À l'instant du départ de la division de Pondichéry, l'aviso prétendu de politesse et de paix, mais qui n'était qu'un espion, se couvrit de mille feux d'artifice très éclatants. Les forces de Gondelour virent, sans doute, ces perfides signaux; elles appareillèrent probablement aussi; mais ce fut sans succès. On fut très fâché, sur nos bâtiments, que l'amiral n'eût pas ordonné à quelqu'un d'entre eux de passer sur le corps de cet infâme aviso, et l'on fut encore plus fâché que l'Atalante, qui, comme nous, dans son voyage, avait visité des bâtiments anglais très richement chargés, ne s'en fût pas emparée. Peu de temps après notre arrivée à l'Île-de-France, la corvette le Berceau y mouilla; elle apportait des nouvelles de France récentes et détaillées. Les Anglais ont prétendu que la guerre qui éclata alors n'était causée que par la position et le caractère du premier Consul Bonaparte; l'une, en effet, exigeait qu'il tînt constamment les Français en haleine, et que son armée, sans cesser d'être forte, lui fût de plus en plus affectionnée; l'autre le poussait à l'ambition de devenir souverain, et Pitt ne pouvait pas ne pas l'avoir deviné.
Bonaparte, de son côté, saisit l'occasion de lenteurs mises par les Anglais dans la restitution de l'île de Malte aux chevaliers de l'Ordre; et, après une scène violente qu'il fit à l'ambassadeur Withworth, les hostilités furent dénoncées. Le général Decaen, les troupes, les autorités civiles, les passagers portés par le Marengo et le gros de la division, s'installèrent dans l'île, et les bâtiments furent mis en état pour établir des croisières dans l'Inde. Quelque temps après on leur adjoignit la Psyché, petite frégate marchande qu'on arma en guerre, et qui resta sous le commandement de mon cher et ancien commandant Bergeret. Il rentra, ainsi, dans la Marine militaire, qu'il avait quittée pendant la paix pour se livrer, avec les colonies, à des spéculations commerciales. Hugon, qui était aspirant sur l'Atalante, passa sur sa frégate, comme enseigne de vaisseau auxiliaire. M. Bergeret voulut aussi m'avoir, et j'aurais servi avec lui comme lieutenant de vaisseau; mais le pouvais-je? Était-il convenable, pour la gloriole d'un grade, de quitter M. Bruillac, dont je n'avais qu'à me louer, et qui, pendant mon congé, m'avait gardé, à son bord, une place, alors si recherchée, dans l'état-major de sa belle frégate; le Bélier avait été détaché de la division, et il ne tarda pas à retourner en France, comme porteur de dépêches.
Dans la précipitation des événements de Pondichéry, j'y avais laissé une malle, dans une chambre que j'avais inconsidérément prise à terre; je la croyais bien perdue, lorsqu'un bâtiment neutre me la rapporta et m'apprit que j'en étais redevable à la fidélité proverbiale de mon dobachi. Je me promis pourtant de me souvenir de la leçon et de ne jamais me séparer de mes effets sans une indispensable nécessité.
CHAPITRE V
Sommaire:—Coup d'œil sur l'état-major de la division.—L'amiral Linois, son avarice.—Commencement de ses démêlés avec le général Decaen.—M. Vrignaud, capitaine de pavillon de l'amiral.—M. Beauchêne, commandant de l'Atalante; M. Motard, commandant de la Sémillante.—Le commandant et les officiers de la Belle-Poule.—M. Bruillac, son portrait.—Le beau combat de la Charente contre une division anglaise.—Le second de la Belle-Poule, M. Denis, les prédictions qu'il me fait en rentrant en France.—Son successeur, M. Moizeau.—Delaporte, lieutenant de vaisseau, son intelligence, sa bonté, l'un des hommes les meilleurs que j'aie connus.—Les enseignes de vaisseau par rang d'ancienneté, Giboin, L..., moi, Puget, «mon Sosie», Desbordes et Vermot.—Triste aventure de M. L..., sa destitution.—Croisières de la division.—Voyage à l'île Bourbon.—Les officiers d'infanterie à bord de la Belle-Poule, MM. Morainvillers, Larue et Marchant.—En quittant Bourbon, l'amiral se dirige vers un comptoir anglais nommé Bencoolen, situé sur la côte occidentale de Sumatra.—Une erreur de la carte; le banc appelé Saya de Malha; l'escadre court un grand danger.—Capture de la Comtesse-de-Sutherland, le plus grand bâtiment de la Compagnie anglaise.—Quelques détails sur les navires de la Compagnie des Indes.—Arrivée à Bencoolen.—Les Anglais incendient cinq vaisseaux de la Compagnie et leurs magasins pour les empêcher de tomber entre nos mains.—En quittant Bencoolen, l'escadre fait voile pour Batavia, capitale de l'île de Java.—Batavia, la ville hollandaise, la ville malaise, la ville chinoise.—Après une courte relâche, la division à laquelle se joint le brick de guerre hollandais, l'Aventurier, quitte Batavia au commencement de 1804, en pleine saison des ouragans pour aller attendre dans les mers de la Chine le grand convoi des vaisseaux de la Compagnie qui part annuellement de Canton.—Navigation très pénible et très périlleuse.—Nous appareillons et nous mouillons jusqu'à quinze fois par jour.—Prise, près du détroit de Gaspar, des navires de commerce anglais l'Amiral-Raynier et la Henriette, qui venaient de Canton.—Excellentes nouvelles du convoi.—Un canot du Marengo, surpris par un grain, ne peut pas rentrer à son bord. Il erre pendant quarante jours d'île en île, avant d'atteindre Batavia.—Affreuses souffrances.—Habileté et courage du commandant du canot, M. Martel, lieutenant de vaisseau.—Il meurt en arrivant à Batavia.—Conversations des officiers de l'escadre. On escompte la prise du convoi.—Mouillage à Poulo-Aor.—Le convoi n'est pas passé.—Le détroit de Malacca.—Une voile, quatre voiles, vingt-cinq voiles, c'est le convoi.—Temps superbe, brise modérée.—Le convoi se met en chasse devant nous; nous le gagnons de vitesse.—À six heures du soir, nous sommes en mesure de donner au milieu d'eux.—L'amiral Linois ordonne d'attendre au lendemain matin.—Stupéfaction des officiers et des équipages.—Le mot du commandant Bruillac, celui du commandant Vrignaud.—Le lendemain matin, même beau temps.—Nous hissons nos couleurs.—Les Anglais ont, pendant la nuit, réuni leurs combattants sur huit vaisseaux.—Ces huit vaisseaux soutiennent vaillamment le choc.—Après quelques volées, l'amiral Linois quitte le champ de bataille et ordonne au reste de la division d'imiter ses mouvements.—Déplorables résultats de cet échec.—Consternation des officiers de la division.—Récompense accordée par les Anglais au capitaine Dance.
La division avait eu des relations assez fréquentes de bâtiment à bâtiment, et, dès le début, sa position avait été assez critique pour que, déjà, nous pussions nous connaître parfaitement; nulle part, en effet, les hommes ne se jugent mieux, ni si vite, que lorsqu'ils sont frappés par un malheur commun, ou qu'ils sont réunis pour résister à un même ennemi. L'amiral[106] avait une réputation de mérite personnel, généralement assez médiocre; mais son combat d'Algésiras et la bravoure qu'il y avait déployée, l'avaient beaucoup relevé dans l'opinion du corps. Malheureusement un vice vint à se développer en lui, qui, ordinairement, aliène tous les cœurs, ce fut une avarice sordide. Le général Decaen en fut le témoin de trop près, puisqu'il mangeait à sa table, pour ne pas en être frappé, et il lui en resta une impression si fâcheuse que l'accord qui pouvait assurer ou multiplier le succès des opérations combinées par ces deux chefs en fut incessamment troublé. Le fils même de l'amiral[107], alors aspirant à son bord, puis officier sur la Psyché, et qu'il tenait dans une sujétion, dans une pénurie vraiment ridicules, ne pouvait se taire sur cette lésinerie, qui devait absorber, fausser, une grande partie des pensées de l'amiral. Quel horrible défaut! et qu'il coûta cher à M. Linois, non seulement pendant son commandement, où la considération personnelle était si importante pour lui, mais, par la suite, puisque son fils en prit un caractère tellement violent, tellement désordonné et qui éclatait avec tant d'essor, quand il pouvait éluder la surveillance de son père, que des querelles perpétuelles en étaient le résultat, et qu'il a fini par périr en duel! pourtant que de bonnes choses il y avait dans son cœur!
M. Vrignaud[108], capitaine de pavillon de l'amiral, était un homme d'une bravoure consommée et qui avait très bien servi. On pouvait en dire autant de MM. Beauchêne[109] et Motard[110], qui commandaient l'Atalante et la Sémillante. M. Motard avait, en outre, des manières charmantes, qui ne gâtent jamais rien, et l'esprit plus orné que les autres capitaines.
Il me reste à parler du commandant et des officiers de la Belle-Poule, car il est inutile de revenir sur l'ancien commandant du Dix-Août, devenu celui de la Psyché, sur M. Bergeret, enfin, à qui je regrettais infiniment que le commandement de la division n'eût pas pu être dévolu. Quelle différence c'eût été pour les résultats!
M. Bruillac[111] avait pour lui de belles actions, entre autres le combat de la Charente qu'il commandait, lorsqu'elle se mesura si dignement, devant Bordeaux, contre une division anglaise; il avait de bons services, un jugement sain, et il n'était constamment occupé que de ses devoirs. Une seule chose ternissait tant d'avantages: c'était un éloignement invincible à rapprocher les officiers de lui, à les entendre, à suivre les progrès de la science; et cela, par suite d'une instruction peu cultivée, et dont, par cet isolement, il espérait dissimuler la faiblesse. Son officier en second, M. Denis, était un marin distingué, qui aurait fait un vrai bijou de sa frégate, si le commandant avait seulement voulu le laisser entrer, quelques minutes par jour, en communication officielle avec lui. Au lieu de cela, nous restâmes constamment en arrière des autres bâtiments, sous le rapport des soins, de la tenue, de la police intérieure; et Denis[112], ne pouvant se résigner à cette infériorité, dont il croyait que sa réputation serait atteinte, quitta la frégate et retourna en France. Que de regrets il me témoigna! que de belles prédictions il me fit sur mon avenir militaire! «Oui, me dit-il, vous arriverez à tout, car vous avez, à la fois, un protecteur puissant et tout ce qu'il faut pour en profiter; mais, si l'on prévient votre âge par les honneurs, faites en sorte de pouvoir dire, comme un illustre Romain, que vous avez prévenu les honneurs par vos services.» Fondées ou non, nous verrons, par la suite, comment s'évanouirent de si brillantes espérances. M. Denis fut remplacé par M. Moizeau[113], excellent marin pratique et le meilleur homme du monde, mais un peu âgé pour ramener ou même pour désirer de ramener M. Bruillac à des idées plus en harmonie avec le temps. Delaporte[114] venait ensuite; comme M. Moizeau, il était lieutenant de vaisseau; mais il n'avait que vingt-cinq ans; et noblesse, dignité, intelligence, affabilité, courage, gaieté, instruction, bonté, justice, sévérité, douceur, sang-froid, avantages physiques, il possédait tout, il savait tout employer à propos. On eût dit que mon bon génie l'avait exprès placé là pour me servir de type vivant de perfection. À peine avait-il quatre ans de plus que moi, et, tout en l'aimant comme un camarade, je le respectais comme un père.
Les autres officiers de la frégate étaient des enseignes de vaisseau; et, par rang d'ancienneté, c'étaient Giboin, L..., moi, Puget, Desbordes, et Vermot. La santé du premier[115], altérée par de longues campagnes, acheva de se délabrer dès le commencement de celle-ci; il retourna en France dès qu'il le put, et il est mort, depuis, en activité de service.
L..., d'une éducation très négligée, commit la faute impardonnable de s'approprier quelques objets de valeur, d'une prise qu'il alla amariner pendant une de nos croisières. Le fait était pourtant douteux. L'amiral lui promit pardon et oubli, s'il en convenait, et s'il restituait les objets que l'on feindrait de tenir d'une main repentante et anonyme. L..... eut un heureux retour sur lui-même, avoua le fait et rendit ces objets; mais l'amiral oublia non pas la faute, mais sa promesse, et M. L... fut destitué.
Je ne sais qui je plaignis le plus, de M. L... ou de M. Linois. En lisant cette destitution, qui eut lieu en pleine mer, M. Bruillac ajouta que, par ordre de l'amiral, le malheureux ex-officier serait expulsé de sa chambre et qu'il vivrait d'une ration de matelot dans l'espèce de cachot nommé Fosse-aux-Lions. Frappé de cette excessive sévérité, je m'avançai et je dis au commandant qu'en poussant les choses trop loin on produisait un effet contraire au but proposé, et que si cet ordre était exécuté, j'irais porter moi-même la moitié de mon dîner à mon ancien camarade. «C'est ce que j'allais dire», s'écria Delaporte; et comme il y eut unanimité dans l'état-major: «Tel est l'ordre de l'amiral, répondit le commandant, et j'en défère l'exécution à M. Moizeau.» C'était annoncer qu'il fermerait les yeux; d'après cela, nous convînmes, entre nous, que M. L... resterait aux arrêts dans sa chambre, et que nous lui ferions porter ses repas, de notre table, par son domestique.
Puget[116] était un jeune homme très instruit et de très bonne humeur. Delaporte l'appelait mon Sosie, parce qu'il m'était impossible d'adopter un costume, une habitude, une locution, sans que Puget en fît l'objet d'une imitation soudaine. Hélas! quelques années après, étant prisonnier de guerre, il se sauvait dans une embarcation; il fut arrêté, près de Calais, par une frégate anglaise, dont le commandant eut l'infamie de le faire frapper de coups de bouts de corde, pour le punir de son évasion. Il en fut tellement humilié qu'il fut atteint sur-le-champ d'une folie complète et que rien ne put guérir.
Desbordes et Vermot étaient des officiers très zélés, très laborieux, fort bons camarades, et faits pour honorer le corps en toute circonstance. Desbordes[117] est mort, il y a quelques années, à la suite des fatigues d'une campagne très pénible, sur un bâtiment qu'il commandait. Vermot[118] est capitaine de corvette; il commande en ce moment le brick le Palinure, qui vient de faire noblement respecter notre pavillon devant Tunis; et, dans la Marine, il reste seul avec moi de l'état-major de la Belle-Poule, car Delaporte mourut, en 1813, sur le vaisseau le Polonais, où il était capitaine de frégate, commandant en second. Quel deuil pour ce vaisseau, pour la Marine, pour sa famille et pour moi!
Nous pouvons actuellement entreprendre le récit des croisières diverses de la division de l'amiral Linois; notre première opération fut d'aller porter et installer à l'île Bourbon, que Napoléon ne tarda pas à appeler l'île Bonaparte, les autorités et les troupes destinées à cette colonie. Chaque bâtiment garda, cependant, et renouvela toujours un détachement et quelques officiers d'infanterie, soit pour grossir l'équipage, soit au besoin pour quelque coup de main en cas de descente, à effectuer sur quelqu'une des possessions anglaises. Ainsi, entre autres, la Belle-Poule vit à son bord MM. Morainvilliers, Larue et Marchant, avec lesquels je me liai d'amitié; mais ces liaisons sont courtes dans nos carrières aventureuses! J'ai revu, par la suite, Larue lieutenant-colonel à Brest, en 1814, et j'ai rejoint Marchant, à Paris, un instant, en 1817. L'infortuné! il n'eut que le temps de me dire qu'il avait fait, en qualité d'aide de camp du maréchal Ney, la funeste campagne de Russie, qu'il avait été fait prisonnier pendant la retraite de l'empereur, et qu'il était rentré à Paris, le jour même où son général avait été fusillé, par suite d'une condamnation que Louis XVIII aurait dû annuler mille fois par son droit bienfaisant, par le plus beau de tous les droits, celui de faire grâce, même lorsqu'on ne le demande pas.
Mais revenons à nos croisières. De Bourbon, nous nous dirigeâmes vers le comptoir anglais nommé Bencoolen, situé sur la côte occidentale de Sumatra. Peu après notre départ, nous nous trouvâmes inopinément au-dessus d'un banc, appelé Saya de Malha, que les cartes plaçaient beaucoup plus sur notre droite. La Belle-Poule s'en aperçut la première, en regardant une multitude de petits poissons qui, s'agitant à la surface de l'eau, excitèrent son attention. La mer était heureusement fort belle; on put donc même voir le fond, qui était à très peu de profondeur. La frégate changea subitement de route, tira du canon, fit des signaux. Les autres bâtiments nous imitèrent dans nos manœuvres, et il était bien temps; car, quelques brasses de plus dans cette direction, nous touchions tous sur ce banc, et il est vraisemblable que c'en était fait de nos navires.
Une rencontre plus agréable nous était réservée, celle de la Comtesse-de-Sutherland, le plus grand bâtiment de la Compagnie anglaise des Indes qui eût jamais été construit. Il fut chassé, pris, amariné, et expédié pour l'île de France avec sa riche cargaison. Ces bâtiments de la Compagnie anglaise sont de grands navires destinés aux entreprises commerciales de cette Compagnie dans l'Inde; ils sont, en général, de la forme et de la grosseur des anciens vaisseaux de guerre de 50; ils portent une trentaine de bouches à feu; mais ordinairement, surtout en temps de paix, ils n'ont pas un équipage suffisant à la fois, pour la manœuvre, et pour le service de leur artillerie. La Comtesse-de-Sutherland était du port de près de 1.500 tonneaux, qui est à peu près celui des anciens vaisseaux de guerre de 64 canons.
De longs calmes, sous la ligne équinoxiale, que nous fûmes obligés, par la contrariété des brises, de couper et de recouper jusqu'à dix fois, nous retardèrent beaucoup. Enfin nous vîmes les hauteurs de Sumatra, et nous mouillâmes à Bencoolen[119], où, trouvant sur rade les deux petits navires anglais, l'Elisa-Anne et le Ménage, nous les prîmes et nous les expédiâmes, comme la Comtesse-de-Sutherland. La ville se mit en état de défense; c'était inutile, car les forts la garantissaient suffisamment; mais nous en voulions aux magasins de la Compagnie et à cinq de ses vaisseaux qui, n'ayant pas le temps d'aller chercher la protection des forts, s'incendièrent par tous les points. Les magasins, trop éloignés pour être protégés, en firent autant. Quel spectacle que celui des flammes dévorantes, sillonnant jusqu'aux nues le ciel assombri par la nuit! Les Anglais y perdirent plus de 3 millions; mais ils les perdirent sans que rien en profitât à leurs ennemis. Étranges conséquences, cependant, des lois de la guerre, que celles qui vont jusqu'à dépouiller le paisible commerçant, en faisant porter sur lui le poids des inimitiés des chefs des empires belligérants! Nous quittâmes bientôt Bencoolen, où il n'y avait plus que des ruines à contempler.
Nous fîmes voile, alors, vers le détroit de la Sonde[120], que nous traversâmes pour atteindre Batavia, opulente capitale de l'île de Java, coupée par mille canaux, contenant des édifices splendides, et entourée d'un vaste demi-cercle appuyé sur la mer et formant une grande route bordée de maisons de campagne, ravissantes de végétation, de richesse et de magnificence. Les Hollandais y ont transporté leurs mœurs laborieuses, leurs habitudes de propreté, leur industrie persévérante; d'un autre côté, par un mélange piquant, la ville est flanquée de deux autres villes, faisant corps avec elle, dont l'une, toute malaise, est habitée par des Malais, au caractère de feu, d'énergie, d'indépendance d'un peuple à demi-sauvage, et l'autre, toute chinoise, l'est par des Chinois entièrement adonnés au commerce. Un tel séjour est d'un haut intérêt pour un Européen; il peut, en quelques heures, visiter trois nations très différentes; sa curiosité doit donc être pleinement satisfaite, et il doit lui rester de profondes impressions. Là, par un esprit essentiellement conciliant, l'idolâtrie des Malais subsiste à côté du culte éclairé du christianisme, qui y montre sa supériorité en employant seulement des voies de persuasion; et celui-ci n'est nullement froissé par l'exercice de la religion des sectateurs de Confucius. Que craindre, en effet, des doctrines de celui qui, 550 ans avant Jésus-Christ, avait déjà dit aux hommes:
«Le sage est toujours sur le rivage, et l'insensé au milieu des flots.»
«L'insensé se plaint de n'être pas connu des hommes; le sage, de ne pas les connaître.»
«Un bon cœur penche vers la bonté et l'indulgence.»
«Un cœur étroit ne possède ni la patience, ni la modération.»
«Conduisez-vous comme si vous étiez observé par dix yeux et montré par dix mains.»
«Un homme faux est un char sans timon: par où l'atteler?».
Confucius, après avoir atteint les privilèges de l'élévation, mourut pourtant dans une misérable disgrâce: sa famille, aujourd'hui la plus illustre de la Chine, remonte jusques à Hoang-ti, le premier législateur de ce pays; et, dans chacune des maisons de la ville chinoise de Batavia, nous vîmes son portrait.
Nous goûtâmes, à Batavia, le fruit exquis nommé mangoustan; et nous y vîmes le cacatois, si doux, si blanc, avec sa belle crête de plumes jaunes, et le loris, dont le plumage est moitié noir de jais, moitié rouge ardent, et qui devient si privé, si caressant.
Le brick de guerre hollandais l'Aventurier se joignit à nous. Nous partîmes, après une courte relâche de repos et d'approvisionnement, pour aller attendre, dans les mers de la Chine, le grand convoi des vaisseaux de la Compagnie, qui part annuellement de Canton. Le but était noble; la conception en était heureuse.
Nous étions alors au commencement de 1804; c'était la saison des ouragans dévastateurs qui désolent, parfois, les îles de France et de Bourbon; rien n'y résiste: ni arbres, ni navires ni maisons! Nos opérations furent toujours combinées en vue de nous trouver à la mer pendant ces crises affreuses de la nature.
C'est une chose inouïe que les fatigues, les peines, les contrariétés, que nous éprouvâmes pour nous rendre à notre destination.
Équipages, officiers, commandants, tout le monde était harassé! Les calmes, les vents contraires, les grains se succédaient sans interruption; les courants étaient contre nous; mais, puisque c'était l'époque favorable pour quitter la Chine, puisque le fameux convoi devait en profiter, il fallait bien affronter toutes ces contrariétés pour aller le chercher. Joignons-y que nous naviguions sans cesse sur des haut-fonds, au milieu d'îles et de bancs mal déterminés sur nos cartes, et l'on verra ce qu'il fallait de patience ou d'habileté pour parvenir à nos fins. Nous appareillions et nous mouillions jusqu'à quinze fois par jour, quêtant, recherchant sans cesse le moindre souffle d'un bon vent, ou quelque lit de courant moins rapide; aussi, souvent, n'avancions-nous pas d'une lieue par jour.
Près du détroit de Gaspar[121], notre courage fut ranimé par la rencontre et la prise des navires de commerce anglais, l'Amiral-Raynier, et la Henriette, qui venaient de Canton. Nous apprîmes d'eux que le convoi, consistant en vingt-cinq vaisseaux de la Compagnie, se disposait à appareiller, lors de leur départ. Quelle excellente nouvelle! mais elle nous coûta bien cher.
Le dernier canot envoyé par le Marengo pour l'amarinage de la Henriette avait été surpris par un grain si fort qu'il ne put, en quittant ce navire, regagner son vaisseau. Il faisait nuit; le Marengo le crut resté à bord de la Henriette; celle-ci prit sa route pour l'Île-de-France, croyant qu'il avait atteint le vaisseau; et par suite de cette fausse manière de voir des deux parts, la malheureuse embarcation, négligée par les deux bâtiments, n'en put rejoindre aucun. Elle erra quarante jours d'île en île, exposée à tous les dangers d'une navigation périlleuse, souffrant de la faim, soumise aux plus durs traitements des peuples sauvages; et son équipage, épuisé, décimé par mille maladies, ne put revoir les rives de Batavia qu'après une série innombrable d'infortunes. M. Martel, lieutenant de vaisseau[122], commandait ce canot; par sa constance, sa force d'âme, sa prudence, il eut le bonheur de le conduire au port; mais il y avait usé tout ce qu'il possédait de vie, et il expira peu de jours après son arrivée. Un autre canot que je commandais avait quitté la Henriette un quart d'heure seulement avant le grain fatal.
L'attente du convoi si riche et si désiré soutenait nos forces; il était l'objet unique de nos pensées, de nos espérances, de nos conversations. Quatre-vingts millions qui allaient tomber en notre pouvoir. Quel texte inépuisable! que de richesses! quel retentissement! combien de promotions! et, pour l'Angleterre, quel coup de foudre! son Gouvernement ne pouvait manquer de s'en ressentir profondément; et la paix pouvait, elle-même, en être une conséquence immédiate, ainsi que la consolidation du pouvoir, qui, depuis peu, avait tant fait pour la France!
Ce fut dans ces dispositions que, parvenant à surmonter une nouvelle série de difficultés, nous mouillâmes à Poulo-Aor[123] (l'île d'Aor). Elle est habitée par des Malais, et aucun navire ne peut pénétrer dans le détroit de Malacca, que devait prendre le convoi, sans en passer très près. Nous courûmes à terre, interrogeâmes les Malais; le convoi n'était pas passé. C'était tout ce que nous désirions. Les Malais, toujours jaloux, avaient, dès notre abord, caché leurs femmes dans les mornes; mais peu nous importait. Nous voulions du riz, des chevreaux, du sagou, des volailles, des fruits, de l'eau; ils nous en vendirent, nous facilitèrent les moyens de les quitter avec promptitude, ce qu'à notre plus grande satisfaction nous fîmes pour reprendre la mer sur-le-champ, certains, cette fois, que notre belle proie ne pouvait plus nous échapper.
Un beau matin, le ciel était d'azur, la brise modérée, la mer comme une glace; les îles dont ces eaux sont parsemées n'avaient jamais étalé de plus riante verdure, n'avaient jamais exhalé plus de parfums; et tous nos regards étaient vers l'horizon.—«Navire!» s'écrie la vigie.—«Navire!» répond spontanément l'équipage entier, comme un fidèle écho!—«Quatre navires!» ajoute presque aussitôt la vigie. Chacun veut les voir, on se précipite dans les haubans; mais ce n'était plus quatre; on en voyait déjà, disait-on, quinze, trente, cinquante! Nos lunettes firent justice de l'exagération; vingt-cinq furent bien comptés, c'était le nombre attendu: ainsi, il n'y avait plus à en douter; l'ivresse était générale.
Les quatre premiers navires aperçus étaient les éclaireurs du convoi, qui faisaient voile, vent arrière, sur nous. Ces quatre bâtiments ne purent pas nous voir sans soupçonner que nous fussions ennemis; ils tinrent le vent pour rallier le corps du convoi, à qui ils firent des signaux et qui tint le vent également pour chercher à nous fuir. Nous leur appuyâmes alors la chasse la mieux conditionnée qu'on puisse imaginer; nous les gagnâmes, et, vers six heures du soir, nous étions en mesure de donner au milieu d'eux. L'amiral mit en panne et fit le signal de passer à poupe. Il s'entretint alors quelque temps, au porte-voix, avec M. Bruillac, qui lui dit ces paroles électriques: «C'est le jour de la gloire et de la fortune!» et pourtant M. Linois donna pour dernier ordre d'être disposé à n'attaquer le convoi que le lendemain matin!
La physionomie bouleversée de nos matelots, leur silence respectueux, mais glacial, indiquèrent qu'ils auraient préféré, de beaucoup, attaquer immédiatement; cependant leur moral se remonta pendant la nuit. M. Vrignaud avait plus directement blâmé ce retard à bord du Marengo, car il avait dit avec véhémence à l'amiral lui-même: «Tombons fièrement au milieu d'eux; il n'y a pas de nuit qui tienne, et feu des deux bords!»
Au point du jour, même beau temps; l'amiral hissa ses couleurs; chacun de nous, les nôtres, et, d'un air guerrier, nous nous avançâmes majestueusement vers les Anglais; mais ceux-ci n'étaient plus intimidés comme la veille. Ils avaient employé la nuit à monter leurs canons, à les préparer, à disposer leurs bâtiments, et, comme ils s'étaient rendus en Chine en temps de paix, avec de faibles équipages qu'ils n'avaient pu y augmenter, ils dégarnirent dix-sept vaisseaux de leur convoi de presque tous les matelots, et ils portèrent, sur les huit plus forts, tout ce qu'ils pouvaient avoir d'hommes robustes, d'armes, de munitions. Ces huit vaisseaux soutinrent vaillamment le choc. Il n'est pas probable qu'ils eussent pu lutter longtemps contre les efforts persévérants de la division; toutefois la question ne put être matériellement décidée; car, après quelques volées, l'amiral quitta le champ de bataille, avec ordre, au reste de la division, d'imiter ses mouvements.
Les huit vaisseaux de la Compagnie n'en montrèrent que plus d'audace, et ils osèrent nous chasser pendant notre retraite; mais, inférieurs en marche, ils se virent bientôt contraints de nous abandonner, ce qu'ils ne firent pourtant pas sans nous envoyer une dernière et insolente volée de leur artillerie, que les journaux anglais ont publié, depuis, avoir été chargée avec du sucre candi!
Telle fut la fin déplorable d'une tentative qui assombrit pour longtemps nos marins, qui acheva d'aigrir le général Decaen, qui jeta une teinte de ridicule sur nos subséquentes opérations, qui agit sur les conceptions futures ou sur les décisions de l'amiral, et qui indisposa vivement le ministre de la Marine et l'empereur. Les officiers de la division en furent consternés; l'âme généreuse, elle-même, de notre noble camarade Delaporte, ne put trouver un mot de justification sur le funeste délai d'une nuit; enfin nous en souffrîmes tous; en mon particulier, je sus plus tard, par ma correspondance avec M. de Bonnefoux, que, s'il y avait eu succès, j'aurais été, à peine âgé de vingt-deux ans, nommé lieutenant de vaisseau.
L'Angleterre, au contraire, poussa des cris de joie; M. Dance, capitaine d'un des vaisseaux du convoi, et qui y exerçait le commandement supérieur, comme s'y trouvant le plus ancien des capitaines de la Compagnie, reçut un million de récompense; et ses compatriotes, faisant allusion au nombre assez considérable de matelots asiatiques qu'il devait avoir, renouvelèrent pour lui le mot fameux d'Iphicratès: «Qu'une armée de cerfs, commandée par un lion, est plus redoutable qu'une armée de lions commandée par un cerf»; mais ne nous appesantissons pas davantage sur ce douloureux souvenir; voyons seulement à quoi tient la carrière d'un jeune officier: Attaquer le soir était très probablement réussir; alors je marchais à grands pas vers un avancement que, plus tard, d'autres circonstances ont encore arrêté; et une quarantaine de mille francs que la répartition légale de nos parts de prise m'aurait rapportée, eût été un très beau commencement de fortune. Tu vois que, comme on le dit proverbialement et, comme les hommes sont enclins à le faire, nous avions dressé trop tôt nos comptes, et nous avions vendu la peau de l'ours avant de l'avoir jeté par terre.
CHAPITRE VI
Sommaire: Retour de l'escadre à Batavia.—Le choléra.—Mort de l'aspirant de 2e classe Rigodit et de l'officier de santé Mathieu.—Les officiers de santé de la Belle-Poule: MM. Fonze, Chardin, Vincent et Mathieu.—Visite d'une jonque chinoise en rade de Batavia.—Réception en musique.—Les sourcils des Chinois.—Le village de Welterfreder.—Conflit avec les Hollandais.—Déplorable bagarre.—Fuyards du convoi de Chine.—Départ de Batavia.—Le détroit de la Sonde.—Violents courants.—Terreur panique de l'équipage.—Belle conduite du lieutenant de vaisseau Delaporte.—Le Marengo, la Sémillante et le Berceau, se dirigent vers l'Île-de-France.—La Belle-Poule et l'Atalante croisent à l'entrée du golfe de l'Inde, et rentrent à l'Île-de-France après avoir visité les abords des côtes occidentales de la Nouvelle-Hollande.—Pendant cette longue croisière, prise d'un seul navire anglais, l'Althéa, ayant pour 6 millions d'indigo à bord.—Le propriétaire de l'Althéa, M. Lambert.—Craintes de Mme Lambert.—Sa beauté.—Scène sur le pont de l'Althéa.—L'officier d'administration de la Belle-Poule, M. Le Lièvre de Tito.—Un gentilhomme, laudator temporis acti.—Ses bontés à mon égard.—Plaisanteries que se permettent les jeunes officiers.—Les fruits glacés de M. Le Lièvre de Tito.—Sa correspondance avec Mme Lambert.—Départ de M. et Mme Lambert, après un séjour de quelques mois à l'Île-de-France.—M. Lambert souhaite nous voir tous prisonniers, en Angleterre, pour nous prouver sa reconnaissance.—Réponse de Delaporte.—Part de prise sur la capture de l'Althéa.—Décision arbitraire de l'amiral Linois.—Nous ne sommes défendus ni par M. Bruillac, ni par le général Decaen.—Au mois d'août 1804, le Berceau est expédié en France.—Je demande vainement à l'amiral de renvoyer, par ce bâtiment, mon frère Laurent pour lui permettre de passer son examen d'aspirant de 1re classe.
Nous retournâmes à Batavia et y laissâmes l'Aventurier, qui ne demandait pas mieux que de nous quitter, car il avait été un instant compromis dans la chasse que nous reçûmes du convoi. Batavia est admirablement placé au centre d'un pays d'un commerce extrêmement riche; mais le climat en est on ne peut plus insalubre. Une maladie, semblable au choléra asiatique le plus intense, tel que celui qui frappa la France en 1832, y règne presque sans interruption. Nos bâtiments avaient pris mille précautions de santé; cependant, lors de notre première relâche, ils avaient eu beaucoup de victimes; j'eus à regretter plus particulièrement le frère d'un de mes camarades, nommé Rigodit, aspirant de 2e classe, qui m'avait été recommandé par mon père, et Mathieu, officier de santé, que son zèle, son dévoûment et ses connaissances avaient rendu cher à tous. Cette mort me fit péniblement réfléchir sur quelques inconséquences que j'avais commises, quoique involontairement, à son égard. L'officier de santé en chef de la frégate se nommait Fonze: c'était un homme d'un commerce agréable, avec qui les officiers s'étaient tous liés avec empressement. Il avait sous ses ordres MM. Chardin, Vincent et Mathieu. Pas plus que les aspirants, ces trois messieurs, d'après les règlements, ne faisaient partie de l'état-major; mais ils étaient réellement devenus des nôtres, par leurs talents et leur éducation.
Chardin, gai, spirituel, était bien réellement celui que je préférais; cependant le haut savoir de Vincent[124], ses habitudes réfléchies, ses conversations instructives, le plaisir qu'il avait à me prodiguer ses conseils littéraires, me le rendaient très cher, et je cherchais, sans cesse, à le lui prouver: «Le goût, me disait cet honnête jeune homme, est, à la littérature, ce que la probité est aux mœurs», et toujours chez lui le goût fut inséparable de la probité; dans ses compositions, dans ses actes, l'un et l'autre furent également et sans cesse respectés. Quant à Mathieu, qui était peu communicatif, je l'estimais beaucoup; mais je le fréquentais peu. Il paraît que son écorce froide recélait une âme très susceptible, et qu'il avait été choqué soit de ma partialité pour ses collègues, soit d'actions ou de paroles qui, contre mes intentions sans doute, l'avaient violemment irrité contre moi. Malheureusement je l'ignorais; car non seulement je me serais abstenu de la plus innocente raillerie à son égard, mais encore je me serais appliqué à lui prouver le cas que je faisais de lui; je ne l'appris qu'après sa mort, et par Chardin à qui, sous le secret juré, il s'en était ouvert sans entrer pourtant dans les détails, et en lui disant seulement qu'il saurait bien trouver une occasion, à terre, de me provoquer sur mes plaisanteries désobligeantes, sur mes prétendus mépris, et qu'il s'en vengerait les armes à la main.
Voilà pourtant où conduit une manière d'être peu mesurée; mais, aussi, comme il est difficile, en ce monde, de se conduire avec convenance, avec dignité, de rendre à chacun ce qui lui est dû, et d'être généralement aimé et estimé! C'est l'affaire la plus importante de la vie, celle à laquelle on doit le plus d'attention, celle enfin par laquelle on acquiert les plus grands des biens, je veux dire une bonne réputation et l'estime universelle.
J'avais vu les Chinois dans leur ville, à Batavia; je voulus les visiter à bord d'un de leurs bâtiments. Il y avait précisément, alors, sur la rade, une jonque ou somme, soi-disant fort belle, armée par de soi-disant fort bons matelots, et arrivant directement du soi-disant Céleste-Empire. Dans un élégant canot que faisaient voler, sur la surface des eaux, dix-huit vigoureux rameurs, je m'y rendis avec un interprète. Les officiers de la jonque jugèrent ou crurent qu'il leur arrivait un personnage de marque, et ils m'empêchèrent de monter à bord. Ma première pensée fut qu'ils voulaient s'y tenir aussi mystérieusement inconnus que dans leur pays; toutefois l'interprète m'expliqua que l'on prenait quelques minutes pour préparer ma réception, qui fut étourdissante; car, à peine parvenu sur le pont, je fus entouré d'une bande de musiciens hideux, qui soufflaient, à me fendre la tête, dans les plus barbares instruments. Bientôt je fus conduit dans tous les endroits du bâtiment que je désirais voir; mais la sauvage musique ne me quittait pas. C'est un moyen plus poli que leurs lois intérieures pour éluder les investigations étrangères; mais il n'est guère moins efficace. Je partis donc assez promptement et fort peu édifié de l'état de leurs connaissances nautiques.
Quelle est grande, pourtant, la force du frein imposé à ce peuple, qui a tant devancé les autres, et qui, depuis des siècles, rejette respectueusement les innovations les plus utiles, celles même qui, dans le cas dont il s'agit, préserveraient du naufrage quantité de leurs navires ou de leurs marins! Pendant quelque temps nous avions eu à bord une douzaine de matelots provenant d'une jonque qui périt à la mer, sous nos yeux, pendant que nous étions dans une sécurité parfaite; on devait croire qu'au milieu de nous ils auraient songé à s'instruire de nos usages maritimes. Loin de là ils nous regardaient en pitié; et, à part les prières, leur seule occupation avait été de soigner leur toilette, celle surtout de leurs sourcils, que, devant de petits miroirs, ils passaient des heures entières à contempler, raser, dessiner, noircir, arquer, comme n'imaginerait certainement pas de le faire, chez nous, la coquette la plus raffinée. Mais laissons ces malheureux avec leur teint cuivré, leur costume hétéroclite et leurs charmants sourcils.
Je voulus voir aussi la campagne de l'île de Java, et je fis cette excursion avec Delaporte, Puget, Larue, Marchant, Fonze et Chardin. Le terme de notre promenade fut le joli village de Welter-Freder[125], situé à cinq ou six kilomètres de Batavia. Nous fûmes émerveillés du luxe de végétation qu'y entretiennent à un degré éminent la chaleur et les pluies alternatives de ce pays équatorial. Arrivés à l'hôtel principal du village, nous y trouvâmes société nombreuse d'officiers des autres navires de la division, et précisément les plus mauvaises têtes. Je n'ai jamais aimé les parties où l'on fait assaut de bruit, de cris, d'ardeur à boire et à manger, et d'extravagances dans les chants, les paroles, le rire, les actes ou les discours. Trop souvent, à l'Île-de-France, il y avait de ces réunions; je les évitais de mon mieux; mais, ici, il n'y eut pas moyen de m'en tirer. Delaporte me fit remarquer que nous étions en incandescente compagnie, et il me prédit que la journée finirait mal.
Nous dinâmes tous ensemble: copieux fut le repas, abondantes les libations, et la conversation bruyante. Il y avait deux billards dans l'hôtel; pendant qu'on servait le café, nous voulûmes y jouer; mais ils étaient occupés par des Hollandais. Attendre nous parut de trop mauvais goût; en conséquence, Marchant s'empara des billes, et Chardin, montrant la porte aux joueurs dépossédés, leur dit avec un ton de politesse exquise, mais fort ironique, qu'il y avait sans doute d'autres billards dans le village. Ils sortirent, mais rentrèrent avec du renfort et redemandèrent le billard avec non moins de politesse et d'ironie; c'était d'assez bonne guerre. Nous autres, Français, non seulement nous n'aimons pas les mystifications, mais nous avons la prétention d'être les maîtres partout, et peut-être y réussirions-nous, si nous savions nous y prendre, tant nous avons de bonnes qualités pour y parvenir; mais la force est un mauvais moyen, et notre impatience nous porte ordinairement à y avoir recours. La bonne plaisanterie des Hollandais fut donc reçue assez brutalement, car nous les chassâmes. Je voyais, dans les yeux de Delaporte, que les choses l'inquiétaient.
Je lui en parlai; il me répondit: «Contre fortune, bon cœur; nous sommes étrangers; nous sommes isolés, et, si nous ne formons pas un seul faisceau, nous sommes perdus.»
Les Hollandais rentrèrent encore, mais avec une garde de vingt hommes. Soudain nous nous précipitons sur cette garde avec cet élan que les Italiens ont si bien caractérisé par le nom de furia francese; nous la désarmons avant qu'elle ait le temps de se reconnaître, et, à coups de crosse, nous lui faisons tourner les talons. Pendant ce temps le malheureux mot de: Fuyards dit Convoi de Chine! avait été lancé contre nous, et il était devenu le signal d'un épouvantable désordre. Assistants, voisins, propriétaire de l'hôtel, domestiques, meubles, glaces, queues, billards, lustres, tout fut battu, renversé, cassé, brisé, mis en pièces; la population du village se souleva; les Malais de la contrée, avec leurs belles jambes, leurs bras carrés, leur peau rougeâtre, leurs corps nerveux, pensant à leurs femmes, se mirent de garde à leurs portes, armés de leurs kryss empoisonnés, la bouche sanguinolente du bétel qu'ils mâchaient, et les yeux enflammés par l'effet de leur enivrant opium. Pour nous, nous n'avions qu'un parti à prendre: c'était de nous serrer, et nous nous plaçâmes sous la conduite de Delaporte, qui parvint, après bien des difficultés, à nous ramener à Batavia et, de là, à bord de nos bâtiments.
Il s'ensuivit ce qui arrive toujours en pareille circonstance; des injures avaient été proférées et rendues, des coups donnés et reçus, des plaintes portées; des officiers furent sévèrement punis, et, finalement, les dégâts estimés et payés au compte des insensés fauteurs de la scène. En outre, plusieurs d'entre nous furent, par suite, très malades, à tel point qu'un enseigne de vaisseau de la Sémillante resta pendant six mois en danger, expiant dans son lit la part qu'il avait prise à ces coupables excès.
Nous partîmes de Batavia. La saison des pluies avait produit, dans le vaste bassin formé par les îles avoisinantes, un trop plein tellement considérable que le détroit de la Sonde nous présenta l'aspect de flots violemment émus, qui paraissaient se briser comme sur des récifs. Ils formaient, en outre, des courants si vifs que ni ancres, ni voiles, ni gouvernail n'étaient d'aucun effet. Les équipages, croyant apercevoir des rochers tout autour de nous et frappés de l'inutilité des manœuvres, ne virent devant eux qu'une perte inévitable et manifestèrent une terreur panique complète. Je causais, en ce moment, avec Delaporte dans sa chambre; le bruit nous appelle sur le pont où nous paraissons aussitôt; le noble visage de mon ami prend alors une expression sublime d'indignation; sa voix mâle fait résonner le mot de «Silence!» et, à ce seul mot, sorti de sa bouche sonore et soutenu de son œil imposant, les clameurs se taisent, les plaintes se dissipent, la confiance renaît. Je fus stupéfait d'une telle influence; jamais je n'ai mieux compris la force de l'ascendant moral que la nature a départi à ceux sur le front desquels elle a gravé le sceau du commandement. La Belle-Poule perdit des ancres, cassa des câbles, fit des manœuvres sans résultat; mais, dès lors, tout se passa sans désordre. Par l'effet de ces courants qui rappellent ceux qui existent, d'après une cause semblable, dans le détroit de Messine, et que les anciens avaient poétiquement nommés les gouffres de Charybde et de Scylla, nous étions promenés et jetés d'écueils en écueils, de danger en danger. Notre frégate fut même portée sur une des îles charmantes dont nous étions entourés. Nos vergues, nos voiles s'entrelacèrent avec les branches de ses arbres séculaires; mais le courant qui nous avait entraînés sur cette île, heureusement d'un abord très escarpé, formait autour d'elle une sorte de bourrelet et de contre-courant, qui seul nous en éloigna; et, toujours en continuant à tourbillonner, la frégate parvint à gagner des eaux plus tranquilles. Les autres bâtiments de la division s'en tirèrent à peu près comme nous; toutefois la Sémillante fut sur le point de rester sur un haut-fond, et courut de grands dangers.
À peine parvenu en pleine mer, l'amiral, dont le vaisseau avait besoin de réparations, prit la route de l'Île-de-France, avec la Sémillante et le Berceau, et il donna ordre à la Belle-Poule et à l'Atalante de croiser à l'entrée du golfe de l'Inde, et d'aller ensuite le rejoindre à l'Île-de-France, en visitant, lors de leur retour, les abords ou le voisinage des côtes occidentales de la Nouvelle-Hollande.
Nous ne découvrîmes qu'un navire dans cette longue croisière; mais il était fort grand; il avait pour 6 millions d'indigo à bord, et il fut vendu, ensuite, pour cette somme aux neutres qui accouraient à l'Île-de-France pour s'y enrichir de l'achat de nos prises.
C'était l'Althéa, appartenant à un Anglais, nommé Lambert, présent à bord; la cargaison était assurée. M. Lambert, à l'âge de trente-six ans, retournait dans sa patrie pour y jouir de son immense fortune, et y recevoir le titre de Nabab, que l'usage y décerne à ceux qui y apportent de grands biens acquis dans l'Inde par leurs travaux.
Quelques coups de canon avaient suffi pour nous rendre maîtres de l'Althéa. Lors de la précédente guerre, nos corsaires avaient fait, dans l'Inde, des exploits prodigieux, mais qui avaient fait couler beaucoup de sang et qui avaient inspiré une véritable terreur. Sous l'empire de cette terreur, Mme Lambert, qui voyageait avec son mari, n'eut pas plutôt vu flotter notre pavillon qu'elle se crut perdue, et que, dans son désespoir, elle affronta notre artillerie sur le pont. Delaporte fut nommé commandant de cette prise.
Je l'accompagnai avec Desbordes pour l'amariner. Ce ne fut pas un spectacle peu surprenant pour nous que d'y voir, évanouie, dans les bras de son mari, une jeune femme de vingt ans d'une figure admirable. Elle était entourée de caméristes au teint noir, mais aux cheveux plats et aux traits extrêmement fins, de femmes malaises, toutes également empressées, et elle avait à ses pieds deux petits grooms Mahrattes, bien bronzés, qui veillaient ses premiers regards et attendaient ses premiers ordres. «Ils ne nous tuent donc pas», dit-elle, quand elle reprit ses sens. Notre physionomie la rassura plus encore que nos discours, et elle se livra à tout l'élan d'une joie qui surpassait peut-être la douleur qu'elle avait ressentie, et qui rehaussa parfaitement l'éclat de son beau visage. Cléopâtre, sur le Cydnus, au milieu d'esclaves belles, obéissantes, et de jeunes marins vêtus en folâtres amours, sur un navire dont les cordages étaient de soie, les voiles de pourpre et les sculptures d'or, ne parut certainement pas plus belle aux Romains, enchantés, que Mme Lambert à nos yeux éblouis.
L'officier d'Administration comptable de la Belle-Poule était un homme de la Marine de Louis XVI, que sa haute probité, sa capacité reconnue, et peut-être, plus que tout cela, le hasard, avaient maintenu en place pendant les orages de la Révolution. Il se nommait Le Lièvre de Tito[126]; un de ses frères, lieutenant de vaisseau, avait été le camarade de M. de Bonnefoux; mais l'émigration le lui avait ravi. Âgé de soixante ans, frisé, poudré, chaussé de bas de soie blancs, même à bord, M. Le Lièvre supportait les fatigues de notre campagne avec beaucoup de verdeur. Les habitudes aristocratiques de cet inépuisable laudator temporis acti, son exquise politesse, s'arrangeaient peu des manières de notre jeunesse, et il vivait assez à l'écart. Cependant il avait, principalement, vu en moi ce qu'autrefois on appelait un gentilhomme; quelques déférences que je n'ai jamais refusées aux personnes âgées, le touchèrent, et j'eus toutes ses prédilections.
Il avait une bibliothèque choisie; elle fut à ma disposition; il savait beaucoup, et je trouvai en lui un homme aussi communicatif, aussi obligeant pour moi que l'avait été M. de La Capelière; il était doué d'un esprit très observateur, et il me donnait les meilleurs conseils.
Tantôt le brave homme mettait un frein à ma volubilité; tantôt il me répétait, avec bonté, ce qu'il avait entendu dire, ou bien il me faisait part, lui-même, de ce qu'il avait remarqué touchant ma manière d'être à bord, mon ton de commandement ou mes relations avec chacun; quelquefois il m'expliquait ses vues, ses opinions sur la toilette d'un homme aux diverses époques de sa vie, ou suivant son état et sa position, et il me faisait promettre de me raser tous les jours, ainsi que d'avoir, moi-même, le soin exclusif de mes effets ou vêtements; souvent il m'entretenait des égards qu'on doit aux gens en leur parlant, leur écrivant même le plus simple des billets, et du ridicule qu'il y avait à combler certaines personnes de prévenances et à estropier l'orthographe de leurs noms, ou à écrire de travers leurs grades, adresses, titres ou qualités; il me recommandait surtout de m'habituer à lire vivement toutes les écritures, à comprendre toutes les locutions, même les plus vicieuses, et à y répondre comme si c'était du français le plus intelligible. En un mot, je ne finirais pas si je disais tout ce que je devais à son affection, qui se manifestait le plus fréquemment après les déjeuners, qu'il m'engageait à faire dans sa chambre, en tête à tête avec lui.
Il avait un service à thé charmant, une très belle cannevette à liqueurs, qu'il nettoyait, entretenait lui-même; et il fallait voir comme c'était propre et brillant. Il possédait une profusion de chocolat, de confitures, d'endaubages, de petits poissons marinés, de café, de biscuits, de sucreries, de fruits glacés, etc. etc. Tout cela était d'une élégance, d'un soin, d'une coquetterie inimaginables, et je me trouvais un heureux mortel, quand j'entrais dans ce sanctuaire du goût, de la délicatesse, de l'amitié. Qui croirait, d'après cela, que je la trahissais, cette amitié?
Rien n'était pourtant plus vrai, et c'était par le ridicule que j'avais la faiblesse de la trahir! Je m'en voulais du fond du cœur; je jurais cent fois de contenir cette intempérance de langue, cette soif de plaisanter; mais l'occasion se présentait-elle d'amadouer M. Le Lièvre et de le mettre en scène? je résistais trop rarement au malin plaisir de l'exciter, de l'attirer sur la voie, d'abonder dans son sens, de l'applaudir; et, bientôt, il nous débitait que «se taire à propos vaut mieux que bien parler; que c'est dans l'enfance que l'on jette les fondements d'une bonne vieillesse; qu'il n'y a d'homme libre que celui qui obéit à la raison; que la personne qui reproche à un autre les accidents de la fortune est comme le serviteur qui, battant un habit, frappe sur le corps et non sur le vêtement; que le flatteur dit à la colère: venge-toi! à la passion: jouis! à la peur: fuyons! au soupçon: crois tout!» et mille autres maximes de Plutarque ou de ses auteurs favoris, que nous avions l'impertinence de lui faire répéter comme un air à une serinette. En parlant de l'enfance, La Fontaine a dit: «Cet âge est sans pitié!» On peut dire, en général, de celui que j'avais alors, qu'il est sans égards, sans ménagements, et qu'il immole tout à ses plaisirs.
Comme commandant de l'Althéa, Delaporte était resté à bord; il avait pensé, quand je retournai sur la frégate, que les friandises de notre agent comptable pourraient être agréables à sa belle prisonnière, et il me recommanda d'y intéresser sa vieille galanterie. Mme Lambert était enceinte; aussi, tous les soirs, la Belle-Poule qui avait un four et faisait du pain, mettait-elle en panne, pour lui en envoyer du frais. Notre docteur se servait de l'occasion du canot qui le lui portait pour aller s'informer de sa santé, et je fis si bien qu'un jour il fut chargé, par M. Le Lièvre, de quelques fruits glacés à l'adresse de l'intéressante malade, qui les trouva exquis. Elle en fit ses remerciements par un joli billet qui, tournant la tête à notre antique chevalier, lui inspira des folies vraiment fort amusantes. Il répondit au billet, et, l'esprit plein de riantes pensées, il fit comme le Métromane pour la Muse inconnue de Quimper-Corentin; il ne rêva plus qu'aux lettres et qu'aux cadeaux du lendemain. Mme Lambert soutint la plaisanterie avec beaucoup de finesse; elle y mit les égards que méritait M. Le Lièvre, et, quand elle le vit à l'Île-de-France, au lieu de nous offrir un spectacle que quelques-uns de nous attendaient avec malice, celui d'accabler un galant homme par d'ironiques quolibets, elle nous donna une véritable leçon, en le remerciant avec dignité, lui montrant une gracieuse reconnaissance, et lui inspirant un sentiment vrai de respectueuse affection.
Nos mauvaises plaisanteries à part, nous traitions nos prisonniers avec distinction, mesurant nos égards au sexe, au grade, à l'âge, à l'éducation: tous étaient l'objet de notre empressement à adoucir leur situation. Ils étaient, d'ailleurs, pour nous, l'occasion précieuse de nous initier aux difficultés de la conversation anglaise, et nous en profitions de notre mieux.
Mme Lambert resta quelque temps à l'Île-de-France; elle y fit ses couches, qu'elle avait présumé devoir faire au cap de Bonne-Espérance, où l'Althéa devait relâcher. Fille de Française et parlant notre langue comme nous, elle se montra enchantée d'avoir un enfant né dans la patrie de ses aïeux, et elle se réjouit de la perte de 50.000 francs seulement qu'éprouvait son mari par la prise de son navire, qui était en grande partie assuré, puisqu'elle en avait recueilli le plaisir d'habiter quelques mois une aussi charmante colonie que l'Île-de-France; elle partit sur un bâtiment neutre des États-Unis.
Au moment des derniers adieux, M. Lambert nous dit qu'il se souviendrait toujours avec reconnaissance de nos bons procédés, et, en véritable Anglais, il ajouta qu'il avait le plus grand désir de nous voir tous «prisonniers» en Angleterre, pour nous prouver cette reconnaissance. Delaporte, à qui il s'adressait le plus directement, ne voulut pas relever l'inconvenance d'un pareil langage, et il se borna à lui dire qu'il espérait, lui, que la paix nous fournirait une occasion plus agréable de nous revoir; mais le rude insulaire lui répondit: «Non, point le paix, avec M. Bonaparte; guerre à mort à M. Bonaparte; jamais le paix avec lui!» Cette boutade nous dérida, et sa douce femme mit fin à tout en s'empressant de lui dire, dans son baragouin qu'elle imitait parfaitement: «Si, mon ami, le paix avec M. Bonaparte, le paix honorable pour tous, et nous nous reverrons avec plaisir.»
L'Althéa était rentrée à l'Île-de-France avec nous; et, encore, nous avions fait nos calculs trop à l'avance. Pour ma part, comme enseigne de vaisseau, il me revenait, sur le produit de cette prise, une vingtaine de mille francs; mais nous avions de nouveau compté sans notre hôte; il fallut donc compter deux fois et, à la seconde, il y eut une forte réduction. Ce bâtiment ayant été capturé dans une mission particulière, pendant que la division ne courait aucun risque au mouillage, toutes les lois l'excluaient du partage; mais, dans ces temps de république et de despotisme, les lois n'étaient qu'un vain mot pour les gouvernants ou pour les chefs supérieurs; et M. Linois fit facilement décider que tous les bâtiments partageraient avec nous. Nous espérions que M. Bruillac soutiendrait nos intérêts. Hélas! M. Linois ordonna que la part allouée au grade de M. Bruillac serait augmentée; d'un autre côté, M. Decaen, à qui nous aurions pu en appeler, avait besoin, peut-être, du consentement de l'amiral, relativement à un emprunt que, pour les besoins de la colonie, il voulait faire sur notre grasse proie, et tout se termina au très grand avantage de nos chefs, et directement à nos dépens. Quel scandale! et comme il est heureux que nous ne vivions plus sous un régime aussi inique! Dans ces spoliations, rendons toutefois justice aux sentiments des officiers, qui oublièrent leurs intérêts lésés; ils s'occupèrent d'affaiblir l'effet de ces abus de pouvoir sur l'esprit des matelots, et ils déplorèrent moins la perte de quelques écus que la déconsidération dont se frappaient, eux-mêmes, leurs égoïstes chefs. Pour en finir sur ce sujet, je dirai tout de suite ici, qu'à la fin de notre campagne, qui dura plus de trois ans, et pendant le reste de laquelle nous fîmes encore quelques belles prises, je n'eus à recevoir, décompte fait, tant pour les prises que pour la solde et le traitement de table arriérés, qu'une somme d'environ 10.000 francs, qui n'était certainement pas le cinquième de ce qui me revenait, et sur laquelle, moitié, à peu près, était pour ladite solde et le dit traitement de table arriérés.
Au mois d'août 1804, le Berceau fut expédié pour la France. J'étais, à notre bord, l'officier chargé de diriger l'instruction des aspirants. Je m'étais adonné de tout cœur à ce soin, d'autant que mon frère en recueillait le fruit. Je l'avais mis à même de subir son examen d'aspirant de 1re classe, et je fis des démarches pour obtenir qu'il partît sur le Berceau, afin d'aller en France se présenter devant les examinateurs; mais j'avais parlé un peu haut dans l'affaire de l'Althéa, et je ne pus voir que ce motif pour un refus d'autant plus rigoureux qu'il retombait, avec injustice, sur un jeune homme laborieux, dont on retardait arbitrairement, ainsi, l'avancement si bien mérité sous tous les rapports. Ce fut un de mes premiers chagrins au service, et il fut bien vif. Mon pauvre frère resta donc sur la Belle-Poule, qui se radouba; et le reste de la division mit à la voile, en nous donnant, à époque fixe, rendez-vous dans le sud-est de Ceylan.