ALICE
Dans le logement du poste de police, Alice fait sans cesse le même rêve : des poissons roses mous aux bouches comme festonnées de dentelle, avides, se pressent autour de son visage, palpant et tâtant ses lèvres, ses yeux, la dévorant, une cellule après l’autre, tandis qu’elle gît, à demi nue et seule, sur ce qui aurait dû être son lit conjugal. Seulement ce n’est pas un rêve, puisqu’elle ne dort pas, et elle n’est pas non plus tout à fait sûre d’être seule ; depuis quelques minutes, elle a l’impression que quelqu’un est là, dans la pièce, quelqu’un ou quelque chose dont la présence évoque celle d’un enfant en train de dire ses prières dans un coin qu’elle n’arrive pas à situer. Il y a eu un orage dans la soirée, mais elle ne l’a que vaguement perçu, allongée sur le lit, gainée d’un étroit fourreau de comprimés et de vodka. Elle avait bien caché cette réserve, et pour une fois Morrison ne l’a pas trouvée – elle l’appelle toujours par son nom de famille, maintenant, même lorsqu’il n’est pas là, même dans ses pensées intimes, muettes, parce qu’elle ne veut surtout pas que son mépris puisse passer ou décroître. Elle n’a aucune intention de le laisser s’en tirer à bon compte vis-à-vis de quoi que ce soit : les années d’indifférence, les compromis qu’il a faits avec les gens bien de l’Extraville, ou le rôle qu’il a joué dans ce qu’elle s’est mise à considérer, en son for intérieur, comme une maladie incurable. C’en est le symptôme principal, cette lente prise de conscience, tandis qu’elle retrouve ses esprits et que les poissons roses refluent dans les brumes de son cerveau, du fait que son rêve éveillé, de même que la voix basse, enfantine, qu’elle distingue tout juste dans un coin éloigné de la maison, sont les premiers signes de ce que Morrison et elle préfèrent appeler “la tremblote”. C’est le mot qu’ils ont toujours employé pour les crises de delirium d’Alice ; c’est le mot de Morrison, en fait : elle se rappelle l’avoir entendu l’employer le premier, et ça l’agace encore que cet usage persiste. Maintenant, dès qu’elle boit, même très peu, elle est terrassée par la tremblote ; c’est chaque fois pareil et pourtant elle n’arrive pas à s’arrêter. En temps normal, elle doit dissimuler les flacons de cachets et les bouteilles de bibine quand Morrison est à la maison, et elle prend toutes les précautions possibles pour tout planquer alors que, la moitié du temps, elle meurt d’envie de laisser tomber, de se laisser interner et, avec l’aide de quelqu’un ou de quelque chose, de faire une tentative honnête pour soigner l’insoignable.
Le plus souvent possible, Morrison reste à la maison et veille sur elle, sans doute en attendant qu’elle dise quelque chose qui lui permette d’apporter de l’aide. La veille au soir, cependant, il est rentré tard, probablement retenu par quelque chose en rapport avec l’orage, une tâche mineure pour laquelle Smith et ses copains ne manquent pas de l’employer et dont il est trop content de se charger. Il sait que c’est plus dur pour elle le soir et il fait ce qu’il peut, même si sa sollicitude n’est pas la bienvenue. Ces derniers temps, en revanche, avec ces disparitions toujours pas élucidées – cinq garçons, maintenant, et pas la moindre explication à leur soudaine absence –, plus tout ce qui arrive par ailleurs, il sort beaucoup pour ce qu’il aime appeler des affaires policières, ce qui signifie qu’en rentrant il la trouve parfois en train d’écouter des voix dans sa tête ou de fixer des yeux des choses dont lui sait qu’elles ne sont même pas là, et le plus curieux c’est qu’elle le méprise d’être aussi normal, elle méprise le fait qu’il sache, sans l’ombre d’un doute, que tout ce qu’elle voit et entend dans ces moments-là n’est qu’hallucination. Elle se moque bien qu’il rentre à la maison pour la trouver inconsciente, ou en train de finir une bouteille sur la véranda, derrière, où au moins il fait frais. Elle a appris à vivre pour l’occasion qui se présente, pour l’instant de chance. Ce qui la contrarie, c’est la facilité avec laquelle il chasse les fantômes qui peuplent son univers à elle, lesquels devraient, au contraire, être tout aussi réels pour lui. Après tout, ce sont aussi ses enfants à lui, les seuls que leur mariage a engendrés.
Morrison dirait que la tremblote est due à la boisson et aux cachets, et puis voilà, mais Alice, elle, n’en est pas si sûre. Qui peut affirmer que ce n’est pas la tremblote qui vient en premier, sous une forme silencieuse et cachée, et la pousse à s’infliger elle-même ces choses, dans le seul but d’être en paix ? Elle n’aime pas perdre conscience sous l’effet de l’alcool, elle n’a jamais souhaité faire ça de sa vie. Elle se rappelle l’époque où Morrison et elle se sont rencontrés, comme il était gentil et attentionné, cette façon d’être bien à lui qu’il avait, avant de frayer avec Brian Smith. À une époque, il avait voulu faire son travail en fonction de ses propres critères, il était décidé à prendre un nouveau départ. Quand il ne travaillait pas, il s’occupait au jardin, à faire pousser des trucs, il prenait un plaisir de gosse, sans chercher à le dissimuler, à rapporter des légumes frais et à les étaler sur la table de la cuisine, carottes orange bien fermes auxquelles adhéraient encore des croûtes de terre noire, avec leurs vigoureuses fanes frisottées, radis, navets, salades, le tout composant une célébration mineure, l’homme heureux de son travail, le produit bon, propre, plein de goût, en dépit de l’endroit où il avait poussé. En ce temps-là, Morrison était optimiste, et elle avait eu envie de l’aimer pour ça. De fait, elle avait longtemps eu envie de l’aimer, mais n’y était pas arrivée. Avant même qu’il devienne distant et commence à frayer avec les gars de Smith, elle n’arrivait pas à l’aimer. Il était trop étriqué, trop passe-partout. Il n’y avait tout bonnement pas assez chez lui à aimer.
Maintenant, elle a envie d’aller dans le vaste monde, de s’en aller. Ou juste de marcher, plutôt que s’en aller, sans même cette précision de direction. Un de ces jours, elle va prendre trop de cachets, ou son corps va tout simplement lâcher, et elle mourra pendant que Morrison sera parti on ne sait où faire les quatre volontés de Brian Smith. Elle mourra seule dans son petit logement oppressant du poste de police, sans personne pour lui dire au revoir ; quoique, à en croire Morrison, tout le monde meure seul car peu importe qui se trouve là lorsqu’on s’en va, le départ effectif est forcément solitaire, et quelle que puisse être la destination, on est seul à pouvoir l’atteindre. Mais, d’un autre côté, admettons que ça se passe autrement. Que penser de toutes ces histoires de gens qui ont franchi un cercle de lumière éblouissant et ont vu d’autres corps, d’autres visages autour d’eux, des visages bienveillants, accueillants, qui les accompagnaient chez eux ? Et si, en mourant, on ne s’enfonçait pas dans la suprême soli-tude, la suprême séparation, mais qu’au contraire on retour-nait à quelque autre état, un état qu’on aurait connu auparavant ? Si la mort n’était pas un phénomène solitaire, après tout, mais un moment où tous ceux qui ont un jour été séparés, tous ceux qui ont erré leur vie durant, isolés mais s’efforçant d’établir un lien avec quelqu’un ou quelque chose d’autre, retrouvaient l’unité radieuse, communautaire dont ils étaient tous issus, minuscules fragments de lumière et de conscience fusionnant en un tout ? Elle avait lu des choses là-dessus ; il y avait des gens – des millions de gens en Asie ou dans un endroit du même genre – qui y croyaient. Ils pensaient qu’il existait un esprit unique dont nous faisions tous partie et que nous le retrouvions dans la mort, pour ne plus jamais en être dissociés et pour prendre part à la seule, l’unique pensée éternelle que tous, nous avions, et étions. Cette pensée n’était autre que l’univers, ou l’être, quelque chose comme ça. C’étaient les bouddhistes, il lui semblait se rappeler, qui croyaient en cette idée – les bouddhistes ou peut-être les hindous –, et ils y croyaient comme si ça allait de soi, de même que d’autres gens croyaient en la gravité ou la médecine. Par moments, le seul volume de cette croyance, tant de millions de gens, la persuadait presque que c’était vrai, et pendant quelques secondes vertigineuses, elle restait là, à se demander si quelqu’un, parmi ces millions de gens, avait jamais entrevu qu’en vérité c’était une idée terrifiante.