Plus tard, Morrison se dit qu’en appelant Smith il
avait bel et bien commis une erreur de jugement comme on n’en
commet qu’une dans sa vie. Mais ce n’était pas tout à fait vrai.
Les erreurs ne surviennent pas lors d’un instant isolé, décisif,
elles se déploient lentement tout au long d’une vie. Elles
poussent, invisibles, sous la surface, se développent des années
durant dans le noir comme les filaments d’une patiente moisissure
jusqu’au jour où quelque chose fait irruption en surface, une masse
lisse, humide, féconde, emplie de spores noires qui se répandent au
vent et voyagent sur des kilomètres, altérant tout ce qu’elles
touchent. Ce fut ce qui se passa avec Morrison : sa grosse
erreur avait été, dès le départ, de devoir un jour traiter avec
Brian Smith, mais il lui fut impossible d’éviter ça. De fait, il
était tenu vis-à-vis de Smith par des liens qu’il n’avait même pas
encore commencé d’entrevoir et, ce soir-là, qu’il en viendrait à
considérer comme cette soirée
fatidique, il ne faisait guère que ce que Smith attendait
depuis le début qu’il fasse. Il suivait sa nature.
Ce fut un homme qui décrocha, mais pas Smith.
Morri-son connaissait la voix de Smith, or cet homme-là était
complètement différent, il parlait d’une voix calme, très
officielle, qui n’avait rien à voir avec le ton enjoué, presque
jovial de Smith. Morrison ne connaissait pas son interlocuteur
mais, qui que ce soit, il servait à l’évidence de tampon entre
Smith et le monde extérieur, et le policier avait dû insister un
peu pour être mis en relation avec Smith. Tandis qu’il attendait en
entendant des voix échanger quelque part à l’arrière-plan sans pouvoir discerner nettement ce
qu’elles disaient, il se rappela la visite que Smith lui avait
faite, la toute première soirée où il venait d’emménager au poste
de police. Le gars du coin qui avait réussi s’était montré aussi
amical qu’à l’accoutumée, mais Morrison savait que la bouteille de
whisky apportée par Smith, de même que tout le travail que ce
dernier avait effectué en coulisse, d’abord pour solder les
problèmes d’Alice puis pour présenter Morrison comme le seul
candidat possible au poste de policier, étaient des services qu’il
faudrait rendre un jour. C’était ainsi que ça fonctionnait et
Morrison le savait, mais il savait aussi qu’à cheval donné il ne
faut pas regarder les dents. Si on voulait réussir à l’Intraville,
il fallait accepter toute l’aide qu’on pouvait obtenir, de la part
de qui était prêt à en donner – et généralement, c’était Brian
Smith. D’ailleurs, Morrison n’avait pas eu d’autre choix que de
sourire aimablement, d’accepter le whisky – Smith devait pourtant
savoir qu’il ne buvait pas, qu’il ne touchait pas une goutte
d’alcool à cause d’Alice – et, ce faisant, l’invitation qui allait
avec. Rien ne fut pourtant formulé. Smith ne deman-dait pas de
services, il en proposait. Il suffit pourtant d’un sourire et d’une
poignée de main amicale pour que Morrison comprenne qu’on lui
réclamait son âme, et dès lors qu’il eut accepté cette bouteille de
whisky et retourné ce sourire plein de sous-entendus, il n’était
plus question de reculer. Le fait que le cadeau de Smith soit
inutilisable pour Morrison n’avait, bien sûr, rien d’un
hasard.
– Passez me voir quand vous voulez, avait dit
Smith, planté dans la nouvelle entrée de Morrison, au poste de
police. Il ne s’arrêtait qu’un petit instant, en rentrant chez lui
après une réunion. Du moins, c’est ce qu’il avait dit.
– Merci, avait répondu Morrison qui se
sentait tout petit face à ce grand gaillard au luxueux manteau noir
et aux chaussures coûteuses. Morrison n’était dans les murs que
depuis deux jours. Mais je ne suis pas vraiment censé accepter des
cadeaux…
– N’importe quoi, avait rétorqué Smith. On est
tous dans le même bateau et on va tous œuvrer ensemble pour rendre
cette ville plus agréable à vivre. Entreprises, écoles, police. On
devrait se considérer les uns les autres comme des amis et des
collègues. Et comment mieux témoigner son amitié qu’en offrant un
petit cadeau de félicitations et…
Il avait alors souri, parce qu’il venait de
découvrir le point faible de son ancien veilleur de nuit.
– … de respect.
Et aujourd’hui, confronté à une crise dont, en
aucun cas, on ne pouvait attendre qu’il la règle seul,
Morrison devait supplier pour qu’on lui passe son soi-disant ami et
collègue.
– C’est urgent, dit-il. Une affaire
policière. Je ne saurais en exagérer l’urgence et
l’importance.
L’homme hésita un instant, puis s’entretint avec
son patron. Morrison entendait les voix dans cette pièce tiède et
lointaine, et attendait, en se demandant s’il lui restait beaucoup
de mon-naie. Finalement, Smith prit la communication.
Il n’avait pas fallu longtemps au grand homme pour
saisir la situation.
– Bon, dit-il. C’est bien que vous m’ayez
appelé. C’est l’indice d’un esprit clair. Attendez sur place, je
vais envoyer quelqu’un.
– Envoyer quelqu’un ?
– Il faut qu’on règle ça sans tapage, dit
Smith. Dieu sait ce qui arrivera si ça vient à se savoir. On ne
peut pas laisser ça entraver notre grand projet. Et on n’a certes
aucune envie que le reste du monde nous tombe dessus. Pensez aux
parents du gamin. Mieux vaut pour eux qu’ils croient que leur fils
a mis les bouts plutôt que d’apprendre cette abominable…
Il réfléchit un instant, comme un chargé de
communication venant de trouver le bon feuillet.
– … Cette abominable, abominable tragédie.
Vous ne croyez pas, agent Morrison ?
Morrison ne
savait que croire. Il avait cru déceler un semblant d’ironie, lui
semblait-il, dans la façon dont Smith avait formulé la question.
Agent Morrison.
– Je pense, lança-t-il. Il eut envie de dire
que ça viendrait forcément à se
savoir, qu’il n’y avait pas d’autre moyen, qu’une enquête devrait
être menée avant qu’un autre enfant soit assassiné. Il eut envie de
protester, d’annuler son appel. Il eut envie de hurler. Mais il
garda le silence, incapable de dire quoi que ce soit. Il n’était
pas policier, il n’était qu’un employé de Péninsule-Terre
d’origine. L’uniforme de police aurait aussi bien pu être une
livrée.
Smith coupa très vite.
– On n’a vraiment pas besoin d’une grosse
enquête là-dessus, dit-il. Les gens de l’Intraville ont assez de
soucis comme ça, et on ne tient pas à réduire à néant leurs espoirs
vis-à-vis du projet Terre d’origine. C’est la dernière des choses à
leur faire.
Il écouta un instant, tentant de jauger la qualité
du lointain silence de Morrison. Il parut satisfait.
– Je pense que nous sommes d’accord sur la
meilleure façon de traiter ça, dit-il. Vous allez simplement rester
sur place. Mes gars vous rejoignent tout de suite.
Vingt minutes plus tard, un type en qui Morrison
recon-nut vaguement Jenner arriva dans une fourgonnette noire. Il
portait un costume et une cravate, mais il avait l’air d’un
terrassier avec ses mains comme des battoirs et son nez écrasé. Il
gara son véhicule à côté de la cabine téléphonique et en
descendit.
– Vous devez être Morrison, dit-il. Il avait
cet air d’ama-bilité calculée à la vue duquel on comprenait tout de
suite qu’il se foutait éperdument de son interlocuteur comme du
reste du monde.
Morrison acquiesça.
– Je crois vraiment que M. Smith…
Jenner s’esclaffa.
– M. Smith ne traite pas ce genre
d’affaires, dit-il. C’est pour ça qu’il emploie des gens comme
nous.
Il toisa Morrison de la tête aux pieds dans la
pénombre.
– Ou en tout cas, des gens comme moi.
Morrison ne se formalisa pas. Il avait l’estomac
retourné, à cette heure, et commençait à comprendre ce qu’il avait
fait. Se faire insulter par un cantonnier en costard était le
moindre de ses problèmes.
– Écoutez, dit-il, il faudrait peut-être
qu’on prenne un peu de recul…
Jenner l’empoigna par le bras.
– C’est bon, dit-il. Vous n’avez qu’à me
montrer où se trouve le gosse, et je vais me charger d’arranger
ça.
– Et qu’est-ce qu’on raconte à sa
famille ? demanda Morrison en essayant de se dégager.
Jenner serra plus fort.
– On ne raconte rien à personne, dit-il.
M. Smith m’a demandé de bien bien vous expliquer que tout ça
doit rester strictement entre nous ad vitam
æternam.
Il se rapprocha encore. Morrison percevait
maintenant son après-rasage, et se sentit plus nauséeux que
jamais.
– Est-ce que c’est bien
bien clair ? insista Jenner.
Morrison acquiesça. Il tentait de se rappeler ce
que signi-fiait ad vitam
æternam.
– Tout à fait, dit-il enfin en dégageant son
bras d’une secousse à l’instant même où l’autre le lâchait.
– Bon, dit Jenner d’un ton enjoué. Et
maintenant. Il est où, ce corps ?
Une fois que Morrison lui eut montré le repaire au
milieu des arbres, Jenner déclara qu’il n’avait plus besoin de lui,
si bien que l’unique policier à plein temps de l’est de la
péninsule regagna la route à pied dans un brouillard d’épuisement
et d’appréhension. Il ne se retourna pas. Deux jours plus tard, il
avait appelé Smith, pour savoir ce qu’il était censé faire ensuite, mais la secrétaire annonça
que Brian Smith était en voyage d’affaires.
– Quand rentrera-t-il ? demanda
Morrison. Il savait qu’elle mentait, et il savait qu’elle savait
qu’il savait.
Il y eut une brève hésitation à l’autre bout du
fil, puis la femme répondit. Il reconnut sa voix, c’était une femme
qu’il avait connue au lycée, mais il dut réfléchir quelques
secondes avant de la resituer. Elaine Harris. C’était ça. Une fille
banale, avec des taches de rousseur grisâtres très marquées sur les
bras et le visage.
– Il vous rappellera dès son retour, dit
Elaine d’une voix plate et légèrement dure. À son ton, Morrison
comprit qu’elle regardait quelqu’un – sans doute pas Smith,
peut-être Jenner – en attendant des consignes.
– C’est très important, dit Morrison. C’est
une affaire de police.
À peine ces mots prononcés, il se sentit idiot,
comme s’il proférait une menace stérile et, du même coup, jouait un
rôle pour lequel il n’était pas vraiment taillé.
– Il ne manquera pas de vous rappeler dès son
retour, dit Elaine Harris, sur quoi, sans laisser à Morrison le
temps de trouver que répondre, elle raccrocha.
Par la suite, Morrison avait longtemps eu envie de
démis-sionner. Son petit monde s’était désagrégé et il ne savait
pas comment le reconstruire. Il avait l’impression que quel-qu’un
s’était immiscé de nuit à l’intérieur de son corps et avait tout
calé au plus bas régime : son sang, son cœur, son système
nerveux… tout ça ne faisait plus que fonctionner, mécaniquement. De
temps à autre, quand il était seul, assis à son bureau ou allongé,
tout éveillé, en pleine nuit, seul alors même qu’Alice était juste
à côté de lui, il lui venait à l’esprit qu’il allait sans doute
vivre comme ça encore trente ou quarante ans, puis mourir sans que
quiconque s’en aperçoive seulement. Il perdit tout intérêt pour le
travail, pour son jardin, pour Alice. Elle semblait avoir envie
d’aider mais, comme elle le
lui répétait régulièrement, elle en était incapable tant qu’elle ne
savait pas quel était le problème, or il n’osait pas le lui dire.
Au bout d’un moment, tranquillement, avec à peine un peu
d’amertume, ils avaient atteint une sorte de point mort qui avait
duré étonnamment longtemps, puis Alice s’était remise à boire. Peu
après, elle eut le premier de ses petits incidents, comme elle aimait appeler ça.
Entre-temps, les autres garçons commencèrent à
dispa-raître, un par un, à environ dix-huit mois d’intervalle. Le
premier à y passer fut William Ash, le garçon qui était avec Mark
ce fameux soir d’Halloween. Ensuite, deux ans s’écou-lèrent, puis
Alex Slocombe se volatilisa, très vite suivi par un petit gosse
italo-écossais du nom de Stewart Riva. Enfin, quelques mois plus
tôt, Liam Nugent était sorti faire une promenade dont il ne revint
jamais, bien qu’on l’ait vu avec un sac de sport à l’épaule et
qu’il ait notoirement entretenu des relations difficiles avec son
père alcoolique, ce qui permit aux gens de Smith de laisser
entendre qu’il avait tout bonnement renoncé et pris la fuite. À
chaque nouvelle affaire, Morrison prenait la décision de s’y
remettre, de recommencer. Il se disait qu’il accepterait son
châtiment pour avoir contribué à étouffer l’affaire si cela pouvait
aider à mettre un terme à ce cauchemar. Mais il n’était jamais
passé à l’action et avait constamment conscience que Smith – et
Jenner – l’observaient du fond de la pénombre chic de l’Extraville.
Peu à peu, par paliers qui n’étaient pas immédiatement visibles,
Morrison s’était installé dans un petit enfer brumeux dont il ne
pouvait s’extraire. Tout ce qu’il lui restait, c’était ce
sanctuaire, lui-même en marge, tel un coupable secret. Et pendant
ce temps-là, il devait attendre en compagnie des parents qui
remplissaient les déclarations de disparition, il devait mentir aux
gens à propos de ce qui était arrivé, selon lui, à leurs enfants.
William Ash. Alex Slocombe. Stewart Riva. Liam Nugent. On ne
retrouva jamais aucune trace de ces garçons, si bien qu’on pouvait
sans peine affirmer qu’ils s’étaient tout simplement enfuis,
quittant une vie sans perspectives pour rallier les lumières vives et la
grande ville. En récompense de son silence prolongé, si tant est
qu’on puisse appeler ça une récompense, Morrison fut plus ou moins
admis à titre honorifique dans le cercle le moins huppé de Smith,
non pas à titre d’égal, mais en tant que laquais, chargé des petits
boulots que Jenner lui apportait : souriant et ironique,
Jenner, qui savait que tout ça n’était qu’une manière de
l’amadouer, un moyen de le garder occupé et, du même coup, de
tester sa loyauté. Morrison savait que s’il refusait ne serait-ce
qu’un de ces petits boulots, Smith lâcherait Jenner contre lui, et
l’issue ne faisait aucun doute.
Aujourd’hui, huit ans plus tard, il est en enfer,
et totalement habitué à cet état de fait. Tout ce qu’il a, c’est ce
petit jardin, un mètre carré de fleurs, de débris de porcelaine et
de verre. C’est toujours quelque chose, tellement mieux que rien
et, tard dans la journée, beaucoup, beaucoup trop tard, c’est
presque honorable. Morrison a toujours été convaincu qu’en dépit de
ses ennuis, en dépit de son passé, l’Intraville, en réalité, n’est
qu’une bourgade à l’ancienne avec son poste de police et sa
bibliothèque, de douces journées d’automne où les feuilles balaient
la grand-rue et où les jeunes filles jouent au hockey dans la
brume, des kermesses d’été et des noëls blancs, les enfants qui
grandissent et ont à leur tour des enfants. C’est une ville qui se
souvient de ses morts, une ville où tout le monde se souvient
ensemble, veillant encore les ancêtres dans leur antique solitude
lorsqu’ils auraient eux-mêmes pu se croire oubliés depuis
longtemps. En d’autres termes, c’est une bonne ville, une ville où
les gens entretiennent des souvenirs détaillés et soigneusement
alimentés. Là, une vieille femme cueillera des fleurs dans son
jardin un matin en semaine et les portera dans un cabas au
cimetière où elle les déposera sur la tombe d’une amie d’école
morte depuis longtemps. Elle n’y voit qu’un simple geste de
souvenir, rien de plus : elle ne s’attardera guère, faisant
peut-être une courte halte pour ramasser quelques papiers de
bonbons oubliés ou arranger le gravier avant de rentrer chez elle pour y retrouver
sa radio et le gâteau qu’elle prépare. Ou bien un homme d’âge mûr,
époux et père, se surprendra, par une froide et humide soirée
d’octobre, à lire l’inscription banale sur la tombe d’une jeune
fille qu’il a connue au lycée. Il n’est pas sûr du tout de la
raison pour laquelle il se trouve là ; quelqu’un d’autre
parlerait de nostalgie, de sentimentalité, de crise de la
quarantaine, mais c’est une explication beaucoup trop simpliste. La
jeune fille qu’il se rappelle aujourd’hui n’a jamais existé ;
pendant la majeure partie de sa courte vie, c’est à peine s’il
l’avait remarquée, ou peut-être serait-il plus juste de dire
qu’elle l’avait à peine remarqué – mais un jour, par une chaude
soirée d’été au bal du lycée, ou par un après-midi brumeux de fin
de trimestre, elle lui avait souri, et ils étaient allés faire un
tour à pied ensemble, ou bien ils avaient discuté un moment au
foyer du lycée, et il avait découvert à quel point elle était
miraculeuse. Deux jours plus tard, elle était morte : une
tumeur, une infection rare, un trou dans le cœur. Ça n’avait rien
d’exceptionnel, à l’Intraville, qu’une fille comme ça meure jeune,
mais celle-là avait vécu assez longtemps pour laisser son
empreinte, pour élire domicile dans l’imagination du garçon. Pour
l’habiter. Désormais, à travers elle, il pleure et célèbre tout ce
que la vie lui a refusé, toute la beauté, toute la magie. C’est
ainsi que ça se passe : les morts s’en vont dans leur
solitude, mais les jeunes morts restent avec nous, ils colorent nos
rêves, ils nous poussent à nous interroger, à nous étonner d’être
assez malchanceux, maladroits, ou platement ordinaires pour
continuer sans eux.
Pourtant, plus qu’aucun de ces aimables habitants,
Morri-son est passé maître dans l’art du deuil – même s’il n’a
jamais compris ce qu’il pleurait. Les garçons, oui ; mais il
ne les pleure pas assez pour exiger que justice soit faite en leur
nom. Il pleure son couple, surtout maintenant qu’Alice et lui se
sont détournés l’un de l’autre et ont décidé, presque sans bruit,
de poursuivre leurs vies distinctes et silencieusement désespérées.
Ça, il ne le comprend pas. Ça
pourrait sembler un cliché, main-tenant, mais dès leur première
rencontre Morrison avait compris qu’Alice était la seule femme
qu’il aimerait jamais. Elle avait cette capacité qu’ont certaines
personnes, sinon pour tout le monde, au moins pour un seul être
magique, de donner à l’existence un goût de promesse. Et elle avait
paru si proche, au début, amie aussi bien qu’épouse, même s’ils
n’avaient jamais beaucoup discuté. À l’époque, ils n’en avaient pas
éprouvé le besoin. Elle était là, il était là. Alors que plus tard,
quand il avait eu besoin d’un contact, qu’il venait à elle dans un
brouillard de nostalgie inexprimée – la nostalgie muette d’être
touché et, par ce contact salutaire, pardonné d’un péché qu’il
était incapable de confesser –, elle s’était tout simplement
effondrée sur elle-même, comme une de ces plantes délicates qu’on
faisait pousser à l’école, si bien qu’il ne restait plus rien,
aucun point de contact. Elle n’aimait même pas qu’il la regarde
trop longtemps, comme si un simple regard était une exigence
impossible qu’il lui imposait. Dans ces moments-là, elle devenait
objective, presque brutalement analytique. “Je ne peux pas t’aider,
disait-elle, si tu refuses de me dire ce qui ne va pas.” Comme si
c’était de l’aide, qu’il
demandait.
Chaque fois que ça lui arrivait, chaque fois
qu’elle s’effon-drait intérieurement comme ça, il repensait à cette
plante. Mimosa pudica, elle
s’appelait. Vert pâle, légèrement duveteuse, avec des feuilles
délicates en forme de doigts et des tiges parfaitement agencées qui
se repliaient au moindre contact jusqu’à se faire quasiment
absentes. Le bout d’un doigt, la plume d’un stylo, voire une simple
goutte d’eau. Il n’en fallait pas plus pour que la plante tout
entière s’effondre. Un seul effleurement et tout s’évanouissait, on
ne se retrouvait plus qu’avec une absence indifférente, infiniment
patiente. Parfois, Morrison a le sentiment que c’est ça qu’il
pleure par-dessus tout : que c’est là la véritable source de
son chagrin. Il s’était attendu à un contact, il s’était dit que
c’était ce que faisaient les
gens mariés : ils se touchaient. Par ce simple moyen, ils se
guérissaient mutuellement. Il n’a jamais compris pourquoi Alice n’a
pas les mêmes attentes. À présent, ça fait des années qu’il n’a
touché personne et que personne ne l’a touché. Quand Alice s’est
mise à avoir ses crises, il a eu l’espoir que ça change quelque
chose, il a eu l’espoir qu’elle et lui soient enfin égaux, dans le
besoin faute de mieux, et qu’ils puissent recommencer. C’est
presque risible, à présent, de penser qu’il a pu être un jour aussi
bête.