En tout cas, quoi qu’il se trame, je ferais
bien de regarder où je mets les pieds, à mon avis. Ça me rappelle
Paul Newman ; quelqu’un lui demandait s’il lui arrivait d’être
tenté de tromper Joanne, avec toutes les femmes qui se jetaient en
travers de son chemin, et lui, il a répondu : “Pourquoi aller
se chercher un hamburger quand on a un steak à la maison ?” Ce
qui passait sûrement pour une réponse plutôt sympa, à l’époque,
sollicité comme il l’était, mais ça ne veut pas dire grand-chose.
On ne peut pas manger du steak tous les jours, et on dit que le
changement pimente l’existence. D’ailleurs, si Elspeth représente
le steak, ça ne fait pas d’Eddie le hamburger. Je la verrais plutôt
comme un dessert, franchement. Un Délice des Anges bien mousseux,
peut-être. Une crème brûlée. Un tiramisu. Certainement pas du gâteau de semoule.
Seigneur Jésus Tout-Puissant, je me dis : il
va falloir que je me tire de ce guêpier. Ce qu’il me faut, c’est un
dérivatif. Après être passé voir mon père, je vais dans ma chambre
et j’essaie de reprendre Les Sept Piliers de
la sagesse là où je les ai laissés. Mais je n’arrive pas à
me concentrer sur ma lecture. Je n’arrête pas de penser aux jambes
d’Eddie et à ses jolies lèvres boudeuses. Je finis par m’assoupir,
allongé sur mon lit, le livre sur les yeux, et je fais des rêves
incroyables jusqu’au matin, mais ce n’est pas de chameaux que je
rêve.
Les dieux sont quand même cléments, même si on se
donne du mal pour ignorer leurs attentions occasionnelles : le
lendemain j’ai le dérivatif qu’il me faut, puisque l’Homme-Papillon
est là et, pour une fois, je suis – comme on dit dans les manuels d’autoperfectionnement
– inconditionnellement heureux. Ça ne
durera pas longtemps, mais c’est une sensation pure, ce qui n’a
rien d’un phénomène courant quand on habite l’Intraville.
Mais bon, c’est le gros problème de la vie
ici : il n’y a pas que des sales journées passées à se
demander quand un autre garçon disparaîtra, vu que ça fait quelque
temps que ça n’est pas arrivé et que donc, en fonction d’une
logique qu’on connaît tous, c’est voué à bientôt arriver de
nouveau. Et il n’y a pas non plus que les autres jours, ceux où on
erre tous, hébétés de peur et de colère parce que après avoir
finalement cédé à la tentation de penser que cette sale période a
pris fin, on apprend qu’une autre âme est perdue, un autre garçon
qu’on connaît au moins de nom, un gamin qui joue de la trompette,
ou qui se gratte le nez pendant les assemblées au bahut, ou qui
aime aller se baigner. Évidemment, on peut se raconter qu’il est
parti, comme un personnage de conte de fées, pour chercher fortune
dans le vaste monde sauvage. On peut se raconter que si c’est la
version que les flics proposent, ils doivent avoir une bonne
raison, mais au fond de son cœur on sait que le garçon a été
enlevé, sans doute traîné jusqu’à un lieu secret et assassiné,
voire pire. Peut-être en vie quelque part, en train d’attendre que
quelqu’un vienne, au fond d’une fosse à l’usine, ou enchaîné,
réduit à l’impuissance, dans un égout. D’un autre côté, même si les
choses sont calmes sur ce front-là depuis un moment, il y a
toujours la possibilité que quelqu’un vienne juste de mourir d’une
maladie que personne n’a encore jamais vue. On ne fait pas vraiment
dans la bluette par ici, à l’Intraville.
Et, donc, ce serait sans doute mieux s’il n’y
avait pas de répit, s’il n’y avait pas de moments heureux. Comme ce
passage de Tom Sawyer où Tom se
demande si les dimanches ne sont pas juste une forme de sadisme un
peu plus raffinée que les jours de semaine avec leur succession
habituelle de corvées et d’école. Chaque semaine, on a un jour de
congé, juste pour nous
rappeler à quel point les six autres sont horribles – et même cet
unique jour précieux est gâché par une matinée à l’église, à
regarder le soleil qui brille derrière les vitraux pendant qu’un
vieux connard débite son blabla sur Dieu. Au moins, on ne fait pas
trop dans la religion, ici.
Ce serait sans doute mieux de continuer le
train-train ordinaire avec mon père malade et moi obligé de laver
la bassine qu’il garde à côté du lit, tout le vomi, la bile et les
caillots de sang qui partent au tout-à-l’égout, dans l’eau que je
boirai un jour après qu’elle aura été assainie et traitée, vu que
l’eau circule en circuit fermé, la même eau tout le temps : la
même, mais différente. L’eau est partout. On ne lui échappe pas.
Quand Miss Golding nous a appris, en cours d’instruction
religieuse, que Dieu était omniprésent, je me rappelle avoir pensé,
pendant qu’elle expliquait omniprésent
aux triples buses, que Dieu devait être de l’eau. Même plus tard,
une fois que l’âge m’avait ôté cette idée de la tête, je continuais
de craindre l’eau ; ou, plutôt, je craignais quelque chose que
l’eau contenait. J’ai trouvé une revue, un jour, à la décharge,
dans laquelle un article racontait qu’un Français avait mis au
point je ne sais quelle théorie comme quoi l’eau aurait une
mémoire : elle garde, inscrite dans sa structure moléculaire,
une trace de tout ce qu’elle a touché, tout un passé de pisse,
vomissures et insecticides, consigné dans un document
submicroscopique illisible qui mettra des siècles à s’effacer. Tout
a une horloge propre, une existence propre : les étoiles, les
chiens, les gens, les molécules d’eau. Les êtres humains ne
connaissent qu’une version du temps, mais il en existe des milliers
d’autres, tous ces mondes parallèles se déployant selon des rythmes
différents, rapides, lents, instan-tanés, sidéraux.
Toujours est-il que, quoi qu’on puisse récolter
d’autre, normalement on ne trouve pas le bonheur inconditionnel,
par ici. Le bonheur est toujours entaché d’autre chose :
souci, peur ou juste la sensation idiote qu’on ne le mérite pas
vraiment et que c’est donc
sans doute une sorte de piège. Ce jour-là, par contre, je suis
heureux, purement et simplement – parce que l’Homme-Papillon est
venu, et que j’aime bien quand il vient.
Je ne l’attendais pas, étant donné qu’on ne sait
jamais quand il sera là. Il vient et repart au gré d’une loi que
lui seul comprend, et je sais seulement qu’il est de retour quand
je vois sa camionnette garée sur le bord de la route, le long de la
barrière qui donne sur les anciennes prairies du littoral est, ou
peut-être un peu plus loin, quelque part en direction de la plage,
sa petite camionnette verte avec, sur un flanc, en lettres
décolorées, le nom de celui à qui elle appartenait avant, un type
appelé Herbert, qui faisait je ne sais quelles réparations. La
première fois que j’ai vu la camionnette, l’Homme-Papillon venait
de s’arrêter à la barrière qui mène aux prairies, et je l’ai
regardé sortir son équipement du coffre, tous les filets et le
matériel d’éclairage, la minuscule tente bleu ciel qu’il allait
planter au beau milieu de la prairie, le sac à dos plein
d’ustensiles de cuisine, le vieux réchaud de camping. On aurait cru
assister à un tour de magie, vu la façon dont il sortait tout son
attirail de cette minuscule camionnette, et il en venait encore, et
encore, jusqu’à ce qu’il ait disposé un vrai petit campement autour
de lui, avec tous ses instruments, ses lumières, ses tas de filets.
Il ne m’a pas adressé un mot, tout le temps du déchargement,
pourtant il savait que j’étais là. C’est seulement après avoir fini
qu’il s’est tourné vers moi et m’a regardé d’un air interrogateur.
Toujours sans un mot.
J’avais alors treize ans, si mes souvenirs sont
bons. Je parie que, pour lui, j’étais juste un gosse* qui
s’était pointé là, un des jeunes spectateurs du coin comme il en
avait sans doute à longueur de temps. Je n’avais pas envie qu’il me
considère comme tel.
– C’est pour quoi, tout ce merdier ?
j’ai demandé. Genre ado blasé qui n’en a rien à foutre.
Il a ri.
– J’en sais rien. Vous seriez pas
photographe ?
– Non.
– Scientifique ?
– Plus ou moins.
– Alors si vous êtes venu mesurer la
pollution, il va vous falloir plus de matos, j’ai dit.
Il a ri de nouveau et secoué la tête. Puis il a
expliqué l’étude sur les lépidoptères, et ce qu’on pouvait dire
d’un endroit à partir du nombre d’espèces différentes de papillons
et chenilles qu’on y trouvait. Finalement, il s’est tu et m’a
regardé, pour voir si je commençais à m’ennuyer.
– Bon, il a dit, alors comment
t’appelles-tu ?
– Leonard, j’ai dit. Leonard Wilson.
Il acquiesce et mémorise le nom dans sa tête, mais
lui, il ne me dit pas comment il
s’appelle. Il se contente de déballer des trucs d’un sac pour se
préparer de quoi déjeuner. Ce faisant, il me demande si j’ai faim.
Je dis que oui et du coup je lui donne un coup de main, je vais
chercher des trucs et je l’aide à tout organiser. Finalement, une
fois qu’on est assis devant des haricots blancs et des saucisses,
il me regarde.
– Certaines personnes disent qu’il n’y a plus
de mystères de nos jours, il dit. À ton avis, Leonard Wilson, c’est
vrai ?
Au début je ne dis rien. Il me traite peut-être un
peu trop comme un mioche, mais ça m’est égal. Plus tard, je lui
ferai comprendre que je lis des livres, tout ça, et qu’il peut me
parler normalement. Du reste, pour le moment, ça me plaît d’être
traité comme un gamin. Je passe le plus clair de mon temps à
préparer les repas de mon père, ou ses médicaments, à faire des
trucs dans la maison, des courses. C’est marrant d’être un gamin
pendant un moment, alors je joue le jeu, juste un peu.
– Je suppose, je dis.
L’homme a alors un grand sourire. Il commence sans
doute à mieux me situer, mais il a commencé alors il va
finir.
Je ne bouge pas la tête, je me contente de jeter
un bref coup d’œil.
– Un platane, je dis. Question plutôt
idiote : dans le coin, c’est tout des platanes.
– D’accord, il dit. Pas de mystère
là-dessous, alors.
– Non.
– D’accord. Alors comment est-il arrivé
là ?
Je connais la chanson, je me dis. D’une minute à
l’autre, il va se mettre à parler de Dieu, de cercles oculaires, et
toutes ces histoires d’Artisan divin, comme M. O’Brien à fond dans
le registre MYSTÈRES DE LA NATURE et GÉNÉROSITÉ DE
L’ORDRE
DIVIN. Mais je suis quand même
content de donner le change. J’aime bien sa voix. Elle est tout en
recoins douillets, amicale, mais elle reste à sa place, sans
s’immiscer.
– Eh bien, je dis, je n’en suis pas vraiment
sûr. Mais j’ima-gine que le vent a amené une graine à cet endroit
et que…
– Et comment le vent est-il arrivé
ici ?
– Quoi ?
– Comment le vent est-il arrivé ici ?
Comment toi, es-tu arrivé
ici ?
Il démontre quelque chose, mais sa voix ne change
pas. Il ne fait pas dans la JOIE
DE LA
DÉCOUVERTE comme le père
O’Brien.
– Comment tout
ça est-il arrivé ici ? il dit.
Je secoue la tête. C’est là que va commencer le
blabla sur Dieu.
– J’en sais rien, moi, je dis.
– Eh bien c’est ça le mystère, il dit. Et il reste assis là, tout
sourire.
Il reste là à sourire, puis il lève les yeux vers
le feuillage au-dessus de nos têtes, comme s’il y avait quelque
chose qu’il avait oublié de vérifier, avant de tourner à
nouveau la tête vers moi.
– Allons-y, il dit. Il se relève d’un mouvement
preste et commence à s’éloigner parmi les arbres pour me montrer
une chose d’une importance vitale à ses yeux. C’est que là, on a
affaire à un type qui sait lire le
paysage. Je pensais en savoir un peu sur la presqu’île, à force de
passer tellement de temps dans le secteur et de vérifier des trucs,
oiseaux, fleurs et tout le bataclan, dans les guides nature à la
bibliothèque – mais moi, je me contente de regarder les images,
alors que ce type-là lit les toutes petites lignes. Au fil des
quelques mois qui ont suivi, à mesure qu’il venait et repartait, il
m’a montré toutes sortes de trucs, du carrément débile jusqu’à des
petites merveilles de magie naturelle. Il m’a montré comment
entailler le dessous d’une fleur et sucer le nectar qu’elle
contient. Il m’a montré à quoi ressemble la jusquiame noire et m’a
expliqué comment les sorcières en fumaient dans une pipe quand
elles avaient mal aux dents. Il m’a raconté plus que je n’aurai
jamais besoin d’en savoir sur diverses espèces obscures de
papillons. Ce que j’apprends de lui, c’est qu’il aime bien les
gamins, et qu’il écoute ce qu’on lui dit. Par moments, il se pique
d’enthousiasme à propos d’un truc et, quand il est comme ça, il est
capable de parler des heures. À d’autres moments, il fait un peu
son adulte qui parle à un gamin, mais on voit que ces trucs lui
tiennent vraiment à cœur et qu’il veut les partager, pas pour se
donner l’air intelligent, mais parce qu’il adore trop tout ça. Il
m’arrive de penser qu’il est sûrement solitaire, parce que j’ai
l’impression qu’il n’a pas de vraie maison, il a juste l’air
d’aller d’un endroit à l’autre avec sa camionnette, de camper dans
des prés et de poser ses filets, avec pour uniques compagnons les
papillons qu’il attrape puis relâche, ou les gamins curieux comme
moi qu’il attire en cours de route. Ça doit être une belle vie, par
moments, de juste camper à un endroit quelque temps, puis d’aller
voir plus loin, comme un nomade qui se sentirait chez lui non pas
dans un seul endroit mais partout. Mais il n’a pas l’air d’avoir de
femme ni de copine ou quoi que ce soit du genre, et je me demande
parfois comment il fait, sur
le plan sexuel. Peut-être qu’il a une poule quelque part, qu’il va
voir quand il passe par là. Peut-être qu’il en a plusieurs. Mais je
pense qu’en réalité, il est marié à son boulot. Ce qui signifie que
l’Intraville n’est sûrement pas son lieu préféré, étant donné que
les résultats qu’il y obtient ne peuvent pas être totalement
satisfaisants. Ce n’est pas qu’il n’attrape rien. Au
contraire : il chope des milliers de papillons dans ses filets
tous les soirs, mais ce sont tous les mêmes, des petites bestioles
endiablées qui se jettent dans son filet de si bon cœur qu’on a
presque l’impression qu’elles le font exprès.
Du coup, il est un peu mystérieux, à certains
égards. Mais je l’aime bien. Ce premier jour, j’ai compris qu’il
allait devenir pour moi un ami, même s’il était vieux – il doit
avoir dans les quarante ans, peut-être un peu moins. Il parlait de
papillons et de mystères, et aussi de son travail, puis il s’est
rendu compte que le soir tombait.
– Bien, il dit. C’est sans doute l’heure pour
toi d’aller retrouver ta famille chez toi, Leonard Wilson. Tu as
une famille, n’est-ce pas ?
– Il n’y a plus que mon père maintenant, je
dis.
– Ah bon ?
– Ma mère est partie, je dis. Quand mon père
est tombé malade, elle s’est tirée et nous a laissés nous
démerder.
Il secoue la tête.
– Je suis sûr que ça ne se résume pas à ça,
il dit.
– Peut-être pas, je dis. Je n’y crois pas
vraiment, mais je ne vais pas me mettre à en débattre et tout
gâcher. J’en débats avec moi-même depuis assez longtemps. Et
vous ? je demande.
– Quoi, moi ?
– Eh bien, je suppose que vous avez une
famille aussi ? je dis.
Il rit.
– Pas vraiment. Mais je suis adulte. Je peux
prendre soin de moi-même.
– Moi aussi, je dis.
Je l’aime
bien, mais il est un peu insultant par moments, avec toutes ses
histoires d’être adulte. Il ne fait peut-être pas dans la Joie de
la Découverte, mais il s’engage sur une pente sacrément savonneuse,
là.
Il sourit.
– Je n’ai pas dit que tu ne pouvais pas, il
dit. Il a l’air triste, à présent, comme s’il avait pensé à quelque
chose qu’il aurait préféré oublier.
– Et où il est votre père, à vous ? je
lui demande, juste histoire de dissiper le malaise, puis je vois à
sa tête que c’est de penser à son père qui l’a rendu triste.
– Il est mort, maintenant, il dit.
– Oh, je fais.
Je me sens gêné.
– Excusez-moi, j’ajoute, ce qui augmente
encore ma gêne, et je me sens le rois des cons, en plus. De quoi
est-ce que je m’excuse ? Et qu’est-ce que ça
change ?
– Ne t’excuse pas, il dit. Il se faisait
vieux. Et il n’était plus lui-même, sur la fin, voilà.
Il détourne le regard, contemple les arbres au
loin, comme s’il essayait de se représenter quelque chose.
J’ai lu, une fois, dans un bouquin carrément nul,
qu’il faut parler aux gens de ces choses-là. Je ne sais pas
pourquoi, mais c’est censé être bon pour les morts, qu’on se
souvienne d’eux. Peut-être pas d’évoquer le temps où ils étaient
malades, mais comment ils étaient avant, quand ils étaient encore
jeunes, heureux ou autre. Et je comprends la logique de la
démarche. Ça me tracasse de ne pas me rappeler mon père avant sa
maladie. Ça me serait bien utile de pouvoir me souvenir de lui
jeune homme – en train de danser, par exemple, ou de brailler pour
soutenir l’équipe locale à un match de football. Ou peut-être au
pub, juste après l’ouverture, par une chaude matinée d’été,
installé là tout seul avant l’arrivée des foules, avec un journal
et une pinte de brune, la fumée bleuâtre de sa première cigarette
du jour qui s’élève en longues volutes fines au travers d’une tombée de lumière dorée. Ça
ferait du bien, et ça ferait peut-être du bien à l’Homme-Papillon
de penser à quelque chose dans ce goût-là. Je tente donc le
coup.
– Et alors, je dis, comment était-il, votre
père ?
Il me regarde, du genre de regard qui dit :
tu veux vraiment savoir, ou c’est par pure politesse ? Je ne
sais pas trop moi-même, mais il a l’air satisfait.
– Mon père était ingénieur, il dit. C’est
comme ça qu’il gagnait sa vie, et c’était sa passion. C’est pour ça
qu’il était venu ici, pour une mission professionnelle. Plus tard,
par contre, quand il est revenu, il était censé être à la retraite.
Il lui était arrivé des tas de choses entre son premier séjour ici
et le dernier.
– Qu’est-ce qu’il lui était
arrivé ?
– Mon père était un homme au grand cœur,
innocent, il dit. C’était un passionné, ce qui faisait aussi un peu
de lui un idiot. Il se fiait aux gens, ce qui peut être très bien,
mais il était trop ouvert, trop accessible. Il aimait bien boire un
verre, en plus. Sur la fin, il ne faisait plus qu’errer dans le
monde en se cognant aux meubles. Il lui arrivait de tomber de temps
en temps, mais il se relevait toujours. Par moments, j’avais envie
qu’il arrête carrément et qu’il reste par terre.
J’écoutais. Je n’avais aucune idée de ce qu’il
racontait, mais je voyais bien que tout ça était très triste.
Pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher d’être étonné par la façon
dont il parlait de son vieux. On aurait dit qu’il parlait de
quelqu’un qu’il connaissait à peine, ou d’un personnage de
livre.
– Ton père travaillait à l’usine, il
dit.
– Ouais, je réponds, surpris de ce brusque
changement de sujet. Il y a travaillé jusqu’à ce qu’elle ferme.
Ensuite, il est tombé malade.
– Mon père a contribué à la construction. Il
a travaillé sur la première usine, au tout début. À l’époque, tout
un groupe de compagnies travaillaient pour le Consortium, elles se
répartissaient les premiers contrats, très juteux. Arnoldsen.
Nevin. Lister. Mon père les
connaissait toutes, c’était comme une famille pour lui. Parfois,
quand il parlait de cette époque, il énonçait leurs noms et on se
rendait compte de tout ce qu’ils signifiaient pour lui. Ils lui
étaient familiers, comme les termes qu’il utilisait dans son
travail, tous les trucs tech-niques dont il parlait aussi, même
s’il savait que personne ne comprenait. Mais ces noms étaient aussi
particuliers. C’était sa litanie. Tous les mots énigmatiques qu’il
chérissait, comme quelqu’un pourrait chérir les paroles de prières
ou de chansons anciennes.
Il s’est alors interrompu et il est retourné
mentalement à l’endroit où, dans ses souvenirs, se trouvait son
père, en train de réciter sa litanie personnelle.
– Mais qu’est-ce qui a mal tourné,
alors ? j’ai demandé. Je n’avais pas l’intention de dire ça,
mais dès que les mots ont franchi mes lèvres, j’ai eu l’impression
d’avoir attendu des années de pouvoir poser cette question précise
à quelqu’un.
Il s’est arraché à sa rêverie et m’a regardé. Je
crois qu’il était interloqué par ma question, mais il a fait de son
mieux pour me donner une réponse. Pas celle que je recherchais,
mais une approximation, une estimation au jugé.
– Mon père était fier du travail qu’il avait
fait ici, il a dit. Les gens étaient fiers de l’usine, à l’époque.
Même plus tard, les gens se remémoraient la fois où George Lister
en personne était venu sur place, une fois la première tranche
achevée et l’usine officiellement inaugurée, pourtant ça ne s’est
pas passé comme ça. Les gens comme mon père – et le tien – n’ont
jamais vu les personnalités. Ces messieurs s’enrichissaient de loin et dépensaient
leur fortune très loin pour s’offrir des choses que les ouvriers ne
pouvaient même pas imaginer.
Son regard s’est fait vague et j’ai cru l’avoir à
nouveau perdu.
– Alors, comme ça, j’ai dit, le grand patron
n’est pas venu à l’inauguration ?
– Non. Il a dû envoyer un délégué, ou
peut-être un de ses plus jeunes fils. Il y avait quatre fils, si je
me souviens bien.
– Allons, il a dit. Il est temps pour toi de
rentrer. Ton père va s’inquiéter.
J’ai secoué la tête.
– Putain, non. Ça m’étonnerait qu’il soit
seulement réveillé, j’ai répondu, et l’Homme-Papillon a secoué la
tête d’un air faussement réprobateur devant tant de grossièreté
chez quelqu’un d’aussi jeune.
C’est la seule fois qu’il nous est arrivé de
discuter de ce genre de trucs. Par la suite, il n’a plus été
question que du travail qu’il faisait, ou bien d’anecdotes sur les
endroits où il était allé, ou de petites astuces pour se balader
dans le monde sans avoir d’ennuis. C’est comme ça. Il ne vient pas
très sou-vent, peut-être une fois tous les deux mois, et je ne sais
jamais quand l’attendre. Du coup, ce matin, quand j’aperçois sa
camionnette à demi cachée derrière la grande haie, là-bas, du côté
des prairies, je suis content. Mais je ne tiens pas à ce qu’il le
voie, alors je me contente de flâner jusqu’à l’endroit où il
travaille et de me planter là, à regarder. Il n’en fait pas des
tonnes, lui non plus. Il est en train d’installer un grand filet,
un truc plus haut que lui, et visiblement ça l’absorbe complètement
de mettre ça bien comme il faut. Il prend quand même le temps de
remarquer ma présence.
– Leonard Wilson, il dit.
Je crois entendre un certain plaisir dans la façon
dont il prononce mon nom, comme s’il avait eu hâte de me revoir.
Il s’interrompt un instant et me regarde du coin de
l’œil.
– Alors, comment vas-tu ? il
demande.
– Je vais bien, je réponds. Et je suis
content parce que c’est presque vrai. Assez vrai pour que je puisse
le dire sans avoir l’impression de faire semblant.
– C’est bien, il dit. Tu veux venir jusqu’ici
et m’aider à installer ce truc ?
– Aucun problème, je dis.
Il hoche la tête.
– Bon,
allez, il dit, et on se met au travail, avec soin, adresse et bonne
humeur, comme si on faisait ça depuis tou-jours. Ça ne prend pas
longtemps, à deux, et une fois que c’est fini, il m’envoie chercher
un peu de bois pour un feu, ce que je fais, mais le temps de
revenir, les bras chargés de brindilles et de branches tombées, je
le trouve assis sur un énorme tronc abattu, à côté d’un feu qui
brûle manifestement depuis un certain temps, en train de faire
mijoter quelque chose dans une petite casserole posée au milieu des
flammes, toute noircie et cabossée par des années de chauffe, comme
un mini-chaudron de sorcière. En me voyant, il lève la tête et me
fait un grand sourire, un de ces sourires qui sous-entendent un
monde de secrets partagés et un avenir dont seuls lui et moi
connaissons l’existence.
– Tu es revenu, il dit. D’un geste, il
m’indique la place à côté de lui, sur le tronc. Assieds-toi. Je
vais te préparer un peu de mon thé spécial.
Je ris. Je ne suis pas vexé qu’il m’ait envoyé
faire un tour pour rien.
– Ah ouais ? je dis. Et qu’est-ce qu’il
a de spécial, ce thé ?
Il sourit et remue un peu la théière avec
soin.
– Tu verras, il dit.
Il faut un moment pour que le thé infuse comme le
sou-haite l’Homme-Papillon. Ça pue à mort, un peu comme les
traînées de merde verdâtre que les chenilles laissent quand on les
enferme quelque temps dans un bocal ou une boîte d’allumettes, ou
les trognons informes de choux pourris dans les champs détrempés de
pluie après le passage des machines agricoles. Mais ça ne semble
pas déranger l’Homme-Papillon ; il se penche au-dessus de la
théière pour remuer et inhale de grandes bouffées, sans cesser de
fredonner tout seul d’un air absent, complètement absorbé par
l’alchimie de sa préparation. Finalement, il est satisfait. Il lève
la tête, m’adresse son fameux grand sourire et s’empare d’une des
tasses. Il l’approche de ses narines un moment, puis il en boit tout le contenu
vite fait. Je l’imite ; la mixture est encore pire au goût
qu’à l’odeur, mais j’arrive à l’avaler sans m’étrangler.
L’Homme-Papillon rit, puis il se laisse glisser à terre et se cale
le dos contre le tronc. J’en fais autant. Pendant un long moment –
dix minutes, peut-être plus –, on reste assis là, comme ça, deux
campeurs dans les bois à côté de leur feu, en communion avec la
Nature et toutes ces conneries. Au bout d’un moment, quand même, je
commence à me sentir drôle, comme chaud à l’intérieur, mais pas
fiévreux, et tout a l’air changé. Les arbres ont plus de détails,
les couleurs sont plus subtiles, tout a l’air plus compliqué et, en
même temps, plus cohérent, l’air d’être là pour une bonne raison.
Je ne dis pas que c’est conçu intentionnellement, je ne suis pas en
train de parler de je ne sais quelle connerie du genre n’est-ce pas
que la nature est merveilleuse. Mais bon… c’est là, et ça n’a pas
besoin d’être expliqué. C’est la grande révélation mystique, tout
ira pour le mieux et toutes choses et cetera. Je regarde autour de
moi. Le vert de l’herbe a l’air tiré de Platon, le moindre brin, la
moindre feuille est parfaite, mais ça ne se limite pas à ça, ça ne
se limite pas au fait que les choses que je vois sont parfaitement
nettes, logiques et justes, il y a autre chose. Plus d’ampleur. De
l’endroit où je suis assis, je vois tout, autour de moi, avec une
perfection détaillée presque vertigineuse, mais je sens aussi de
quelle façon une chose est reliée à l’autre, puis l’autre à la
suivante, et, plutôt que reliées, elles ne sont peut-être qu’une
seule et même chose. Tout ne fait qu’un. Ce n’est pas une question
de connexions, c’est une indivisibilité. Une unité. Je sens le
monde s’étendre autour de moi dans toutes les directions, le monde
et tout ce qu’il contient de vivant, chaque bourgeon, feuille,
oiseau, grenouille, chauve-souris, cheval, tigre, être humain,
chaque fougère ou lycopode, chaque poisson ou volatile, chaque
serpent, toute la sève, tout le sang, réchauffés par le soleil,
tout ce que caresse la lumière, tout ce que dissimule l’obscurité.
Ce n’est qu’un tout. Il n’y
est pas question de moi ou de pas-moi. C’est toute une continuité,
et je suis vivant avec tout ce qui vit.
Puis, presque avant même d’être là, cette unité se
rompt et je vois quelqu’un. Un garçon. Il n’était pas là avant,
mais main-tenant si, debout à l’orée de la clairière, comme s’il
venait juste de sortir des bois, et il me regarde fixement, pas du
tout surpris, plutôt comme s’il s’attendait à me voir là et s’était
efforcé de m’amener à le remarquer, d’attirer mon attention par ce
regard perçant. Il y a quelque chose d’étrange en lui, que je
n’arrive pas à cerner, quelque chose dans sa physionomie qui paraît
familier, peut-être moins ses traits que son expression ; on
dirait une expression que je connais de l’intérieur, une expression
que j’ai testée à un moment donné, puis abandonnée, comme un acteur
pourrait essayer d’entrer dans la peau de son personnage en
regardant le miroir d’une certaine façon, endossant une psyché
joyeuse, sage ou perturbée en modifiant la façon dont bouge son
visage. L’expression de ce garçon est lointaine, moins distante que
réservée, pas fière, ni froide ou choquée, plus plaintive qu’autre
chose, comme s’il voulait m’appeler mais avait momentanément perdu
la voix. Il veut m’appeler, c’est ça, et sa mine est la conséquence
de ce désir frustré de parler. Il veut appeler, peut-être à l’aide,
ou peut-être parce qu’il pense que j’ai besoin d’aide – et j’avais
perçu cet appel plaintif avant de le voir, j’avais senti le regard
qu’il m’adressait un instant avant de tourner la tête, alors que
j’étais heureux ou, plutôt qu’heureux, pleinement en vie,
totalement connecté à tout ce qui m’entourait, à tout ce que je
voyais et ne pouvais voir, aux bois et au ciel, au pinceau
indistinct et chaud de phares s’éloignant sur la route côtière, ou
derrière les collines, au loin, vers la vie au-delà, les routes et
les grandes villes, les lumières dans les immeubles de bureaux, les
tableaux dans les musées et les galeries, les cours flamandes que
j’ai vues dans les livres d’art, les piazzas et les canaux, les
champs de riz et les montagnes couronnées de neige, les cieux
toujours du même bleu depuis des années dans les albums, mais jamais dans la vie réelle,
jamais ici : un bleu pareil à l’oubli, le bleu profond, frais,
de la salle où les gens morts depuis peu sont absous de leurs noms
et souvenirs. Pourtant, en le voyant, je reviens soudainement : individu délimité,
isolé dans les bois, un peu frissonnant dans ma propre peau et
piégé dans la lente course du temps comme un nageur pris dans un
courant trop fort pour qu’il y résiste, trop fort même pour faire
du surplace – et au bout d’un moment, je vois ce qu’il y a
d’étrange en lui. C’est son visage, certes, mais pas seulement
l’expression, c’est sa ressemblance. Il me semble, pendant un
instant, voir l’un des garçons perdus mais à la dernière seconde,
avant de regagner furtivement l’ombre verte sous les aulnes, il se
tourne et m’adresse un long regard interrogateur – et ce n’est pas
à Liam qu’il ressemble, ni à aucun autre des garçons de ma
connaissance. Pendant un moment qui semble durer, je le dévisage,
en essayant d’accrocher son regard, mais il a disparu avant même
que je me rende compte et me dise que, s’il ressemble à quelqu’un
de ma connaissance, c’est à moi. Le
même visage que celui que je vois dans le miroir tous les
matins : le même visage, le même air interrogateur, le même
doute dans le regard, la même méfiance. Il me ressemble. Il me
dévisageait et je le dévisageais, et maintenant c’est comme si
j’étais partagé en deux, comme si le monde tout entier était
partagé, une partie s’éloignant à la dérive vers les ports et les
grandes villes que j’ai contemplés dans ma vision, il y a un
instant, l’autre fixe, froide, prédestinée.
L’instant d’après, ce moi/pas-moi se volatilise
dans les bois et, comme je me tourne vers l’Homme-Papillon, je
constate qu’il me regarde fixement, lui aussi, mais d’un air
amical, légèrement interrogateur – quoique avec l’ombre d’un
sourire au bord des lèvres, un bon sourire, il me semble, un
sourire qui dit que tout va bien. À voir la tête que je fais, il
comprend, j’imagine, que j’ai vu quelque chose qui m’a ébranlé,
alors il détourne les yeux vers l’endroit que je fixais il y a un
instant. Inspecte rapidement les arbres, puis me regarde à nouveau,
mais il ne dit rien. J’ai
l’air triste à présent, je le sens, je sens de quelle façon il
perçoit mon air, et il est triste, sans doute effrayé, l’air de
quelqu’un qui s’embarque dans ce qui semble une grande aventure et,
soudain, prend peur. Comme un gamin qui monte pour la première fois
dans les montagnes russes et se rend compte, trop tard, qu’il a le
vertige. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que je ne suis pas
triste du tout, je n’ai pas peur, je suis simplement retombé trop
brutalement dans le cours du temps, au sortir de la fixité
magnifique d’avant. Je suis revenu trop brusquement et, pendant
quelques secondes, je suis tellement déçu que j’ai envie de
pleurer.
C’est là que tout change à nouveau et que le
visage de l’Homme-Papillon s’illumine tout à coup, comme s’il avait
tout compris et vu l’erreur idiote que j’ai faite, mais il ne me
juge pas, il ne montre pas du doigt mon erreur, il en voit l’aspect
comique et il rit, d’un rire muet, affectueux, avec moi, tout bête que je suis, parce qu’il sait
qu’une fois que j’aurai compris, je me rendrai compte à quel point
j’avais tort d’être effrayé, inquiet ou triste, toutes choses étant
bonnes et sources de célébration, si déroutantes ou terribles
qu’elles puissent paraître.
La nouvelle tombe un vendredi, en fin
d’après-midi. Cette fois ce sont les parents de Tommy O’Donnell qui
ont trouvé la chambre de leur fils désertée au matin, le lit même
pas défait, le garçon parti. Il a dû disparaître pendant la nuit,
étant donné que Mike O’Donnell – qui est l’oncle de Jimmy Van Doren
– a passé la tête dans l’entrebâillement de la porte aux alentours
de dix heures le jeudi soir pour voir si tout allait bien et qu’il
avait alors trouvé Tommy à son bureau, qui écoutait son walkman. Il
avait demandé au garçon si ses devoirs étaient faits, n’avait pas
cru la réponse, mais pas eu envie de l’enquiquiner. Puis il était
allé se coucher de bonne heure en laissant sa femme en bas, devant
un documentaire sur la chirurgie plastique et son fils unique en
sécurité dans sa chambre, occupé à buller joyeusement. Non, Tommy
n’avait aucune raison de
sortir, il connaissait les règles en vigueur pour ses sorties en
soirée et, de toute façon, s’il avait envie d’aller quelque part,
il n’avait qu’à demander et Mike l’y condui-sait en voiture. Mike
O’Donnell travaillait avec son frère aîné dans le paysagisme, mais
il n’était pas associé dans l’entreprise. De l’avis général,
pendant qu’Earl Van Doren se pavanait en se prenant pour un membre
de l’élite, Mike faisait tout le travail, ce qui signifiait qu’il
rentrait souvent chez lui épuisé. Mais ça n’aurait pas empêché
Tommy de demander à ce qu’on le dépose quelque part, et l’idée de
dire non ne serait pas venue à l’esprit de Mike. Tout le monde
connaissait Mike O’Donnell comme un brave gars : travailleur,
consciencieux, ridiculement loyal envers son frère, mari
attentionné d’une femme pas vraiment reconnaissante et père toqué
de son fils – il aurait préféré mourir plutôt que de lui refuser
quoi que ce soit. Or le fils est pourtant parti mais, comme il n’y
avait aucune trace d’une entrée par effraction dans la maison ni la
moindre preuve qu’il ait simplement fugué, on sait tous qu’il va
encore s’agir d’une de ces affaires qu’on enterre sans tapage,
pendant que les autorités, dont la police, poursuivent leur vrai
boulot : promouvoir le projet Terre d’origine de Brian
Smith.
Ensuite, le lundi, les cours sont censés reprendre
au lycée, mais personne n’y va. C’est un des petits gestes qui sont
à notre disposition : le jour d’école qui suit la disparition
d’un des nôtres, on erre dans la ville et les terrains vagues, en
volant tout ce qui a l’air d’avoir de la valeur et en cassant tout
le reste. Signe de la honte qu’éprouvent les autorités : quoi
qu’on fasse, il n’y a pas de répercussions. Ils se sentent
coupables, parce qu’ils savent qu’ils nous ont lâchés. On devrait
incendier la mairie et le poste de police, ces jours-là, et
peut-être enfin leur forcer la main. Mais on ne le fait jamais. On
casse des vitrines. On pique du vin bon marché dans la boutique
Spar. On va jusqu’à l’usine et on reste là-bas à sniffer de la
colle ou à se murger avec le vin qu’on a volé, puis on rentre chez
nous la tête à l’envers et on monte chacun dans sa chambre, on se
branche chacun sur sa chaîne
hi-fi personnelle et on pleure toutes les larmes qu’on a dans le
corps, ou bien on reste assis sur un bord de fenêtre ou un toit
quelque part, à contempler le ciel. Certains d’entre nous – les
solitaires, les sans amis – vont à l’usine et cherchent un truc
dangereux à faire, quelque acrobatie de trompe-la-mort à laquelle
personne n’assistera mais qui restera à jamais inscrite dans la
chair, et dans l’esprit, testament vivant de notre envie d’en finir
avec le monde.
Après la disparition de son cousin, Jimmy a
commencé à délirer à propos d’Andrew Rivers. Rivers vivait seul
dans un vieux cottage à côté du bois empoisonné ; tout le
monde disait qu’il agressait les enfants et certains gamins avaient
peur de lui, mais moi je lui trouvais juste l’air d’un pauvre
attardé qui préférait rester tout seul. Attitude avisée dans
l’Intraville. Pourtant, Jimmy n’arrivait pas à s’enlever de
l’esprit l’idée que ce type avait quelque chose à voir avec les
garçons perdus, et il n’arrêtait pas de rabâcher aux autres que
quelqu’un devrait faire quelque chose. J’étais à peu près sûr qu’il
se trompait mais je ne pensais pas que ça puisse faire grand mal de
le laisser dire. De sortir ça de son organisme. “Il était toujours
là-bas, à traîner dans les bois”, disait Jimmy. Je n’ai même pas
pris la peine de faire remarquer que j’avais passé pas mal de temps
là-bas, moi aussi, et que j’avais vu Rivers dans son jardin ou en
train de soulever les rideaux de son salon. Je passais devant chez
lui et je l’avais vu me regarder, mais il n’avait jamais tenté quoi
que ce soit. Enfin bon, on n’avait pas tant que ça à lui reprocher.
Il était peut-être un peu pervers sur les bords, mais je crois
qu’il devait surtout aimer regarder. Du reste, je n’arrivais pas à
imaginer quelqu’un comme ça en train de terrasser quiconque. Et
sûrement pas quelqu’un de la taille de Liam. Mais je n’ai rien dit,
je me suis contenté de laisser Jimmy continuer sur sa lancée. Et il
a bel et bien continué.
– Ce pervers de merde devait juste attendre
le bon moment, il dit.
– C’est un pédophile bien connu, il dit. Il
est sur la liste des délinquants sexuels et tout, chez les
flics.
– Ah ouais ? je fais. Qui t’a dit
ça ?
Tone me décoche un regard menaçant.
– Tout le monde le sait, il dit. Il a des
tonnes et des tonnes de bouquins de cul pour pédés, chez lui. Il
reste là à feuilleter des journaux de malades à longueur de temps,
il ne sort jamais, il n’a pas d’amis, rien.
– Eh bien, je dis, ça fait de lui quelqu’un
de triste et de solitaire, Tone, mais ça ne le rend pas dangereux
pour autant.
Et là, Jimmy reprend la balle au bond :
– Ça revient au même dans certains cas, il
dit. Le connard y pense jusqu’au moment où il ne peut plus se
contenir. Ou alors c’est la pleine lune ou je ne sais quoi. Et là
il sort et il chope quelqu’un.
– Je vois mal ce gars-là choper qui que ce
soit, je dis. J’ai connu des brêles plus musclées.
Jimmy secoue la tête.
– Il a sans doute du chloroforme, des trucs
dans le genre.
– Pour quoi faire, du chloroforme ?
demande Mickey.
Jimmy lui adresse un regard agacé.
– C’est un anesthésique, il dit. Tu en mets
sur un chiffon que tu appliques à peine trois secondes sur la
bouche de quelqu’un, et il tourne de l’œil comme qui rigole.
– Ah ouais ?
Mickey trouve ça super.
– Alors, c’est comme le truc qu’il y a dans
les plantes ?
Jimmy s’énerve, maintenant.
– Putain, mais de quoi tu parles, Rose ?
il demande.
Mickey a l’air vexé.
– Eh ben, de ce qu’y a dans les plantes, il
dit. Du chloro-forme. On a fait ça en biologie.
– Chlorophylle,
dit Jimmy. Chlorophylle, pas
chloroforme. Pauvre con, va.
Mickey ne
dit rien. Il n’a pas l’air d’apprécier, vu que c’était quand même
une erreur tout à fait compréhensible, non ? Ça se prononce
presque pareil. Chlorophylle, chloro-forme – comment est-ce qu’il
est censé suivre alors qu’on n’arrête pas de tout
compliquer ?
– En tout cas, dit Jimmy, comme je
disais : il faut qu’on se rancarde sur ce type. Cet Andrew
Rivers.
Aussitôt, ses propos déclenchent la sirène
d’alarme dans ma tête. Mais je dois faire attention. Je sens un
soupçon de si-tu-n’es-pas-avec-nous-tu-es-contre-nous, dans cette
affaire. Pas seulement de la part de Jimmy, mais de la ville tout
entière. Tout le monde veut faire
quelque chose.
– Comment ça, “qu’on se rancarde sur ce
type” ? je dis.
Jimmy me regarde, mais au lieu de répondre à la
question, il se tourne vers Eddie, qui est restée là depuis le
début, sans dire un mot. Ce qui ne signifie pas nécessairement
qu’elle écoutait, non plus.
– Qu’est-ce que tu en penses, Eddie ? il
demande.
– De quoi ?
Elle sourit, comme si elle n’avait pas saisi la
blague ou quelque chose du genre.
– Tu penses qu’on devrait se rancarder sur ce
type, Rivers, ou quoi ?
Eddie réfléchit un instant, très sérieuse. Elle me
coule un bref regard furtif et je comprends qu’elle n’a aucune idée
du sujet de la discussion. Finalement, elle hoche la tête avec
un grand sourire.
– Sans problème, elle dit.
Jimmy esquisse une moue et jette un regard à la
ronde.
– Bon, il dit. Eddie est partante. Qui
d’autre ?
Tone ne perd pas une seconde :
– Ça roule, il dit.
Jimmy acquiesce d’un air approbateur, puis se
tourne vers Mickey.
– Et toi, Rose ?
– On va se le faire, il dit.
– C’est bon, dit Jimmy. Finalement, il se
tourne vers moi. Il m’a sciemment gardé pour la fin, bien sûr. Il
s’attend sans doute à ce que je me déballonne. Je remarque qu’à
présent Eddie m’examine attentivement, elle aussi.
– On va aller le trouver, c’est ça ? je
dis.
J’ai besoin de poser quelques termes de référence,
pour que tout ne se barre pas en couilles. Ce qui ne manquera pas
d’arriver de toute façon, mais j’ai quand même besoin de termes de
référence.
– C’est ça, dit Jimmy.
– Lui demander ce qu’il sait, je dis.
– Lui demander ce qu’il sait, dit Jimmy, le
regard planté dans le mien.
Je réfléchis une seconde, mais en fait, je n’ai
qu’une façon de procéder. C’est assez con, et je le sais, mais je
ne vais pas les laisser y aller sans moi. Pas Eddie, en tout
cas.
– C’est bon, je dis.
Mais Jimmy veut une confirmation nette.
– Tu es partant ? il demande d’un ton
très posé-mais-ferme.
Je regarde Eddie. Elle m’observe avec espoir,
comme si elle ne voulait pas que je merde. Comme une mère suivant
des yeux son petit Herbert qui s’élance sur le parcours d’adresse,
à la kermesse de l’école, une cuillère dans la bouche et un œuf
posé dessus. Je ne peux pas la décevoir.
– Je suis partant, je dis.
Jimmy hoche la tête. Eddie a un grand sourire
joyeux. Tone n’est pas sûr d’apprécier. Il aurait sans doute
préféré que je me déballonne. Je regarde Mickey. Il est assis, là,
à gauche de Jimmy, encore en train de lécher ses plaies secrètes,
mais il me regarde avec un drôle d’air, comme s’il venait de
découvrir une nouvelle possibilité qu’il ne savait pas en option.
J’avoue que c’est assez flippant, comme moment.
Parce qu’à
regarder Mickey, assis là dans la pénombre, avec cet air bizarre,
j’ai le sentiment accablant qu’il se prépare quelque chose de très
moche. Or j’y souscris totalement, je signe à deux mains, sans
savoir du tout pourquoi. Et une fois engagé, je sais qu’il ne sera
plus possible de faire machine arrière.
Le lendemain, je suis de mauvaise humeur quand je
vois Elspeth. On ne va pas chez moi parce qu’une employée
d’association y est allée faire des trucs pour mon père, une espèce
d’infirmière-aide-ménagère. Ce sont les services sociaux ou je ne
sais quoi qui la lui envoient, vu son état. Donc on ne peut pas y
aller, et on ne peut pas aller chez Elspeth toujours pour la même
raison, à savoir que ses parents sont là et qu’elle ne peut pas les
blairer, ces connards. En plus, ils la surveillent comme le lait
sur le feu, et ils comprendraient tout de suite ce qu’on a en tête.
Donc, on va à l’usine, mais comme il pleut et que c’est trempé
partout, on s’installe au fond d’un des hangars de stockage, où il
y a une vieille table et quelques caisses en bois. On est à peu
près au sec, dans ce coin-là, mais la pluie goutte à travers un
trou dans le toit, à l’autre bout, et il ne fait pas très chaud. Je
reste là, à me morfondre, sans même essayer d’amorcer quoi que ce
soit.
– Qu’est-ce qui te tracasse, nom d’un
chien ? elle demande.
– Rien, je dis.
– Ben voyons, elle dit. On ne dirait pas que
c’est rien.
– Je suis fatigué, je dis. Il a fallu que je
range toute la maison vu que Jenny ou va savoir son nom vient
aujourd’hui.
Elle s’approche alors et se blottit contre
moi.
– Fatigue ? Manque d’énergie ?
Difficultés à vous concen-trer ? elle dit, sur le ton d’un
commentaire de publicité.
J’acquiesce.
– Besoin d’un petit remontant ? elle
demande.
– Sûrement, je dis.
Elle recule d’un pas et me regarde d’un air
blessé.
Je ne réponds pas. J’ai besoin d’un remontant, en
effet, mais je ne suis pas d’humeur pour celui qu’elle me propose.
Ce qu’il me faut, c’est un truc plus… je ne sais pas, moi. Plus
personnel. Comme l’autre jour, quand je discutais avec Eddie :
on était juste là à discuter, à déconner.
Mais Elspeth n’est pas du genre à lâcher prise, je
lui reconnais ça. Elle attend un moment que son idée fasse mouche,
puis elle revient se blottir et glisse la main sous mon
sweat-shirt. Ça me fait froid, c’est bien en fait. Elle passe la
main sur mon torse en lentes caresses puis descend vers mon ventre.
Là, elle se serre un peu plus étroitement et commence à me
mordiller l’oreille. Je suis obligé de reconnaître qu’elle a un
talent très particulier. Un don. Elle fourre sa langue dans le
creux de mon oreille, puis recule un petit peu.
– Inutile de résister, elle murmure, puis
elle me mord, très doucement, au plus tendre du cou.
On finit donc par terre, à ramasser toute la
poussière et à se tremper en baisant comme des lapins. C’est plutôt
dingue, vu que ça l’est toujours avec elle, si peu engageant que
soit le lieu, mais ensuite, quand on s’arrête et qu’on roule un
tout petit peu à l’écart l’un de l’autre, j’ai l’impression qu’elle
est à des kilomètres de là et tout ça devient idiot et vain. Je
m’assieds et entreprends de ragrafer mon ceinturon.
– Où tu vas comme ça ? elle demande.
J’en ai pas fini avec toi, mon gaillard.
– Nulle part, je dis.
Elle se rassied aussi. Elle s’apprête à dire autre
chose, à lancer une remarque osée et bien sentie, sans aucun doute,
mais elle est distraite par un truc qu’elle a vu à l’autre bout du
hangar. Je suis son regard et je vois, moi aussi : une sorte
d’animal, couché par terre, qui bouge à peine, bien que même d’ici
on l’entende respirer, ou peut-être plutôt haleter que
respirer.
– Putain, elle dit. J’ai eu une de ces
trouilles.
Je me relève
et vais jusqu’à l’endroit où le truc est affalé. C’est plutôt gros,
mais je ne sais pas ce que c’est. Je n’ai encore jamais rien vu qui
ressemble à ça. C’est à peu près de la taille d’un petit chien,
avec une tête un peu porcine et de grands yeux fixes. Visiblement,
le bestiau n’est pas en forme parce que, même quand je m’approche,
il ne fait rien. Il reste là, c’est tout, à me regarder en
haletant.
– Qu’est-ce qu’il a ? demande Elspeth.
Elle s’est relevée, elle aussi, mais elle se tient un peu en
retrait. Il est malade ?
– Pire que ça, je dis. Je crois qu’il est en
train de mourir.
Elle pousse alors un drôle de petit cri et se
détourne.
– Et merde, elle dit.
Puis elle se tourne à nouveau, le visage à demi
caché derrière les mains.
– Leonard, elle dit.
Elle n’utilise presque jamais mon prénom. En fait,
ça doit être la toute première fois qu’elle le prononce
sérieusement.
– Il faut que tu fasses quelque chose.
– Quoi ? je dis. Je n’y peux rien. Je ne
suis pas véto.
– Abrège ses souffrances, elle dit.
– Pourquoi faire ?
– Parce qu’il a mal, elle dit.
– Qu’est-ce que tu en sais ? je
rétorque. Je sais à quel point je manque de considération, mais
tuer quelque chose uniquement parce que c’est en train de mourir
dans les parages d’Elspeth me paraît une mauvaise idée. L’animal ne
gémit pas, ne hurle pas à la mort, il est juste allongé là, il
essaie de respirer. Peut-être qu’il dit adieu à l’air. Peut-être
qu’il fait la paix avec le dieu de son petit monde. Je n’ai aucune
idée de ce à quoi il pense, mais aucune intention de le tuer sous
le seul prétexte qu’Elspeth se sent mal.
– Allez,
Leonard, elle dit. Fais quelque chose.
Je hoche négativement la tête.
– Non, je dis.
Elle frissonne.
– Sûrement, je dis.
– Enfoiré, elle me lance.
Elle est vraiment retournée, là.
– Sûrement, je dis.
Je fais l’imbécile, je le sais. Et ce n’est qu’un
faux-semblant. Ça aussi je le sais.
En tout cas, c’en est trop pour Elspeth. Elle
rajuste ses vêtements.
– Si tu ne fais pas quelque chose tout de
suite, je m’en vais, elle dit.
– D’accord, je réponds. J’examine l’animal en
essayant de comprendre ce que c’est. Pas une espèce locale, ça
c’est sûr. Peut-être qu’il s’est échappé du zoo personnel de je ne
sais quel branleur. On entend parler de ça, des fois : un
quelconque abruti rassemble toute une collection d’animaux sauvages
exotiques, puis il oublie de fermer à clé un soir et la campagne
est envahie de boas constrictors ou de lynx roux d’Amérique. C’est
peut-être ce qui s’est passé, en l’occurrence. Tout en tâchant de
comprendre, je m’efforce aussi de diffuser une onde de compassion
et de sollicitude, parce que je n’ai pas envie que cet animal ait
peur. Ce sera mieux quand Elspeth sera partie. Là, tout de suite,
elle ne fait que l’effrayer.
– Ça suffit comme ça, elle dit. Et elle
s’éloigne vers la porte d’un pas furieux en faisant le plus grand
détour possible pour éviter l’animal mourant. Soit dit en passant,
Leonard Wilson, tu es viré.
Je ne réponds pas. Ça m’est plutôt égal, à l’heure
qu’il est. Je reste planté là, à quelques mètres maintenant,
pendant que l’animal meurt à petit feu. Et je sais que c’est sans
doute fantaisiste de dire ça, mais je crois que, sur la fin, il a
compris que je ne lui voulais aucun mal. Je crois qu’il a compris
que j’étais un ami et qu’il a sans doute été content que je sois là
pour lui tenir compagnie pendant ces derniers instants. Parce
qu’il y a quelque chose dans
son regard, une gentillesse, une douceur qu’il me semble
comprendre. C’est comme le visage de quelqu’un qui sourit :
c’est aux yeux qu’on reconnaît qu’il s’agit d’un véritable sourire.
Je ne dis pas que cet animal souriait, mais il avait cette lueur
dans le regard. La lueur qui, chez quelqu’un, rend un sourire
authentique. Seulement c’est un animal, alors il ne sait pas
sourire. Ou ce que je veux sans doute dire, c’est que quelle que
soit la mimique qui sert de sourire à cet animal, je ne pourrais
pas la reconnaître, étant donné que le seul type de sourire que je
connais c’est le sourire humain.
Plus tard, une fois sûr qu’il s’est éteint, je
sors. Je m’attendais à ce qu’Elspeth soit à des kilomètres d’ici, à
cette heure, mais non. Elle est plantée à côté d’un carré
d’épilobes, une dizaine de mètres plus loin. Je la rejoins et elle
m’adresse un regard un peu larmoyant.
– Il va mieux ? elle demande.
– Il est mort, je dis.
Elle se met alors à pleurer. L’espace d’un
instant, je me dis qu’elle va à nouveau me planter là et s’en
aller, mais non. Elle se jette contre moi et sanglote sur mon
torse, en attendant que je la prenne dans mes bras. C’est comme
Elizabeth Taylor jeune dans un de ces films où on n’arrive pas à
croire qu’elle puisse être aussi belle, même au moment où son
cheval vient de mourir et qu’elle va trouver un homme, et là son
attitude corporelle dit en silence : “Prenez-moi dans vos
bras.” Alors je la prends dans les miens. Pas Elizabeth Taylor,
bien sûr. La chance que j’aurais. Elizabeth Taylor jeune n’existe
plus, à présent, et comme on dit, on n’en fait plus des comme ça de
nos jours. Donc je suppose que personne n’aura plus jamais
cette chance-là.
Je cherchais un moyen d’entraîner Eddie à l’écart
du reste de la bande. Tout marchait bien avec elle, mais je n’avais
pas envie de pousser plus loin pendant que les autres regardaient.
C’est sans doute pile ce que Jimmy attend. Puis, quelques jours après l’épisode de l’animal
dans le hangar, je reçois un cadeau. Ça arrive quelquefois. Le
monde se retourne en passant et nous tend un cadeau, et la seule
chose à faire c’est de l’accepter. Pourtant il arrive que les
cadeaux aient des conséquences dont on se passerait
volontiers.
Je suis installé dans le salon avec mon père. Il
est muré dans le silence comme d’hab, assis dans le fauteuil à côté
de la cheminée, en train de regarder une revue de mode qu’il a
trouvée je ne sais où. C’est une super vieille revue avec des
photos décolorées qui ont l’air d’avoir été oubliées sous la pluie.
J’ignore complètement où il a trouvé ça. Il fait ça, mon père, il
se balade dans toute la maison pour trouver des trucs qui lui
rappellent le passé. Ce visage dans la lumière embrumée et tout le
bataclan. C’est malsain. J’aimerais bien qu’il oublie ce passé
soi-disant magnifique et qu’il s’accommode de ce qu’il lui
reste.
Il est tellement plongé dans ses souvenirs qu’il
ne lève même pas la tête quand la sonnette de la porte d’entrée
retentit. Je le regarde.
– Il y a quelqu’un à la porte, papa, je dis,
mais il garde la tête basse. J’attends quelques secondes. C’est
peut-être pour toi, je dis. Toujours rien. Je me lève sans bruit et
je vais voir qui est là.
C’est Eddie. Elle est carrément jolie, on dirait
qu’elle s’est faite toute belle toute propre, et coiffée un peu
moins en pétard. Elle porte un chemisier blanc et une jupe plissée
carrément mini, genre jupe d’uniforme scolaire le jour de la remise
des prix.
– Salut, je dis.
– Salut.
Elle reste plantée là, sur le seuil, à me regarder
avec un joli sourire, quoique légèrement absent.
– Tu veux entrer ?
– Ouais, elle dit. Elle s’avance à
l’intérieur, mais je ne bouge quasiment pas, si bien qu’on est
carrément tout proches à
présent, du coup je sens l’odeur de ses cheveux et de sa peau. Je
referme la porte, et on n’est plus que tous les deux, debout dans
l’entrée.
– J’ai un message de la part de Jimmy, elle
dit.
Je secoue la tête.
– Mais non, je dis.
Elle a l’air un instant désemparée, puis elle se
rend compte que je la fais marcher.
– Et pourtant si, elle dit, avant de
m’adresser un grand sourire.
Je pose les mains sur ses épaules.
– Tu me diras ça plus tard, je dis. Et je
l’embrasse. Au début, elle ne réagit pas, puis elle me rend mon
baiser et c’est carrément mouillé et délicieux, pas du tout comme
avec Elspeth. C’est vrai, j’aime bien Elspeth et elle est
incroyable à plein d’égards, mais il y a chez elle quelque chose
d’un peu dur. Quelque chose de trop décidé, comme si elle prévoyait
les choses à longueur de temps au lieu de simplement les laisser
arriver. Avec Eddie, tout est doux, mouillé, délicieux, un peu au
petit bonheur, comme si on se tombait dessus, tous les deux. Ça me
plaît, ça. Je pourrais passer la journée là, rien qu’à l’embrasser,
mais voilà que je repense à mon père. Il est juste de l’autre côté
de la porte et je n’ai pas envie de le déranger. Ce n’est pas que
ses séances de souvenirs enchan-teurs m’emballent, mais je ne peux
pas vraiment lui en vouloir, c’est son seul petit plaisir. Du
reste, il est peut-être remonté des dizaines d’années en arrière
dans sa tête, à cette heure, mais ça ne veut pas dire qu’il
n’émergera pas d’un coup pour s’amener par ici en retournant se
coucher. Je m’arrache un instant à Eddie.
– Viens, on monte, je dis.
– Et ton père ?
D’un hochement de tête, je désigne le salon et
elle fait une petite mimique de ah-d’accord, puis elle
sourit.
– Tu ne vas pas me détourner du droit chemin,
hein ? elle dit, mais elle n’attend pas la réponse. On monte
l’escalier sans un bruit, et
on ferme la porte derrière nous. Mon père n’entre jamais dans ma
chambre, si bien que j’ai Eddie tout à moi.
– Enfin seuls, je dis. Elle pouffe et on
recommence à s’embras-ser. Tout le reste disparaît, mon père,
Jimmy, l’usine, la ville, les garçons perdus et là, pendant un
moment, je me dis que je suis amoureux. Exactement comme dans les
films.
Pendant les trois heures qui suivent, je découvre
quelques trucs sur Eddie. D’abord, qu’elle n’est pas réellement
aussi demeurée qu’elle le laisse croire, simplement la façon dont
elle pense n’est pas tout à fait la même que celle des autres gens.
Elle n’est pas très douée pour l’attention, alors tout est
chamboulé. Elle part sur une pensée, puis elle bifurque ailleurs
dans sa tête et elle ne revient pas souvent à son point de départ.
Une petite question vraiment toute simple va être tarabiscotée au
point de devenir un gros truc complexe, et là Eddie laisse tomber.
Il y a ce petit couinement qu’elle pousse quand elle est contente,
et ce gloussement qui fait croire aux gens qu’elle n’est pas tout à
fait nette dans sa tête. C’est peut-être vrai. Mais elle n’est pas
demeurée non plus.
Elle est un peu comme moi, à certains égards. Elle
vit sous le toit d’un parent isolé aussi, sauf que c’est sa mère
qui est à la maison, pas son père. Elle n’a pas de vrais frères et
sœurs ; Mickey a presque pile le même âge qu’elle, à peine
deux mois de moins, et il est né du premier mariage du père
d’Eddie. Ce qui s’est passé, c’est qu’il a plaqué la première femme
pour se mettre avec la mère d’Eddie, qui a un superbe nom à
l’ancienne : Dorothy. À ma connaissance, je n’ai jamais vu la
mère d’Eddie, mais j’ai l’image de Dorothy Lamour dans la tête, et
je n’arrive pas à m’en débarrasser. Je ne pense pas qu’elle arrive
à la cheville de Dorothy Lamour, mais c’est chouette d’imaginer
qu’elle lui ressemble parce que, du coup, je suis au lit avec la
fille de Dorothy Lamour, et ça c’est plus que bandant. Toujours
est-il que le père, qui a l’air d’un sacré lascar, met Dorothy
enceinte d’Eddie, mais il croise son ancienne femme et, tous les deux, ils repiquent un
peu à la culbute, en souvenir du bon vieux temps. Ça se passe juste
quelques semaines plus tard, avant même que Dorothy sache qu’elle
attend un enfant, si bien que c’est sûrement un peu un choc pour le
père d’apprendre la même nouvelle par les deux femmes concernant
les petits pieds qui poussent. Pendant qu’Eddie me raconte tout ça,
je me remémore la blague de Groucho Marx sur la bigamie et
j’essaie de m’empêcher de rire, parce que maintenant, ça me fait
Groucho Marx et Dorothy Lamour en train de s’expliquer sur toute
cette histoire pen--dant que la première femme – par exemple
Maureen O’Hara – assiste à l’affaire avec son grand air
d’avoir déjà-tout-connu. Toujours est-il que Groucho décide qu’il
va rester avec Dorothy, mais qu’il gardera les deux gamins, et
Maureen O’Hara s’en fiche, parce qu’elle ne veut pas vraiment
s’engager pour de bon avec Groucho, vu ce qu’elle sait de lui
depuis le premier mariage. Situation acceptable, quoique pas tout à
fait réglo, aux yeux de Dorothy, sauf que Groucho change d’avis et
se tire avec une autre femme qu’il a rencontrée – disons Veronica
Lake –, en laissant Dorothy avec les deux gamins. Entre-temps,
Maureen O’Hara a disparu, la dernière fois qu’on l’a vue, elle
s’éloignait à pied sur la West Side Road, avec une valise en carton
et une boîte à chapeau. Quand Eddie raconte ça, elle est vraiment
marrante et comme elle enchaîne tout bout à bout, ça prend l’allure
d’un scénario de film carrément farfelu.
– Et c’est comme ça que je me retrouve avec
un frère qui a le même âge que moi, elle dit.
– Rose, je dis.
Elle rit et corrige :
– Mickey. Comme sa mère.
– Quoi ? Sa mère s’appelle
Mickey ?
À vrai dire, tout bien réfléchi, ça fonctionne. Ça
ne change rien, en fait. Je vois bien Maureen O’Hara s’appeler
Mickey. Dans un truc à la John Ford, où elle incarne une belle
plante garçon manqué
attendant qu’un homme vienne la chercher. John Wayne,
probablement.
– Non, elle dit. Michaela. Mickey, c’est le
diminutif.
– Ah, je fais. Et Eddie, c’est le diminutif
de quoi ?
Elle me regarde comme si ça risquait d’être une
question piège.
– Comment ça ?
– Eh bien, comment ça se fait que tu
t’appelles Eddie ?
Elle réfléchit.
– J’en sais rien, elle dit.
– Ce n’est pas le diminutif de quelque
chose ?
– Je ne crois pas.
– Tu ne crois pas ? je dis. Tu veux dire
que tes parents t’ont baptisée Eddie ?
– Ouais, elle fait.
Je ne suis pas convaincu. Elle cache quelque
chose.
– C’est un diminutif, j’affirme.
Elle hausse un peu les épaules, l’air inquiet,
mais elle ne dit rien.
– Edwina, je lance.
Ça lui arrache un couinement. Elle lâche un rire
mi-écœuré, mi-incrédule.
– Non ! elle proteste, tout
indignée.
– Edina, je dis.
Elle secoue la tête.
– Edaline ? Edwardiana ?
Éditions Gallimard* ?
Je prononce ça avec le meilleur accent français
que je puisse produire, et elle lève les yeux au ciel.
– Là, tu inventes, elle dit. Mais elle n’est
pas contrariée.
– Theodora ?
– Non.
– Çandra ?
je propose, en zozotant le s.
– Non.
Je me lève d’un bond, l’air aussi inspiré
qu’Archimède.
– Je sais, je dis.
Elle a l’air
emballée, comme si j’étais sur le point de lui révéler quelque
chose qu’elle a voulu savoir toute sa vie.
– Quoi ? elle demande.
– C’est Rumpelstiltskin !
Elle m’envoie alors un coup de poing dans le gras
de l’épaule, et elle cogne dur.
– Va te faire foutre, elle dit. L’instant
d’après, on rit l’un de l’autre et, la minute suivante, je suis de
nouveau en train d’embrasser la fille de Dorothy Lamour, et c’est
exactement comme la première fois, tout salé, doux, super
proche-intime, exactement pareil qu’avant, mais mieux. Quand on
arrête à nouveau, alors que je me dis que je pourrais continuer
comme ça indéfiniment, elle se redresse sur un coude et me
regarde.
– Tu savais, elle lance, toute grave et
pédagogue, que si tu soulèves un chihuahua par la peau du cou, ça
lui fait sauter les yeux des orbites ?
Quand je raccompagne furtivement Eddie à la porte,
mon père est toujours dans le salon, sauf que maintenant il a mis
la radio, ce qui est en fait un signe des plus prometteurs, parce
que au moins il écoute quelque chose. Je veux dire que quelque
chose lui entre dans la tête. Il lui arrive de regarder la télé,
mais il baisse toujours le son, ou il le coupe carrément, et on
voit à sa tête qu’il ne cherche pas vraiment à comprendre ce qui se
passe, qu’il se contente de regarder les couleurs et le mouvement
entre deux sommes. Donc, la radio c’est bien. C’est BBC4, une émission artistique où un jeune
réalisateur américain pas encore connu parle d’un film qu’il a
fait, ou qu’il compte faire, dans lequel Janet Leigh et lui – il
s’est inclus dans le film – fabriquent une sculpture dans le désert
à partir de morceaux de roche magnétique. Sauf que le travail
n’arrête pas d’être interrompu, à cause d’un type qui les poursuit,
armé d’un gigantesque poignard en argent, puis c’est un gang de
jeunes en blouson de cuir, avec couteaux à cran d’arrêt et autres,
qui les poursuit aussi, du coup ils n’arrêtent pas de s’enfuir et
de recommencer, je ne sais combien de fois, rien que Janet et lui,
seuls contre tous. Je prends
le temps d’écouter un moment, puis je renonce à suivre. De toute
évidence, ce type-là a vu trop de films. Je regarde mon père pour
voir ce qu’il pense de tout ça. Il a l’air totalement captivé, la
tête tournée de côté, comme un oiseau, posé dans le gros fauteuil,
attentif.
Je décide de le laisser là et de monter ranger ma
chambre. J’aurais voulu qu’Eddie reste plus longtemps, mais elle a
dit qu’elle devait y aller. Alors, juste avant qu’on se dise au
revoir, je la questionne au sujet du message.
Elle me regarde, toute déconcertée.
– Quel message ? elle demande.
– Le message de Jimmy.
Je lui adresse un grand sourire.
– Tu te rappelles ?
Elle a l’air ébahie.
– Tu m’as dit, en arrivant ici, que tu avais
un message pour moi. De la part de Jimmy.
Elle secoue la tête.
– Je sais pas, elle dit. J’ai oublié.
Je ris.
– Bon, je fais, alors ça ne devait pas être
si important que ça.
Du coup, comme ça vient d’Eddie, je ne sais plus
s’il y avait vraiment un message et qu’elle l’a oublié, ou si elle
avait juste inventé ça comme prétexte pour venir me voir. Dans un
cas comme dans l’autre, je suis content qu’elle soit venue, et
désolé qu’elle doive repartir.
C’est pourtant une chance pour moi, parce que
vingt minutes après que j’ai fini de mettre de l’ordre dans ma
chambre, Elspeth se pointe. Et elle n’est pas contente.
– Où tu étais, bordel ? elle lance dès
que j’ouvre la porte.
Je lui fais des signes frénétiques pour qu’elle
baisse la voix, mais elle fait mine de ne rien voir.
– Je t’attendais, espèce d’enfoiré, elle dit.
Je regarde la porte du salon en me disant que d’une minute à
l’autre mon père va sortir
pour voir ce qui se passe. Comme si. Tu as oublié ou quoi ?
Elspeth demande.
– Allez, je dis. Arrêtons de nous disputer.
Mon père est derrière cette porte, il se repose.
– On dirait plutôt qu’il regarde la téloche,
elle dit.
– En fait, je dis, il écoute la radio. Mais
on devrait le laisser profiter d’un peu de calme.
Elspeth me décoche un regard complètement
exaspéré, mais je ne suis pas sûr que ce soit encore pour de vrai.
Je crois qu’elle commence à se rappeler que je ne suis pas très
doué pour la ponctualité, et qu’en plus je l’ai lui, dans la pièce
à côté, à surveiller. Sans compter que… enfin bon, elle m’aime
bien, non ?
– Bon, je fais, si on allait se
balader ? On pourra parler de tout ça, d’accord ?
Elle me regarde d’un air incrédule.
– Se balader ?
– Ouais. Se balader.
– Tu veux qu’on aille se balader ?
– Qu’est-ce qu’il y a de drôle à
ça ?
– Moi, je ne vais pas me balader, elle dit. Je suis trop retournée pour
sortir faire une connerie de balade.
Elle s’engage dans l’escalier, sans même prendre
la peine de se retourner pour voir si je suis. Ce qui, évidemment,
signifie qu’on va baiser. Après quoi, tout sera négociable. Avant
même qu’on ait franchi le seuil de ma chambre, elle se retourne et
commence à dégrafer mon jean.
– Allez viens, elle dit. J’ai super besoin
qu’on s’occupe de moi.
Je reste planté sur place et la laisse
continuer.
– Chienne lubrique, va, je dis.
Elle relève la tête et sourit.
– C’est tout moi, ça, elle dit. Puis on est
au lit, couchés sur le flanc, en train de baiser tout habillés et
je me sens un peu coupable à propos de la fille de Dorothy Lamour,
quoique pas si coupable que ça. Tiramisu et steak le même
jour. Le seul truc que j’ai raté, c’est l’ordre. Ensuite, une fois
qu’on s’est calmés tous les deux et qu’on commence à prendre les
choses un peu plus tranquillement, Elspeth me regarde et rit.
– Une balade,
elle dit. Voilà qu’il veut aller faire une connerie de balade.
En fin de compte, Eddie avait bel et bien un
message pour moi, mais comme elle avait oublié de quoi il
s’agissait, je ne l’apprends que le lendemain après-midi, quand
Tone me rattrape devant la bibliothèque.
– Jimmy a dit de te demander si tu es prêt
pour ce soir ou quoi ? il dit, sans chercher à dissimuler son
antipathie.
– Pourquoi ça ? je dis. Qu’est-ce qui se
passe, ce soir ?
Tone a un sourire méprisant.
– Putain je le savais que tu ferais machine
arrière, il dit. J’étais sûr que t’irais pas jusqu’au bout.
– Prêt pour quoi ? je demande.
Tone me dévisage avec une admiration teintée
d’étonne-ment.
– Je suppose que tu vas me dire que tu n’as
pas eu le message, il dit.
À ce moment-là, ça fait tilt.
– Ah, je fais. Eddie m’a dit qu’elle avait un
message pour moi, mais elle avait oublié quoi.
– Ouais, d’accord.
Je lui adresse un regard qui lui signifie
clairement que s’il n’arrête pas ses conneries, je vais lui casser
la gueule. Il me le retourne aussi sec. Je suis obligé de lui
reconnaître ça, à Tone : il n’est pas du genre à miser sur les
statistiques. J’ai l’avantage en taille, en force et en rapidité,
et il le sait sûrement. Mais il n’en a rien à cirer. Si on doit en
arriver au point où je serai obligé de l’éclater, ça ne changera
strictement rien pour lui. Il continuera à revenir à la charge
jusqu’à ce qu’il trouve une façon de m’en imposer. Perspective
assez glaçante.
– Tu veux dire que tu es partant ? il
demande.
– J’ai dit que je l’étais, non ?
Il faut lui rendre justice : il a l’air
vaguement penaud, là. Pas trop, mais assez.
– Dix heures, il dit. À l’ancienne centrale
électrique de l’ouest. Tu connais ?
J’acquiesce.
– J’y serai, je dis, et je vois qu’il me
croit, à présent. Je vois aussi que, d’un bout à l’autre, ça va
être une erreur monumentale. Un grand moment d’horreur style films
de la Hammer ou farce sinistre. Voire un peu des deux. Je me
demande au nom de quoi je fais tout ça, putain, et comment je me
suis acoquiné avec Jimmy et sa bande, pour commencer, puis je
secoue la tête et je retourne chez moi pour me préparer.