Que cette offre était tentante! mais il y avait deux obstacles: la crainte du ponton, si j'étais repris, et la question de ma parole; car, il faut bien l'avouer, l'échange quoique réel, n'était pas dans les formes régulières; et, en fait de parole, il ne doit pas y avoir d'équivoque. Je fis entrer Robinson chez moi pour y attendre Collos, qui ne tarda pas à venir, et pour le consulter. La chance était si belle, qu'elle l'emporta sur la sombre perspective du ponton; restait l'autre obstacle, sur lequel Collos ne voulait pas s'expliquer. Il fallait, cependant, prendre un parti, car Robinson ne pouvait pas prolonger son séjour.

Après bien des irrésolutions, je vins à penser que celui qui m'envoyait chercher, était l'honneur même et qu'il me servait de père; j'étais, d'ailleurs, si exténué par mes campagnes, mon ponton, mes désertions, ma vie de prisonnier, que mon tempérament s'affaiblissait tous les jours, et que, parfois, je crachais du sang; enfin, l'idée m'étant venue d'écrire au bureau des prisonniers, d'expliquer mes raisons, de déclarer positivement qu'une fois en France, je continuerais à m'y considérer comme lié par ma parole et n'y accepterais aucun service actif, cette idée acheva de dissiper mes scrupules et je me décidai. J'écrivis, je portai la lettre à la poste et je partis, non pas seul, toutefois, mais avec Collos qui, au moment même, et d'une santé aussi altérée que la mienne, se résolut à partager ma fortune et qui écrivit dans les mêmes termes, à peu près, que moi. Nous marchâmes à pied, en avant de Robinson. Celui-ci prit une voiture de poste à Lichfield, nous joignit sur la route; et, en peu de temps, nous conduisit à Rye[185], petit port de pêche, à quelques milles de Folkestone, et en face de Boulogne. Robinson faisait tous les frais; il devait recevoir 100 guinées de moi ou de M. de Bonnefoux, et il s'était chargé de Collos pour 50 guinées de plus, dont je m'établis caution.

Tout allait bien, jusque-là! Cachés dans la maison de Robinson, nous attendions la nuit pour nous embarquer, quand je vis passer, sous nos croisées, une personne en qui je crus reconnaître le capitaine Henri, du vaisseau le Diomède, sur lequel Collos avait été pris: j'envoyai Robinson s'en assurer adroitement. C'était effectivement lui, il devint quasi fou, en voyant des Français de connaissance qui lui garantissaient presque son salut. Désertant, lui-même, avec un guide, il avait été trompé, volé, maltraité, abandonné, et, sans un sou, ne sachant pas un mot d'anglais, il errait à l'aventure, s'attendant à tout instant, à être reconnu, croyant, même, que Robinson l'avait arrêté pour le conduire au ponton! Les embarras augmentèrent, il est vrai, pour Robinson, mais 50 autres guinées promises, et tout s'arrangea. Quelle journée pour un contrebandier!

Nous devions sortir de Rye le lendemain, dans la barque de Robinson, comme si elle était destinée à pêcher sur la côte; mais il fallait nous y rendre avant minuit, à cause de la lune qui devait se lever à cette heure.

Robinson vint nous chercher à onze heures dans notre chambre: tout était prêt; la route était sans obstacles et nous n'avions qu'à le suivre, un à un, c'est-à-dire dans trois voyages successifs, afin de moins éveiller de soupçons, en cas de rondes ou de rencontres. Qui partirait le premier? Je proposai de le tirer au sort. Ce fut M. Henri, puis moi, ensuite Collos. M. Henri, nous l'avions remarqué, avait déjà donné quelques signes d'aliénation; sa raison continua de s'égarer en ce moment et il dit qu'il ne partirait pas, qu'il ne pouvait, qu'il ne devait point partir, qu'il n'en dirait pas les motifs.

À ses expressions, à son langage, à sa physionomie, il était facile de voir que la tête n'y était plus; mais que faire de ce brave homme, comment se décider à le laisser, comment l'entraîner avec sa résistance et ses cris? Je priai, je pérorai, je suppliai: rien! Collos, plein du respect qu'il portait à l'ancien commandant, qui avait si vaillamment défendu son Diomède, n'osait articuler une parole. Je n'avais pas de tels motifs pour m'abstenir de dire ma façon de penser; j'étais un peu plus âgé que Collos; j'avais été au ponton où je ne me souciais pas de retourner; aussi, je ne ménageai rien, et, tâchant d'agir par un mouvement impressif sur ce cerveau malade, je lui tins un langage, comme indubitablement, jamais capitaine de vaisseau n'en entendit d'un inférieur, et tel, que Collos dit encore, qu'il n'en est pas bien revenu. M. Henri se décida alors à parler; il prétendit qu'il était déshonoré par les coups qu'il avait reçus de son guide, qu'il ne pouvait songer à retourner en France sans en avoir tiré vengeance; qu'il fallait donc qu'il se mît en route pour chercher cet homme et pour le provoquer en duel.

Je cherchai à démontrer la frivolité de ce prétexte, mais impossible! Cependant, le temps pressait, je pris alors ma montre, je la mis sur la table d'un air solennel, et je dis impérativement à M. Henri: «Dans deux minutes à bord ou vous êtes abandonné et enfermé dans cette chambre jusqu'au surlendemain!» À ces mots, il fut pris d'un long rire insensé, dans les saccades duquel on entendit ces paroles: «Très bien! puisque en Angleterre, les enseignes deviennent les capitaines, il faut bien que les capitaines deviennent les enseignes; allons, vous l'ordonnez, je n'ai plus qu'à obéir!» Bonne volonté, dont nous profitâmes sans délai!

L'embarquement se passa bien; nous nous couchâmes dans le fond de la barque. M. Henri, dont je redoutais quelque retour, se tut, cependant, mais non sans avoir dit encore qu'il fallait bien que je le lui eusse ordonné. Le lendemain matin, Robinson sortit de Rye, passa la journée à mi-Manche, en ralliant la côte d'Angleterre, quand il voyait les navires douaniers ou garde-côtes du pays, et en nous recommandant de rester toujours couchés au fond du bateau. Enfin, au coucher du soleil, il s'élança au milieu de nous, nous aida, de son bras vigoureux, à nous lever, et poussant un grand hourrah! «La nuit sera cruelle, dit-il, voici un coup de vent furieux; mais la mer est libre de croiseurs, et demain, nous serons à Boulogne... ou noyés!»—«Noyés, dit le capitaine Henri, à qui le calme revenait un peu, et à qui nous interprétâmes ce discours, il ne sait ce qu'il dit!» et il se mit à chanter une chanson moitié française, moitié bas-bretonne, où il défiait les vents, la tempête et les flots!

Cette frêle barque, au milieu d'une mer déchaînée; la lumière blafarde de la lune que d'horribles nuages noirs, rapides comme la flèche, obscurcissaient incessamment; le vent, dans toute son impétuosité; la pluie, qui, par intervalles, nous inondait; le contrebandier qui, ferme comme un roc, ne faisait qu'un avec son gouvernail; l'affreux mugissement des vagues dont les éclats nous couvraient fréquemment Collos et moi qui étions aux écoutes des voiles; M. Henri qui, assis sur l'avant, avec l'innocente sérénité d'un enfant sur la figure, ne cessait de chanter tranquillement sa chanson... Ce sont de ces scènes uniques qu'il faut avoir vues pour en bien comprendre l'incomparable sublimité!

La bourrasque ne mollit point de toute la nuit, elle augmenta même; tel fut le contrebandier qui ne mollit pas non plus, et qui, aussi, redoubla de fermeté. Cependant, de son œil perçant et exercé, il avait vu, reconnu le feu de Boulogne; au point du jour, il était à l'entrée du port où il s'engagea avec les lames qui nous poussaient et qui étaient comme des montagnes. Mais, voilà qu'en contournant la terre, le vent, interrompu par la hauteur de la jetée, nous manqua, et la barque, venant en travers, menaça d'être engloutie. Robinson pâlit; je sentis comme mon cœur se déchirer en pensant que nous allions faire naufrage au port. Il me resta pourtant la présence d'esprit de dire à Collos: «Habit bas, pour nous sauver à la nage, si c'est possible, et armons un aviron sur l'avant!» Dans un clin d'œil nous fûmes en corps de chemise, l'aviron fut armé, il fut mis en mouvement, la barque évita, nous fîmes un peu de chemin, la brise nous revint et le contrebandier, toujours à son gouvernail, nous jeta un coup d'œil approbateur. Quant à M. Henri, toujours imperturbable, toujours chantant, il avait dédaigneusement jeté un coup d'œil à droite, un coup d'œil à gauche, et d'un air impassible il avait levé les épaules à la mer en furie, et il avait tranquillement souri aux vents en courroux. Enfin, nous atteignîmes les eaux calmes du port; là, hors de tout danger, je pus contempler, à mon aise, les villages chéris, le sol si désiré de la France; où, après tant d'efforts et de périls, j'allais retrouver patrie, famille, amis, bonheur et liberté.

Ce fut, cependant, le géant aux cent bras de la police impériale qui nous reçut; car, en France, il était partout, il dominait tout, particulièrement dans les ports de la Manche, où le voisinage de l'Angleterre inspirait à Napoléon des craintes perpétuelles. Les prisonniers de guerre évadés, subissaient, eux-mêmes, en arrivant, de longues détentions, et ils étaient soumis à de minutieuses enquêtes; heureusement pour nous que M. de Bonnefoux était préfet maritime à Boulogne, et qu'il ne fallut que me nommer pour être réclamé, garanti par lui, et pour que nous fussions libérés. Quel jour dans la vie d'un homme! Quel changement de situation! D'où venais-je en effet? Où avais-je été pendant près neuf ans? Quelle nuit ne venais-je pas de passer? Et tout à coup, le 28 novembre 1811, jour d'ineffable mémoire, je me trouvais chez un second père, dans un palais, entouré de soins, d'attentions, et ne pouvant former un désir qui ne fût à l'instant satisfait.

Pour comble de bonheur, je venais d'être nommé lieutenant de vaisseau! M. Bruillac m'avait tenu parole; il avait tant et tant demandé ce grade pour moi, qu'à la fin il était arrivé, quoique, le jour de ma nomination, je ne fusse pas encore en France, et que l'empereur se fût prononcé contre toute promotion de prisonniers, auxquels il faisait un tort irrémissible de leur captivité. Je ne connais, avec moi, qu'un autre exemple d'avancement en Angleterre; et j'ai lieu de croire que, malgré notre longue campagne, notre beau combat contre l'amiral Warren sur lequel on s'appuyait pour le demander, on ne put réussir à le faire signer par Napoléon, qu'à la faveur d'une longue promotion où nos noms se trouvaient en quelque sorte perdus.

Mon pauvre frère fut bien loin d'être aussi favorisé que moi. Lui et Stevenson, qui était son contrebandier, furent arrêtés comme ils s'embarquaient à Deal. Stevenson fut condamné à 500 guinées d'amende et à être déporté à Botany-bay; mon frère fut confiné à bord du Sandwich dans cette même rade de Chatham, près de ce même Bahama où j'avais vu passer vingt mois de misères et de douleurs! Nous en apprîmes la nouvelle par Robinson qui la tenait d'un autre contrebandier, leur ami commun, et qui arriva à Boulogne pendant que Robinson y était encore.

Robinson ne séjourna que cinq jours à Boulogne où il se chargea de marchandises françaises, prohibées en Angleterre pour les 200 guinées que M. de Bonnefoux me remit pour lui compter et dont chacun de nous lui rendit ensuite exactement sa part. Collos partit pour Fécamp, son pays natal; M. Henri, envers qui je me morfondis en respect pour lui prouver mon désir d'effacer les impressions de Rye, se remit assez bien pour pouvoir quitter Boulogne; mais il eut le malheur de se casser une jambe en se rendant à Lorient où sa famille résidait; et moi, après dix-neuf jours d'un repos où j'oubliai, sans retour, mes mauvaises habitudes de bord, de ponton ou de cautionnement, même celle de fumer qui était pourtant bien invétérée, je quittai Boulogne, avec un congé de six mois pour aller à Béziers, près de ma tante d'Hémeric et de ma sœur, chercher à réparer une santé qui ne tenait plus que par un fil. Ma route était par Paris et Marmande, ce qui s'arrangeait merveilleusement avec mon désir de voir la capitale et de passer quelques jours avec mon père.

LIVRE IV
APRÈS MA RENTRÉE EN FRANCE. MA CARRIÈRE MARITIME DE 1811 À 1824

CHAPITRE PREMIER

Sommaire: Séjour à Paris; mes camarades de l'Atalante, de la Sémillante, du Berceau, du Bélier.—Visite au ministère.—Le roi de Rome.—J'assiste à une revue de 4.000 hommes passée par l'Empereur dans la cour du Carrousel.—Les théâtres de Paris en 1811.—Arrivée à Marmande.—Joie de mon père.—Son chagrin de la catastrophe de mon frère.—Lettre écrite par lui au ministère de la Marine.—Mon père constate le triste état de ma santé.—Il presse lui-même mon départ pour Béziers.—Ma tante d'Hémeric et ma sœur sont épouvantées à mon aspect.—On me croit poitrinaire.—Traitement de notre cousin le Dr Bernard.—Pendant un mois on interdit toute visite auprès de moi et on me défend de parler.—Affectueux dévoûment de ma sœur.—Au bout de trois mois j'avais définitivement repris le dessus.—Excellents conseils que me donne le Dr Bernard pour l'avenir.—Ordre de me rendre à Anvers pour y être embarqué sur le vaisseau le Superbe.—Lettre que j'écris au ministère.—Tous les Bourbons sont-ils morts?—Récit que j'ai l'occasion de faire à ce sujet.—Avertissement qui m'est donné par le sous-préfet.—À la fin de mon congé, je pars pour Paris, en compagnie de mon ami, M. de Lunaret fils, auditeur à la Cour d'appel de Montpellier.—Nous passons par Nîmes, Beaucaire, Lyon.—Nouveau séjour à Paris.—J'obtiens, non sans peine, d'être débarqué du vaisseau le Superbe.—Décision ministérielle en vertu de laquelle les officiers de Marine revenus spontanément des cautionnements seront employés au service intérieur des ports.—M. de Bonnefoux passe à la préfecture maritime de Rochefort.—Je suis attaché à son état-major ainsi que Collos, nommé enseigne de vaisseau.—Visite que je fais à Angerville à la mère de Rousseau.—État des esprits en 1812.—Mécontentement général.—Société charmante que je trouve à Rochefort.—Excellentes années que j'y passe jusqu'à la Restauration en 1814.—Missions diverses que me donne M. de Bonnefoux.—Au retour d'une de mes dernières missions, je trouve une lettre de mon ami Dubreuil. Il avait été envoyé en France comme incurable et se trouvait à l'hôpital de Brest inconnu et sans argent.—J'écris à un de mes camarades de Brest, nommé Duclos-Guyot.—Je lui envoie une traite de 300 francs et je le prie d'aller voir Dubreuil.—Nouvelle lettre de Dubreuil pleine d'affectueux reproches.—J'en suis désespéré.—J'écris aussitôt à Duclos-Guyot et je reçois presque aussitôt une réponse de ce dernier à ma première lettre.—Il était absent et, à son retour à Brest, Dubreuil était mort.—Cette mort m'affecte profondément.—Séjour d'un mois à Marmande auprès de mon père.—Voyage aux Pyrénées-Orientales pour affaires de service.—Je m'arrête de nouveau à Marmande à l'aller et au retour, et j'assiste à Béziers au mariage de ma sœur.

La saison était trop peu favorable pour que je pusse satisfaire, à Paris, toute ma curiosité, je me promis donc de m'en dédommager une autre fois, je visitai seulement les points principaux; mais je ne voulus pas en partir sans avoir vu plusieurs de mes camarades de l'Atalante, de la Sémillante, du Berceau, du Bélier, alors présents à Paris qui n'avaient pas été faits prisonniers, et qui, au moment où je devais me féliciter d'avoir été nommé lieutenant de vaisseau, étaient déjà capitaines de vaisseau, pour la plupart, ou au moins de frégate. Je me présentai aussi au ministère où je reçus très bon accueil, et où je donnai connaissance de ma lettre de départ au Transport-Office. Je me procurai les moyens de voir le roi de Rome, fils de l'empereur ayant alors neuf mois seulement; enfant que l'on croyait attendu par les plus brillantes destinées, et mort à la fleur de l'âge avec un nom et sous un uniforme autrichiens! Enfin, un jour de revue, pour lequel je prolongeai mon séjour à Paris, je me rendis au Carrousel où l'empereur fit défiler quatre mille hommes qui partaient pour la Grande-armée, et où, pour la première fois, je vis le grand guerrier des temps modernes, l'homme prodigieux, à qui, jusque-là, tout avait souri dans les combats, mais qui allait se rendre en Russie, où les glaces d'un hiver qu'il aurait dû prévoir, flétrirent, pour la première fois, les palmes innombrables que la main de la victoire avait entassées sur son front. Napoléon était à pied, mais un cheval isabelle était tout prêt, derrière lui, avec de magnifiques harnais. À quelque distance, à sa droite, on voyait huit ou dix pages de service, et à sa gauche, quelques généraux qui commandaient le défilé. L'empereur me parut très soucieux: il remarqua un gros major (actuellement lieutenant-colonel) qu'il crut en faute; il le fit appeler par le comte (aujourd'hui maréchal) Lobau, à la voix retentissante, et il lui parla avec une sévérité qui, certainement, était empreinte de ce ton d'emportement auquel on disait que l'empereur était fort sujet. Les troupes montrèrent de l'enthousiasme en défilant, et moi qui me trouvais à moins de dix pas de l'empereur, et qui ne perdis pas un de ses mouvements, je trouvai, dans le moment, tout cela fort beau; mais j'y ai souvent pensé depuis, et à tort ou à raison, je n'ai pas tardé à trouver que ce n'était pas ainsi que j'entendais la véritable grandeur.

Je visitai aussi la plupart des théâtres et j'eus le ravissement d'y voir de vrais modèles dans les personnes de Talma, Elleviou, Martin et de Mesdemoiselles Mars, Georges et Duchesnois.

Mon père m'attendait avec bien de l'impatience; il avait soixante-dix-sept ans, et quoique sa santé fût bonne, il sentait que c'était un âge où l'on supporte mal les délais; en vain lui disait-on que tout lui promettait encore d'assez longs jours, que la mort n'épargnait pas plus l'enfance que la vieillesse, il répondait avec beaucoup de sens qu'il savait bien que les jeunes gens pouvaient mourir, mais qu'il était évident que les vieillards ne pouvaient pas vivre longtemps. Avec quel plaisir nous nous revîmes; mais avec quel chagrin il me parla de la catastrophe de mon frère! Dans son désespoir, il avait écrit au ministère de la Marine pour exprimer son étonnement qu'un échange contracté au nom de l'empereur, comme l'était celui de son fils, ne fût pas exécuté; il avait ajouté qu'il ne comprenait pas que Napoléon se laissât insulter, et autres expressions qu'on aurait dû mettre sur le compte de sa douleur, mais auxquelles on répondit un peu sèchement. Heureusement qu'alors je me trouvai là, car il voulait absolument aller à Paris provoquer le chef du bureau d'où partait la réponse; et j'eus mille peines à le retenir.

Quand il se fut bien délecté de la douce satisfaction de me revoir, de me conduire chez ses amis, il ne put ne pas s'apercevoir du triste état où ma santé se trouvait réduite; alors, il pressa lui-même mon départ pour Béziers où je devais suivre un traitement complet. Je l'embrassai avec attendrissement, ainsi que tous nos parents de Marmande qui avaient montré la plus grande joie de mon retour, et je partis.

Ma sœur, près de qui je me trouvai en peu de jours, fut comme par le passé, la plus tendre des sœurs. Ma tante d'Hémeric, en me voyant si maigre, si défait, ne put s'empêcher de me comparer à ma mère avant la dernière période de sa maladie, disant que je la lui rappelais en tout, particulièrement par mon regard affaibli, que, cependant, elle ne pouvait se lasser de contempler, tant elle y retrouvait la mémoire de sa sœur.

Il ne pouvait pas être question d'autre chose que de ma santé, et il n'était pas possible de mieux rencontrer, car, outre les soins de ces dames, nous avions dans la famille un cousin, autrefois médecin accrédité, mais n'exerçant plus par suite d'un mariage fort riche qu'il avait dû aux qualités les plus aimables, aux sentiments les plus distingués. Il s'appelait Bernard, il ne donnait plus que des conseils désintéressés, ou ne faisait des visites qu'à des amis ou des parents: à ce titre il se chargea de moi, me traita avec une affection sincère, et, disant qu'il espérait beaucoup en mon âge, en la force précédente de ma constitution, il dicta un régime bien entendu, et qui fut rigoureusement observé. La base de ce régime fut du lait d'ânesse tous les matins dans mon lit, un bouillon de veau entre mon déjeuner et mon dîner, et une soupe légère avant de me coucher; ensuite, des repas substantiels, peu copieux et régulièrement pris; des promenades modérées, aucun exercice fatigant, enfin un coucher et un lever aussi exactement réglés que mes repas.

À force d'entendre parler de ma santé, j'avais fini par y regarder, par sentir que de vives douleurs de poitrine, sur lesquelles je m'étais étourdi, existaient réellement, et qu'elles se manifestaient avec des symptômes effrayants, car plus d'une fois j'avais craché et je crachais encore du sang. Ma sœur fut glacée d'effroi lorsqu'elle en eut acquis la conviction, un rapprochement naturel se fit dans son esprit, ainsi que dans celui de ma tante, entre mon état et la maladie mortelle de ma mère, et le premier mois fut bien triste. On alla jusqu'à interdire toute visite auprès de moi, jusqu'à me défendre de parler; et, pour chasser l'ennui, ma sœur passait les journées auprès de moi, lisant tout haut, babillant avec ma tante comme si rien de sérieux ne la préoccupait; chantant, jouant du piano comme si la joie était dans son cœur. Cependant le cousin Bernard revenait toujours avec sa franche sérénité, assurant que le danger n'était pas imminent, que le mieux se manifesterait bientôt, et il eut raison. Tant de soins, tant de judicieuses ordonnances, tant d'amitié, tant de vœux ne tardèrent pas à faire sentir leur bienfaisante influence: au bout de trois mois, j'avais décidément repris le dessus; à l'expiration de mon congé, j'étais aussi bien qu'on pouvait raisonnablement l'espérer.

Le Dr Bernard ne se contenta pas de m'avoir guéri, il voulut encore s'efforcer de prévenir en moi, pour longtemps, toute maladie future, et, comme il avait étudié mon organisation avec un intérêt attentif, il me donna d'excellents conseils pour l'avenir. Selon lui, tout homme sensé doit s'attacher à se connaître; et, parvenu à trente ans, peut être son propre médecin. Il prétendait qu'il ne faut ni s'énerver par trop de précautions, ni s'user par trop de confiance en ses forces; il m'exposa tout ce qu'il pensait de ma constitution, m'indiqua jusqu'où je pouvais aller en tout, me fit connaître comment je pourrais réparer les échecs que je subirais par mes imprudences, si j'en commettais; mais il me défendit expressément tout régime curatif hors de propos ou au-delà du terme nécessaire pour ma guérison. Tout cela était si raisonnable, si affectueux; tout cela était dit avec tant de charme, de conviction, de bonté, que mon esprit en a été éternellement frappé. Je les ai suivis ces admirables préceptes, et je leur dois une santé qui fut bientôt affermie, un corps devenu, en dix ans, remarquablement robuste, un embonpoint modéré, une jeunesse qui s'est longtemps prolongée, une disposition à la gaieté qui n'a pas été affaiblie, comme il est d'ordinaire, quand on est en butte aux souffrances physiques, une existence, enfin, exempte jusqu'ici, de maladies sérieuses et de toute espèce d'infirmités: quel bonheur pour moi d'avoir rencontré un tel homme, et, en même temps, deux femmes qui mettaient leur bonheur à seconder le pouvoir de son expérience et les inspirations de ses talents!

Il est fort doux d'être mené quand on l'est aussi bien, quand on voit un corps ruiné se remettre, quand on est entouré de tant d'affection! Aussi les regrets furent bien aigus lorsqu'il fallut songer au départ; et il fallut bien y songer, car, vers la fin de mon congé, un ordre m'était venu de me rendre à Anvers, pour y être embarqué sur le vaisseau le Superbe, faisant partie de l'armée navale entretenue par l'empereur sur l'Escaut.

Je savais que l'empereur ne se faisait pas scrupule d'employer activement les officiers évadés, car les hommes ne lui suffisaient nulle part, mais je croyais qu'on aurait fait exception pour moi, en raison de la connaissance que j'avais donnée à Paris de ma lettre au Transport-Office. Je répondis donc que, comme ma route pour Anvers était par Paris, j'y donnerais, en passant, des explications sur cette destination qui, je l'espérais, la feraient changer. Je parlai aussi d'un fait qui venait d'avoir lieu: celui d'un général espagnol, appelé Miranda, qui, prisonnier sur parole en France et évadé, avait été repris, les armes à la main, par nos troupes, mis en jugement par ordre de l'empereur, condamné à mort, mais grâcié par Napoléon, toutefois avec l'avertissement, publié dans les journaux, que ce premier exemple de clémence qu'il donnait pour ce délit serait le dernier, s'il se renouvelait. Il était par trop étrange, en effet, d'agir avec une telle sévérité, et d'exiger que nous fussions exposés à d'aussi cruelles représailles, mais comme je ne pouvais m'appesantir, par écrit, sur des faits qui pouvaient être considérés comme des reproches graves contre un gouvernement d'ailleurs fort ombrageux, j'avais préféré me tenir sur la réserve à cet égard.

Pendant mon séjour à Béziers, je venais, effectivement, d'avoir une preuve de la facilité qu'avait la police impériale à s'alarmer. On y disait, un jour, devant moi, que les Bourbons étaient probablement tous morts, puisque rien ne transpirait sur leur compte. À ce sujet, je me rappelai avoir vu passer, assez récemment, par Lichfield le comte de Lille (nom que portait Louis XVIII avant la Restauration) son frère (depuis Charles X) et un des fils de ce dernier qui se rendaient en visite chez l'opulente et belle marquise de Stafford, et je racontai ce fait qui ne fut suivi d'aucun commentaire inconvenant. Eh bien! moins de quinze jours après, par ordre de Paris, le sous-préfet vint me voir, me recommanda, à cet égard, le silence le plus absolu, et me dit que j'aurais été mis en surveillance, sans mon caractère d'officier, si mon nom n'était pas connu comme offrant toute garantie, et si l'on n'avait pensé qu'il suffirait de me faire connaître les intentions de l'empereur à cet égard. Entendre un pareil langage, de semblables recommandations, quand on venait de l'Angleterre où la liberté de penser, celle de parler étaient, même pour les prisonniers, poussées à leurs dernières limites, c'était, en vérité, plus qu'il n'en fallait pour exciter une surprise de la plus triste espèce!

Il fallut pourtant m'arracher de ce Béziers où j'avais passé des jours si paisibles, où j'avais revu la plus tendre des familles, où j'avais rencontré le plus sage des médecins, et où j'avais embrassé, avec reconnaissance, l'ancien ami de la maison, celui qui m'avait admis chez lui comme un second fils, M. de Lunaret, dont l'attachement ne s'est jamais démenti. Son fils était alors auditeur à la Cour d'appel de Montpellier; le brevet de conseiller à cette même Cour lui était annoncé de Paris où il était sur le point de se rendre, et, sachant que je devais également aller dans la capitale, il régla son départ sur le mien, m'attendit à Montpellier où je le joignis, et, nous effectuâmes notre voyage en passant par Nîmes, Beaucaire, Lyon, et en nous arrêtant partout où il y avait quelque chose d'intéressant à voir ou à observer.

Lunaret et moi, nous fûmes ravis de notre séjour à Paris où nous satisfîmes amplement notre curiosité, et où nous nous procurâmes tous les agréments qui flattaient nos goûts. L'affaire de mon débarquement du Superbe ne marcha pas d'abord aussi bien au gré de mes désirs, et sans le jugement du général Miranda que je m'appliquai à faire valoir, je ne sais ce qui en serait advenu, tant le gouvernement impérial tenait à rassembler des hommes autour de lui. Mais cette circonstance domina la position. On fut alors forcé de la considérer sous un point de vue général, et l'on finit par décider que les officiers de marine revenus spontanément des cautionnements anglais en France, seraient débarqués s'ils étaient sur des vaisseaux, et que tous seraient employés au service intérieur des ports. Je trouvai cette solution fort convenable, car j'étais décidé à donner ma démission, en cas de contrainte d'embarquement, et comme M. de Bonnefoux venait de passer à la préfecture de Rochefort, ce fut le port pour lequel je demandai et obtins une destination.

Collos venait d'être nommé enseigne de vaisseau; je priai M. de Bonnefoux de le réclamer; il s'y prêta de bonne grâce; le ministre y consentit, et nous fûmes, lui et moi, attachés à l'état-major du préfet maritime. En me rendant auprès de lui, je passai par Angerville, pays de Rousseau: l'amitié me faisait un devoir de m'y arrêter, son excellente mère me reçut comme si j'avais été son fils, et je demeurai trois jours auprès d'elle.

Je venais de me trouver, en peu de temps, placé au centre et aux points de la France les plus éloignés, du nord au sud et de l'est à l'ouest. J'avais facilement remarqué, et je m'y attendais, que sous les rapports industriels et commerciaux, nous étions de vingt ans en arrière de l'Angleterre qui, par ses institutions, sa position géographique et l'empire qu'on lui avait laissé prendre sur les mers, offrait toute sécurité à ses citoyens et à ses vaisseaux marchands. Mais ce qui excita mon étonnement fut le mécontentement absolu des esprits que j'avais cru trouver sous le charme magique des exploits de Napoléon. Je ne tardai pas à être détrompé: partout des impôts écrasants qui se reproduisaient sous mille formes; un despotisme qui n'avait aucun frein; des levées d'hommes qui ne laissaient plus dans l'intérieur que des vieillards, des femmes ou des enfants, une police, enfin, qui s'attachait à tout, dénonçait tout, punissait tout. On ne se plaignait pas, car on n'osait pas se plaindre, mais on gémissait comme si l'on eût été étouffé entre deux matelas. On voyait, en effet, des choses navrantes, et qui seraient, à peine, crues aujourd'hui: par exemple, des jeunes gens qui avaient payé deux remplaçants, morts successivement, être forcés de partir pour l'armée, et d'aller, eux-mêmes, remplacer leurs remplaçants! Des jeunes filles riches être notées par la police, et désignées par l'empereur pour n'être mariées qu'à quelque officier en faveur, ou même mutilé à la guerre, pour qui elles étaient réservées comme une pension!

Toutefois, Rochefort était un port militaire et une place forte; l'argent du Trésor public y abondait pour les besoins du service; dans les divers grades de l'armée de terre ou de mer, on y voyait plusieurs jeunes gens, et je trouvai dans cette ville, ce que j'avais, en vain, cherché dans l'intérieur, c'est-à-dire de l'aisance, du contentement, de la gaieté, des relations agréables à former: la société y était charmante, les réunions nombreuses; ma position auprès du préfet maritime, ma liaison avec Collos que tout le monde recherchait, me mirent à même de jouir de tant d'avantages avec plus de plaisir que qui que ce soit, et j'en jouis dans toute leur plénitude jusques à la première Restauration qui date de 1814. C'était pour moi bien du bon temps, après tant d'années de travaux, de fatigues et de malheurs[186].

Comme à Lichfield cependant et les divers endroits où j'avais fait quelque séjour, je réservais scrupuleusement de bons moments pour l'étude, et j'y trouvais toujours mon compte, car jamais, je n'ai mieux goûté le charme des distractions, qu'après avoir tenu, pendant quelques heures, mon esprit sérieusement occupé. D'ailleurs, le préfet ne voulait pas que nos fonctions auprès de sa personne fussent un service inutile ou de salon: nous étions, par ses ordres, souvent dans le port, les chantiers, les usines, les directions, les ateliers; nous avions des rapports journaliers à lui adresser, et il nous envoyait même hors de Rochefort pour des missions particulières. Ainsi, je fus chargé, à deux reprises, de faire l'inspection et le plan de tous les forts de l'arrondissement; je m'assurai de l'état de plusieurs carcasses de bâtiments coulés dans la Gironde, qu'il fallut relever pour faciliter la navigation et de l'établissement de corps morts, dans ce fleuve, pour le mouillage des navires. Je parcourus les départements avoisinants pour l'approvisionnement de l'escadre et du port de Rochefort; je procédai deux fois à la levée de marins appelés au service, soit sur le littoral, soit dans les îles de Ré ou d'Oléron; je levai le plan du port et de la rade des Sables d'Olonne; je dirigeai comme major du recrutement, une conscription maritime dans le département des Pyrénées-Orientales; je fus envoyé à Nantes pour y procéder à l'armement de la frégate l'Étoile, jusques à l'arrivée de l'officier nommé pour la commander, et qui, pour des raisons de service, ne pouvait s'y rendre aussitôt...

Ainsi, M. de Bonnefoux nous initiait aux difficultés de son administration militaire, il nous mettait en mesure d'acquérir des connaissances diverses; il utilisait nos services et il nous dédommageait, autant que possible, de l'impossibilité où nous étions d'être embarqués sur les vaisseaux.

Au retour d'une de mes dernières missions, je trouvai à Rochefort une lettre de Brest qui m'y attendait depuis quelques jours. Je reconnus l'écriture de mon ami, le corsairien Dubreuil, et j'appris que sa santé ayant décliné rapidement, depuis mon départ, par l'usage perpétuel qu'il avait fait du tabac et des liqueurs fortes, auxquels il avouait avoir renoncé beaucoup trop tard, son état était devenu désespéré, et qu'il avait été renvoyé en France comme incurable. Il était à l'hôpital, inconnu, sans argent, et il me demandait cinquante écus. Je lui répondis aussitôt en lui faisant passer une traite de 300 francs, et j'envoyai la lettre et la traite à Brest, à un de mes camarades, nommé Duclos-Guyot, à qui j'écrivais en même temps d'aller voir Dubreuil immédiatement et de lui compter ses 300 francs sans attendre l'échéance de la traite. Duclos-Guyot était absent en ce moment; il s'écoula quelques jours avant son retour, et Dubreuil qui ne voyait rien venir, et qui ne pouvait s'expliquer ces retards, m'écrivit une seconde fois, mais quelle lettre! il me reprochait mon ingratitude en amitié, et me disait qu'il n'avait plus que quelques jours à vivre, mais qu'il me pardonnait avant de mourir! À cette nouvelle je fus désespéré, je m'accusai de mille torts qui n'étaient que trop fondés, j'écrivis encore à Duclos-Guyot; en même temps, j'écrivis, comme j'aurais dû le faire tout d'abord, à Dubreuil directement ainsi qu'à trois autres personnes que je chargeai d'aller voir Dubreuil sur-le-champ et de lui compter tout ce qu'il demanderait; mais, à peine ce courrier était-il parti, que je reçus une réponse de Duclos-Guyot à ma première lettre, et j'appris son absence, son empressement à se rendre, dès son retour, auprès de Dubreuil; mais le malade avait succombé, et avec la douleur d'une amitié déçue! Il est difficile d'être plus péniblement affecté, de recevoir une leçon plus incisive sur le peu de prévoyance qu'on apporte souvent à ce qui touche l'amitié, et ce n'est jamais sans un grand serrement de cœur que mes souvenirs se reportent sur cette malheureuse catastrophe.

Pendant mon séjour à Rochefort, j'avais eu un congé pour aller à Marmande voir mon père avec qui je passai un mois. Lors de ma mission aux Pyrénées-Orientales, j'y étais retourné, je l'avais revu en allant et en venant et je m'étais aussi rendu à Béziers où j'eus par un charmant hasard le bonheur de me trouver lors du mariage de ma sœur, mariage dont j'ai parlé plus haut.

CHAPITRE II

Sommaire: 1814.—Prise de Toulouse et de Bordeaux.—Rochefort menacé.—Avènement de Louis XVIII.—M. de Bonnefoux m'envoie à Bordeaux comme membre d'une députation chargée d'y saluer le duc d'Angoulême et de traiter d'un armistice avec l'amiral anglais Penrose.—Une lettre m'apprend à Bordeaux que mon père est atteint d'une fluxion de poitrine.—Je cours à Marmande et je trouve mon père très malade et désespéré à la pensée qu'il ne reverra pas mon frère, que la paix allait lui rendre.—Il meurt en me serrant la main le 27 avril 1814. Il avait soixante-dix-neuf ans.—Je suis nommé au commandement de la corvette à batterie couverte le Département des Landes chargée d'aller à Anvers prendre des armes et des approvisionnements.—Avant mon départ, le duc d'Angoulême nommé grand amiral arrive à Rochefort au cours d'une tournée d'inspection des ports de l'Océan.—Il y séjourne trois jours. M. de Bonnefoux me nomme commandant en second de la garde d'honneur du Prince.—Je mets à la voile et me rends à Anvers.—Au retour, une tempête me force de reprendre le Pas-de-Calais que j'avais retraversé et de chercher un abri à Deal, à Deal où, naguère, j'étais errant et traqué comme un malfaiteur.—Je pars de Deal avec un temps favorable mais au milieu de la Manche un coup de vent me jette près des bancs de la Somme.—Dangers que court la corvette. Je force de voiles autant que je le puis afin de me relever.—Après ce coup de vent, je me dirige vers Brest.—Un pilote venu d'Ouessant me jette sur les Pierres Noires.—Une toise de plus sur la gauche, et nous coulions.—Je fais mettre le pilote aux fers et je prends la direction du bâtiment qui faisait beaucoup d'eau.—La corvette entre au bassin de radoub.—Le pilote jugé et condamné.—J'apprends à Brest une promotion de capitaines de frégate qui me cause une vive déception.—Ordre inattendu de réarmer la corvette pour la mer.—Je demande mon remplacement. Fausse démarche que je commets là.—Je quitte Brest et le Département des Landes.—Arrivée à Rochefort où je trouve mon frère, licencié sans pitié par le Gouvernement de la Restauration.—Il passe son examen de capitaine de la Marine marchande et part pour les États-Unis où il réussit à merveille.—Voyage de M. de Bonnefoux à Paris.—Il fait valoir les raisons de santé qui m'ont conduit à demander mon remplacement.—On lui promet de me donner le commandement de la Lionne et de me nommer capitaine de frégate avant mon départ.—Le retour de l'Île d'Elbe empêche de donner suite à ce projet.—Pendant les Cent-Jours, je reste chez moi.—L'empereur, après Waterloo, vient s'embarquer à Rochefort et passe cinq jours chez le préfet maritime.—Disgrâce de M. de Bonnefoux.—Je suis, par contre-coup, mis en réforme.—Je songe à obtenir le commandement d'un navire marchand et à partir pour l'Inde.—On me décide à demander mon rappel dans la marine.—Je l'obtiens et je suis attaché comme lieutenant de vaisseau à la Compagnie des Élèves de la Marine à Rochefort.—Grand malheur qui me frappe au commencement de 1817. Je perds ma femme.—Après un séjour dans les environs de Marmande chez M. de Bonnefoux, je vais à Paris solliciter un commandement.—Situation de la Marine en 1817.—Je suis nommé Chevalier de Saint-Louis.—Retour à Rochefort.—Je me remarie à la fin de 1818.—En revenant de Paris, je retrouve à Angerville, Rousseau, mon camarade du ponton.—Histoire de Rousseau.

Ce fut peu de temps après que l'empereur rentra en France après avoir perdu ses armées en Russie, et il y fut suivi par l'Europe soulevée, qui envahit toutes les frontières. Toulouse, Bordeaux, furent pris; Rochefort fut sur le point d'être attaqué, et Collos et moi, étant considérés comme prisonniers de guerre, nous reçûmes l'ordre de nous retirer dans l'intérieur; mais Paris fut occupé par les ennemis avant notre départ et les Bourbons remontèrent sur le trône.

M. de Bonnefoux m'envoya alors à Bordeaux comme membre d'une députation chargée d'y saluer le duc d'Angoulême, neveu de Louis XVIII qui s'y trouvait, et de traiter d'un armistice avec l'amiral Anglais Penrose. J'allais retourner à Rochefort quand une lettre de Marmande m'annonça que mon père était atteint d'une fluxion de poitrine; je volai auprès de lui... Hélas! il n'était que trop mal, et ce qui empirait son délire, c'est que la paix allait lui rendre son fils Laurent, et qu'il sentait la mort venir avant ce doux moment: il avait vraiment le cœur brisé! Dans sa tendresse, il voulut, cependant, lui donner une marque d'amitié: il avait pensé que ma sœur serait convenablement établie avec la fortune future de ma tante d'Hémeric, avec celle qu'avait son mari. Quant à moi, il me voyait en possession d'un état qui avait été considérablement froissé, il est vrai, mais qui me plaçait, toutefois, en position tolérable; pour mon frère, tout disait que cet état était perdu, et mon père avait fait tout préparer pour lui assurer, en sus de sa part, le quart dont la loi lui permettait de disposer sur une dizaine de mille francs qu'il avait économisés depuis qu'on lui payait sa pension. Il ne voulait, cependant, rien faire sans mon consentement que je donnai de grand cœur; il reprit, alors, un peu de sérénité, et il mourut le 27 avril, en tenant une de mes mains, et en fixant sur mes yeux baignés de larmes un regard de paix et de bonté!

Ce sont de rudes moments, mais il y a certainement du bonheur, pour un bon fils, à être alors au chevet de son père; et, en y pensant, j'ai bien souvent rendu grâces à l'heureuse étoile qui m'avait fait quitter l'Angleterre et qui m'avait ramené en France. Je conserve précieusement une boîte en écaille et or avec une jolie peinture, et que mon père affectionnait beaucoup. À Rochefort, j'avais appris à tourner, et je consolidai cette boîte en y ajoutant des cercles en ivoire; ce bijou se retrouve souvent sous mes yeux, car j'y serre mes décorations et leurs rubans... Destination bien naturelle que d'employer à contenir ces symboles de l'honneur, le meuble chéri du brave militaire qui expia dignement les erreurs de sa jeunesse, qui vécut soixante-dix-neuf ans et fut le type achevé de tous les sentiments nobles et élevés.

Lors des premiers armements maritimes auxquels la paix donna lieu à Rochefort, le préfet me fit accorder le commandement d'une corvette à batterie couverte comme l'ont les frégates, et que le département des Landes avait donnée au Gouvernement; par ce motif, elle était nommée elle-même: le Département des Landes; ma destination était Anvers, d'où la France avait à retirer quelques débris des dépenses incalculables qu'elle y avait faites.

Cependant, le duc d'Angoulême, nommé grand amiral, faisait l'inspection des ports de l'Océan. Il arriva à Rochefort avant mon départ: M. de Bonnefoux me nomma commandant en second de la garde d'honneur du Prince, qui séjourna trois jours parmi nous. Je mis à la voile aussitôt après son départ, et j'eus lieu de me convaincre que huit ans d'interruption ne suffisent pas pour faire oublier notre état, lorsqu'on l'a bien appris précédemment. Collos était embarqué avec moi.

Je me rendis à Anvers sans rien éprouver de remarquable. Au retour, une tempête me força de reprendre le Pas-de-Calais que j'avais retraversé, et de chercher un abri à Deal; Deal, où alors, je me présentais entouré d'honneurs, comblé de politesses, et où, naguère, j'étais traqué et errant comme un malfaiteur! J'en partis avec un temps favorable, mais au milieu de la Manche, un coup de vent me jeta près des bancs si dangereux de la Somme et aux environs de Dieppe. Je forçai de voiles autant que je le pus, afin de me relever; et ma résolution que je vis bien qu'on taxait d'audacieuse imprudence, me réussit! Mais un mât cassé, une voile déchirée, et j'étais irrémissiblement à la côte. Je restai constamment sur le pont; tous les yeux fixés sur moi cherchaient à scruter mes pensées; je faisais bonne contenance, mais je voyais l'étendue entière du péril, et j'arrangeais, dans ma tête, mes dispositions pour le cas où j'aurais continué à être porté sur ces bancs, et pour chercher à sauver mon bâtiment et mon équipage! Les dispositions qui me vinrent à l'esprit dans ce moment critique ont, depuis, été décrites dans mes Séances nautiques, et elles ont reçu l'approbation des marins.

Après cette épreuve, je me dirigeai vers Brest, où ma corvette devait désarmer: tout allait bien, lorsqu'un pilote, qui venait d'Ouessant, me jeta sur les rochers appelés Pierres-Noires! La secousse fut violente, mais comme nous n'avions touché le rocher qu'en le rasant avec notre flanc, nous ne coulâmes pas sur place. Une toise de plus sur la gauche, et c'en était fait de nous tous! Je fis mettre le pilote aux fers, et je me chargeai du bâtiment qui faisait beaucoup d'eau, mais que je réussis à faire entrer à Brest. Le pilote fut jugé, cassé, emprisonné; et la corvette entra en radoub.

En arrivant à Brest, j'avais appris que six officiers de mon grade, dont quatre étaient mes cadets, et qui, à Brest et à Lorient, avaient fait le service de gardes d'honneur auprès du grand amiral, s'étaient vu, pendant ma campagne, nommer capitaines de frégate par l'intervention du Prince. Je réclamai, et j'écrivis au contre-amiral qui accompagnait le duc. J'appris, par la réponse, que si M. de Bonnefoux l'avait demandé, à Rochefort, pour moi, on se serait empressé d'accéder à sa proposition; M. de Bonnefoux, à qui je mandai ces détails, me dit, de son côté, qu'il ne lui serait jamais venu dans l'idée qu'on pût accorder un grade pour un service honorifique; mais que, puisque cette faveur avait été accordée à d'autres, il profiterait d'un voyage qu'il ferait bientôt à Paris pour présenter mes droits à être traité comme mes six camarades. Il est certain que si je n'avais pas été à la mer, à cet époque, j'aurais eu connaissance de ces démarches, et qu'agissant au moment utile, j'aurais probablement réussi: je vis, par là, que le hasard sert souvent mieux que le zèle; mais ce n'est pas une raison pour ne pas sacrifier constamment au devoir.

Je m'occupais de retourner à Rochefort, lorsque l'ordre inattendu de réarmer la corvette pour la mer arriva à Brest. Mais j'avais été si contrarié de n'avoir pas figuré dans la promotion, et je craignis tellement que quelques intérêts ne souffrissent d'une nouvelle absence, que je demandai mon remplacement. C'était assurément une fausse démarche, et elle fut jugée encore plus sévèrement qu'elle ne le méritait, car ma santé avait vraiment beaucoup souffert des fatigues incessantes de mon retour d'Anvers; et c'était le motif que j'avais allégué. J'eus tort évidemment dans cette circonstance, car j'agis dans des vues étroites et avec un esprit d'amour-propre blessé. Un véritable chagrin que j'eus en quittant Brest et le Département des Landes fut de me séparer de Collos dont l'âme franche et loyale mérite certainement qu'on lui applique le mot de Cornelius Nepos, au sujet d'Epaminondas: «Adeo veritatis diligens, ut ne joco quidem mentiretur.»

Mon frère était à Rochefort quand j'arrivai: que de choses nous eûmes à nous dire! Nous allâmes à Marmande pour régler nos affaires; il poussa jusqu'à Béziers, revint me prendre à Rochefort, et comme il avait été, sans pitié, licencié par le gouvernement de la Restauration, il ne se vit d'autre ressource que de passer son examen de capitaine de la Marine marchande; et il se disposa ensuite à aller aux États-Unis, où son intelligence, son caractère, sa loyauté, sa connaissance de la langue du pays l'ont conduit à une assez belle fortune.

Le préfet se rendit à Paris; il s'y occupa de moi, mais on y était mécontent de ma demande de remplacement. Il dit de ma santé ce qu'il en savait, ramena les esprits; et, comme on refusait rarement quelque chose à un chef tel que lui, il fit agréer qu'on m'éprouverait par l'offre d'un nouveau commandement, et qu'on me nommerait capitaine de frégate avant de mettre à la voile. C'eût été fort beau, car je n'avais que trente-deux ans, et j'aurais ainsi regagné une partie du temps perdu par ma captivité. Il n'en fut pas ainsi, et il faut avouer que je ne fus pas heureux dans cette affaire dont je vais reprendre la suite.

Le bâtiment qui me fut destiné était la Lionne, toutefois, au lieu de s'occuper de m'expédier mes lettres de commandement, auxquelles il ne manquait plus que la signature, le Gouvernement eut à tourner ses pensées vers des objets d'une tout autre importance, qui absorbèrent toutes ses facultés et qui amenèrent sa chute. Ce fut le retour de l'Île d'Elbe de Napoléon. Ailleurs, je parlerai, plus en détail, de cet événement prodigieux, des difficultés sans nombre qu'il attira à M. de Bonnefoux, et de la manière glorieuse dont il surmonta ces difficultés. Ici, je me contenterai de dire que M. de Bonnefoux reconnut l'empereur; mais qu'il approuva l'opinion où j'étais, que je me trouvais libre, par la nature de cette révolution, de servir ou de ne pas servir; et qu'il permit que, considérant Napoléon comme l'auteur des maux sans nombre auxquels je prévis que notre patrie allait être en proie, je restasse étranger à son système et à ses opérations. Ainsi donc, au lieu d'un grade que je croyais tenir, qui était sous ma main, je me vis de nouveau voué à l'inactivité, et je restai chez moi, en quelque sorte incognito.

L'empereur ne fit que passer; en tombant, il entraîna ses partisans, M. de Bonnefoux et moi, par contre-coup, qui fus condamné à la réforme. Il fallait vivre, cependant, car tel est le propre des Révolutions en général, qu'elles font des plaies profondes à l'État, et qu'elles brisent bien des existences. J'allai à Bordeaux où mes amis me firent la promesse positive d'un navire marchand à commander pour les mers de l'Inde. C'était un moyen de fortune assurée si la paix durait: mais quelle certitude en avait-on? Et puis, quitter l'uniforme et la carrière militaire!... Tout cela fut débattu et considéré sous toutes les faces; enfin, je ne voulus pas résister à de douces instances, et je demandai mon rappel dans la marine, en faisant valoir mon éloignement volontaire, lors du règne de Cent-Jours de l'empereur. Cette démarche fut suivie d'un prompt succès, et l'on me plaça comme lieutenant de vaisseau dans la compagnie des élèves de la Marine à Rochefort. Quant au grade de capitaine de frégate, il n'y avait plus à y penser; et il fallut abandonner à ceux qui se trouvaient dans la position que j'avais perdue, les chances d'avancement que M. de Bonnefoux ne laissait pas échapper pour moi, quand il y avait jour à les faire valoir.

Nous arrivâmes ainsi, au commencement de 1817. Rochefort fut, alors, témoin d'un de ces événements douloureux qui frappent une population au cœur. Je t'ai raconté, mon fils, les malheurs poignants que subit ma famille pendant mon enfance, ainsi que l'influence qu'ils eurent sur mon éducation. Quelques jours ravissants vinrent ensuite luire pour moi à Marmande et au Châtard. Puis, arrivèrent douze années d'études, de travaux, de fatigues, de combats, de dangers, de prison, de ponton, d'efforts pour ma liberté, et qui se terminèrent par le délabrement de ma santé et par un retard irréparable dans ma carrière; succédèrent alors les moments vraiment enchanteurs de mon séjour à Rochefort entre 1812 et 1814, et ceux de mon mariage; mais à cette époque, une série d'infortunes vint m'assaillir à coups répétés, et cette série ne pouvait se terminer d'une manière plus poignante que par l'événement cruel qui t'enlevait ta mère et qui me plongeait dans un profond désespoir.

Quand ce funeste arrêt de la Providence fut consommé, je te laissai aux bons soins de ta grand-mère[187]; je partis de Rochefort et j'allai chercher de la solitude chez M. de Bonnefoux qui s'était retiré à la campagne, près de Marmande. Il y vivait tranquille, isolé; c'était ce qu'il me fallait. De quelles bontés, de quelles consolations, son cœur généreux, son esprit aimable remplirent les trois mois qu'il me fut permis d'y rester! Je l'aurais quitté avec bien du regret, si ce n'avait été pour te revoir. Je retournai donc à Rochefort; j'établis tout, comme je l'entendais; ta santé qui était si faible quand tu naquis, se raffermit promptement. Enfin, je mis ordre à mille petits détails, et, d'après le conseil de M. de Bonnefoux, je me rendis à Paris pour y solliciter un commandement, afin de pouvoir réparer, autant que possible, le temps perdu pour mon avancement.

En effet, un commandement de bâtiment était, pour moi, le seul moyen d'aller à la mer au moins de longtemps. La marine se trouvait alors dans la plus grande stagnation; les lieutenants de vaisseau n'embarquaient qu'à leur tour; et, tout bien calculé, ayant été inscrit à la fin de la liste d'embarquement après ma campagne de l'Escaut, je ne pouvais espérer d'être placé sur un navire, avant la fin de l'année 1820. Au contraire, les commandants de bâtiments étaient tous au choix du roi; et ç'avait été pour être proposé à ce choix par le ministre, que j'avais entrepris ce voyage de Paris.

Je n'avais fait aucun apprentissage du rôle de solliciteur, qui était pour moi une chose toute nouvelle, bien inattendue, et n'allant nullement à mon caractère, accoutumé d'ailleurs, que j'étais à voir, auparavant, mes désirs prévenus; et il faut convenir que je fus bien gauche dans les démarches que je crus devoir essayer.

Le ministère m'accueillit parfaitement, mais ne me donna de commandement que l'espérance un peu éloignée; retard, ajouta-t-on, causé par le petit nombre d'armements maritimes auxquels nous astreignait la fâcheuse position des finances de l'État. Par compensation, il fut question de me faire accorder la croix de la Légion d'honneur, demandée si souvent pour moi par M. Bruillac, ancien Commandant de la Belle-Poule, mais l'empereur, d'abord, Louis XVIII, ensuite, et enfin, encore l'empereur, dans les Cent-Jours, avaient fait un tel abus de ce genre de récompense, que le grand chancelier venait d'obtenir du roi qu'il ne serait plus délivré de décoration de cet ordre, que lorsque ses bureaux auraient pu débrouiller la confusion qui y régnait et présenter un état exact de tous les légionnaires, opération qui, disait-on, devait durer trois ans! Le ministre ne voulut pas, cependant, me laisser partir de Paris sans une marque de satisfaction, il pensa que la croix de Saint-Louis remplacerait, fort bien, celle de la Légion d'honneur qu'on désirait me voir obtenir, et il me présenta à l'approbation du roi, qui signa ma nomination. Que mon père aurait été heureux s'il avait assez vécu pour voir sur ma poitrine cette décoration, qu'il avait été si fier lui-même de porter, et à laquelle il tint au point de sacrifier sa liberté!

Je vis, cependant, bientôt après, que je n'obtiendrais rien de plus; je revins donc à Rochefort te revoir, et attendre la réalisation des espérances d'un commandement qu'on me réitéra avant mon départ, mais qui, n'étant plus soutenues par l'appui d'un protecteur puissant, promettaient réellement peu de recevoir leur accomplissement.

Je passe rapidement sur plusieurs choses peu importantes, et j'arrive à la fin de 1818, époque où j'attendais toujours, en vain, le commandement promis, redemandé, repromis plusieurs fois. Un bâtiment de la force de ceux qu'on donnait à commander aux officiers de mon grade, allait alors être armé à Rochefort, j'écrivis pour qu'il me fût accordé; mais d'autres firent également des démarches; je ne l'obtins pas; et je me retrouvai plus seul, plus assombri que jamais, car je ne voyais plus, de bien longtemps, un embarquement possible; et c'était le soulagement le plus direct que je pusse espérer à un chagrin qui me possédait presque exclusivement. Le monde, la société, cette vie qu'on appelle de garçon m'étaient devenus insupportables, comme il arrive à tout homme qui n'est plus jeune et qui a été bien marié, enfin, je traînais péniblement une existence sur laquelle toi seul répandais quelque intérêt, lorsque j'eus à me prononcer sur un sujet qui devait te donner une seconde mère, et te replacer sous le même toit que moi.

J'hésitais longtemps car je ne pouvais me dissimuler les inconvénients d'un second mariage[188]............

Je restais peu de temps à Paris. Nous en partîmes dans une voiture particulière, avec une famille qui en complétait les places. Je me sentis indisposé dès le départ. À une lieue d'Étampes, notre essieu se brisa: il fallut, par un assez mauvais temps, nous rendre à pied jusqu'à cette ville où l'accident fut réparé, mais où mon malaise augmenta. Je crus, pourtant, pouvoir continuer le voyage, mais la fièvre devint si forte que je fus bientôt obligé de m'arrêter. Heureusement que ce fut à Angerville[189] où je fis avertir Rousseau, mon ancien camarade de ponton, qui habitait cette petite ville avec une femme ravissante de beauté qu'il venait d'épouser. Rousseau s'empressa auprès de moi, sa femme auprès de la mienne, et la santé me revint.

Rousseau, toujours préoccupé de grandes idées, et ayant été licencié, comme mon frère, lors de son retour en 1814, montait alors une brasserie de bière sur une vaste échelle. Cette entreprise cessa bientôt de lui plaire, il voulait quelque chose de plus éclatant.

Il avait momentanément ajourné son projet de civilisation des Iroquois, auquel on assure qu'il n'a pas encore bien renoncé[190]; et après bien des réflexions, il s'arrêta au dessein d'assèchement de terrains au moyen d'endiguements sur les bords de la partie de la mer qui avoisine Brest. Il transporta, effectivement, dans le Finistère, toute sa fortune ainsi que celle de sa femme. Là, après beaucoup d'essais malheureux, de travaux gigantesques; soutenu par des capitalistes, à l'aide d'une persévérance inébranlable, il est enfin parvenu à conquérir, à fertiliser des terrains étendus; et c'est là, qu'incessamment, je compte aller le revoir, lui, aussi bon, aussi aimable qu'autrefois, cinq enfants qui lui sont survenus, et sa digne compagne qui, dans ces circonstances difficiles, a montré une force d'âme, un caractère inouïs, et lui a prêté un appui que le pays entier proclame avec enthousiasme[191].

J'achetai à Angerville une petite chaise de poste, et je revins à Rochefort.