J’étais suivi. Ou plutôt que suivi, observé.
Quelqu’un m’observait, parmi les arbres, ou depuis l’un des fours
en ruine. Pourtant ça ne m’a pas dérangé, au début. J’avais peur
que Morrison, ou quelqu’un, cherche à me cueillir, mais je ne
pensais pas que mon observateur soit de l’Intraville. Ce qui
n’était sans doute pas tellement logique, mais je me suis dit que
si j’étais le prochain – et pendant un jour ou deux, là, j’ai
vraiment eu la conviction que je
serais le prochain gamin à disparaître –, si j’étais le prochain,
si ces enfoirés me recherchaient, ils pourraient me trouver
n’importe quand chez moi, alors qu’à mon avis, ils n’auraient pas
moyen de mettre la main sur moi ici, dans la presqu’île. Ce qui
était idiot car j’aurais dû savoir que, pour peu qu’ils me
recherchent, ils se contenteraient de venir me cueillir, et je ne
pourrais strictement rien y faire. La police était dans le coup,
c’était évident à présent, et la municipalité sans doute aussi. La
Compagnie Presqu’île-Terre de mes deux n’était pas seulement dans
le coup, c’était sans doute ces gens-là qui tiraient les ficelles
de toute l’affaire, quelque part dans leurs bureaux de
l’Extraville, une espèce de programme d’épuration ethnique, visant
à débarrasser les rues des fauteurs de troubles potentiels ou va
savoir quoi, ou peut-être simplement à entretenir la peur dans
laquelle on vit tous, de façon à ce qu’une fois leur grand projet
Péninsule-Terre d’origine enfin mis en route, ils disposent d’une
population docile pour faire fonctionner les unités d’incinération
d’ordures ou je ne sais quels trucs ils vont construire pour
remplacer l’usine. À moins qu’il s’agisse d’une histoire religieuse louche, comme quand Dieu a
laissé Satan tuer les fils de Job, ou qu’il a envoyé l’ange pour
tuer tous les fils aînés des Égyptiens, mais a épargné les gosses
des Israélites. Il faut reconnaître que ce sont de sacrés coriaces,
ces Israélites. Ils se sont contentés de faire une marque blanche à
la peinture sur le montant de la porte ou je ne sais quoi, de se
préparer une tasse d’Ovomaltine et d’aller se coucher. Une connerie
d’ange allait parcourir la ville en tuant des enfants, et eux ils
se sont mis au lit et ont passé une bonne nuit, sans chercher plus
loin. Moi, je me serais senti un peu mal à propos des gamins
égyptiens. J’aurais eu envie de prévenir quelqu’un, peut-être le
gentil marchand de briques d’en face, ou le boulanger du bout de la
rue, celui à la femme si mignonne. Ou j’aurais veillé toute la
nuit, des fois qu’il pleuve et que la marque blanche sur ma porte
soit effacée. On n’a qu’un fils aîné, bon Dieu. On ne tient pas à
ce qu’il y ait la moindre embrouille.
Je m’étais dit que j’allais rester en sécurité un
jour ou deux, le temps de trouver quoi faire de ce que je savais,
c’est-à-dire presque rien, mais je tenais au moins un début et,
comme début, c’était mieux que de torturer Rivers avec des lames de
rasoir. Et voilà que j’étais suivi. Je ne savais pas par qui et, au
début, ils ont gardé leurs distances, mais en milieu de matinée le
lendemain j’étais dans un des anciens entrepôts, un grand plein
d’échos avec du lierre et tout qui poussait partout à travers les
trous dans le toit et des oiseaux qui entraient et sortaient sans
arrêt à tire-d’aile, et là j’ai senti que quelqu’un était tout
proche. Vraiment tout proche. Sauf que je ne voyais personne. La
seule chose que je voyais, c’était du soleil et de l’ombre, et des
silhouettes d’oiseaux qui voletaient par-ci par-là, et la seule
chose que j’entendais c’était les chants. J’ai stoppé net et
regardé alentour, puis j’ai appelé : “Jimmy ?” C’était
prendre mes désirs pour des réalités, plus qu’autre chose, parce
que Jimmy je pouvais l’affronter, mais je savais très bien que ce
n’était pas Jimmy, là-bas, dans l’ombre. C’était quelque chose de complètement différent.
C’était une personne, à mon avis,
quelqu’un de plus grand et plus discret que Jimmy ou n’importe quel
membre de sa bande. Quelqu’un qui avait l’habitude d’être seul et
de ne faire aucun bruit. Un guetteur, comme un des personnages
qu’il y avait dans les vieux romans à suspense. Le Guetteur de
l’ombre. Le Guetteur des cieux. Sauf que, sur le moment, je ne
savais pas s’il était là parce qu’il me pourchassait, ou parce qu’il cherchait à me
protéger. À veiller sur moi. Mais peut-être qu’il était simplement
là, à guetter. Que ce soit moi n’avait aucune importance, ç’aurait
pu être n’importe qui. Et peut-être que ce n’était pas du tout une
personne, peut-être juste une présence. L’esprit du lieu. On dit
que tous les lieux ont un esprit propre, mais quand on parle de ça
dans les livres, les poèmes, et tout, il est toujours question de
lieux du genre bosquets de verdure, ou sombres fouillis de roseaux
où Pan joue de la flûte pour une nymphe perdue, ou peut-être un lac
où dort une dame à fleur d’eau, mais pourquoi pas un ancien
entrepôt ou un haut-fourneau éteint ? Pourquoi pas une
décharge ? Est-ce qu’on ne raconte pas ces histoires-là tout
simplement pour que ces trucs – ces esprits – finissent par
appartenir à quelqu’un d’autre ? J’avais toujours senti
quelque chose là-bas, à l’usine chimique, où que j’aille. On
pourrait appeler ça un esprit, ou un genius
loci – pourquoi pas ? C’était là, présent, et j’ai
toujours pensé que ça tentait de me parler. Mais pas avec des mots.
Pas comme ça. On aurait plutôt dit que ça désignait. C’était là, à
me désigner une chose que je devrais savoir, une chose que j’aurais
dû voir par-delà ce que j’étais en train de voir, mais ça ne se
souciait pas de ce qu’on pouvait dire avec des mots. On a une lune
énorme dans un ciel indigo, qui flotte au-dessus des eaux
poussiéreuses près des quais, au-dessus des grues rouillées et du
vieux bateau mangé de corrosion, on a cette grosse lune au-dessus
du port et on entend des chouettes appeler dans les bois plus loin,
sur le littoral ouest – quels mots on va trouver pour ça ? Ce
n’est pas une description qu’il nous faut, de toute façon, mais quelque chose de
plus fin. Comme l’analyse grammaticale, ou la chromatographie. Par
moments, le monde entier désigne une chose qu’on ne voit pas, une
essence, un principe caché. On ne la voit pas, mais on la sent,
bien qu’on ne sache pas du tout comment la formuler à l’aide de
mots. Et par moments c’est simplement que tout est beau, sauf que
ce qu’on entend par beau est différent de ce que les gens veulent
généralement dire quand ils emploient ce mot. Ça ne veut pas dire
sentimental ni cucul la praline. C’est beau, et c’est aussi
terrible. Ça coupe le souffle, mais on ne sait pas si c’est
d’admiration ou de terreur. Par moments, je me demande pourquoi les
gens pensent si peu à la beauté, pourquoi ils pensent que c’est
juste une affaire de calendriers et de photos de petites églises
blanches ou de torrents de montagne dans des publicités ou des
catalogues touristiques. Pourquoi se contentent-ils de ça ?
Même moi qui n’ai que quinze ans, je vois bien que ça ne se limite
pas à ça.
Je sais aussi ce que laid veut dire. Ce jour-là,
dans l’entrepôt délabré, au milieu de ce ballet de soleil et
d’ombre, sans personne d’autre que les oiseaux et moi, et cette
personne, qui ou quoi qu’elle soit, le monde avait l’air plus
qu’ordinairement beau à mes yeux, mais je savais que c’était dû en
partie au contraste avec toute la laideur, là-bas en ville. Tout le
monde pensait que l’usine était une chose horrible, qu’on devrait
enfin démolir tout ce qu’il en restait et construire quelque chose
de nouveau sur la presqu’île, mais c’était prendre le problème à
l’envers : c’était la ville qu’il fallait démolir,
l’Intraville et l’Extraville, les alignements d’immeubles et les
villas, les pauvres et les riches, tout. Il fallait tout abattre et
recommencer, sans doute dans des cabanes et des huttes en terre,
pour que les gens puissent réapprendre à vivre, au lieu de se
contenter de regarder la télé à longueur de journée en laissant
leurs gamins faire n’importe quoi. Il fallait transférer les gens
plus loin sur la côte et leur apprendre à pêcher, leur donner de
petites parcelles de terre à cultiver, des petits lopins, quelques outils et un ou deux sacs
de graines, et il fallait les laisser pendant une génération, les
laisser apprendre à vivre et à éduquer leurs enfants. Il ne fallait
pas plus que ça. Une seule génération, et ils auraient acquis de
nouvelles compétences, de nouvelles habitations, de nouvelles
histoires. Alors ils pourraient commencer à s’en aller plus loin,
quelques-uns à la fois, à s’en aller dans le monde pour éduquer les
autres, nomades magnifiques, allant de place en place, ramenant le
plaisir d’être en vie.
J’étais là, à penser tout ça, sans vraiment savoir
si c’était bien moi qui le pensais ou si c’était quelqu’un d’autre.
Les pensées me venaient à l’esprit de leur propre chef, surgies de
nulle part, ou peut-être de la personne là-bas, qui
m’observait : pensées d’abord, puis images et sons, bribes de
souvenirs, fragments sans être des fragments, car je voyais que
quelque part, derrière tout ça, tout était lié à tout, sauf que je
ne discernais pas tous les liens car je n’étais pas prêt. Je
n’avais pas l’habitude des liens, j’avais l’habitude des bribes
disparates. J’avais l’habitude des fragments.
Puis, au bout de je ne sais combien de temps à
juste rester planté là, j’ai regardé autour de moi et vu une forme.
C’était la forme d’un homme, d’un homme vivant qui venait de sortir
de quelque part. Sauf qu’il n’y avait nulle part d’où sortir, il
était au milieu de l’entrepôt, en plein milieu des chants, du
soleil et de l’ombre, et pourtant, malgré tout, il avait l’air de
sortir à l’instant de quelque part car c’était le cas. Il venait de
sortir de ça – de la lumière, de l’ombre, des chants d’oiseaux.
C’était un homme : plus grand que moi, mais guère ; il se
tenait immobile et se contentait de me regarder, sans intentions,
rien qui inspire la crainte.
– Qui êtes-vous ? je lui ai demandé. Je
n’avais réellement pas peur. J’étais simplement curieux – sauf que
ce n’était pas la curiosité habituelle, où on est partagé entre
envie de savoir et rien à foutre, vu que de toute manière qu’est-ce
que ça change, hein ? Là, c’était une curiosité pure, suave,
délectable, une fin en soi,
qui n’avait peut-être pas de réponse, de toute façon. Ce qui
comptait, c’était de s’interroger.
Il s’est écoulé un long moment avant qu’il
s’avance dans une flaque de soleil et que je voie son visage. Il ne
m’était pas inconnu, mais au début je n’arrivais pas à le resituer.
Je l’avais déjà vu quelque part, mais je n’ai compris que quand il
s’est mis à parler, pourtant même à ce moment-là, je n’ai pas bien
entendu ce qu’il disait. C’était juste un son, une voix dans l’air
ambiant, comme ce qu’on pourrait entendre si on réglait sa radio
sur une nouvelle longueur d’onde. L’espace d’un instant, j’ai cru
m’être aventuré dans je ne sais quel endroit nouveau, quelque rêve
de paradis céleste, ou tout au moins dans l’au-delà, et me trouver
en présence d’une chose surnaturelle, d’un être venu d’ailleurs,
lequel, si étrange que ça puisse paraître, me considérait comme un
ami. Car il me semblait que c’était mon ami. Celui que j’avais toujours cherché, aussi
loin que je puisse me rappeler. Puis il a bougé, juste un peu, et
j’ai vu que c’était l’Homme-Papillon. Je le reconnaissais à
présent, même s’il avait l’air différent ; ou, plutôt, c’était
le même qu’avant, mais plus grand – pas en taille : plus grand
en soi, plus défini et en même temps plein de possibilités. C’était
l’Homme-Papillon et nul autre que lui, pourtant, quand il est sorti
de l’ombre, j’ai cru voir quelqu’un d’autre en lui, quelqu’un que
je connaissais, et je me suis senti un instant dérouté, et j’ai
failli tourner les talons, parce que j’ai cru que quelque chose
n’allait pas, puis j’ai regardé à nouveau et j’ai vu que c’était
réellement mon ami l’Homme-Papillon, et il souriait. Il s’est
avancé d’encore un pas et m’a dévisagé, comme s’il cherchait à voir
si j’étais éveillé ou somnambule. Puis il a ri doucement et s’est
détourné.
– Viens, il a dit en s’éloignant. Je vais te
préparer du thé.
Je n’arrêtais pas de faire la navette entre
l’endroit où j’étais installé à côté du feu et un autre que je
devais avoir vu dans un film ou un rêve, mais aucun de ces lieux
n’était une illusion et aucun
des deux n’était plus réel que l’autre. J’étais certain de ne pas
avoir d’hallucinations. Un moment, j’étais assis sur un muret en
ciment, en train d’écouter l’Homme-Papillon qui parlait de la
machine que son père avait fabriquée au fond des entrailles de
l’usine, l’instant d’après j’étais debout dans un champ d’abeilles,
des marguerites et des verges d’or jusqu’à la taille, les abeilles
se mouvant de droite et de gauche par centaines autour de moi, le
soleil m’inondant le visage dans un lieu impossiblement propre,
embaumant l’herbe et le pollen. Puis j’étais à nouveau près du feu,
levant la tête vers l’Homme-Papillon, écoutant. J’ignorais
complètement ce que contenait le thé qu’il venait de me donner,
mais il m’avait fait dormir et dans ce sommeil un rêve était venu,
bien qu’à présent, presque éveillé, je ne puisse pas me le rappeler
précisément, je n’en voyais que des images. Je savais que je
n’avais dormi qu’un court instant car il faisait encore jour, là,
en ce bivouac à l’orée des bois, puis un instant plus tard, dans la
vaste prairie où je me trouvais au milieu du va-et-vient des
abeilles. C’est étonnant : je ne me rappelle pas m’être
endormi, je ne me rappelle même pas m’être senti bizarre ou
somnolent, et voilà que tout à coup je me réveille et tout a changé
– alors que j’ai l’impression non pas d’être encore dans un rêve,
mais d’être trop éveillé, chaque détail de chaque brin d’herbe et
de chaque flammèche est entièrement présent dans ma tête, au point
que c’est presque insoutenable, la réalité et la proximité de tout
ça.
Au bout d’un moment, je me suis rendu compte qu’on
était en train de marcher, mais je ne savais pas où on était ni où
on allait. Ça m’étonne, maintenant, rétrospectivement, de ne pas
avoir reconnu le bâtiment vers lequel on se dirigeait, ni la salle
dans laquelle il m’a conduit après avoir sorti une clé et ouvert un
vrai cadenas en état de marche qui fermait la porte, mais on devait
se trouver dans un endroit sur lequel je n’étais jamais tombé
jusqu’à ce jour, une immense salle poussiéreuse qui ressemblait à
un laboratoire de lycée à un bout – trois rangées de paillasses abîmées avec éviers et becs
Bunsen, une unique plante verte pas tout à fait morte sur le rebord
noirci d’une fenêtre à côté de la porte –, puis s’étirait en un
espace sombre et froid au-delà, un long néant, aussi loin que mon
regard portait dans la pénombre, couloir autant que salle. On était
à peine entrés que l’Homme-Papillon a refermé la porte et tout
s’est trouvé dans le noir.
– Attends un instant, il a dit avant de
s’aventurer dans l’obscu-rité en me laissant seul au cœur des
ténèbres. Je sais, rétrospectivement, que l’attente n’a duré que
quelques secondes, mais sur le moment ça a paru long – tellement
long, même, que j’ai oublié sa présence, oublié pourquoi j’étais
venu dans cet endroit, et, comme un enfant perdu au car-naval, je
commençais à me sentir abandonné quand une lointaine lumière dorée
s’est allumée, et l’Homme-Papillon est revenu vers moi, l’air
bienveillant, peut-être un peu soucieux, comme s’il avait lu la
peur dans mon regard et voulait que je sache qu’il n’y avait aucune
raison de m’inquiéter, que tout allait bien. Tout ira au mieux et
toutes choses de même, je me suis dit au moment où il m’a effleuré
gentiment le bras : des mots tirés d’un livre, je le savais,
mais ils avaient été autre chose jadis, des mots que quelqu’un
avait pensés, dans un instant semblable à celui-là.
– Viens, il a dit. Il m’a regardé un moment,
le visage calme, le regard vide de toute émotion, puis il s’est
tourné et a commencé à s’éloigner lentement, à regagner la lumière
dorée. J’ai suivi. Tout du long, j’ai eu l’impression que quelqu’un
m’observait – pas une personne, pas des gens, mais quelque chose de
petit, une chose dissimulée dans la structure de la salle. Quelque
animal dans le lambris, quoi que signifie le mot lambris, quelque
créature cachée dans l’ombre.
– Cet endroit est sacré.
Il se tenait devant une sorte de machine,
peut-être un four, ou une chambre à gaz – je n’arrivais pas à la
discerner, mais de toute façon j’étais incapable de rien discerner,
j’avais du mal à voir
nettement et du mal à entendre ce qu’il disait. Je manquais sans
arrêt des choses, les expressions se dissipaient dans les airs
avant que je puisse mettre le doigt dessus, ses mains maniaient, à
mesure qu’il parlait, le tableau de commandes métallique de cette
machine que je n’avais encore jamais vue, dans une pièce dont
j’ignorais jusqu’à l’existence, alors que je m’étais baladé dans
cette ancienne usine toute ma vie. J’ai pourtant distingué ça,
cette tournure qu’il aimait tant. Il l’avait déjà prononcée,
prononcée plus d’une fois quand on était dehors, dans les bois, ou
en train d’attraper des papillons dans la friche qui s’étend entre
la ville et l’estran. J’avais ri la première fois qu’il l’avait
employée, pourtant je crois que même à ce moment-là j’entrevoyais
vaguement ce qu’il voulait dire. Seulement, sacré n’était pas un
mot que les gens employaient couramment quand ils parlaient de
l’usine, alors j’avais ri.
– Ouais, j’avais dit. Sacré. Ça saute aux yeux.
Il avait souri, mais persisté dans cette
idée.
– Tu sais ce que veut dire sacré ?
J’avais réfléchi un moment, puis secoué la tête –
mais je savais où il voulait en venir. Je savais toujours où il
voulait en venir, même quand il parlait des cycles de vie bizarres
des lépidoptères ou du fonctionnement interne des colonies de
champignons ; j’avais l’impression d’écouter une autre version
de moi-même parler du monde, me mettre au courant de toutes les
choses que je n’avais pas encore eu le temps de remarquer.
– D’accord, j’avais dit. Éclairez ma
lanterne.
Il avait ri. Je ne savais pas comment il me
percevait, s’il pensait que j’étais une autre version de lui,
peut-être une version issue – merci qui ? – de l’Intraville,
le gamin grande gueule qu’il n’était jamais devenu en grandissant.
Il l’avait souvent dit depuis cette première fois, que la
presqu’île était sacrée, mais là ça signifiait autre chose, quelque
chose de plus dur, une chose aussi menaçante que magnifique. Cette
fois, il parle d’une chose
plus spécifique, d’une sorte d’engin qu’il a fabriqué, mais je
n’arrive pas vraiment à suivre à cause du thé que j’ai bu. La seule
chose que j’arrive à faire, c’est me tenir là, en tâchant de rester
en un seul endroit, dans mon corps et dans ma tête, en tâchant de
ne pas tanguer tout en regardant remuer ses lèvres comme le ferait
quelqu’un qui est subitement devenu sourd et qui cherche
désespérément à lire sur les lèvres sans avoir jamais appris.
Quoique ça n’ait pas grande importance, à mon avis. Il n’explique
rien. À un moment donné, je crois, il me parle de la façon dont il
a découvert je ne sais quels vieux croquis et plans sur
l’ordinateur de son père, qu’il a pris le temps de tirer au clair,
et le rapport qu’ils ont avec l’usine. Au début, il a seulement
pensé qu’il s’agissait de plans en vue d’une sorte de processus
d’assainissement, sans doute quelque chose que son père avait
inventé pour aider à nettoyer les saloperies que l’usine
pro-duisait, mais au bout d’un moment il entrevoit autre chose, un
fantôme d’idée pour commencer, mais suffisant pour lui faire
comprendre que ce à quoi le vieil homme travaillait – durant ses
tout derniers jours, d’après les dates, quand il savait n’en avoir
plus pour longtemps –, ce qu’il était tout près d’accomplir,
n’était autre qu’une sorte de portail, un passage déjà en partie
fabriqué dans les tréfonds des entrailles de l’usine, et qu’il
suffit d’achever. Je pense que ce sont
là les propos qu’il tient, quoique je puisse les avoir imaginés, ou
peut-être les avoir ajoutés par la suite, histoire de comprendre un
peu ce qui se passera plus tard, quand je m’avancerai dans cette
gigantesque lumière sans une hésitation et arriverai où je me
trouve à présent. Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche,
c’est qu’il me montre une machine dans l’ombre, tout au fond d’une
longue salle froide qui ressemble à un entrepôt mâtiné de
laboratoire, puis il me parle d’une chose qui va se passer. Ça me
concerne, mais ça ne donne pas l’impression que ce sera important.
Ça reste abstrait. D’ici à peu près vingt-quatre heures, cette
machine sera prête – pour le moment, elle est en train d’exécuter un processus spécial,
comme se charger ou quelque chose du genre – et on franchira, ou
peut-être que je franchirai tout seul, je ne suis pas très sûr des
détails, quelqu’un franchira cette vieille porte rouillée et
pénétrera dans… quelque chose. Un autre monde, un autre temps. Ou
nulle part, jamais. Je n’arrive pas vraiment à suivre, je suis trop
parti dans mon propre esprit. Par moments, j’ai envie de rire, par
moments de pleurer, mais je ne ris pas, ne pleure pas, je reste
simplement là dans cette longue salle, à l’écouter parler et à
tanguer dans la pénombre, sans trop savoir si je suis bel et bien
là. Sans trop savoir si je ne suis pas en train de rêver.
Plus tard, quand les effets du thé sont presque
dissipés, je me retrouve de nouveau assis devant un feu, dans la
clairière où on avait bivouaqué avant, à une dizaine de mètres à
peine de la route de l’ancienne ferme. L’Homme-Papillon est assis
en face de moi, en train de surveiller une grande gamelle d’un truc
qui sent la soupe ou le ragoût, avec la lumière dorée du feu qui
danse sur ses mains et son visage tandis qu’il contemple les
flammes. Il semble avoir oublié ma présence – peut-être que j’ai
dormi à nouveau –, mais il a l’air calme. Pas heureux, calme. Je ne
peux pas en jurer, et c’est peut-être une chose qui me vient plus
tard à l’esprit, mais il a l’air de quelqu’un qui a pris une
décision finale concernant quelque chose et qui attend juste que
les événements se déroulent.
Sa décision a quelque chose à voir avec moi, je le
sais – sauf que je ne sais pas ce qui a été décidé, par lui, ou par
moi, ou par nous deux. Quelque chose en rapport avec la machine de
l’immense salle. J’ai envie de l’interroger là-dessus, mais les
questions ne veulent pas se formuler correctement dans ma tête et
je me mets à penser à d’autres trucs, comme au fait de voir
Morrison dans les bois, ou de trouver la montre, ou à la théorie
que j’avais imaginée à propos des garçons perdus. Je me ressaisis
même au point de commencer à lui parler de tout ça. J’ai envie
d’exposer mes soupçons, peut-être d’entendre son point de vue sur les éventuels complices
de Morrison. J’ai envie qu’il m’aide à voir la cohérence de tout
ça. Mais ça ne l’intéresse pas. Lui, il considère que l’Intraville
est derrière nous. Il écoute patiemment jusqu’à ce que j’aie fini
de parler, mais il ne dit rien. Je me dis d’abord que c’est parce
que je raconte n’importe comment – j’ai encore les idées plutôt
embrumées et je ne formule pas bien les choses –, puis je me rends
compte que ce que je dis, ou la façon dont je le dis, importe peu,
étant donné que pour sa part il en est à des considérations que je
n’ai même pas commencé à explorer, et encore moins à comprendre. Ce
qui est exact, bien sûr.
– Rien de tout ça ne te concerne, il dit
quand je lui fais voir la montre.
Je secoue la tête. J’ai la sensation d’être en
train de réciter le texte d’un scénario, comme l’un des personnages
secondaires d’un vague polar, d’exposer au grand détective ma
théorie lamentablement erronée.
– Quelqu’un a tué tous ces garçons… je
dis.
Il agite la main.
– Ne te tracasse pas avec ces trucs, il
dit.
Et c’est tout. Affaire classée. Je suis fatigué,
j’ai l’esprit embrumé, et il a d’autres préoccupations en tête.
Pourtant, juste au moment où je commence à me dire que c’est peine
perdue, il se lève et dispose deux tas de couvertures par terre, à
côté du feu. Il réfléchit à quelque chose, mais il n’est pas pressé
du tout. Il dispose les couvertures, remet un peu de bois dans le
feu, puis se redresse et regarde derrière, en direction des bois,
de l’Intraville.
– Tu sais quoi ? il lance. Demain, on
ira discuter avec l’agent de police. Quand ce sera fait, tu
arriveras peut-être à oublier tout ça et on pourra avancer.
Cette réponse m’étonne. Je manque de m’esclaffer,
non pas à cause de ce qu’il est en train de dire, mais de la façon
dont il le dit. Discuter. Ça a l’air
tellement ordinaire ; comme si on allait se contenter de faire
un saut au poste et de demander à Morrison s’il a tué cinq garçons et, si ce n’est pas
le cas, s’il sait qui l’a fait. Je manque de m’esclaffer.
Il s’allonge sur un tapis de sol et tire sur lui
quelques couvertures.
– Repose-toi un peu, maintenant, il dit. La
journée sera longue.
Je ne pensais pas pouvoir dormir à nouveau, mais
si. C’est le sommeil de l’épuisement, cette fois, et non je ne sais
quelle rêverie hypnagogique causée par une drogue, quoiqu’il y ait
des rêves dans ma tête qui doivent me venir des heures pendant
lesquelles j’étais sous l’effet du thé bizarre de l’Homme-Papillon,
des rêves issus des moments de la journée que je n’arrive pas à me
rappeler, du moins pas consciemment – si tant est que ça veuille
dire quelque chose. Je suis épuisé et je dors profondément, mais il
est encore tôt quand je m’éveille – et il fait froid, beaucoup plus
froid que je ne m’y serais attendu. Je suis allongé par terre, sous
les couvertures qui embaument le camphre, et j’essaie de me
remémorer sinon tout, au moins les points de jonction entre tels et
tels éléments, de façon à pouvoir me faire le récit de ce qui s’est
passé. Le récit de ce qui a été décidé. Je sais que je me suis
engagé à faire quelque chose mais je ne sais pas très bien quoi. Ça
a un lien avec la fameuse machine que l’Homme-Papillon m’a montrée,
un lien avec un franchissement vers un autre lieu. À un moment
donné au cours des douze dernières heures, je sais que j’ai vu
quelque chose, et je sais qu’aux yeux de l’Homme-Papillon cette
chose est sacrée d’une tout autre façon que tout ce qu’il m’a
montré auparavant, et je pense que ça a un lien avec une espèce de
divinité, ou d’esprit, mais j’ignore si je l’ai véritablement vue
ou s’il m’en a seulement parlé, ou même s’il s’agissait d’une chose
sortie d’un rêve qui se serait mêlée à l’histoire qu’il me
racontait dans l’immense salle – sortie d’un rêve, ou de la terre,
ce qui revient à peu près au même à cette heure. Allongé là, dans
l’aube froide, je pense que, pour l’Homme-Papillon, c’est un dieu, un délire outrepassant son
imaginaire qui a pris forme un bel après-midi alors qu’il était là
tout seul et lui a montré une autre façon d’être dans l’univers. Un
dieu sauvage, mais pas féroce. Pas cruel. Je ne sais pas ce qui est
sur le point de se passer ni où la machine muette de l’immense
salle risque de m’emporter, mais je sais, en revanche, sans l’ombre
d’un doute, que c’est comme ça. Quoi qu’il advienne, quoi que les
vingt-quatre heures à venir me réservent, je sais que le dieu de ce
lieu est sauvage mais pas cruel. La cruauté, je le sais, est une
propriété humaine, et quoi que je puisse découvrir dans l’immense
salle, je sais que ce ne sera pas humain.
Je m’assieds. Le feu brûle encore, mais il n’est
plus aussi vif ni aussi chaud qu’au moment où on parlait, avant que
je m’endorme. Je cherche des yeux l’Homme-Papillon, mais il n’est
pas là. Ça ne m’inquiète pourtant pas. Je sais qu’il ne doit pas
être loin. Il est sans doute parti chercher du bois pour le feu, ou
peut-être qu’il fait une cueillette de feuilles pour préparer à
nouveau de ce thé qu’il m’a donné. Cette idée ne m’emballe pas.
C’était vraiment incroyable et
magnifique, dans un sens, mais je n’aime pas ne pas me souvenir de
tout ce qui est arrivé. Pourtant, il aurait peut-être mieux valu
que j’aie tout oublié. Ce qui me déconcerte vraiment, par contre,
c’est la ribambelle d’images disparates qui défile dans ma tête, et
cette impression d’une histoire toute décousue et sans suite
logique.
Je me lève tant bien que mal et m’éloigne du feu,
m’éloigne du bivouac, je marche jusqu’à l’orée de la clairière et
parmi les arbres jusqu’à l’endroit où la route de l’ancienne ferme
descend vers la mer. La presqu’île est toujours au mieux tôt le
matin, mais ce jour-là elle est plus belle que jamais. Quand je dis
belle, ça n’a aucun rapport avec les trucs pour catalogues
touristiques, vu que jamais ça n’aurait pu être ce genre-là.
D’abord, il n’y a pas grand-chose à regarder, juste un grand pré
ponctué çà et là de coquelicots rouges transis et d’une rangée
d’arbres tordus qui virent du noir au gris dans les premières lueurs du jour. Très haut dans le
ciel, quelques mouettes s’éloignent de la grève, et ce qui pourrait
être un petit oiseau nocturne franchit à tire-d’aile l’étendue
d’herbe gris-vert pour gagner le couvert des arbres tandis que je
traverse la route et reste là, à observer, l’esprit vide – mais
agréablement vide, comme si cette absence, il se l’était promise
pendant des années. Absence. Néant. Il existe une espèce de dicton
– le néant habite l’être, et je comprends ce que ça veut dire, sauf
que formulé dans ces termes c’est trop abstrait, trop
philosophique. Plutôt rébarbatif, en plus – alors que ça ne l’est
pas le moins du monde. John dirait que ça sonne mieux en français,
mais ce n’est pas ça. Ça sonne mieux quand on est au bord d’un
champ de coquelicots transis et qu’on laisse venir le néant, comme
ça, rien de fracassant, juste un néant prosaïque. Ça sonne mieux
quand on ne le formule pas avec des mots, quand on ne le commente
même pas, qu’on se contente de regarder et d’écouter pendant qu’il
nous emporte – pas du tout un truc négatif, pas une condition
existentielle, mais un genre d’éclosion, un événement naturel. Une
chose qui, lorsqu’elle finit par venir, n’a rien d’un coup d’éclat.
La conscience qui s’épanche. Le rouge des coquelicots. La fraîcheur
du matin.
À mon retour, l’Homme-Papillon est revenu près du
feu, en train de faire ce qu’il fait toujours, comme s’il n’était
rien arrivé qui sorte de l’ordinaire. Il lève la tête quand je
passe pour aller me poster à quelques mètres et contempler le feu
comme s’il s’agissait d’un genre de miracle, mais il ne dit rien.
Il se contente de finir ce qu’il fait, puis il me sert un
petit-déjeuner et une tasse de café normal, non hallucinogène. Je
sais que quelque chose m’a échappé dans ce qu’il m’a raconté sur la
machine et les croquis de son père, et je me demande s’il le sait,
lui aussi. Dans ce cas, à mon avis, il va sûrement en dire plus,
essayer d’expliquer – mais il ne dit rien. On reste là un moment,
sans guère parler, en nous occupant juste du feu et en écoutant les bois qui mènent leur vie
autour de nous. Ce silence n’est pas gênant, il n’y a aucune
tension, aucune sensation d’attente ou d’appréhension. Au
contraire, on dirait n’importe quel matin : juste deux amis
venus bivouaquer dans les bois. C’est chaleureux, pourtant, avec
cette lumière, cette impression tacite d’être bien ensemble au
calme. On reste là un long moment, sans dire un mot ; puis on
charge toutes ses affaires dans la camionnette et on roule jusqu’à
l’Intraville, comme deux des anges les plus chers à Dieu, pour
arracher l’âme d’un homme à l’enfer.