Pourquoi le paradis est-il aussi
resplendissant ? Pourquoi la lumière nous
aveugle-t-elle ? Dans une histoire que j’ai entendue, la
première chose que l’âme veut faire, en arrivant au paradis, c’est
se retourner et regarder derrière, vers la vie qu’elle a quittée –
mais alors, si elle le faisait, si elle pouvait le faire, elle
verrait que tous ceux qu’elle a un jour connus sont encore au
purgatoire. Et alors le paradis ne serait plus le paradis. Si beau
que soit le paradis, et bien que l’âme comprenne à quel point
l’ancienne vie était terrible, elle a envie de rebrousser chemin, à
cause de ces gens. Non pas parce qu’elle les aimait ou se souciait
beaucoup d’eux, mais parce qu’ils appellent de là où ils sont et
que l’âme ne peut faire la sourde oreille. Elle est des leurs. Elle
est issue de la terre.
Et c’est pourquoi le paradis est resplendissant.
C’est pour-quoi il est aveuglant. Pour qu’on ne puisse jamais
regarder en arrière.
L’Homme-Papillon n’avait rien dit, après m’avoir
montré la machine qu’il avait fabriquée à partir des notes et des
croquis de son père. Il n’a rien expliqué, ne m’a pas dit ce qui
allait m’arriver quand je franchirais le portail. Peut-être
avait-il tenté de formuler quelque chose la première fois qu’il m’a
amené dans la salle, mais j’étais encore soûl ou je ne sais quoi à
cause du thé, et je n’ai pas compris ce qu’il disait. Mais quoi
qu’il ait dit, il n’a rien expliqué. Ce n’est pas ce genre
d’histoire-là. Il ne m’a pas empoigné par le bras en disant :
“Vite, viens avec moi. Je vais te sortir d’ici”, tel Harrison
Ford dans un film
d’aventures. Il ne m’a pas fait asseoir pour m’exposer l’intrigue,
en comblant tous les blancs, tel Hercule Poirot ou Sherlock Holmes
une fois que le mystère a été résolu et les criminels appréhendés.
Il n’a pas expliqué le mystère parce que le mystère c’était
lui, simplement il contrebalançait
celui qui s’était déroulé auparavant, la première étape d’un
nouveau commencement. Comme dit le photographe fou, dans
Apocalypse Now : il était le yin
et le yang, la thèse, l’anti-thèse, la synthèse ; il était la
dialectique sous la forme d’un ami vivant, qui respirait. Et je
l’appelle encore mon ami parce qu’il l’était. Au début, je croyais
le connaître, puis j’ai vu que, même si un peu de lui était vieux,
même s’il venait, en partie, du monde que j’avais connu auparavant,
il était également neuf : créature neuve imprévisible,
subitement lâchée de quelque cachette secrète pour marcher,
respirer, agir, comme pour la première fois. Comme Ariel,
peut-être, à la fin de La Tempête.
C’était un ami, mais un ami d’un autre genre, un peu celui qu’on
espère avoir un jour et qu’on ne trouve jamais vraiment, tout au
long de l’enfance. Un ami si proche qu’il pourrait aussi bien être
nous-mêmes – et peut-être l’est-il, d’une certaine façon. On est un
peu lui, il est un peu nous. Il sait ce qu’on ne sait pas et on
voit ce qu’il ne perçoit pas.
Je ne le connais pas vraiment, pourtant. Il n’est
pas celui pour qui je le prenais, il n’est même pas celui pour qui
je ne le prenais pas. Pendant tout ce temps, je n’ai même pas su
son vrai nom. Je me contentais de l’appeler l’Homme-Papillon parce
que c’est ce qu’il était à mes yeux : l’Homme-Papillon,
l’homme venu des bois, un élément du paysage, voletant d’un endroit
à l’autre, venant se poser un moment puis repartant. Je n’ai jamais
su où. Je n’ai jamais pensé à lui demander son nom, ni où il
vivait, ni s’il avait une famille, en dehors de son père – mais
bon, qui attache de l’importance aux noms ? Qui attache de
l’importance à une adresse quelque part, à la vignette fiscale
d’une camionnette ou à une inscription sur une liste
électorale ? Il n’est pas de l’Intraville, ça je le sais,
mais l’idée ne m’est jamais
venue qu’il puisse venir d’ailleurs que des bois. Si je ne sais
rien de lui, c’est parce que je n’ai jamais voulu savoir. Ni son
nom, ni son adresse, ni ce genre de choses, en tout cas. Je ne dis
pas qu’il n’était pas celui que je croyais connaître quand on était
dans les bois en train d’observer les plantes ou devant son feu de
camp, à boire du thé bizarre, simplement il dépasse tout ce que
j’avais jamais vu, mais j’imagine qu’on pourrait dire ça de
n’importe qui. Je me rappelle John me parlant de cette fille qu’il
avait connue, à l’époque où il était adolescent : elle
travaillait dans le magasin de musique où il allait dès qu’il avait
de l’argent pour acheter des disques, et il était peut-être
amoureux d’elle, seulement elle était plus âgée et vraiment jolie,
et John ne pensait pas avoir sa chance avec elle alors il ne disait
rien, il se contentait d’entrer dans le magasin et d’acheter son
disque, ou peut-être de commander quelque chose qu’ils n’avaient
pas, qu’ils lui feraient venir pour la semaine suivante, et il
était guindé, très poli dans tout ce qu’il disait et faisait, pour
qu’elle ne comprenne jamais qu’elle avait un admirateur secret. Ce
gamin-là. Pendant qu’il racontait ça, je me souviens que mon
imagination galopait à la recherche d’une sorte de chute, comme
peut-être celle de cette histoire de Romain Gary où le type
n’arrive pas à trouver le courage de parler à la belle femme qui
vit dans l’appartement au-dessus du sien, bien qu’il la croise tous
les jours dans l’escalier. Il est incapable de trouver quelque
chose à dire, alors il ne dit rien et il se sent de plus en plus
seul, jusqu’au moment où, dans sa petite chambre froide, il entend
la femme, au-dessus, faire l’amour à grand bruit avec quelqu’un, et
il est tellement désespéré, tellement accablé, qu’il se pend,
vaincu par la pure solitude. Or on sait déjà forcément – ça fait
partie du déroulement de l’histoire qu’on sache déjà, car ces
choses sont déjà écrites, et c’est ce qui les rend si affligeantes
et impitoyables, on sait forcément que, quand la police vient pour
dresser un procès-verbal et enlever le corps, la concierge explique
que la femme de l’étage est
morte, qu’elle a pris du poison et souffert en mourant, en se
convulsant sur son lit, en gémissant et en criant. Et cetera, et
cetera. Sauf qu’en l’occurrence, ce n’était pas du tout l’histoire
de John, ce n’était pas du tout une de ces histoires où tout se
joue dans le vacillement de l’incrédulité, c’était pire, d’une
certaine façon, parce que c’était simplement une des histoires de
John, qui font partie de la vraie vie, où il n’arrive jamais rien,
parce que rien n’arrive jamais. Dans l’histoire en question, John
continue d’aller au magasin et reste là, muet et désarmé pendant
des mois, puis il entre un jour et la fille est partie. Il ne veut
pas demander où elle est, de peur de se trahir, mais de toute façon
le type derrière le comptoir le renseigne spontanément, raconte la
façon dont elle est morte mystérieusement pendant la nuit, deux
jours plus tôt, une femme de vingt ans morte dans son lit d’une
maladie obscure qui produit le même effet sur les poumons qu’une
noyade. C’est ce qu’il raconte à John, et John voit bien qu’il
tient à le lui raconter parce qu’il connaît son secret, tout le
monde le connaît, car John est le gamin transi d’amour dont tout le
monde se moque, et donc le type, qui s’appelle Dave, a envie de
voir comment John va prendre la nouvelle. Et John éclate en
sanglots parce qu’il était vraiment amoureux. Assez amoureux pour
ne rien attendre, assez amoureux pour ne pas avoir dit un mot. Bien
sûr, en voyant ça, Dave a des remords et veut donner à John quelque
chose qu’il puisse emporter, un petit quelque chose en rapport avec
la fille – dont le prénom était Kate, je crois, mais je ne sais pas
trop si John me l’a dit un jour ou si je l’ai juste imaginé, car
dans l’histoire elle avait bien le profil d’une Kate. Kate
Thompson. Ou peut-être Katie. En tout cas, Dave lui raconte que,
plus tard, en inspectant les affaires de la fille, on y a trouvé un
marteau, un rabot, une scie à chantourner, toutes sortes d’outils,
encore dans leur emballage pour la plupart, bien rangés dans les
tiroirs de son armoire, sous les pulls, les chaussettes et les
soutiens-gorges, une panoplie complète de charpentier ou quelque chose du genre, sauf que
ces outils n’avaient jamais servi, et apparemment Kate ou Katie les
avait achetés l’un après l’autre au fil de mois ou même d’années,
étant donné que la facture de certains se trouvait encore dans
l’emballage et les dates étaient toutes différentes. C’est ce que
le type, Dave, avait dit à John pour le réconforter… et c’est ce
que John s’est rappelé des années plus tard, quand il m’a raconté
l’histoire. Ça, et les mots que le type lui avait répétés, dans ce
minuscule magasin de disques qui puait le vinyle et la poussière
chaude, bien des années auparavant. “Les gens sont bizarres”, avait
dit Dave, puis, comme John ne répondait rien, parce qu’il ne
trouvait rien à dire, il avait redit : “Les gens sont
bizarres, ça c’est sûr.”
L’histoire tire à sa fin, et je considère toujours
Morrison comme un cadeau. L’Homme-Papillon sait que notre flic
local n’a tué personne, mais il sait aussi qu’à sa façon
personnelle et particulière, typique de l’Intraville, le policier a
commis une infraction trop grave pour qu’elle reste impunie, la
pire forme d’infraction dans laquelle la ville est enlisée depuis
des décennies : le péché d’omission, le péché qui consiste à
détourner le regard pour ne pas voir ce qui se passe juste sous nos
yeux. Le péché de ne pas vouloir savoir ; le péché de tout
savoir et de ne rien faire. Le péché de connaître des choses sur le
papier mais de refuser de les connaître dans nos cœurs. Tout le
monde connaît ce péché-là. Il suffit
d’allumer la télé et de regarder les nouvelles. Je ne suis pas en
train de dire qu’il faut essayer d’aider les gens en Somalie ou
d’arrêter le massacre des forêts tropicales, simplement on
n’éprouve absolument plus rien si ce n’est un vague sentiment
d’inconfort ou de gêne quand on voit les arbres déchiquetés et les
coulées de boue, ou les enfants amputés dans les hôpitaux de
campagne – et c’est impardonnable de poursuivre sa vie pendant que
ces choses-là arrivent quelque part. C’est impardonnable. Tout devrait changer, quand on voit
ça.
C’est pour
cette raison que l’Homme-Papillon fait ce qu’il fait à Morrison.
Parce que Morrison sait qu’il est même impardonnable d’être
innocent quand les garçons perdus disparaissent dans les fourrés
tout autour de nous. Impar-donnable de ne pas savoir où ils sont,
même s’il est impossible de le savoir. Morrison sait qu’il est
impardonnable qu’un enfant disparaisse sans laisser de traces, et
que c’est à la fois le pire de ses péchés et le début de sa
rédemption. Car c’est une rédemption, ou le début d’une rédemption,
cette scène que l’Homme-Papillon orchestre avec tant de soin dans
la salle du Glister. Sur le moment, on ne peut pas s’attendre à ce
que je comprenne ça. J’y vois une punition, pure et simple. Je ne
sais pas à quel point le rôle de Morrison dans les meurtres a été
limité, mais l’Homme-Papillon, lui, le sait. Il le sait mieux que
quiconque, mais il fait son terrible cadeau quand même. Si j’avais
su alors ce que je sais maintenant, je n’aurais pas accepté ça –
mais bon, si j’avais su alors ce que je sais maintenant, j’aurais
compris que ce n’est pas à moi qu’est destiné le cadeau. Il est
destiné à Morrison. Si grotesque que ça puisse paraître, c’est
pourtant vrai – car par quel autre moyen un homme serait-il libéré
de l’enfer, sinon en traversant une effroyable mais par bonheur
ultime souffrance ? À sa façon, l’Homme-Papillon bâtit un
refuge pour Morrison. Quand, avec tant de soin, tant d’attention,
il l’enferme dans cette coque de plâtre, il construit un endroit
sacré où le policier coupable peut être isolé et ainsi, finalement,
absous du péché du monde. C’est ainsi qu’il le conçoit, je le sais,
mais c’est seulement maintenant que je comprends le fardeau que ça
a dû être pour lui.
Il me livre donc Morrison comme un cadeau, mais ça
n’a pas d’importance à ses yeux. Depuis le tout début, il pense au
Glister et à la façon dont il me montrera comment en franchir le
passage. Pas pour me faire sortir
d’ici, mais pour m’y engager plus avant. Jusqu’au bout. Mais il est
aussi patient et il voit bien qu’il faut faire quelque chose,
tourner la page de l’ancienne
vie. Donc on s’empare de Morrison et on l’amène dans cette immense
salle, à cinquante mètres à peine du Glister. Qu’est-ce que le
Glister, au juste ? Une porte ? Un portail ? Qu’y
a-t-il de l’autre côté ? Je n’en sais rien, et à vrai dire je
n’ai même pas envie d’y penser. Je sais juste que, le moment venu,
je franchirai ce passage et qu’alors je serai au bout.
Je ne savais pas si Morrison était l’assassin, au
début, mais une fois que tout est fini, quand nous le laissons là
dans son plâtre, je sais que ce n’est pas lui. Cela dit, il était
impliqué, il a rendu ça en partie possible, si bien qu’un peu de
justice a été faite. Maintenant, c’est à l’Intraville de poursuivre
ce travail bénéfique. Il va falloir que les gens se trouvent un
ange, qu’ils se rendent dans l’Extraville et effacent toutes les
marques blanches sur les montants des portes. Ils pourraient aussi
simplement cesser de collaborer avec les autorités et enta-mer une
nouvelle partie. Inventer de nouvelles règles et oublier toutes ces
foutaises aux relents de touche pas à la
femme blanche* . Mais c’est leur affaire, ça ne me
concerne plus en rien. Mon père est mort, après avoir contribué
toute sa vie à son propre calvaire, somnambule que je n’ai jamais
réussi à réveiller. Maintenant je suis fatigué et pas sûr du tout
d’avoir le cœur à quoi que ce soit d’autre, si bien que mon ami
règle le compte de Morrison et, ce faisant, me donne à constater
que, tôt ou tard, justice sera faite. On secoue Morrison pour le
réveiller et on lui donne les outils qui lui permettront de juger
par lui-même à quel point il est loin du paradis. Puis on s’éloigne
en le laissant pourrir sur place.
On dit que, pour rester en vie, il faut aimer
quelque chose. Quoique aimer ne soit peut-être pas le bon mot,
après tout. Peut-être faut-il être
quelque chose. Pas une grosse légume ni le chéri de quelqu’un, rien
de tel. Pas non plus futé, beau ou riche. Ni célèbre ou dangereux.
Il faut simplement être. Je ne sais
pas si ça veut dire grand-chose, en cet instant précis, mais j’ai
le sentiment, tandis que nous nous tenons devant son étrange machine, que nous sommes sur le
point de le découvrir. Je ne vois pas ce qu’il fait pour
l’ouvrir : c’est d’abord juste une trappe ronde dans une paroi
en métal, une porte mangée de corrosion, sur laquelle figurent des
lettres que je distingue tout juste, effritées et indistinctes au
milieu de la rouille et la crasse,
G L I S T E R &
L’espace d’un instant, tout est calme et
silencieux. Je contemple les lettres gravées dans le métal, en
essayant d’en comprendre la signification, puis l’Homme-Papillon
s’avance pour ouvrir la porte – et je me rends compte que je tends
l’oreille pour écouter quelque chose, là-haut sous le toit, quelque
part, ou au-dessus du toit, peut-être. Je n’arrive pas à bien
distinguer, au début, puis je m’aperçois que c’est une nuée de
mouettes, une nuée gigantesque, des centaines, des milliers même,
qui passent et repassent dans un sens puis l’autre, au-dessus de
l’immense salle. Des centaines de milliers de mouettes, des
millions, qui ont pris leur envol depuis la décharge et les bras de
mer gris tout le long de la grève pour s’assembler au-dessus de
nous, criant et appelant, et derrière elles, quelque part, enfoui
dans tout ce bruit, telle l’amande d’un noyau, je distingue à peine
le bruit de la vague qui court sur les galets mouillés, bruit
sombre, éternel, qui ne s’arrêtera jamais je le sais, car il n’est
pas simplement là-haut dans le ciel au-dessus de nous, pas
simplement dans le monde, il est en moi, inscrit dans chacun des
nerfs et des os de mon corps. Puis l’Homme-Papillon tend la main et
commence à ouvrir la porte qui mène au passage.
Je me retourne alors, pour regarder derrière moi.
Pas pour Morrison, mais pour voir ce que je laisse derrière. Ou
peut-être pour regarder une dernière fois les lieux dont j’ai un
jour été issu. J’ai juste envie d’un dernier regard au seul monde
que j’aie jamais connu, réduit aujourd’hui à cette salle froide,
à peine éclairée par une
unique faible lampe qu’alimente le générateur installé par
l’Homme-Papillon pour faire tour-ner le Glister – mais quelque
chose, sur la droite, attire mon regard, quelque chose là-haut,
sous les poutrelles du toit, que je n’avais pas vu jusqu’à
maintenant, juste à droite de l’ampoule. Je ne sais pas trop
pourquoi je le vois, étant donné que je ne cherche rien là-haut, à
l’orée de la lumière. Je devrais regarder droit devant moi,
regarder la porte que l’Homme-Papillon s’apprête à ouvrir, porte
qui mène à un autre monde, peut-être – mais quelque chose attire
mon regard, alors je tourne la tête pour voir ce que c’est. Je ne
vois pas comment ça aurait pu bouger et il n’y a aucun bruit, mais
j’ai le sentiment qu’il s’est passé quelque chose, que ce qui se
trouve là-haut a en quelque sorte attiré mon attention de son plein
gré. Même alors, c’est difficile à percevoir, juste une masse
nébuleuse qui paraît plus sombre que l’ombre alentour, mais au bout
d’un moment il me semble discerner la forme d’un corps, ou
peut-être d’une carcasse, comme ces quartiers de viande qu’on voit
dans les boucheries, masses lourdes et hideusement immobiles,
desquelles goutte un liquide sombre sur le béton, en dessous. Et je
suis étonné de ne pas l’avoir remarquée jusqu’alors. Une chose
pareille. Je suis étonné – et il s’en aperçoit, car il m’effleure
le bras du bout des doigts, doucement, sans un soupçon de
force.
– Ne te laisse pas distraire, dit-il. Sa voix
est plus douce que d’habitude, et pendant un instant il a l’air
presque hésitant, comme s’il craignait que j’échoue d’une façon ou
d’une autre au dernier moment. Je me retourne face à lui.
L’espace d’un instant, je revois le corps, puis il
disparaît et l’Homme-Papillon est là, qui me regarde, pas effrayé
finalement, pas même inquiet, juste intrigué, conscient que quelque
chose m’a distrait mais sans relâcher son attention, de peur que
j’aie bel et bien une défaillance, et je comprends, à ce moment-là,
que ce n’est pas pour moi que je fais ça, c’est pour lui et – à ses
yeux, au moins – pour tout un chacun. Tout un chacun à l’Intraville, tout un chacun sur la
péninsule, tout un chacun partout, peut-être. Je suis étonné.
– Il est temps, dit-il. Tu y es
presque.
– Vous ne venez pas, je dis. Ce n’est pas une
question : j’ai lu dans son regard qu’il va m’envoyer à
l’intérieur du Glister seul. Ce que j’aurais dû comprendre, bien
sûr, étant donné que lui doit rester, il doit continuer sa besogne.
C’est lui l’ange nécessaire. J’ai une
image de lui passant d’une maison à l’autre tout le long de la
péninsule, abattant un à un les Morrison, les Jenner, les Smith.
C’est ce que je vois de lui en tout dernier. Un ange, passant d’une
porte à l’autre. L’ange de la mort. L’ange de l’absolution,
rassemblant les âmes mauvaises – non pour les punir, mais parce que
Dieu leur a enfin pardonné et les libère de l’enfer dans lequel
elles étaient tombées. Pour l’heure, l’Homme-Papillon secoue
doucement la tête, un demi-sourire aux lèvres.
– Je dois rester ici, dit-il.
Mais de nouveau, alors même qu’il prononce ces
mots, son visage s’estompe et je regarde plus loin, à la limite du
rond de lumière – et cette fois je vois distinctement : un
corps, suspendu dans la pénombre, la silhouette ravagée d’un garçon
en suspens dans les airs tel l’Icare en chute d’un vieux tableau,
un garçon de mon âge, plus ou moins bâti comme moi, un garçon avec
le même teint que moi, pour autant que je puisse le distinguer sous
cet éclairage, et à peu près de ma taille, d’après ce que je peux
en voir. Une image miroir de moi, voyageant sur une piste
parallèle, comme le moi pas-moi que j’avais vu dans les bois,
mon semblable… mon frère*. Je l’avais cru mort en l’apercevant la première
fois ; à présent, je constate qu’il est couvert de vilaines
entailles mais encore en vie, le sang noir gouttant de son visage
et de ses mains, le corps ligoté dans quelque chose de brillant, en
train de se balancer doucement dans les airs, bouche ouverte,
semble-t-il, comme s’il voulait dire quelque chose ou comme s’il
avait voulu dire quelque chose un instant plus tôt – et je sais, à
présent, pourquoi je tiens à
me souvenir de tout ça comme si c’était arrivé par le passé, tout
en sachant que ça se poursuit dans le présent, parce que le garçon
ne cherche pas à parler, il crie, et le garçon c’est moi, sauf que
c’est moi dans je ne sais quelle version parallèle de l’histoire,
juste au moment où je tourne la tête et constate que
l’Homme-Papillon est parti. Parti à tout jamais, alors que j’aurais
juré qu’il était là un instant plus tôt. L’Homme-Papillon est
parti, puis le garçon au bout de son fil est parti, et j’avance
dans cette lumière immense, impos-siblement éblouissante. J’avance
avec l’impression que je vais tomber ou être englouti, mais au lieu
de ça je me retrouve au beau milieu de cette lumière insoutenable –
sauf que je ne suis plus là, je suis
quelque part ailleurs et tout a disparu. L’Homme-Papillon, le
Glister, le garçon sous les pou-trelles du toit, Morrison dans sa
coque de plâtre – tout ce que je connais a disparu, et il ne reste
plus que les appels des mouettes, au-dessus et autour de moi les
appels des mouettes et le mouvement lent, insistant des vagues,
lent, lointain, à peine audible, se déroulant sur la grève et dans
ma tête.