TERRE D’ORIGINE
Au commencement, John Morrison est au travail dans son jardin. Pas le jardin du poste de police, qu’il néglige depuis longtemps, ni la parcelle qu’il louait juste après s’être marié, mais le vrai jardin, l’unique jardin, celui qu’il lui plaît de considérer comme un sanctuaire. Un lieu sacré, comme le jardin d’une Résurrection médiévale. Aux yeux de n’importe qui d’autre, ça n’aurait l’air que d’un carré de fleurs et de babioles, sans plus, ménagé dans une clairière au cœur du bois empoisonné, juste au-dessus de l’ancienne voie de trans-port de marchandises ; mais bon, personne n’en a jamais saisi la signification. Morrison a lui-même créé ce jardin et l’a entretenu pendant sept ans : une jolie plate-bande de coque-licots et d’œillets, ponctuée çà et là de cabochons de verre poli et de cailloux qu’il ramasse pendant ses longues marches autour de l’Intraville et des terrains vagues au-delà, emplissant les poches de son uniforme de trésors sans valeur tout en faisant mine de vaquer à ses fonctions. Bien entendu, à l’heure qu’il est, il n’a pas de véritables fonctions, du moins aucune en laquelle il ait jamais pu croire. Brian Smith y a veillé, il y a des années, quand Morrison a commis la grosse erreur de sa carrière – la grosse erreur de sa vie, son mariage mis à part.
C’était le jour où Smith l’a persuadé de passer sous silence la première des disparitions de l’Intraville. Aujourd’hui, avec cinq jeunes garçons portés disparus, Morrison a presque honte de se montrer dans la rue. Ce n’est pourtant pas que qui-conque soit au courant du mensonge, de l’escroquerie qu’il continue de perpétrer vis-à-vis de tout un chacun. Les gens veulent savoir où sont passés les enfants de l’Intraville, mais en dehors des familles des garçons disparus, personne n’attend vraiment grand-chose de lui. Les gens savent qu’il n’a ni les compétences ni les ressources nécessaires pour retrouver les garçons, et ils savent aussi qu’en dehors des vestiges indus-triels et des broussailles de la côte qui constituent leur territoire empoisonné, tout le monde se moque éperdument de ce qui arrive aux enfants de l’Intraville. Les familles elles-mêmes renoncent au bout d’un moment et sombrent dans une stupeur muette, ou dans un triste mélange d’apathie et de sherry britannique. Après plus de dix ans d’espoirs déclinants pour leur ville et pour leurs enfants, les gens sont devenus fatalistes, s’efforçant de trouver, dans l’indifférence, le refuge qu’ils cherchaient autrefois dans la quête modeste et assez vague, pour la majorité, du bonheur ordinaire qu’on leur a appris à attendre. Certains choisissent de croire, ou de dire qu’ils croient, la version officielle – la version que Morrison lui-même propage, avec un bon coup de pouce de Brian Smith. Dans cette version des faits, une histoire pleine de coïncidences commodes quoique invraisemblables, les cinq garçons ont tous quitté l’Intraville de leur propre chef, un par un et sans en souffler mot à quiconque, pour tenter leur chance dans le vaste monde. Certains affirment que cette version est crédible, les jeunes garçons étant ce qu’ils sont. D’autres disent qu’elle est tirée par les cheveux, qu’il semble tout à fait improbable que ces cinq gamins éveillés, des garçons d’une quinzaine d’années ayant famille et amis, s’en soient tous allés subitement, et sans prévenir. Dans ce groupe, il y a ceux qui soutiennent que les garçons ont en fait été assassinés, et qu’ils sont sans doute enterrés quelque part dans les ruines de l’ancienne usine chimique, entre l’Intraville et la mer, où leurs corps mutilés se décomposeront vite, sans laisser de traces qu’on puisse différencier des animaux morts et des restes non identifiables que les gens trouvent sans arrêt là-bas. Ce dernier groupe entre en effervescence de temps à autre, en général juste après une nouvelle disparition. Ses membres exigent une enquête approfondie, ils veulent que des enquêteurs indépendants viennent de l’extérieur pour mener des recherches officielles. Ils écrivent des lettres ; ils passent des coups de fil. Rien ne bouge.
La plupart du temps, toutefois, la ville vaque à ses occu-pations ; mais à l’heure actuelle, il semblerait que son unique occupation soit un lent pourrissement. Celle de Morrison consiste, bien sûr, à faire sa ronde, à se rendre bien visible, à tenter de suggérer que l’ordre public, ça signifie quelque chose dans l’Intraville. C’est ça, sa fonction : être vu – pourtant Morrison a horreur d’être vu, il souhaite être invisible, il souhaite, par-dessus tout, disparaître et, en ce samedi après-midi chaud de la fin juillet, il est dans son jardin secret, en train de désherber et de nettoyer pour empêcher que les quelques fleurs qu’il a plantées au printemps ne soient étouffées par l’herbe et les orties. Au début, ce sanctuaire de fortune était dédié à Mark Wilkinson, le premier garçon à disparaître – celui qu’en fait, Morrison avait découvert. Mais plus tard il a pris un caractère plus général, c’est devenu un mémorial à tous les garçons perdus, où qu’ils puissent être. Personne d’autre ne connaît l’existence de ce jardin, et Morrison est toujours sur le qui-vive quand il s’y rend, craignant de se faire surprendre, que quelqu’un ne devine ce que tout ça signifie. Le sanctuaire est fort bien dissimulé, étant donné que l’épisode qu’il commémore est arrivé, comme il se doit, dans ce lieu secret, ou du moins tout près. Un jour, il a retrouvé le petit jardin piétiné et dévasté, les fleurs arrachées, les verroteries et les cailloux éparpillés au loin, mais il a tout de suite deviné que ce n’était rien de plus qu’une manifestation de vandalisme ordinaire. Quelques gamins de l’Intraville étaient tombés sur son ouvrage et l’avaient détruit sans même réfléchir, avec l’indifférence blasée que les gosses de l’Intraville manifestent dans tout ce qu’ils font, mais Morrison est à peu près sûr qu’ils n’avaient pas compris ce que représentait le sanctuaire ; il s’est contenté de le reconstruire, plante par plante, galet après galet, jusqu’à ce qu’il soit, à tout le moins, encore mieux qu’avant. Dès qu’il le peut, il vient l’entretenir. Quand un nouveau garçon se volatilise dans la nuit, il agrandit un peu le jardin, y ajoute de nouvelles plantes, de nouveaux tas de cailloux et de verroterie polie par le sable.
Les plus beaux cailloux, il les trouve à la Pointe de Stargell, son endroit préféré ces temps-ci, parce que personne d’autre n’y va jamais. Même les gamins évitent l’endroit. Les gens ont tous compris, désormais, que sous leurs pieds le sol tout entier est irrémédiablement vicié, empoisonné par des années d’émissions et d’écoulements, mais dans la plupart des secteurs personne ne connaît vraiment l’étendue des dégâts – alors qu’on a toujours considéré la Pointe de Stargell comme une zone noire, même au bon vieux temps, quand les gens croyaient, au prix d’un pur effort de volonté, que l’usine chi-mique était foncièrement sûre. Ils croyaient, bien sûr, parce qu’ils étaient obligés de croire : l’économie de l’Intraville reposait presque entièrement sur l’industrie chimique. Qui plus est, certains habitants de l’Extraville, là-bas dans les grandes demeures, avaient tout intérêt à s’assurer que tout se déroule sans trop d’anicroches. Les gens de l’Intraville, ceux qui travaillaient véritablement à l’usine, avaient été informés d’entrée de jeu des précautions à prendre dans l’exercice de leur charge, mais tout le monde – le Consortium, les gens de la sécurité, les autorités – leur avait toujours dit que le danger était minime. Ils avaient voulu se croire en sécurité parce qu’ils n’avaient aucun autre endroit où aller, et ils avaient voulu faire confiance aux directeurs et aux politiciens parce qu’ils n’avaient personne d’autre à qui se fier. Naturellement, ils se sont donné beaucoup de mal pour être convaincus. Les premiers temps, certains d’entre eux rapportaient même sous le manteau des sacs du produit qu’ils fabriquaient à l’usine pour pouvoir l’épandre dans leurs jardins. C’était un acte de foi, totalement irrationnel et donc, espéraient-ils, d’autant plus puissant.
Plus tard, une fois qu’il a été trop tard, ils ont commencé à saisir ce qui se passait réellement. Ils ont eu vent des rumeurs de corruption en haut lieu et des menaces de mort proférées anonymement à l’encontre de dénonciateurs potentiels, ils ont appris que le Consortium avait des contacts influents au sein des sociétés soi-disant indépendantes chargées de la surveillance et de la sécurité de la main-d’œuvre de l’usine, mais ils n’ont pas su quoi faire. Quelques années après que Morrison eut quitté l’école, l’usine avait finalement été fermée, mais ses ruines se dressaient sur la presqu’île, cernant tout l’est de l’Intraville, des hectares et des hectares de terrains morts, depuis les bâtiments administratifs délabrés au croisement d’East Road et de Charity Street, en passant par une kyrielle d’immenses fours sonores, entrepôts, unités de traitement des déchets et ateliers de production abandonnés, qui s’étirait jusqu’aux quais de chargement en bordure de mer, où de grands tankers rouillaient à côté des eaux grasses, visqueuses, de l’estuaire. Où qu’on regarde, on découvrait des preuves des effets de l’usine sur l’environnement : allées d’arbres morts, noirs et squelettiques, le long de l’ancienne voie ferrée et des routes d’accès ; énormes amas de rocs sulfureux dont on avait laissé les effluents s’évaporer au soleil. Quelques pêcheurs acharnés trouvaient des créatures marines mutantes échouées sur la grève, là où les grands navires étaient jadis chargés de milliers et de milliers de barils contenant on ne savait quoi, et certaines personnes affirmaient avoir vu des animaux bizarres dans les parcelles de forêt restantes, ni malades ni mourants, mais pas bien non plus, la gueule hypertrophiée et le corps enflé, difforme.
La preuve la plus convaincante, toutefois, qu’il se commet-tait des nuisances sur la presqu’île, était le fait qu’aussi long-temps que l’usine avait existé, les gens eux-mêmes n’avaient pas été bien. Tout à coup, des formes rares de cancer se manifestaient inexplicablement en série. Les enfants contractaient des mala--dies terribles, ou présentaient de mystérieux troubles du comportement. On constatait un nombre anormal d’affec-tions inconnues ou incurables, une augmentation soudaine et massive des dépressions, une prolifération de ce qu’autrefois on aurait appelé des cas de folie. La propre femme de Morrison avait une maladie mentale et, même à présent, personne n’était capable de dire ce qui n’allait pas chez elle. Elle buvait, c’était l’explication la plus cruelle, mais elle buvait déjà toute jeune et, à l’époque, elle se portait comme un charme.
À présent, tout le monde met ces problèmes sur le compte de l’usine, mais personne n’a l’énergie de faire quoi que ce soit pour y remédier. L’usine était autrefois leur gagne-pain à tous ; elle avait incarné leurs espoirs les plus chers. Tout le monde en connaissait l’histoire, ou du moins la version officielle. Les gens étaient capables de raconter comment, il y a trente ans, un consortium – il portait un nom précis, mais on le mentionnait toujours simplement comme le Consortium –, un consortium local et international de compagnies, agricoles et autres, avait commencé à fabriquer là divers produits, mais personne ne se souvient plus à présent, et apparemment personne ne savait vraiment à l’époque, quels types de produits chimiques on y fabriquait au juste, ni à quoi ils servaient. Le père de Morrison, James, avait travaillé à l’usine, et il affirmait qu’il s’agissait exclusivement de produits agricoles inoffensifs : fertilisants, pesticides, fongicides, accélérateurs de croissance ou retardateurs de pousse, chaînes complexes de molécules qui pénètrent la racine ou la tige d’une plante et en modifient la façon de pousser, l’époque de floraison ou la germination. D’autres gens disaient que c’était plus dangereux que ça : peut-être le plus gros de ce qui se conditionnait sur la presqu’île était-il innocent, mais il existait des installations spéciales, dissimulées au cœur de l’usine, où étaient fabriquées et entre-posées des armes chimiques. Après tout, argumentaient les mêmes, il suffit de pas grand-chose pour transformer une substance en une autre ; rompre une chaîne de molécules par-ci, en ajouter une autre par-là, et ce qui était jusqu’alors un herbicide peu nocif devenait une arme de guerre ; modifier la température, la structure, la pression, et un produit autrefois en vente libre à la droguerie du coin était transformé en poison pour champ de bataille. Aujourd’hui encore, affirmaient-ils, il existe des bâtiments interdits où personne, pas même les inspecteurs de la sécurité, n’a jamais eu l’autorisation d’entrer.
Au bout d’un moment, quand les enfants ont commencé à disparaître, de nouvelles hypothèses ont été émises. Les garçons étaient tombés par hasard sur l’un de ces locaux secrets et avaient succombé à un nuage de gaz mortel ; ou bien ils avaient été enlevés en vue de tests, soit par des scientifiques officiels ultra-secrets, soit par des extraterrestres qui tenaient l’usine en observation depuis des décennies. Morrison sait depuis toujours que ce ne sont là que des suppositions oiseuses, bien sûr, car il connaît la vérité sur les disparitions. Ou, plu-tôt, il connaît la vérité dans un cas, étant donné que, par une froide soirée d’automne, sept ans plus tôt, il a eu la malchance de trouver Mark Wilkinson pendu à un arbre, à quelques mètres de l’endroit où lui-même se trouve à présent. À quelques mètres, pas plus, du carré broussailleux de fleurs et de ver-roterie colorée où il s’attarde à côté d’une tombe fantôme, en essayant de trouver quelque chose à dire. Ce n’est pas à une prière qu’il aspire, lors de ses visites, mais à une forme de communion : ce qu’il veut, ce n’est pas envoyer l’âme de Mark vers un heureux ailleurs, mais la retenir assez longtemps pour que le garçon comprenne et, de ce fait, pardonne.
Morrison n’a jamais trouvé très convaincante l’idée, qu’on lui a enseignée en instruction religieuse, que le pardon vient de Dieu ; il n’a jamais compris pourquoi Dieu avait besoin de nous pardonner nos offenses, puisque c’était Lui qui nous avait faits tels que nous étions. Pourtant, même enfant, il avait cru au pardon des morts. Quand il était petit, sa mère l’emmenait en promenade le dimanche jusqu’au cimetière situé à l’ouest de l’Intraville, non loin de l’endroit où vivaient les gens riches. James Morrison ne venait pas, il avait toujours trop à faire, mais sa femme conduisait le jeune John et sa petite sœur jusqu’au cimetière de l’Intraville, et ils s’asseyaient tous les trois sur l’un des bancs, dans leurs habits du dimanche, pour savourer à midi un pique-nique solennel à côté de la pierre tombale de la grand-mère. C’était un déjeuner silen-cieux, solennel, mais pas du tout morbide. Ensuite, par res-pect pour les morts, Morrison ramassait le moindre éclat de coquille d’œuf, le moindre feston de pelure d’orange. Les morts le fascinaient par leur manière de survivre, seuls sous leur nom, séparés les uns des autres, si bien qu’il avait envie d’effacer de leur domaine solitaire toute trace que sa famille ou lui risquaient d’y laisser. Une fois, quand il avait quinze ans, il était allé se promener dans le cimetière avec sa première petite amie, une fille plutôt banale mais drôle, au cœur généreux, qui s’appelait Gwen. Il avait prévu ça comme une simple promenade, sans plus, mais presque aussitôt après avoir franchi les grilles, Gwen s’était agrippée à son bras et l’avait embrassé, sur place, au beau milieu des tombes et des rhododendrons. Le baiser n’était pas très réussi parce qu’ils n’avaient encore jamais embrassé, timides l’un et l’autre, et Morrison pas certain d’apprécier Gwen pour son physique autant que pour sa personnalité. C’est pourquoi il avait hésité, probablement ; mais la vérité c’était qu’au début, il n’avait pas eu envie de continuer, avec les morts tout autour de lui, qui le regardaient depuis leurs dernières demeures respectives d’un bout à l’autre du cimetière. Il avait quand même réessayé, pour faire plaisir à Gwen, et cette fois ils s’en étaient très bien sortis, Gwen penchant la tête de côté comme dans les films, pour éviter que leurs deux nez ne gênent. Après ça, ils s’étaient longuement embrassés, quelque chose comme une minute, sans trop savoir comment s’arrêter maintenant qu’ils avaient commencé.
Dès qu’ils s’étaient éloignés l’un de l’autre, cependant, ce baiser avait commencé à le tracasser. Il n’avait pas envie de peiner ou d’insulter les morts, qui étaient seuls dans un ailleurs silencieux – raison pour laquelle, avait-il compris, ils pouvaient nous pardonner. Il n’avait jamais douté que les morts soient meilleurs parce qu’ils étaient morts : les petits soucis, les querelles insignifiantes, les inquiétudes qui perturbent les vivants ne les atteignaient plus. Ils respiraient avec Dieu. C’était ainsi que Morrison se les représentait, enfant : en train de respirer l’air de Dieu, mais sans jamais Le voir, toujours seuls. Il leur incombait de nous surveiller, objectivement, de loin, et ils nous pardonnaient d’autant plus facilement ainsi. Ce n’était pas le boulot de Dieu de nous pardonner, mais le leur. Ils voyaient et ils comprenaient, alors que Dieu ne pouvait comprendre, parce que ses critères étaient trop élevés et qu’Il piquait toujours des rognes terribles, faisant pleuvoir châtiments et coups dans tous les coins. Aussi, étant parfait, confiait-Il aux morts la tâche de pardonner. Ce qui était logique, tout bien réfléchi. Morrison aimait y voir une forme de délégation de pouvoir.

 

Il avait découvert le petit Wilkinson par hasard, au terme d’une succession d’incidents et événements ordinaires qui, l’un dans l’autre, n’auraient rien dû déclencher. C’était Halloween, aux alentours de dix heures du soir ; Morrison s’était rendu à l’ancien presbytère à propos d’une histoire de vandalisme sans gravité, à pied parce qu’il éprouvait le besoin de se dégourdir les jambes, et parce qu’à l’époque il pensait que les gens trouvaient rassurant de voir un policier en train de faire sa ronde. Il faisait un froid de chien, le temps était dégagé mais glacial pour la saison, et comme Morrison regagnait le poste de police pour s’y faire du thé, il était tombé sur un homme et deux jeunes garçons à l’entrée de West Side Road, la route du littoral ouest qui menait jusqu’à l’ancienne gare de triage et au petit bois que tout le monde, à l’Intraville, appelait le bois empoisonné parce que les arbres, pourtant encore vivants, y étaient curieusement noirs, d’un noir qui ne semblait dû ni au feu ni à la sécheresse, mais laissait plutôt supposer que dans ces arbres courait une mauvaise sève empoisonnée, noire mais teintée en son essence d’un soupçon de vert livide, un vert amer et primitif comme l’armoise ou la bile. Les garçons avaient l’air effrayés et malheureux, mais aussi gênés, si bien que Morrison avait d’abord nourri des soupçons. Il se disait qu’il était arrivé quelque chose qui leur avait fait peur, mais se demandait s’ils étaient aussi innocents qu’ils voulaient le paraître. Il n’était pas dans le métier depuis longtemps, et sa première défense dans la plupart des cas était le scepticisme. Pour lui, être un policier de quartier se résumait à ça, finalement, à ce sentiment contagieux de calme et cette aptitude immédiate à ne pas prendre les choses pour argent comptant. Pourtant, ces gamins avaient eu peur, aucun doute là-dessus ; mais au début il ne comprit pas grand-chose à leur récit, si ce n’est qu’il était question d’un gamin prénommé Mark, d’un vieux repaire non loin du bois empoisonné et d’une bobine de fil de coton.
De son côté, l’homme qui les accompagnait, un veuf entre deux âges du nom de Tom Brook, que Morrison connaissait un peu par le biais d’amis de la famille, n’était d’aucune aide. Vêtu d’un cardigan gris et d’un pantalon bleu en velours côtelé, et sans manteau malgré le froid, Brook avait l’air de quelqu’un qui vient juste de quitter son salon douillet, d’enfiler une paire de bottes et de sortir dans le noir sans réfléchir. Un air que Morrison avait appris à bien connaître, l’air de quelqu’un qui se voit singularisé, dans la banalité du quotidien, par le hasard, ou peut-être le destin. L’ennui, c’était que Brook avait déjà entendu une version confuse de l’incident et ne cessait de poser des questions qui, pour Morrison, semblaient sans fondement et ne faisaient donc qu’embrouiller les choses.
– Bon, finit par dire Morrison. On va tout reprendre, depuis le début.
Il parlait lentement, paisiblement, comme il s’y était entraîné, afin d’inspirer le calme aux autres. Il s’était entraîné à la placidité devant son miroir, tout en se répétant mentalement des formules qu’il estimait rassurantes. Il aurait aimé avoir l’air plus âgé. Ou plus expérimenté, à tout le moins. Les gens savaient qu’il n’y avait pas si longtemps, il exerçait en tant que modeste vigile – veilleur de nuit, en fait – dans l’un des immeubles que Brian Smith possédait dans l’Intraville. Son nouvel emploi, jusqu’alors, ne lui avait rien appris, mais Morrison avait pourtant retenu une chose, qui était que les gens ne font pas vraiment confiance aux jeunes policiers.
– Qui, au juste, est allé où, et il y a combien de temps ?
À peine ces mots avaient-ils franchi ses lèvres qu’il s’agaçait déjà lui-même. Il venait d’enfreindre une de ses principales règles. Une seule question à la fois. En douceur. Maintenir le calme général, faire parler une seule personne.
Tom Brook regarda les garçons, puis secoua la tête.
– Ma foi, dit-il, je sais que ça a l’air bizarre. Ça ne fait qu’un petit moment, à vrai dire, qu’il est parti là-bas.
Il se tourna alors vers l’un des garçons qui, entre-temps, s’était mis à pleurer ouvertement.
– C’est bon, Kieran. Le policier est là. On va le retrouver…
– Retrouver qui, Tom ?
Déjà, les pensées de Morrison repartaient vers un thé accompagné de biscuits, au poste de police. Ou peut-être un moment avec Alice, tous les deux tranquillement attablés dans la cuisine, au temps où rester avec Alice n’était pas une corvée. Cette affaire allait se révéler une fausse alerte, il le sentait. Il était peut-être nouveau dans la fonction, mais il avait un instinct pour les investigations policières. Ça ne serait rien de plus qu’une blague idiote, ou un malentendu. Il n’avait pas envie de passer le reste de la soirée à errer dans le bois empoisonné, à la recherche d’un quelconque fugueur disparu depuis à peine une heure et demie.
– C’est Mark Wilkinson, dit Tom Brook. Il paraissait déjà moins sûr de ce qui s’était produit. Le scepticisme inné de Morrison était visiblement contagieux. Ils disent qu’il est entré dans les bois et qu’il n’en est pas ressorti.
Morrison regarda les garçons. C’était curieux : ils avaient vraiment eu la frousse, c’était évident, mais le plus grand des deux semblait aussi gêné qu’effrayé. Le gamin que Brook avait appelé Kieran était plus petit, un peu râblé, mais avec un visage délicat, presque des traits de fille ; il accusait le coup, il était même à deux doigts de la crise de nerfs, et regardait tour à tour Morrison et Tom Brook comme s’il les soupçonnait d’avoir eux-mêmes fait disparaître son ami dans les airs.
– Bon, dit Morrison. Expliquez-nous précisément ce qui s’est passé. Depuis le début.
Malgré la différence de leurs réactions émotionnelles, les deux garçons firent des récits rigoureusement identiques. Appa-remment, ils étaient allés jouer dans les bois, et comme leur jeu était un vieux rite d’Halloween qui remontait sans doute à l’époque païenne, Morrison ne tarda pas à soupçonner à nouveau qu’il ne s’agissait là que d’une tempête dans un verre d’eau, que la disparition était un genre de farce d’écolier, une mise en scène idiote tout simplement poussée trop loin. Peut-être le plus grand, qui s’appelait William, était-il complice de la farce depuis le début, mais il s’était ensuite passé quelque chose d’imprévu, si bien qu’il se retrouvait déchiré entre inquiétude et incrédulité – et aussi gêné, car leur jeu était un jeu de filles, dont Morrison ne connaissait l’existence que grâce à un article du genre “Le Saviez-vous ?” sur lequel il était tombé dans le journal la semaine précédente. Peut-être Mark, ou l’un des autres, avait-il lu ce même article qui racontait comment, jadis, les filles attachaient un fuseau à l’extrémité d’un fil de coton. Elles se rendaient ensuite dans les bois et, après avoir prononcé la formule magique appropriée, lançaient le fuseau le plus loin possible dans le noir en tenant bien fort l’autre extrémité. Le fuseau filait dans l’obscurité et atterrissait au loin, idéalement sans que le fil s’en détache, pendant que la fille attendait un signe quelconque – mouvement, vibration, quelque chose qui tire sur le fil, doucement ou avec insistance, qui l’appelle et l’invite à s’avancer dans le noir. L’article pré-cisait que, lorsqu’elles remontaient le fil en direction de l’endroit où le fuseau avait atterri, ces jeunes païennes croyaient qu’elles allaient rencontrer leur futur amant sous la forme d’un esprit, et peut-être apprendre ainsi qui était celui qu’elles devraient épouser le moment venu. Mark avait affirmé aux deux autres qu’ils devraient jouer à ce jeu dans le bois empoisonné, histoire de le rendre plus réel ; il avait même eu l’air de croire que ce rite allait donner un résultat, qu’il y aurait vraiment quelqu’un qui attendrait dans le noir à l’autre bout du fil.
– Et alors, que pensais-tu trouver ? demanda Morrison à William. Tu es un peu jeune pour envisager de prendre femme.
William eut l’air encore plus gêné.
– On cherchait pas des femmes, répondit-il avec un dégoût évident.
Morrison lui adressa un sourire encourageant.
– Alors quoi ? demanda-t-il. William contemplait ses pieds, pour ne pas avoir l’air plus bête qu’il ne se sentait déjà. Morrison se tourna alors vers Kieran, qui se calmait peu à peu : et toi ? dit-il. Qu’est-ce que tu cherchais, là-bas dans les bois, fiston ?
Kieran décocha un regard à William qui hochait négati-vement la tête, le regard toujours rivé au sol.
– On cherchait le diable, dit-il au bout d’un moment. C’est Mark qui a eu l’idée. Il a dit que cette histoire de filles et de maris et tout, c’était n’importe quoi, qu’en vrai, c’était un truc pour trouver le diable.
Maintenant qu’il avait cessé de pleurer, il semblait en colère. Ou indigné, plutôt – et Morrison eut le sentiment que Kieran faisait partie de ces garçons qui allaient grandir en colère contre ce monde qui, de temps à autre, les mêlait, eux, à ses problèmes.
– Le diable ? répéta-t-il, avec son meilleur ton de policier sceptique.
Kieran le dévisagea.
– Ouais, répondit-il avec colère.
Morrison se tourna vers Tom Brook. Il voulait dire quelque chose de rassurant, leur expliquer à tous qu’il s’agissait d’un canular qui avait mal tourné ou d’un de ces mystères sans importance dont tout le monde rit ensuite, mais Brook prit la parole sans lui en laisser le temps. L’homme semblait à la fois triste et soulagé.
– Le diable, on ne va pas le chercher, fiston, dit-il. Les deux garçons levèrent les yeux vers lui. C’était le plus âgé des deux hommes, donc ils l’écoutaient. Personne ne te l’a jamais dit, ça ? demanda-t-il. Il tourna la tête vers Morrison et esquissa un sourire triste mais complice. Ce n’est pas la peine d’aller chercher le diable dans les bois, répéta-t-il. C’est le diable qui nous trouve, hein, agent Morrison ?
Voilà donc ce qui s’était passé. Se mettant lui-même au défi de regarder le diable dans les yeux, Mark Wilkinson avait jeté son fuseau dans les profondeurs noires du bois empoisonné puis, voyant que rien ne se produisait, il s’y était engagé seul, remontant le fil jusqu’à l’endroit où le fuseau était tombé. La dernière chose qu’il avait dite aux autres avant de disparaître dans l’ombre, c’était que s’il ne revenait pas immédiatement, ils ne devraient pas l’attendre. Puis, avec un rire, il était sorti du rond de lumière de la lampe torche et avait disparu parmi les arbres. William et Kieran avaient attendu son retour un long moment, mais ils avaient trop peur pour aller le chercher dans les ténèbres du diable. Au lieu de quoi, pris de panique, ils avaient détalé en laissant sur place leur unique lampe de poche. Morrison écouta patiemment leur récit et décida que le mieux – la seule chose à faire –, c’était d’expédier ces gamins au lit et de se rendre dans le bois empoisonné pour jeter un coup d’œil. Mais, d’abord, il allait faire un saut chez les Wilkinson, histoire de voir si le jeune Mark n’était pas dans son lit, en train de rigoler du tour qu’il avait joué à ses amis tout en se félicitant d’avoir pu échapper au diable. Ce n’était rien, cette histoire, juste un jeu de gamins, et Morrison s’étonnait de l’état dans lequel les deux garçons s’étaient mis à ce propos. Cela dit, le bois empoisonné était un endroit plutôt sinistre de nuit, même avec de la compagnie et une lampe torche.
– Bon d’accord. Voilà ce qu’on va faire, dit-il. Je vais aller jeter un coup d’œil là-bas. Je trouverai peut-être au moins votre lampe, à défaut d’autre chose. Mark est sûrement rentré chez lui à l’heure qu’il est, et en train de regarder la télé. Vous aussi, les garçons, filez chez vous. Il n’y a aucune raison de se faire du souci.
Il tourna la tête vers Tom.
– M. Brook pourrait peut-être vous raccompagner ?
Brook acquiesça.
– Ce n’est pas loin, dit-il. Et je n’ai rien de mieux à faire.
C’est alors que Morrison se rappela que ce soir marquait un anniversaire très particulier pour Tom Brook. C’était une histoire que tout le monde connaissait, une histoire que Tom allait traîner silencieusement dans son sillage jusqu’à la fin de ses jours, qui se résumait à un seul événement, une seule et douloureuse donnée. En effet, c’était vers cette même date, à Halloween l’année précédente, que la femme de Tom, Anna, était morte d’une énorme et inexplicable tumeur au cerveau qui avait fini par la rendre folle. Elle n’était plus, sur la fin, qu’une pitoyable créature désespérée qui, gisant au fond de son lit, croyait avoir été enterrée vivante. Pendant plusieurs jours avant de finalement rendre l’âme, elle avait frénétiquement labouré de ses ongles le cercueil imaginaire dans lequel elle se croyait enfermée ; comme il passait chez les Brook pour voir s’il pouvait faire quelque chose, Morrison s’était remémoré l’histoire de Thomas à Kempis, le saint qui avait réellement été enterré vivant, ce qui n’avait été découvert que des années plus tard, quand Thomas fut exhumé pour recevoir une sépulture plus distinguée après sa canonisation. Selon les descriptions de l’époque, le corps était ratatiné et convulsé, les bras recroquevillés sous le couvercle du cercueil comme si l’auteur de L’Imitation de Jésus-Christ était mort en s’efforçant de se dégager, la pulpe des doigts hérissée d’échardes et de sang séché comme autant de chardons à force de labourer et de griffer le bois dans son ardeur désespérée à se libérer. Morrison avait entendu ce récit à l’école, alors que sa mère gisait sur son lit de malade ; quand elle fut morte, il prit l’habitude de se rendre au cimetière qui entourait l’église et de s’allonger sur la tombe, l’oreille collée au sol, pour écouter. Il était terrifié à l’idée que sa mère soit encore en vie tout au fond, prisonnière six pieds sous terre, en train de griffer et de hurler pour qu’on la libère. Quand il avait entendu parler d’Anna Brook, Morrison s’était efforcé d’imaginer ce qu’il aurait ressenti s’il avait entendu sa propre mère crier son nom du fond de ténèbres sanglantes enfouies sous terre, sans pouvoir faire le moindre geste pour aider la pauvre femme. Tel avait été le sort de Tom Brook : voir sa femme enterrée vivante, la regarder griffer le couvercle de son cercueil, l’entendre hurler à l’aide et être contraint de rester là, impuissant. Tom savait, de même que Morrison, qu’Anna n’avait pas réellement été enterrée vivante, que son calvaire était imaginaire, mais elle n’en avait pas moins véritablement souffert. Ç’avait été une période terrible et Morrison se dégoûtait d’oublier si facilement cet anniversaire.
– Merci, Tom, dit-il. Il voulut ajouter autre chose, quelques mots commémoratifs peut-être, mais ne sut les trouver. Il se tourna à nouveau vers les garçons. Il n’y a aucune raison de se tracasser, dit-il. Tout ira bien.

 

Au cours des quelques heures qui suivirent, Morrison s’acquitta de ses vérifications avec un sentiment d’irritation plus que d’inquiétude. Il s’arrêta chez Mark Wilkinson avant d’entreprendre quoi que ce soit car, comme il l’avait expliqué aux autres, y retrouver le garçon était le scénario le plus vraisemblable. Quand il arriva devant la maison, cependant, à onze heures juste passées, les Wilkinson regardaient la télé-vision et semblèrent plus contrariés qu’autre chose de cette interruption au moment crucial du film. Ils n’avaient certes pas l’air de s’inquiéter pour leur fils. Après avoir fait entrer Morrison dans le salon, ils n’avaient pas même éteint le poste de télé, la mère avait juste un peu baissé le son. Pour autant, tout au long de l’entretien, ils coulèrent des regards à la dérobée en direction de l’écran, pour voir ce qui s’y passait. Cela agaça Morrison, qui avait lui-même du mal à rester dans une pièce avec un poste de télé allumé sans se laisser absorber. Bien qu’il ne regarde pratiquement jamais la télé chez lui, ça lui paraissait une distraction assez innocente, et ça tenait compagnie à Alice quand il était par monts et par vaux. Ce soir-là, toutefois, il y avait quelque chose d’obscène dans ces images qui sautillaient sur l’écran et les voix des acteurs, ces dialogues débités juste assez intelligiblement pour que, même s’il se fichait éperdument de ce qu’ils racontaient, Morrison se surprenne à tendre l’oreille pour suivre. Pour cette raison, sans doute, ou peut-être parce que les parents semblaient si peu concernés, l’entretien ne dura pas longtemps. Apparemment, le garçon n’était pas encore rentré mais les Wilkinson ne manifestaient aucune inquiétude.
– Mark rentre souvent tard, dit le mari en glissant un regard preste vers l’écran. Clint Eastwood pointait une arme sur quelqu’un.
– Il a carrément découché deux ou trois fois, ajouta sa femme. Elle avait l’air curieusement blasée, comme si les agis-sements du garçon, ou ce qui pouvait lui arriver, ne l’inté-ressaient guère. Tout en s’entretenant avec eux, Morrison se dit qu’il n’y avait rien d’étonnant au fait que Mark soit sorti dans le noir, parti errer dans le bois empoisonné, se livrer à des jeux idiots pour effrayer ses copains. Du reste, il réprouvait de plus en plus ces gens à mesure que la conversation se prolongeait. D’un autre côté, toutefois, il savait qu’il n’avait aucun droit de les juger. Il ignorait tout de leur existence. Il suffisait d’un regard pour comprendre que leur vie conjugale ne devait pas être des plus riantes.
– Il sort, voilà tout, sans rien demander à personne.
Elle jeta un coup d’œil à la télé.
– À mon avis, c’est sa manière à lui de nous donner une leçon.
– Je vois, dit Morrison. Il s’exprimait lui-même comme un policier de série télé, par moments. Et donc, verriez-vous une raison pour laquelle il aurait pu avoir envie de vous donner une leçon ce soir ?
La femme lui lança un regard pénétrant. Elle avait perçu sa désapprobation et n’appréciait pas tellement. Elle tourna la tête vers son mari, dont la mine était aussi inexpressive qu’une pancarte immobilière ; puis, faute d’y trouver quoi que ce soit, elle se rabattit sur Morrison qu’elle gratifia d’un sourire amer.
– Ça se trouverait, dit-elle. Rien ne pourrait m’étonner, venant de lui.
Morrison se donnait du mal pour dissimuler son exaspéra-tion.
– Bien, dit-il. Avez-vous la moindre idée de l’endroit où il aurait pu aller ?
La femme ne le regardait plus, tenait les yeux insolemment rivés à l’écran.
– Il se pourrait qu’il soit allé chez ma sœur, dit-elle.
– Chez votre sœur ?
– Oui, dit-elle. Chez Sally.
– Et où habite-t-elle ?
– Oh, elle n’y est plus, maintenant, répondit la femme en le regardant d’un air curieusement triomphant. Sally est morte. C’est quelqu’un d’autre qui y habite, maintenant.
La femme semblait aussi indifférente à la mort de sa sœur qu’à la possible disparition de son fils.
– Il va juste là-bas de temps en temps, intervint le mari. Il adorait Sally, ajouta-t-il d’un ton un peu mélancolique, se dit Morrison.
– Elle le gâtait, reprit la femme. Elle n’avait pas d’enfants.
M. Wilkinson commença alors à s’intéresser à la conver-sation.
– Pardi, dit-il. Elle ne pouvait pas, hein !
Sa femme lui décocha un regard menaçant et il replongea dans sa quasi-torpeur.
– En tout cas, dit-elle, il va traîner là-bas, Dieu sait pour-quoi.
Elle gratifia Morrison d’un nouveau sourire pincé.
– C’est vrai quoi, il sait qu’elle est morte.
Ce fut à peu près à ce moment-là que Morrison décida qu’il ne voyait aucune raison de continuer plus longtemps, aussi, après avoir noté l’adresse de la tante et quelques questions plus ou moins pour la forme, il se leva. Les Wilkinson restèrent où ils étaient, sur le canapé.
– Ma foi, à votre place je ne m’inquiéterais pas, dit Morri-son. C’est sans doute juste les réjouissances d’Halloween.
La femme le regarda.
– Sans doute, dit-elle.
Morrison resta planté un long moment, puis l’homme finit par se lever.
– Je vais vous raccompagner, dit-il.
– Ne vous dérangez pas, répondit Morrison. Je trouverai tout seul.
L’homme eut l’air surpris, puis soulagé. Il se rassit et se tourna vers la télévision. Le temps que Morrison regagne la porte d’entrée, le volume du téléviseur était remonté à son niveau normal.

 

En fermant la grille de chez les Wilkinson, Morrison s’était demandé s’il ne ferait pas mieux de laisser reposer l’affaire pendant la nuit et de reprendre le lendemain matin – et s’il s’était écouté, il ne s’en serait trouvé que mieux, sans aucun doute. Si quelqu’un d’autre avait découvert le garçon, les choses auraient eu de grandes chances de se dérouler autrement, non seulement dans cette affaire-là, mais dans toutes celles qui suivirent. Un autre soir, peut-être, il serait retourné au poste de police pour rejoindre Alice et boire un thé, mais ce soir-là quelque chose le turlupinait, sans qu’il arrive à savoir quoi. Il était donc allé chercher la voiture et s’était rendu au bois empoisonné pour y jeter un coup d’œil. À ce moment-là encore, il était partagé et avait envisagé de tout bonnement rentrer chez lui et d’attendre le matin, en se disant qu’il était idiot de se donner tant de mal. Si les parents pensaient que leur fils ne courait aucun danger, pourquoi devait-il le croire lui, se demandait-il. Au bout d’une demi-heure de recherches toutefois, il trouva ce qui ressemblait à un petit repaire au milieu des arbres, un abri naturel au creux de broussailles et de caillasse, le genre d’endroit où un enfant solitaire pour-rait aller se cacher. Pas un endroit pour une bande, mais un lieu secret et protégé où un garçon doué d’un peu plus d’imagination que d’amis pouvait s’attarder le soir, jouer à la vie sauvage. C’était, en tout cas, ce à quoi ça ressemblait à première vue ; ce fut seulement en regardant de plus près que Morrison s’aperçut que ce n’était en fait que le premier d’une succession de lieux clos du même genre, la première minuscule antichambre d’une suite de pièces dont l’une menait à la suivante, jusqu’au moment où, dans la quatrième, il trouva une étrange petite charmille où avait été réalisée une composition alambiquée, pleine d’éclats scintillants, multicolores, de verre et de porcelaine, les buissons ornés de lambeaux de tissu rayé, le sol constellé çà et là de ce qui semblait être des cheveux d’ange et des paillettes. C’était tout récent, un lieu particulier qu’on venait d’aménager – une charmille, pareille à ces structures compliquées que fabriquent certains oiseaux exotiques lorsqu’ils veulent attirer une partenaire. En même temps, l’endroit avait aussi une atmosphère de chapelle, de lieu spécial réservé à la prière, la contemplation, ou peut-être au sacrifice – et ce fut comme si cette pensée, cette impression fugace détournait le faisceau de la torche de Morrison, le faisait danser sur le sol froid et scintillant du repaire puis effleurer un mur de brindilles et de vieux bouts effrangés de nylon et d’anciens rideaux jusqu’au corps. Un corps de jeune garçon, le corps de Mark Wilkinson, suspendu à la branche du plus gros arbre ; suspendu, totalement étincelant, immaculé et – ce fut ce qui troubla le plus Morrison, ce qu’il ne cessa de revoir par la suite – ridiculement paré, tel un cadeau, au cou et autour du torse et des chevilles, de cheveux d’ange et de longues bandes de tissu brillant, semblable à une décoration ou un petit cadeau accroché dans un sapin de Noël.
Morrison comprit tout de suite que c’était Mark Wilkinson, bien que rien ne lui permît d’en être aussi sûr : le visage était couvert de sang et de crasse, et de légers sillons couraient dans la terre dont ses joues étaient enduites, là où peut-être il avait pleuré – quoique Morrison n’en soit pas certain, car le visage du garçon semblait étrangement calme, même si ses yeux étaient ouverts et qu’il était suspendu dans l’arbre comme une silhouette dans quelque crucifixion improvisée. Sans savoir pourquoi, Morrison eut la conviction que ce qui s’était passé là venait tout juste de s’achever, peut-être à peine quelques minutes plus tôt. Pourtant, il n’avait pas besoin de tâter le pouls du garçon pour savoir qu’il était mort. Ce fut moins la réalité de la mort qui horrifia Morrison que sa propre réaction à la vue du théâtre du crime. Ça ne ressemblait pas au moment crucial d’un film, quand on voit quelqu’un hurler en découvrant un corps : il ne recula pas avec dégoût, il ne se mit ni à crier ni à courir pour aller chercher de l’aide. Pire encore, il ne se rappela pas qui il était pour mieux se mettre au travail. Non, tout son être se pétrifia, à tous les niveaux. Son esprit, ses nerfs, son sang se figèrent au point mort, il se retrouva soudain vidé de toute énergie, de toute volonté, fasciné par l’horreur et, en même temps – et ce fut ce qui le stupéfia –, par l’impression que tout ça avait une sorte de signification. S’il était arrivé sur place assez tôt pour intervenir, ou quelques heures plus tard – mettons, le lendemain matin –, ça aurait sans doute été différent. Il y aurait eu quelque chose à faire, des gestes prédéfinis à exécuter ; ou tout aurait été figé et vidé de la moindre couleur, une scène de crime, un ensemble d’éléments que quelqu’un, mais sans doute pas John Morrison, aurait été à même de déchiffrer comme un livre.
À première vue, il apparut que le garçon avait été brutalisé, qu’on lui avait délibérément et systématiquement infligé des blessures au cours d’un processus qui aurait aisément pu passer pour de la torture. Mais plus tard, une fois l’image de ce lieu gravée dans la moindre fibre de ses nerfs et de ses os, Morrison n’aurait pas appelé ça ainsi. Mark Wilkinson avait eu les mains liées – liées, certes, mais souplement, de façon presque symbolique – à l’aide d’une longueur de corde très blanche, presque soyeuse, et on lui avait retiré presque tous ses vêtements, le laissant si menu, si dépouillé, si humblement humain qu’il ressemblait plus à quelque nouvelle espèce d’animal qu’à un jeune adolescent. Sa peau était très blanche entre les zones couvertes de terre et les écorchures, mais ce qui frappa le plus Morrison ce fut l’expression dans les yeux du garçon, une expression qui révélait non pas de la peur, ou pas seulement, mais la reconnaissance. Ce fut ce qui le choqua le plus : le garçon avait dans les yeux une lueur révélant qu’il avait vu, au moment de sa mort, quelque chose qu’il connaissait, quelque chose qu’il reconnaissait – et il fallut un moment à Morrison pour se rendre compte de ce dont il était témoin, un moment pour tout comprendre, sans recourir à la réflexion, juste à ses perceptions, en fonctionnant juste comme une machine à remémorer et à relier, et alors il comprit que ce qu’il voyait n’était pas le résultat d’une séance de torture, mais d’une chose qui, pour lui, semblait bien pire.
Ce qu’il se remémora alors, ce fut un passage d’un livre qu’il avait lu, passage qui décrivait comment, quand ils procédaient à un sacrifice humain, les Aztèques prélevaient son cœur à la victime encore vivante, et il se rappela avoir frissonné à l’idée que tout un peuple, une civilisation entière, ait pu croire que c’était là l’unique façon de protéger les récoltes, ou de s’assurer la victoire au combat. Ça l’avait révulsé, que ces choses-là se soient réellement produites, que ce soit ainsi que les gens s’entretenaient jadis avec leurs dieux. Croire au sacrifice humain en tant qu’acte non pas occulte, immonde et pervers, mais glorieux ; accorder le plus grand honneur au prêtre qui extrayait ce cœur vivant et le brandissait vers le soleil, non pas une fois, mais à maintes et maintes reprises, lors de cérémonies qui pouvaient exiger des dizaines, voire des centaines de victimes, lui avait semblé obscène à un point qui dépassait l’imagination. Mais, heureusement, loin dans le passé aussi, pratique ignoble, absurde, d’un peuple primitif et guerrier. À présent, en revanche, tandis qu’il contemplait le visage blanc souillé de terre de Mark Wilkinson, il comprenait que la mort du garçon avait eu un sens pour son assassin, un sens religieux, mystique même. Il ne savait pas comment il avait compris ça, simplement il l’avait compris. Ce ne fut pas le théâtre du crime qui révéla à Morrison les sentiments de l’assassin ; ce ne fut rien de rationnel et certainement rien qu’il aurait pu verbaliser si quelqu’un était venu, à ce moment-là, l’interroger, ou le pousser à faire son boulot. Non : ce fut il ne savait quoi dans la disposition du corps du garçon qui le frappa, disposition en laquelle il percevait le profond respect d’un ultime instant. Si incroyable et répugnante que cette idée eût pu lui paraître à tout autre moment, Morrison perçut, l’espace d’un instant fugace et terrifiant, qu’il y avait eu là un grand respect, une tendresse effroyable, impossible – chez l’assassin comme chez sa victime –, pour ce qui disparaît au moment de la mort, une estime presque religieuse à l’égard de ce que le corps exhale, cette chose sublime et précise, équi-valant exactement en substance à la présence d’une créature vivante : le poids mesuré d’un petit oiseau ou d’un rongeur, un mulot, disons, ou peut-être un genre de pinson.
Morrison dut alors lutter contre la tentation de détacher le garçon, d’anéantir le cérémonial du traitement qu’on lui avait infligé, de le couvrir et de ne laisser personne d’autre le voir ainsi. Il voulait nier ce sacrifice, il voulait l’annuler – puis il se rendit compte que ce qu’il voulait, en fait, c’était ramener le garçon à la vie, inverser le processus qui l’avait conduit à souffrir et mourir, or personne n’en était capable. Et ce fut alors que John Morrison comprit, avec une clarté soudaine et brutale, qu’au fond il n’était pas un vrai policier, parce qu’il n’avait pas le cran nécessaire pour se colleter avec ça. Déjà, il sentait une structure fragile s’effriter dans son esprit et, comme il se tenait là et contemplait cet enfant sacrifié, tous les espoirs qu’il avait conçus quand Brian Smith lui avait refilé inopinément le poste de policier de la ville s’effondrèrent comme un gâteau de mariage mal fait. En entrant dans la police, il ne s’attendait pas du tout à découvrir un corps. Du moins pas comme ça. Les gens mouraient à longueur de temps, à l’Intraville, comme on meurt ailleurs. Ils mouraient d’attaques, de vieillesse, de maladies pulmonaires. De temps à autre, ils se suicidaient, ou quelque accident imprévisible les rendait méconnaissables. Morrison avait déjà eu son lot de ces morts, et avait dû s’occuper des retombées, prendre des notes, ou se camper à la lisière de l’hébétude et du chagrin d’une famille, faire mine d’avoir une raison de se trouver là. La plupart du temps, toutefois, ses voisins mouraient dans l’intimité, sans qu’une présence officielle soit nécessaire, et Morrison restait aussi loin de ces décès que de leurs autres secrets. Certains mouraient de causes inconnues qui le reste-raient à tout jamais, aucune instance sur terre ne tenant à en déterminer la nature. L’Intraville n’était pas un endroit sain où vivre ; l’ennui, c’était que la plupart des gens n’avaient aucun autre lieu où aller. C’est pourquoi tant d’habitants mouraient aussi de choses qu’aucun médecin n’aurait su diagnostiquer : déception, colère, peur, solitude. Absence de contact. Absence d’amour. Silence. Autrefois, même les généralistes les plus endurcis parlaient de morts causées par un cœur brisé : aujourd’hui, la cause d’un décès se devait d’être un peu plus officielle. Personne, toutefois, n’avait jamais été assassiné dans l’Intraville, pas depuis l’entrée en fonction de Morrison, et de ça, au moins, il se réjouissait. Il avait peut-être toujours eu envie de devenir policier, mais jamais il n’avait souhaité faire partie de ces policiers-là, comme ceux qu’il voyait à la télé, qui trouvent des corps, traquent l’assassin, refusent le thé que leur propose une femme amicale, quoique un peu inquiète à présent, parce qu’ils s’apprêtent à lui apprendre que son enfant a été torturé à mort. Tout ça, c’était bon pour le cinéma ou les revues policières, mais Morrison n’avait jamais considéré qu’il s’agissait du véritable travail de la police. Son ambition, ç’avait été d’être agent dans une petite ville, de faire sa ronde, d’être un visage connu de tous, un individu en qui les gens pouvaient avoir confiance. Il voulait travailler dans le domaine du familier et du tendre ; il voulait être en mesure de savoir de quoi il retournait, d’apprendre chemin faisant jusqu’au moment où il posséderait un capital de connaissances et de compréhension qu’il pourrait transmettre à celui qui lui succéderait. Il voulait, en d’autres termes, faire partie de la communauté, être un homme aussi connu et fiable que l’horloge de la mairie. Il voulait tapoter le baromètre en sortant de chez lui le matin et savoir s’il risquait de pleuvoir dans la journée ; il voulait acheter un journal le lundi et y lire le compte rendu de la fête annuelle de la ville, ou d’une victoire sportive locale sans importance. Mais pas ça. Pas un enfant, pendu à un arbre comme une offrande sacrée.
Ce fut cet enchaînement de pensées, cette sensation d’effondrement dans sa tête qui le déstabilisa. Il éprouva un choc, par la suite, en constatant qu’il avait été capable d’une chose pareille, mais seulement plus tard, quand il fut en mesure d’éprouver autre chose que sur place. Sur le moment, dans la confusion et la terreur qui l’envahirent, dans cet épouvantable vide, ce qu’il fit ne semblait pas tant la meilleure chose à faire que la seule, son unique échappatoire possible. Il venait de comprendre qu’il était une âme trop sensible, un individu trop tendre pour mener à bien le travail qu’il avait choisi. Il venait de se voir lui-même totalement dépourvu de toutes les qualités qu’il pensait acquérir avec le temps et l’expérience, or ces qualités, il le savait désormais, étaient innées, au moins sous une forme fruste. Soit un homme a du courage, du bon sens et une certaine impénétrabilité, soit il n’en a pas. Morrison n’en avait pas. Il était faible, déficient, effrayé. Faute de pouvoir faire la seule chose qu’il souhaitait par-dessus tout – faute de pouvoir dépendre ce garçon et le ramener à la vie –, il n’aspirait plus qu’à fermer les yeux et s’enfuir en un lieu sûr, où personne ne viendrait plus jamais lui demander de faire quoi que ce soit. En y repensant par la suite, il se rendit compte qu’il avait eu conscience de commettre une terrible erreur alors même qu’il était en train de la commettre, et il se rendit compte aussi qu’il n’avait guère été coupable que d’un instant de frayeur, une simple hésitation. Il n’avait pas su quoi faire ; c’était aussi simple que ça. Il n’était pas vraiment policier, on lui avait refilé ce boulot à l’époque où l’agent Fox était mort subitement à la suite d’une chute de bicyclette. C’était Brian Smith, son employeur, qui avait suggéré à Morrison d’accepter cet emploi si on le lui proposait, et Morrison avait sauté sur cette occasion inespérée, mais il n’avait jamais eu confiance en ses propres compétences de policier et à présent, confronté à sa première véritable mise à l’épreuve, il était paralysé par la peur de commettre une erreur impardonnable. Il se dit, bien sûr, qu’il ne faisait qu’aller demander conseil. Que sa démarche était motivée par la simple courtoisie, qu’il ne faisait que témoigner du respect à l’homme qui, initialement, avait fait de lui un policier. Il voulait émettre une mise en garde, pour le cas où cet événement tragique aurait des répercussions qu’il faille traiter. Ce fut ce qu’il se dit ; mais il savait, en son for intérieur, qu’il mentait. En vérité, il n’avait pas la carrure pour s’occuper d’un enfant assassiné et redoutait ce qui risquait d’arriver s’il prenait ça en main tout seul – et ce fut ainsi que, dans sa crainte panique de faire une erreur, il se rendit jusqu’à la vieille cabine téléphonique rouge, sur la route extérieure, et fit la pire erreur qu’il pouvait commettre. Il appela Brian Smith.