Andrew entend le premier bruit alors qu’il en est
à la moitié de la lettre qu’il écrit à Patricia Franz. Ce n’est pas
un bruit de bon augure, mais il n’y prête pas grande attention
parce qu’il s’agit d’une lettre difficile, la toute dernière qu’il
lui écrira, alors il cherche les meilleures tournures à coucher sur
le papier pour qu’elle comprenne pourquoi il a décidé de ne pas
rester en contact. Il connaît tous les bruits de la maison et tous
les sons qui se produisent à l’extérieur, dans le jardin ou sur la
route, laquelle est déserte habituellement, quoique parfois des
gens y passent à pied, en partant ramasser des mûres. Il a pourtant
du mal à imaginer qu’il pousse dans les parages quoi que ce soit de
consommable. Quelquefois, un gamin de l’Intraville vient traîner
par là tout seul, un beau garçon aux cheveux noirs bouclés, et
Andrew, posté derrière le rideau, le regarde flâner sur le chemin.
Ce garçon-là a l’air gentil, le genre de jeune dont le père a de
quoi être fier, mais ils ne sont pas tous comme ça. Il y en a
beaucoup de méchants. Ils traitent Andrew de tous les noms et
glissent des trucs dans la fente à courrier de sa porte. Merdes de
chien. Vieux préservatifs. Pétards.
Parfois, quand il voit ce garçon-là tout seul, il
sort bricoler dans le jardin, histoire de pouvoir croiser le regard
du gamin en levant la tête d’un air naturel et dégagé, comme si ça
arrivait juste par hasard. Il aime bien regarder les enfants,
surtout quand ils sont tout seuls. Il aime la façon dont ils
s’absorbent dans leurs pensées quand ils croient que personne ne
les voit. Ils marchent tête basse, ou ils s’arrêtent et lèvent le
nez pour examiner quelque
chose au travers des feuillages, ou bien ils chantent tout seuls.
Andrew sait ce qu’on dit de lui en ville, mais ce n’est pas vrai.
Il n’a aucune intention de nuire. Il aime
bien les enfants, c’est tout. Il emprunte des instants, il
emprunte des regards, des sourires, un mot à l’occasion, aux gens
qui ont plus de chance que lui. Il n’est pas du genre à se marier
ni à avoir des enfants à lui, timide comme il l’est. De toute
façon, comment aurait-il pu un jour rencontrer quelqu’un alors
qu’il devait s’occuper de son père pendant toutes ces années ?
Et même si c’était arrivé, qui aurait voulu venir vivre là, à
l’orée d’un bois empoisonné ? Non, en vérité, il n’a même
jamais rêvé d’une chose pareille. En fait, il ne croit pas qu’il
lui soit déjà arrivé de vraiment parler à une femme. Il ne saurait pas quoi
dire.
Il avait pourtant espéré établir une sorte de lien avec Patricia
Franz. Parce que, si quelqu’un avait besoin d’un ami, c’était bien
elle. Ce fut pour cette raison qu’il se mit à lui écrire, pour être
son ami, parce qu’il avait lu des articles sur ce qu’elle avait
fait. À l’époque, son père n’y voyait plus très bien, alors Andrew
lui lisait à voix haute journaux et revues. Son père adorait les
revues. Chaque fois qu’il en avait l’occasion, Andrew sortait – de
bonne heure le matin, par exemple, quand il n’y avait personne ou
qu’il pleuvait – pour aller fouiller les poubelles d’un bout à
l’autre de l’Extraville, et il rapportait à la maison tous les
journaux et les revues en bon état qui lui tombaient sous la main.
Mais propres, quand même : il ne prenait rien de froissé ou de
sale. La plupart du temps, en fait, ils étaient comme neufs. Il
lisait les articles que son père, pensait-il, aimerait entendre,
peut-être quelque chose de comique pour lui remonter le moral, mais
ça ne semblait pas changer grand-chose, sur la fin. Son père
souffrait trop. Ce qui est une drôle de tournure, à bien y
réfléchir, parce que, s’il est possible de souffrir trop, ça
signifie qu’on pourrait souffrir juste assez, ou trop peu. Quoique,
en fait, quand on y repense, c’est sans doute exactement ça. Il est sûrement possible
de souffrir trop peu. On peut sûrement être condamné à souffrir
juste assez.
Les articles qu’il préférait étaient ceux sur les
meurtres spectaculaires, des familles entières assassinées dans
leur lit ou sur le sol de leur salon, des pièces emplies de sang et
de silence sur les sinistres photos de police qu’on publiait
parfois. Ce fut ce qui l’incita à penser à Patricia Franz. Il lut
un grand article sur elle, avec des tas de photos – l’assassin, les
victimes, avant et après, les enquêteurs –, et bien que le portrait
brossé soit horrible, il savait qu’on n’y disait pas tout. Il
lisait sur le visage de Patricia qu’elle n’était pas foncièrement
mauvaise. Il examina ces photos longuement. Certaines montrant les
morts par terre dans leur salon, un assortiment de couteaux et
d’armes à feu utilisés pour les divers assassinats, puis, plus
grandes que les autres, deux de Patricia : l’une à l’âge de
dix-huit ans, avec de longs cheveux bruns et un joli visage, le
genre de photo dont on dit habituellement qu’elle a été prise “en
des jours meilleurs”, et l’autre telle qu’elle était après son
arrestation, dans sa salopette orange, les cheveux coupés court.
Les photos de procès ne sont jamais très flatteuses, bien sûr, car
la personne y est présentée au monde sous les traits d’une brute
criminelle, et elle est certainement furieuse et bouleversée.
Pourtant, même sur ce cliché-là, il y avait chez elle une certaine
innocence. Elle avait l’air d’une petite fille qui pensait à autre
chose pour chasser toute cette laideur, ou qui cherchait peut-être
simplement à comprendre quelque chose. Andrew vit de la bonté dans
son visage, à certains égards. Il semble à présent qu’il se soit
trompé, mais à l’époque il pensait que quelqu’un devait accorder à
Patricia le bénéfice du doute.
Il comprenait pourtant bien que ce qu’elle avait
fait était mal. C’était un crime atroce, une des pires tueries
qu’une femme ait jamais commises. Patricia tua sept
personnes : trois hommes et quatre femmes, dont une jeune
fille d’à peine quatorze ans. Elle assassina ses trois premières
victimes dans une maison – il
s’agissait de son oncle et de sa seconde épouse, ainsi que de sa
demi-cousine –, puis elle fit six kilomètres en voiture jusqu’à une
autre maison et tua les autres. Au procès, elle affirma que son
oncle avait abusé d’elle quand elle était enfant, mais on ne la
crut pas. Elle ne suggéra aucune raison expliquant qu’elle ait tué
la famille suivante. Aux dires de la plupart des témoins, c’était à
peine si elle connaissait seulement ces gens. Au cours d’un
interrogatoire, elle se dit sujette à des crises de confusion et de
terreur irrépressible, au point que même si les gens semblaient
penser qu’elle fonc-tionnait normalement, elle était à peine
consciente de ce qu’elle faisait. Elle appelait ces crises ses
“brouillards” ; quand elle était en proie à l’un de ses
brouillards, elle se mettait à boire et commettait des actes
insensés, mais personne ne parut s’en rendre compte jusqu’au jour
où elle fit une chose vraiment terrible, comme tuer des gens.
Andrew pense que Patricia plaisantait. Dès qu’elle se mit à parler
de brouillards, toutefois, l’accusation y vit l’amorce d’une
défense fondée sur la démence et fit venir des spécialistes pour
établir qu’elle ne présentait pas le moindre trouble mental. Ce qui
signifiait qu’ils tenaient pour un acte parfaitement normal et sain
de tuer sept personnes avant le dîner.
Patricia ne répondit pas à la première lettre
d’Andrew, pas plus qu’à la suivante, mais il ne s’en étonna pas.
Elle le prenait sans doute pour un taré amateur d’assassins. Ou
peut-être pensait-elle qu’il était journaliste et cherchait un
point de vue pour la décrire. Le temps qu’il se décide à lui
écrire, la presse avait fait d’elle un monstre. Les journaux la
disaient froide et calculatrice, mais Andrew lui expliqua qu’il
avait vu de la bonté sur son visage, et qu’il tenait à ce qu’elle
sache que quelqu’un, quelque part dans le monde, était de son côté.
Il était assez fier de ces lettres. Il montra les premières à son
père, mais le vieil homme ne manifesta pas plus d’intérêt que ça.
Ç’aurait sans doute été plus intéressant pour lui si Patricia avait
répondu, mais elle ne le fit jamais. Andrew persista pourtant. Il pensa qu’elle souhaitait
prendre le temps de découvrir s’il était sincère, et qu’ensuite
elle lui répondrait. Et, alors, elle se montrerait vraiment amicale
et chaleureuse, sans dire grand-chose en fait, mais en s’excusant
d’avoir mis si longtemps à répondre et en expliquant comment
s’était passé le procès. Elle le remercierait aussi de la carte
d’anniversaire qu’il lui avait envoyée, ou bien elle dirait
quelques-unes des choses qu’elle voulait que les gens comprennent à
son sujet, elle lui demanderait peut-être de l’aider à raconter sa
véritable histoire. Elle aurait envie que les gens sachent qu’elle
n’était pas froide, comme le prétendaient les journaux, qu’elle
avait des sentiments comme tout un chacun. Dans son long entre-tien
avec le premier journaliste, celui à qui elle s’était
vraisemblablement fiée parce qu’il allait raconter l’affaire selon
son point de vue à elle, elle affirmait que si elle avait tué ces
gens, c’était uniquement parce qu’ils avaient abusé d’elle. Ce
n’est pourtant pas ce que le type racontait dans son article. Il
parla à Patricia, puis il parla à d’autres gens, et il décréta
qu’elle avait commis ces meurtres pour de l’argent. Patricia Franz
récusa ensuite ces propos, mais il était trop tard.
Andrew fut déçu qu’elle ne réponde pas à ses
lettres, mais il continua d’écrire. Ce fut sa vie pendant plus d’un
an : s’occu-per de son père, et écrire à Patricia Franz quand
il avait un peu de temps à lui. Il devait administrer ses
analgésiques au vieil homme et tâcher de le faire manger ;
puis il devait nettoyer derrière lui et ranger la maison, si bien
que ce fut une époque active mais, chaque fois qu’il avait un
moment de liberté, il écrivait une lettre ou envoyait une carte.
Mais Patricia ne répondait toujours pas, à aucun de ses courriers.
Il ne savait même pas si elle avait lu ne serait-ce qu’une de ses
missives. Et donc, au bout d’un moment, il finit par en être un peu
agacé. Il eut envie qu’elle sache quel effort ça représentait, de
garder la foi et de continuer à lui écrire, alors qu’il n’y avait
aucun dialogue, que tout ça était unilatéral. Quand son père
mourut, bien sûr, Andrew eut un tas de trucs à régler, et il n’avait jamais été très doué
pour ce genre de choses. Ce fut dur, et il se dit qu’une amie
n’aurait pas été de trop, mais elle était accaparée par son appel
et n’avait pas de temps à lui consacrer. Ils ont déjà repoussé
trois fois la date de son exécution, mais elle mourra quand même, à
moins qu’elle ne parvienne à faire commuer sa sentence. Mais Andrew
ne comprend pas vraiment ces choses-là – et Patricia a déclaré
officiellement que le fait de mourir ne la dérangeait pas plus que
ça. Elle dit qu’elle est habituée à cette idée depuis longtemps. La
seule chose qui l’énerve, c’est qu’elle sera exé-cutée par
empoisonnement, alors qu’elle préférerait être fusillée. Le poison,
c’est vraiment dégoûtant, selon elle. C’est le mot qu’elle employa
avec les journalistes, en parlant de sa propre mort. Dégoûtant.
Les gens passent par ici en voiture, mais pas la
nuit en général, si bien qu’au moment où il perçoit le bruit pour
la première fois, Andrew est étonné de constater qu’il fait déjà
noir. Il lève la tête, remarque l’obscurité dehors, et il devrait
se rendre compte qu’il va se passer quelque chose d’horrible. Il
devrait comprendre, mais non, il est complètement absorbé par ce
constant bruissement de conscience. Le
bruit n’est pas celui d’une voiture, en l’occurrence. Il ne sait
pas très bien de quoi il s’agit et ne fait pas vraiment attention,
parce qu’il est ailleurs, en train de penser à Patricia. Il veut
lui dire qu’il ne lui écrira plus, et c’est une chose difficile à
formuler. Il ne veut pas être un problème supplémentaire pour elle.
Il est dans la salle à manger, entouré de tous les objets
décoratifs de son père, le mur couvert de coupures de journaux, de
photos, de timbres découpés sur de vieilles lettres que le vieil
homme avait conservées pendant des années dans le but de faire
cette pièce, qu’il appelait son bureau. C’était sa pièce préférée,
et c’est la pièce favorite d’Andrew à présent, parce qu’ils y ont
passé tellement de temps ensemble, tous les deux, à lire des
livres, faire des puzzles ou regarder la télévision. Son père avait
arrangé la pièce tout seul, au départ, en collant des photos sur les murs, des images
trouvées dans des revues, ou des morceaux d’étiquettes de savon ou
de confiture, tout ce qui lui tombait sous la main, en fait. Au
bout d’un moment, quand même, Andrew s’était mis à l’aider. Ils
avaient fait des albums, aussi. Ils passaient des jours, parfois
des semaines, à les composer à partir de coupures de journaux et de
timbres, après quoi ils écrivaient ou dessinaient dedans, de
petites maximes et des dictons qu’ils avaient dénichés. Quand son
père fut trop malade pour continuer, il s’installa définitivement
au premier, mais Andrew continua la pièce et il en parlait parfois
à son père. Pendant un temps, le vieil homme manifesta un réel
intérêt ; à la fin, pourtant, il ne se souvenait plus de rien,
et son esprit commença à divaguer. Il aimait dormir, et c’était à
peu près tout. Mais Andrew maintint en vie l’homme qu’était
réellement son père, dans son esprit et dans la pièce, et même dans
ses lettres à Patricia, en le mentionnant de temps à autre et en
plaçant de petits souvenirs et anecdotes à propos de sa vie.
Son père avait été un autodidacte. Il aurait sans
doute pu être intelligent, s’il en avait eu l’occasion. Et donc,
quand Andrew refusa d’aller à l’école, son père avait décidé de lui
faire l’école à la maison. La seule chose qu’il connaissait,
c’était la logique, mais il déclara que c’était bien suffisant. Ce
qui comptait vraiment, c’était de pouvoir penser par soi-même et
établir les rapprochements qui convenaient entre une chose et une
autre. Le savoir ne traitait pas d’événements, affirmait son père.
Ni de choses. Il traitait des
relations entre les choses. Il
traitait de systèmes. Ils n’avaient ni
manuels ni rien de tel, mais un unique gros album que son père
avait composé au fil des années, un énorme recueil bourré de
coupures de presse, certaines fanées et jaunies, d’autres d’un
blanc presque spectral et aussi fragiles que des ailes de papillon.
Chaque fois qu’ils ouvraient cet album, on aurait dit qu’ils
ouvraient la porte d’une autre pièce, un espace illuminé dont le
bel ordre avait acquis un aspect presque vivant, la faune logique
de quelque univers distant, quoique perceptible. Un univers qui
inspirait à Andrew plus de
confiance que tout ce qu’il avait jamais vu par ailleurs, même s’il
savait qu’il s’agissait d’une sorte de rêve.
Le reste de son instruction provint de la
télévision et des films. Au début, son père lui disait quoi
regarder, prin-ci-palement des documentaires et des vieux films,
des films d’un noir et blanc légèrement laiteux, qui ressemblaient
tant à des souvenirs qu’en fin de compte, il lui semblait qu’ils
faisaient réellement partie de son propre passé. Par exemple, il se
rappelle Fred Astaire dans une voiture, en train de rouler sur une
plage à la fin des temps, sans doute le dernier homme encore en vie
sur toute la planète. Plus loin, sur la côte, les gens ont
disparu ; tout ce qui reste, ce sont de faibles empreintes de
paumes trempées d’eau et d’huile sur la fenêtre d’une cuisine, ou
les pages roussies d’une bible scolaire, ou peut-être seulement la
lune se glissant par la porte d’une cabane abandonnée, trouvant une
lampe allumée dans la pièce, un jeu de cartes et des restes
susceptibles d’avoir un jour dansé, en chapeau haut-de-forme et
nœud papillon, sur la musique d’un vieux film hollywoodien. Andrew
adorait regarder de vieux films à la télévision, voir les vrais
gens qui n’existent que sur pellicule. Il n’y a qu’eux qui soient
libres, parce que dans leur monde le temps n’a pas cours, on peut
faire ce qu’on veut avec. Il aimait aussi regarder d’autres
émissions, mais pour la raison inverse : là, il n’était
question que de temps, car le temps est bref et inexorable à la
télévision, personne ne peut l’arrêter ni le freiner. Il est
toujours là, menaçant. Le mieux, toutefois, c’est quand on voit une
femme parcourir un bâtiment, une torche à la main ; soit elle
va découvrir une chose effroyable, comme un cadavre, soit quelqu’un
l’attend, là, dans le noir. Il adore voir une femme s’avancer
lentement dans un bâtiment, de nuit, avec sa torche qui balaie
l’obscurité inconnue, l’agent Scully dans un entrepôt, cherchant un
suspect doté de pouvoirs surhumains, Catherine Willows dans une
grande demeure ou un foyer privé pour étudiantes, qui découvre des
corps, l’un après l’autre, à mesure qu’elle explore les
lieux.
À présent,
assis dans la pièce devant sa lettre presque finie, il entend un
nouveau son, plus proche cette fois, et il a la certitude que c’est
un son de mauvais augure, mais il est trop tard car, quel qu’en
soit l’auteur, il est déjà à l’intérieur de la maison. Andrew
entend des présences : il y a sans aucun doute plus d’un
individu, peut-être quatre ou cinq, ils sont en train de se grouper
juste derrière la porte. Et ils sont là, et il n’arrive pas à
croire qu’il n’a pas perçu le danger, lui qui entend toujours tout,
à l’intérieur comme à l’extérieur. Ça l’empêche de dormir, parfois.
Il entend des chouettes remuer dans les arbres, il entend un bruit
et se projette aussitôt sur place mentalement, si bien qu’il peut
dire, sans même voir, s’il s’agit d’un renard, d’un cerf ou d’un
des chats sauvages qui vivent sur la presqu’île et se faufilent
dans les buissons en bordure du jardin. C’est donc un choc pour lui
de se rendre compte à quel point le danger s’est approché à son
insu. Un choc, oui ; et un choc de plus quand il les voit
entrer dans la pièce où il est resté seul si longtemps. Ils ne
prennent pas de précautions, contrairement aux cambrioleurs. Non,
ils sont pleins d’assurance, décontractés, ils entrent
tranquillement dans la pièce comme s’ils étaient chez eux :
trois garçons, puis une fille aux cheveux bruns hérissés, quatre en
tout… non, quatre d’abord, puis il en arrive un autre, qui traîne
un peu, qui n’a pas l’air d’avoir très envie d’être là. L’ombre des
autres le dissimule, au début, puis Andrew se rend compte que c’est
le garçon qu’il a déjà vu, le garçon aux cheveux noirs bouclés qui
passe parfois sur le chemin, en route vers Dieu sait où.
Au début, il pense qu’ils vont parler. Il
s’imagine qu’ils vont expliquer pourquoi ils sont là, au moins,
mais ils ne disent rien, ils se contentent d’entrer dans la pièce
et de se poster autour de lui, décontractés au possible, occupés à
réfléchir à ce qu’ils vont faire ensuite. Il voit bien qu’ils n’ont
pas de plan, ils sont juste là. Il
voit aussi que le garçon aux cheveux noirs a envie de dire quelque
chose, mais Andrew ne pense pas qu’il sache vraiment pourquoi ils
sont ici et, de toute façon,
ce garçon a peur des autres. Peur, ou peut-être honte. C’est la
même chose, par moments. Quand Andrew était enfant, il ne pouvait
pas sortir de la maison, parce qu’il avait peur, pensait-il, mais
ce n’était pas seulement ça. C’était de la honte – et il pensait
que ce serait facile de dire qu’il avait honte de lui-même, bien que ça ne se limite même pas à
ça. Il avait bel et bien honte de
lui-même, quand il s’aventurait dans le monde, mais il n’avait
honte que d’être là, parmi les autres.
Il n’éprouvait jamais ça à la maison. C’était la honte d’être avec
les autres gens. Il avait peur, aussi, mais c’était surtout sa
honte qui l’effrayait. Et il lui semble maintenant que le garçon
aux cheveux noirs éprouve la même chose. Peut-être pas tout le
temps. Peut-être a-t-il le sentiment de faire partie du gang la
plupart du temps, mais ce soir il a peur, et honte, et Andrew a
peur pour lui, parce que les autres – le gang – n’auront aucune
peine à flairer cette honte, c’est à ça qu’excelle un gang, à
flairer ceux qui ne sont pas totalement convaincus, ceux qui ont
honte. Andrew pense donc que ça va sans doute très mal se passer
pour le garçon, s’il ne fait pas extrêmement attention. Et il sait,
bien sûr, que ça va mal se passer pour sa propre personne.
C’est la fille qui met les choses en marche. Tout
est évé-ne-ment, tout commence. Il
arrive qu’on ne voie pas ce commencement, ou qu’on le trouve au
mauvais endroit, mais cette fois c’est facile. La fille, qui n’est
pas aussi jolie qu’elle l’imagine, s’avance jusqu’à l’endroit où se
trouve Andrew, debout à présent, bien qu’il ne se rappelle pas
avoir quitté le fauteuil. Elle tire quelque chose de sa poche.
Andrew ne voit d’abord pas de quoi il s’agit et il recule, puis il
regarde et voit que ce n’est rien, juste un petit canif. Il manque
de rire en le voyant – mais voilà qu’elle le pique avec, puis, en
inclinant la lame de côté, lui trace une entaille sur le bras. Ça
brûle comme le diable et Andrew comprend que ç’a sans doute été un
canif autrefois, mais qu’elle en a aiguisé la pointe et les
tranchants, si bien qu’à présent c’est une arme. Elle s’apprête
à recommencer, alors il tente
de reculer et une voix s’élève, un des garçons.
– Allez, Eddie, lance la voix. Laisses-en un
peu aux autres.
En entendant ça, Andrew se rend compte de la peur
qu’il éprouve. Il n’était pas effrayé jusque-là, il était plutôt en
colère, agacé que ces gens soient entrés sans y être invités dans
la pièce préférée de son père, où il conservait toutes ses
affaires, ses cartes, ses photos et l’Album. Il se tourne vers le
garçon qui vient de parler, parce que c’est celui-là le meneur, or Andrew sait qu’il doit
s’adresser au responsable. Il veut leur dire de sortir de cette
pièce. Mais en voyant le visage du garçon – si dur, si amusé par
toute la scène –, il se rend compte qu’il n’y a aucun espoir. Ils
se tiennent tous groupés là, ou plutôt tous sauf la fille : le
meneur, grand, carré, la mine impitoyable, un gros garçon aux
cheveux hérissés, avec un unique sourcil très brun, le garçon aux
cheveux noirs, toujours en retrait, l’air hésitant et peut-être un
peu effrayé aussi, et un autre, vêtu d’un vieux T-shirt sale à l’effigie de la Colombe de Picasso
et d’un short délavé à l’eau de Javel, qui a l’air d’une version
plus petite du Meneur, ressemblance mi-naturelle mi-travaillée. La
fille se tient toujours près d’Andrew et pendant un instant
personne ne bouge. Ils restent tous plantés là, à se regarder les
uns les autres, et c’est cela, cette immobilité, ce silence, qui
ressemble au moment juste avant que tout le monde regarde à la
ronde et se mette à rire, c’est cela qui pousse Andrew à bout, si
bien qu’il fonce droit sur eux en essayant de se glisser près du
Meneur et de filer vers l’endroit où se tient le garçon aux cheveux
noirs, à côté de la porte. Andrew se dit que, s’il arrive jusqu’à
lui, ce garçon lui permettra de passer et, même s’il ne parvient
pas à s’enfuir, alors au moins ils auront tous quitté la pièce
spéciale de son père.
C’est presque un geste risible cependant, même
Andrew s’en rend compte. Le Meneur se contente de bondir en avant
et l’empoigne au moment où il tente de passer, puis d’une bourrade
il l’expédie au sol et lui décoche un coup de pied, violent. Pour les autres, c’est un
signal : ils se jettent tous sur Andrew, à coups de pied, de
poing, et l’un d’eux – sans doute la fille – le pique avec un petit
objet acéré. Puis quelqu’un l’empoigne par le bras, le relève et le
plaque contre le mur. Le même l’y maintient – Andrew constate qu’il
s’agit du Meneur, le garçon le plus baraqué ; il est en train
de parler, mais Andrew n’entend pas ce qu’il dit parce qu’il a la
tête qui bourdonne, c’est un vrai tintamarre sous son crâne, comme
une volée de cloches, pas des cloches d’église, plutôt les
carillons des anciens hôtels de ville des documentaires
touristiques, ces sonneries* auxquelles on accorde toujours une place de
choix dans les émissions sur la Belgique ou la Hollande. Aussi, le
temps de revenir à la pièce, il a manqué ce que le Meneur est en
train de dire. Il ne voit pas vraiment le visage du garçon non
plus, c’est surtout une tache floue toute proche, et ensuite, plus
loin, sur le mur d’en face, quelque chose se dessine avec
précision. Andrew le voit et il comprend que ce qui se passe est
une chose qu’il avait prévue, peut-être l’a-t-il attirée sur sa
propre tête. Parce que, son père l’a toujours dit : les mots
ne valent rien, mais les photos c’est autre chose. On prend une
photo et on la place dans une pièce, et c’est une chose magique
qu’on acquiert, on s’ouvre soi-même à une possibilité.
Cette photo qu’il voit, il l’a mise après la mort
de son père. Même alors, il savait que le vieil homme n’aurait pas
été d’accord. Elle était trop forte, trop puissante. Ce qu’Andrew y
voyait, c’était un fragment d’histoire, un détail d’une guerre
oubliée, mais il n’avait pas compris le pouvoir de l’image, pas
jusqu’à cet instant où il lève les yeux et la voit, comme pour la
première fois. C’est une photo d’un soldat, sans doute un jeune
homme guère plus âgé que ces enfants, debout devant le corps de ses
ennemis. Il porte un masque, le genre de masque que n’importe qui
peut acheter dans un magasin de farces et attrapes, un masque
d’Halloween avec une tête de mort auréolée d’une tignasse grise en
filasse, un masque à faire peur. Il tient à la main ce qui est sans
doute une arme automatique, et porte un mélange de treillis militaire et de
vêtements décontractés, des baskets ou des tennis, comme n’importe
quel gamin qui sort un samedi après-midi, sauf qu’il regarde, à ses
pieds, ce qu’il reste d’un homme, cadavre tordu et massacré, affalé
pieds nus sur le bitume, les membres ridiculement convul-sés. Le
garçon jette un regard à cet homme en passant, mais il poursuit sa
marche : c’est un instant d’évaluation désin-volte ; il
n’y a aucune émotion, juste une vague curiosité. Andrew avait
choisi d’afficher cette image parce que le masque lui plaisait, et
parce qu’il trouvait impressionnant qu’il s’agisse d’un instant
terrible et historique, saisi sur la pellicule – par qui ? –
de façon on ne peut plus détachée. Il s’était posé des questions
sur le photographe, sur la distance à laquelle il se trouvait et
s’il avait craint que le garçon ne lui tire dessus. Il s’était
demandé si le garçon éprouvait quelque chose derrière le masque et
si le masque lui permettait de commettre des tueries en ayant
l’impression que ce n’était pas vraiment lui, qu’il jouait
simplement un rôle. Peut-être cela lui donnait-il du courage, à ce
garçon. Peut-être ce garçon avait-il eu peur, toute son enfance, de
finir ainsi, assassiné par un monstre terrifiant et abandonné à la
putréfaction sur une route anonyme, et qu’alors il avait enfilé ce
masque et était lui-même devenu le monstre terrifiant, le vainqueur
et non la victime, celui qui continue d’avancer, en tuant tout sur
son passage, plutôt que celui qui se fait faucher avant même de
s’en rendre compte. Andrew savait que c’était une photo glaçante,
un instant terrible, et il avait longuement, mûrement réfléchi
avant de la mettre au mur, mais il n’avait pas perçu le véritable
pouvoir de cette image, un pouvoir que son père, lui, aurait vu
tout de suite. “C’est bien d’avoir peur des rêves”, lui avait dit
son père un jour qu’Andrew s’éveillait d’un cauchemar en pleurant
et en appelant à l’aide. C’était bien d’avoir peur des rêves, s’il
s’agissait de rêves terrifiants – de même qu’il était bon d’avoir
peur de certaines photos, car les photos avaient tout autant de
pouvoir que les rêves.
À présent,
Andrew voit cette photo et il pense d’abord qu’il s’agit d’une
sorte de prophétie, de prémonition. Mais c’est plus que ça.
Quelqu’un est en train de lui taillader les mains, il a envie de
hurler mais il n’émet pas un son, il se contente de garder les yeux
rivés sur cette photo. Il veut que ces enfants la voient, qu’ils
parviennent jusqu’à cette photo grâce à l’attention qu’il lui
porte, alors il garde les yeux rivés sur ce visage masqué. Il garde
les yeux rivés sur la photo et tente de considérer ce qu’ils sont
en train de faire à ses mains comme autre chose que de la douleur,
ou plutôt une autre forme de douleur, une douleur partagée, une
grâce. Une grâce et une prise à témoin. Un témoignage, épreuve
testimoniale et testament. Non pas sa douleur personnelle, mais
toutes les douleurs, partout. Non pas la mort de ce seul soldat,
mais tous les meurtres, toutes les tueries, toutes les vies
humaines perdues dans les guerres et les génocides. Chaque vie
humaine, de son vivant et dans sa mort. Il garde les yeux rivés sur
la photo et observe comme la douleur change, selon qu’elle est
grâce ou testament, il remarque la façon dont le corps s’arrête et
s’écoute, en réponse à cette douleur. Ils le lardent de coups à
présent et il garde les yeux rivés sur la photo, et il laisse son
corps s’écouter, s’extraire du temps, porter témoignage, s’éloigner
de ces enfants en se soumettant à eux. Parce qu’il ne peut modifier
ce qui se passe et ne peut y mettre fin. Ils lui entaillent les
mains, les bras, ils lui poignardent le visage, mais il garde les
yeux rivés sur la photo. Ces enfants vont le tuer, il le sait.
Comme le soldat mort, il mourra sans raison, si ce n’est la
cruauté, alors il garde les yeux rivés sur la photo et s’en fait le
témoin.
Au bout d’un moment, cependant, quelque chose
s’impose à son regard fixe et il entend une voix, une voix
suppliante, une voix de garçon. C’est le garçon aux cheveux noirs
et il tente d’interrompre les autres.
– Je ne pense pas que ce soit lui, dit le
garçon. Je ne pense pas que ce soit ce type-là.
– Pourquoi pas,
Leonard ? demande le Sosie – et la menace couve dans sa voix.
Leonard ferait bien de prendre garde.
– Il n’est pas du genre, dit Leonard.
Andrew en est touché. Il est reconnaissant à ce
garçon de prendre sa défense, si c’est bien ce qu’il est en train
de faire. C’est peut-être plutôt sa propre personne qu’il défend.
Peut-être prend-il à témoin, lui aussi.
– Allez, dit Leonard. On le laisse là et on
se tire.
Le Sosie pivote alors sur ses talons et s’en prend
à lui.
– Tu veux pas arrêter de chialer,
putain ? il dit. Il est vraiment furieux contre Leonard, et ça
ne date pas d’aujourd’hui.
Leonard tient bon. Il est calme, peut-être un peu
mélan-colique.
– Ce n’est pas le bon, il dit, tout en
sachant parfaitement que ce qu’il dit importe peu, à présent.
– Qu’est-ce qu’on en a à foutre ! hurle
le Sosie, le visage furibond, aboyant comme un chien au bout d’une
chaîne.
Quelque chose dans la pièce se brise alors. Ils se
sont tous interrompus, tous rassemblés autour de lui, ils
l’encerclent, mais ils sont à bout de souffle à présent. Ça
commençait à devenir répétitif et ils se sont lassés. Ils avaient
eu envie de faire plus grand, quelque chose de décisif. Et voilà
qu’après cet échange, ils reculent, tournent autour de Leonard, en
laissant Andrew par terre, mais le gros, celui au Sourcil, le tient
à l’œil, le fixe de toute son attention. Du moins le croit-il –
sauf que personne n’est fixé, personne ne maintient personne par
terre. Andrew ne va nulle part, non pas parce qu’il est cloué sur
place par le regard d’un gros gamin, mais parce que, soudain, il
est las de tout ça. Mais peut-être est-il simplement las de
lui-même. On se lasse bel et bien de soi-même, se dit-il, et pour
peu qu’on n’arrive pas à trouver autre chose à quoi s’intéresser,
ça devient drôlement fastidieux, d’être humain. On se lasse de la
conscience, de la forme qu’elle a et
de ses couleurs légèrement exagérées ; par-dessus tout, on se
lasse de son bruit constant et on n’aspire plus qu’à un peu de silence. Andrew croit se
souvenir d’une époque où sa conscience à
lui était plus restreinte qu’au moment où ces gamins ont
surgi dans le petit bureau de son père. Il lui semble se souvenir
d’une forme différente, de couleurs plus sourdes, comme celles
qu’on voit affleurer au travers de la neige un jour d’hiver. Mais,
surtout, il se souvient qu’elle était plus petite et plus calme. Ça
devait être avant la mort de son père. Après, il s’était contenté
de rester dans la maison à regarder la télévision ou à passer en
revue les vieilles affaires de son père, et il avait perdu contact
avec le monde. Les mêmes objets étaient tous là, les mêmes machines
étaient toutes là, mais il ne savait pas les faire fonctionner. Il
ne savait pas comment les autres fonctionnaient et avait perdu tout
réel intérêt pour l’action si bien que sa conscience solitaire se
mit à croître de plus en plus, comme une plante exotique de serre
chaude. Ces gamins ne savaient pas non plus comment ça
fonctionnait, mais ils voulaient quand même agir et c’est pourquoi
ils étaient venus chez lui, pour pouvoir se voir en train d’agir.
Andrew les imagine tout à fait en train de piquer un animal en cage
du bout d’un bâton ou de faire tomber des oisillons de leur nid, et
il sait qu’il n’est rien d’autre pour eux qu’un gibier plus gros et
légèrement plus bruyant. Quand ils le blessent, c’est avec la même
curiosité insolite, presque tendre, à l’égard de leur propre
personne, de ce dont ils sont capables, que celle qu’ils
éprouveraient en torturant un chaton. Regardez-moi, voilà de quoi je suis capable. Il
est dangereux de se lancer là-dedans, parce qu’on ne comprend où ça
risque de finir qu’une fois qu’il est trop tard. La façon dont ça
finira ce soir, en l’occurrence, est assez facile à prévoir. C’est
une progression simple, presque logique, ça commence aux pieds et
aux poings et ça va jusqu’au vieil allume-gaz qu’ils ont trouvé
dans la cuisine, puis aux couteaux dans les tiroirs et aux lames de
rasoir dans la salle de bains. Andrew était en colère quand tout ça
a commencé, mais en fin de compte il n’est plus qu’éperdument navré
de ce qu’ils sont en train de faire.
Le Meneur
intervient dans le combat de coqs, mais il ne cherche pas à faire
régner la paix. Il est face à Leonard, à présent, avec le soutien
du Sosie, poil hérissé, cou dardé, prêt à tuer.
– Comment tu sais qu’il n’est pas du
genre ? demande le Meneur. Pendant un instant, Andrew a envie
de savoir de quoi ils parlent, il a envie que quelqu’un reprenne
depuis le début et explique pourquoi ils sont tous ici et ce qui se
passe, mais il est trop las et sans doute trop effrayé pour ça. Il
a simplement envie que ce soit fini.
– Et toi,
comment tu sais que c’est lui ?
dit Leonard. On ne lui a même pas posé de question. Je croyais
qu’on venait ici pour l’interroger, pour découvrir ce qu’il sait
sur Liam et les autres.
C’est un défi à l’adresse du Meneur, Andrew le
voit bien, et l’intéressé n’apprécie pas.
– On n’est pas venus pour interroger qui que
ce soit, il dit. On est venus pour se venger de cette
tarlouze.
– On ne m’a jamais dit ça, dit Leonard.
Le Meneur exécute une petite volte-face incrédule,
digne d’un numéro de music-hall, pour faire face à ses
hommes.
– Eh bien, il fait. Vous avez entendu ça, les
gars, les filles ?
Il écarte les bras.
– On n’a jamais dit ça à Leonard.
Le Sosie boit du petit-lait.
– On ne lui a jamais dit quoi,
Jimmy ?
– Pourquoi on est venus, dit Jimmy.
– Et pourquoi on est venus, Jimmy ?
demande le Sosie.
– Je te le dirai pas, répond Jimmy en
s’écartant du groupe avec un rire dément, et aussitôt ils
bouillonnent à nouveau d’activité, reposés de leur besogne,
cherchant partout de quoi varier les plaisirs, de quoi changer un
peu. La fille sort et va fourrager dans la cuisine ; un
instant plus tard, elle en revient en courant avec les grands
ciseaux, ceux avec les anneaux rouges. Elle est tout excitée, elle
fait des bonds sur place, presque sur la pointe des pieds.
Le Sourcil lâche un reniflement sarcastique.
– Le pipi, il marmonne en regardant Andrew
comme s’il était de connivence.
– Bon sang, Eddie, dit le Meneur. Qu’est-ce
que tu as avec les ciseaux ?
Il a l’air triste maintenant qu’il a balayé le
défi de Leonard et Andrew se dit que ce garçon commence à
comprendre que Leonard a raison, que peut-être ils ne sont pas dans
la bonne maison, mais il ne peut laisser transparaître, dans son
esprit pas plus que dans celui des autres, qu’il a tort. Il a
attendu si longtemps de faire quelque chose, alors maintenant que
tout est lancé, il faut qu’il aille jusqu’au bout. Andrew comprend
ça. Mais il voit aussi qu’il y a une autre raison à la tristesse du
garçon et qu’elle concerne Leonard, qui se tient à l’écart des
autres et qui regarde, pas disposé à en faire plus pour l’aider,
mais plus décidé à prendre part à ce qui se passe. Cela concerne
Leonard, pas simplement parce que le Meneur trouve contrariant ce
défi inattendu – ce n’est qu’un jeune garçon, après tout –, mais
parce qu’il aime bien Leonard et voilà que maintenant, il sait
qu’ils ne font plus équipe, qu’ils sont chacun de leur côté,
totalement scindés. Pendant ce temps-là, le Sosie a fouiné dans les
trucs qui se trouvaient sur la table et déniché une pique ;
Andrew ne sait pas à quoi elle sert, sans doute à épingler des
documents. Il ne sait pas où le garçon l’a trouvée ; il ne
savait même pas que son père en avait une.
– Allez, on lui crève les yeux, dit le Sosie
avec un large sourire féroce. Il regarde le Meneur. On lui crève
les yeux avec ça.
Soudain, Andrew se met à leur crier après, à crier
et hurler comme un animal, comme un fou. Au même moment, Leo-nard
se met à hurler aussi. Andrew pense d’abord que Leonard tâche
d’empêcher les autres de lui faire plus de mal, puis il se rend
compte que son défenseur est en colère après lui.
– La ferme ! crie Leonard.
Il pousse
Andrew contre le mur à nouveau et fait pleuvoir sur lui une grêle
de coups, il cogne, d’abord avec un pied, puis avec l’autre, sans
cesser de crier.
– La ferme, la ferme bordel !
Il continue comme ça un long moment, peut-être une
minute, puis, avec une horreur qui se mue peu à peu en gra-titude,
Andrew commence à comprendre ce qui se passe. Le garçon est en
train de le secourir. Il lui inflige une moindre douleur pour lui
en éviter une pire, il gagne du temps, ou peut-être cherche-t-il à
mettre un terme plus clément à tout ça. Il continue à assener coups
de pied et coups de talon, et personne ne fait un geste pour
l’interrompre, puis voilà qu’Andrew se met à flotter, son corps
bouge, monte, danse à la surface, comme s’il était tombé à l’eau
et, après s’être brièvement enfoncé, s’était mis à remonter, porté
par le courant, léger tout à coup. Et aussitôt il est loin de la
pièce, et il est en train de rêver, pense-t-il, de dériver au gré
d’un état qui ressemble au sommeil, quand bien même ce n’en est
pas. Il rêve une chose qui, tandis qu’il la regarde se déployer, ne
semble nullement être son rêve, mais
une chose qu’il se rappelle avoir vue quelque part, une histoire
qui n’appartient pas tant à quelqu’un d’autre qu’à l’air, comme la
radio : une vision d’un monde où tout un chacun pourrait
pénétrer s’il le voulait, ou s’il savait comment faire. Dans ce
rêve, Andrew se trouve dans une grande maison à la campagne, une
vaste demeure biscornue pleine de pièces sombres où flotte un
relent d’humidité. Tout est plongé dans l’ombre, il n’y a presque
pas de meubles, les murs sont nus, l’odeur d’humidité et de moisi
omniprésente. Il parcourt la maison et la sent partout, dans
l’escalier, dans le vestibule, dans les pièces immenses, figées,
mais ça lui est complètement égal car il est là pour une bonne
raison, il a un but. Il marche vite, cherche quelque chose, décidé,
bien qu’il ne sache pas vraiment ce qu’il espère trouver, et plus
il cherche, plus la maison semble vide, jusqu’à ce qu’il n’y ait
pratiquement plus rien, ni
escalier, ni murs, ni fenêtres, juste un espace qui reste l’espace
intérieur d’une maison, et une sensation d’apesanteur tandis qu’il
continue inlassablement, cherchant, cherchant encore, une sensation
d’apesanteur qui vient non pas de lui, mais de la maison, puis qui
ne vient plus de la maison mais de tout. Le monde entier, l’univers
au complet, est vide, dénué de poids, sans forme ni substance. Tout
se dissout, devient immatériel, et l’unique donnée tangible qui
subsiste est ce qu’il recherche. Puis il trouve, et ce n’est rien,
ou plutôt de la lumière, non pas une
lumière mais la lumière, juste une
scintillation qui croît et forcit à mesure qu’elle l’encercle puis
l’enveloppe jusqu’à ce qu’il se laisse entièrement glisser dans
cette immense, magnifique blancheur. Et c’est paisible, à présent,
paisible et un peu bête, comme les jeux auxquels son père jouait
autrefois, quand il allait bien. Et il se souvient d’une vieille
comptine que son père chantait, quelque chose qu’il avait dû lire
quelque part, ou peut-être l’avait-il inventée lui-même, car cela
lui arrivait parfois, il inventait de petites histoires et des
comptines simplettes, de temps à autre. C’était une comptine
idiote, une pure bêtise, mais elle avait plu à Andrew, sans qu’il
sache pourquoi. Il ne se souvenait pas de toutes les paroles, juste
de la fin, et ce fut d’abord lui tout seul qui se la rappelait,
puis il entendit son père la dire, comme s’il était là, assis à la
table de sa pièce, et qu’ils étaient à nouveau en sécurité. Le
temps s’était enfui et plus personne ne pouvait les atteindre. Et
il entendait son père, c’était la voix de son père, où filtrait une
trace de sourire, qui répétait les paroles :
Elle tourne la
planète
Passe du jour à la
nuit
Qu’elle est merveilleuse,
cette planète !
Parfois le
diable
Regarde par-dessus notre
épaule
Mais qui regarde par-dessus
la sienne ?
Andrew ne
peut alors que rire, car il voit tout à fait le vieil homme, là,
faisant le fou comme il aimait le faire par moments, et c’était
magnifique, parce que son père avait belle allure, comme lorsque
Andrew était petit garçon, un homme heureux aux cheveux bruns et
aux yeux bleus, pas malade, pas mort. Et Andrew se mit à rire et à
rire encore, parce que son père savait être vraiment drôle, à
l’époque, quand il allait encore bien, avant de devoir s’en
aller.