CHAPITRE III
Sommaire:—L'avancement des officiers de marine sous la seconde Restauration.—Conditions mises à cet avancement.—Un an de commandement.—En 1820, je suis désigné par le préfet maritime de Rochefort pour présider à l'armement de la corvette de charge, L'Adour qui venait d'être lancée à Bayonne.—En route pour Rochefort.—Le pilote-major.—À Rochefort.—La corvette est désarmée. Il me manque trois mois de commandement.—La frégate l'Antigone désignée pour un voyage dans les mers du Sud.—Je suis attaché à son État-Major.—Je demande un commandement qui me permette de remplir les conditions d'avancement.—Je suis nommé au commandement de la Provençale, et de la station de la Guyane.—Le bâtiment allait être lancé à Bayonne.—Mon brusque départ de Rochefort.—Maladie de ma femme. La fièvre tierce.—Mon arrivée à Bayonne.—Accident qui s'était produit l'année précédente pendant que je commandais l'Adour.—Mes projets en prenant le commandement de la Provençale, mes Séances nautiques ou Traité du vaisseau à la mer.—Le Traité du vaisseau dans le port que je devais plus tard publier pour les élèves du collège de Marine.—La Barre de Bayonne.—Tempête dans le fond du golfe de Gascogne.—Naufrage de quatre navires. Avaries de la Provençale.—Relâche à Ténériffe.—Traversée très belle de Ténériffe à la Guyane en dix-sept jours.—Mes observations astronomiques.—M. de Laussat, gouverneur de la Guyane.—Je lui montre mes instructions.—Mission à la Mana, à la frontière ouest de la côte de la Guyane.—Je rapporte un plan de la rade, de la côte, de la rivière de la Mana.—Conflit avec le gouverneur à propos d'une punition que j'inflige à un homme de mon bord.—Lettre que je lui écris.—Invitation à dîner.—Mission aux îles du Salut en vue de surveiller des Négriers.—Sondes et relèvements autour des îles du Salut.—Mission à la Martinique, à la Guadeloupe et à Marie-Galande.—La fièvre jaune.—Retour à la Guyane.—Navigation dangereuse au vent de Sainte-Lucie et de la Dominique.—Les Guyanes anglaise et hollandaise.—Surinam, ancienne possession française, abandonnée par légèreté.—Arrivée à Cayenne.—Le nouveau second de La Provençale, M. Louvrier.—Je le mets aux arrêts.—Mon entrevue avec lui dans ma chambre.—Je m'en fais un ami.—Arrivée à Cayenne.—Mission à Notre-Dame de Belem sur l'Amazone.—Les difficultés de la tâche.—Mes travaux hydrographiques.—Le Guide pour la navigation de la Guyane que fait imprimer M. de Laussat d'après le résultat de mes recherches.—M. Milius, capitaine de vaisseau, remplace M. de Laussat comme gouverneur de la Guyane.—L'ordre de retour en France.—Je fais réparer la Provençale.—Pendant la durée des réparations, je fréquente la société de Cayenne.—La Provençale met à la voile.—La Guerre d'Espagne.—Je crains que nous ne soyons en guerre avec l'Angleterre.—Précautions prises.—Le phare de l'île d'Oléron.—Le feu de l'île d'Aix.—Le 23 juin 1823, à deux heures du matin, la Provençale jette l'ancre à Rochefort.—Mon rapport au ministre.—Travaux hydrographiques que je joins à ce rapport.
Depuis la seconde Restauration des Bourbons, on avait imposé des conditions de commandement à remplir pour pouvoir être avancé; or, plus ces conditions étaient rigoureuses, moins il y avait de chances d'avancement pour les officiers qui n'étaient pas appuyés par des personnages élevés, puisque ces personnages obtenaient, pour leurs protégés, la presque totalité des commandements. Ceux à qui ils étaient donnés étaient donc les seuls en évidence, les seuls en mesure de prouver leur capacité ou d'en acquérir, les seuls qui pussent facilement remplir ces conditions, lesquelles, par exemple, pour donner des droits à être capitaine de frégate, étaient l'exercice d'un commandement de bâtiment pendant au moins un an. Les réductions avaient, d'ailleurs, été si considérables dans nos cadres, les promotions étaient si peu fréquentes, si limitées, que lors même que des officiers qui n'étaient pas recommandés par des hommes influents arrivaient à avoir rempli les conditions, il était, encore, fort rare qu'ils fussent choisis pour l'avancement. Que pouvais-je faire en pareille situation? me résigner; penser qu'ayant été précédemment dans la catégorie des officiers favorisés, il était injuste de me plaindre que d'autres profitassent des avantages dont j'avais joui, dont ma captivité ou des événements extraordinaires m'avaient empêché de retirer le plus grand fruit; et tout en attendant l'heure de ma retraite après laquelle je soupirais ardemment, chercher, dans mon intérieur, un bonheur plus doux, plus sûr que celui qui accompagne ordinairement les fatigues de notre état, ou les luttes de l'ambition.
Mon service à la compagnie des élèves de Rochefort, à laquelle j'étais toujours attaché, exigeait trop peu de temps pour que je ne fusse pas constamment libre de me livrer aux soins de votre éducation ou de ma maison. J'avais appris à tourner, je m'étais fait un charmant atelier; je fréquentais un peu le monde avec ma femme; nous voyions grandir nos enfants avec délices; notre économie, notre ordre doublaient notre aisance; nous jouissions de la considération publique, enfin, à tous égards, nous étions dans une des meilleures conditions possibles de félicité.
Cependant, le préfet maritime de Rochefort reçut l'ordre, en 1820, d'expédier à Bayonne un état-major pour la corvette de charge, l'Adour, qui venait d'y être lancée. Il s'agissait de la charger de bois de mâture des Pyrénées, et de la diriger sur Rochefort où elle devait être désarmée. Je fus désigné par le préfet pour commander ce bâtiment qui était presque aussi grand que la Belle-Poule. Dans l'espoir que le préfet me donna de la continuation ultérieure de l'armement de ce navire, par suite de la demande pressante qu'il comptait en faire au ministre, cette mission me faisait le plus grand plaisir.
J'éprouvai, d'abord, beaucoup de peines et de fatigues dans l'armement de l'Adour, et ensuite beaucoup de contrariétés au bas de la rivière de Bayonne qui s'appelle aussi l'Adour, et qui charrie des sables que la mer refoule immédiatement vers son embouchure; il en résulte un obstacle qu'on appelle barre; or cette barre mobile, variable pour l'étendue, le gisement et la hauteur, est telle qu'avec un bâtiment d'aussi grandes dimensions que le mien, on ne peut la franchir qu'en certains temps et avec certains vents.
Je crus, toutefois, m'apercevoir que le pilote-major qui, lorsque le vent était favorable, allait sonder la profondeur de l'eau sur la barre, ne m'en indiquait pas exactement la mesure par ses signaux. Un jour, à l'improviste, j'envoyai sur les lieux un officier pour surveiller les opérations du pilote-major. Il sonda lui-même, trouva plus de fond que celui-ci ne le disait, et, malgré son opposition, il me signala trois pieds d'eau de plus que l'on ne venait de m'en accuser. J'étais prêt, je levai mon ancre et me couvris de voiles. Le pilote-major stupéfait se rendit à bord; là, craignant beaucoup pour sa responsabilité, soit pour n'avoir pas fait un signal exact, soit pour la difficulté qu'il allait avoir à me tirer de la passe, il voulut faire des représentations, mais ce n'était pas le moment d'en écouter, car nous étions sur la barre où nous éprouvâmes trois rudes lames qui me rappelèrent l'échouage de mon ancienne frégate sur la côte d'Afrique; mais nous doublâmes sans accident, et quittant le pilote-major dont l'esprit était devenu aussi expansif qu'il avait été assombri, je fis route pour Rochefort où j'eus le désagrément de voir désarmer mon bâtiment lorsque je n'avais que neuf mois de commandement y compris celui du Département des Landes. C'était trois mois de moins que ce qu'il me fallait strictement pour les conditions d'avancement. Je repris mon service à la compagnie des élèves.
En 1821, la frégate l'Antigone fut armée à Rochefort. Ma mission de l'Adour qui n'avait été considérée que comme une corvée, n'ayant point donné lieu à changer mon rang sur la liste des tours d'embarquement, je me trouvais alors à la tête de cette liste, et je fus, par conséquent présenté au ministre pour faire partie de l'état-major de cette frégate. Elle devait effectuer un voyage dans la mer du Sud, et elle était commandée par un capitaine de vaisseau de ma connaissance qui se trouvait enseigne de vaisseau dans l'Inde sur le Berceau quand je l'étais sur la Belle-Poule, mais dont la carrière n'avait pas été paralysée par la captivité.
Un tel embarquement était fort beau, mais il lésait tous mes intérêts puisqu'il ne me servait pas à remplir les conditions pour l'avancement, et qu'après une campagne probable de trois ans, je n'aurais acquis aucun titre de plus. Je commençais à être un des anciens lieutenants de vaisseau, et comme, sans les conditions je n'aurais même pas pu être nommé capitaine de frégate à l'ancienneté, je réclamai auprès du préfet contre cette destination. Il ne pouvait pas la changer, mais il reconnaissait la justice de ma demande; il m'engagea à la formuler par écrit, et il me promit de la faire valoir auprès du ministre. J'exposai donc mes motifs, priai le ministre de m'accorder un commandement afin de ne pas me trouver exclu de tout avancement futur, et ne manquai pas de terminer ma lettre en disant qu'à tout événement j'étais prêt à m'embarquer sur l'Antigone. L'affaire fut bien présentée par le préfet et la réponse fut le commandement que le ministre m'accorda de la Provençale et de la station de la Guyane. Ce bâtiment allait être lancé à Bayonne d'où je devais partir pour ma station dont la durée était fixée à deux ans au moins, et où je devais trouver deux bâtiments qui se rangeraient sous mes ordres à mon arrivée.
Une aussi longue séparation d'avec ma famille ne pouvant être que fort douloureuse, je jugeai que le meilleur parti à prendre était d'en brusquer le moment. Mes affaires particulières constamment à jour m'en laissèrent la faculté; ainsi, dans les vingt-quatre heures, j'avais dressé la liste des objets à m'envoyer à Bayonne sur un navire qui était à Rochefort en chargement pour ce port, mes adieux étaient faits, et j'étais parti avec une simple malle. Mais les choses n'arrivent que bien rarement selon nos désirs ou même selon les probabilités; et ma femme, qui n'avait pas besoin de cette nouvelle secousse, en fut vivement affectée.
Rochefort fut, autrefois, une contrée extrêmement malsaine: à force de grands travaux et de plantations, l'air marécageux qui l'environne s'est considérablement purifié, et le sang y est aujourd'hui aussi beau que dans les pays les plus favorisés; néanmoins les jours caniculaires y sont encore funestes à un grand nombre de personnes, surtout à celles qui n'observent pas un régime alimentaire bien entendu, ou qui sont sous l'influence de peines morales. Ma femme fut de ce nombre, la fièvre tierce la prit, et j'en eus la nouvelle à mon arrivée à Bayonne.
Le meilleur remède est, sans contredit, de s'éloigner du foyer du mal. Terrifié comme je l'étais de l'état où se trouvait ma femme lorsque je m'étais éloigné d'elle, état qui était aggravé par la fièvre, ainsi que par le long isolement où elle allait vivre, je fus si sensiblement touché, que si j'avais pu, honorablement, me désister de mon commandement, je l'aurais fait, et je vous aurais tous arrachés à une ville qui devenait pour moi un objet de mortelle inquiétude. Ne pouvant m'arrêter à ce projet, j'en formai soudainement un autre. J'écrivis à ma femme de prendre immédiatement sa place pour Paris, de partir, sans hésiter, avec ses deux enfants pour aller rejoindre Mme La Blancherie.
Il n'y avait guère qu'un an que j'avais quitté Bayonne sur l'Adour, lorsque j'y revins pour la Provençale; or, cette circonstance me rappelle un accident fatal arrivé sous mes yeux pendant la première de ces époques, et qui vaut peut-être la peine d'être relaté.
Un jour de fête publique, l'Adour, mouillée près des allées marines[192], avait une salve à faire. Je posai des sentinelles à terre pour empêcher les curieux de se mettre sous la volée de mes pièces qui, cependant, n'étaient pas chargées à boulet. La salve était en train, quand un ancien militaire franchit les sentinelles, qui, ne le suivant pas au milieu de la fumée, lui crient de revenir, et auxquelles, caché derrière un arbre, il répond qu'il veut, selon ses anciennes habitudes, voir le feu de plus près. Dans ce but, il démasqua sa tête en dehors de l'arbre, pour mieux apercevoir le bâtiment; au moment même, le valet ou pelote de cordage, qui servait à bourrer une des pièces, l'atteint; et ce malheureux que les batailles et le feu de l'ennemi avaient longtemps respecté tombe, atteint d'un coup mortel! C'est ainsi que les réjouissances de la paix accomplissent, quelquefois, ce que n'ont pu faire les périls des combats.
Ce qui me souriait le plus dans mon embarquement de la Provençale était moins encore l'espoir d'être avancé au retour de ma campagne, que la faculté que j'allais avoir de relire sur mer mes Séances Nautiques ou Traité du Vaisseau à la mer, ouvrage que j'avais ébauché pour les élèves de la compagnie de Rochefort, que je considérais comme le résumé de ma carrière maritime ou de mes services, et auquel je mis, en effet, la dernière main pendant cet embarquement, soit en expérimentant, avec plus de soins que jamais, plusieurs manœuvres sur mon bâtiment soit en éclaircissant des questions contestées ou des points encore douteux.
Afin de sauver, s'il était possible, l'aridité d'un sujet si spécial, je crus devoir y citer plusieurs exemples intéressants ou divers faits concluants, et j'en éloignai, le plus que je le pus, les détails scientifiques. C'est ce livre que je publiai en 1824, qui ensuite a été réimprimé, qui le sera encore (chose rare en marine), si j'en crois les offres récentes d'un libraire de Toulon, et que le public naviguant paraît avoir adopté. Depuis les temps florissants de la puissante marine de Louis XVI, où brillaient Borda, Fleurieu, Verdun de la Crène, de Buor, du Pavillon, Bourdé, Romme, tous auteurs du premier mérite, aucun officier, en France, n'avait pris la plume pour marquer les progrès survenus, avec la succession des temps, dans la science nautique. Ce fut donc moi qui rouvris la lice, et j'y ai été suivi par de redoutables rivaux. C'est peut-être, ici, le cas d'anticiper sur les dates afin de tout épuiser sur ce sujet, et de dire que plus tard, à Angoulême, et pour les élèves du Collège de Marine, j'ajoutai, à mes Séances Nautiques, un nouveau volume ayant pour second titre: ou Traité du vaisseau dans le port. Mais revenons!
La barre de Bayonne me fut encore fâcheuse par une longue obstination de vents contraires: une trentaine de bâtiments de commerce étaient retenus avec moi. Une petite brise favorable enfin se manifesta. Fatigué que l'on était d'attendre, on crut, comme il est d'ordinaire, que c'était le commencement d'un beau vent frais; mais ainsi qu'on l'a judicieusement dit et remarqué: «Rien n'est fin, rien n'est trompeur, comme le temps!»
Effectivement, à peine étions-nous dehors, que vint une tempête qui fit naufrager quatre des navires sortis en même temps que moi. Le fond du golfe de Gascogne, où nous étions tous, sans ports de facile accès, est on ne peut plus dangereux lorsqu'on y est surpris par de forts vents du large.
Il n'y eut donc que ceux d'entre nos bâtiments qui se trouvaient bien pourvus, bien installés, ou de bonne construction, qui purent supporter le mauvais temps; et encore, non sans d'assez fortes avaries. Je réparai, immédiatement, les miennes, du mieux que je le pus, mais je ne pouvais penser à traverser ainsi l'Atlantique, et je songeai à relâcher à la Corogne d'abord, puis à Lisbonne, et enfin à Ténériffe, car le vent me contraria dans mes deux premiers projets. C'est la plus importante des îles Canaries, et je m'y remis parfaitement en état.
Ma traversée de Ténériffe à la Guyane fut très belle; elle ne dura que dix-sept jours, pendant lesquels un temps magnifique me permit de me familiariser à nouveau avec les observations astronomiques que j'avais tant pratiquées, et que je repris pendant toute ma campagne. En cette circonstance, elles me firent connaître que les positions géographiques de Lancerotte[193] et Fortaventure[194], deux des Canaries, étaient inexactement déterminées sur mes plans, et plus tard, j'adressai au ministère le résultat de mon travail à cet égard. Elles m'avertirent encore, vers la fin de mon voyage, que j'étais quatre-vingt-cinq lieues plus près du continent d'Amérique que les calculs ordinaires ou de l'estime ne l'établissaient; or, cette différence, due aux courants des parages que j'avais parcourus, se trouva vérifiée quand j'eus pris connaissance de la terre.
M. de Laussat était alors gouverneur de la Guyane[195]; il résidait à Cayenne, capitale des possessions françaises dans cette colonie, et située à l'embouchure de la rivière du même nom: je lui remis, outre ses dépêches officielles, des lettres et paquets de ses charmantes et très aimables filles, qui s'étaient rendues de Pau qu'elles habitaient, à Bayonne, pour être vues, avant mon départ, par quelqu'un qui allait, bientôt, être près de leur père. Cette visite avait donné lieu à plusieurs fort jolies parties que nous fîmes sur l'Adour, et dans les agréables sites qui se trouvent sur ses bords.
Je fus parfaitement accueilli par M. de Laussat. C'était un homme intègre, capable, mais d'une activité, ou peut-être, d'une tracasserie qui lui aliénait l'affection des colons, et qui éloignait de lui quelques fonctionnaires, ainsi que la plupart des officiers de la marine. Averti, sur ce point, par le capitaine que je relevais, je résolus de me tenir sur mes gardes. Dans ce dessein, je montrai mes instructions à M. le gouverneur: celles-ci me laissaient la haute main pour la police des bâtiments de la station, et m'astreignaient seulement à remplir les missions que M. de Laussat pourrait me donner. Ainsi, et presque à mon arrivée, j'allai à la Mana, point qu'on voulait coloniser à la frontière ouest de la côte de la Guyane, mais où les moyens d'exécution vinrent bientôt alors à manquer. Il me semble qu'il valait mieux procéder de Cayenne, point central, vers la circonférence, que d'éparpiller ses ressources ou ses moyens aux deux extrémités du rayon. Je revins avec un plan (qui n'existait pas) de la rade, de la côte, de la rivière de la Mana; M. le gouverneur me combla de politesses, et il envoya copie de ce plan au dépôt des cartes à Paris.
Cependant, peu de jours après, j'avais eu l'occasion de hisser le pavillon rouge, de tirer un coup de canon, de punir publiquement un homme de mon bord coupable d'un grave délit, et j'avais préalablement fait avertir le capitaine du port qu'il allait être fait justice sur la Provençale. Malgré cette précaution, toute de politesse, il m'arriva presque aussitôt un aide-de-camp de M. de Laussat, porteur d'une lettre très sèche, et qui me demandait un compte immédiat de ma conduite, en cette occasion. Ma première idée fut de renvoyer, en réponse, une copie de mes instructions; mais je vis bientôt qu'il n'était pas convenable de répondre à une exigence déplacée par une impolitesse, et je pris la plume. Je répondis donc en racontant tout simplement ce qui s'était passé: ensuite, je ne manquai pas, sous des expressions de forme très respectueuse, de faire observer que ces explications, je ne les devais pas; que je ne les donnais que par une sorte de complaisance ou de déférence pour l'âge du gouverneur; et que j'honorais tellement son caractère qu'il me trouverait toujours disposé à lui être agréable, lors même qu'il y aurait dans ses demandes quelques paroles que, d'une autre personne, je n'aimerais pas à supporter. Cette lettre fit merveilles. En homme d'esprit, M. de Laussat m'envoya pour le lendemain une invitation à dîner: là, il me dit les choses les plus aimables, et cette considération dont il me favorisa depuis, il me la conserva toujours, même en France, où il se rendit par la suite; car il fut remplacé en 1822 par M. le capitaine de vaisseau Milius[196]. Il ne cessa, en effet, de demander mon avancement au ministère, et il alla, plusieurs fois, voir ma femme pour lui faire part d'espérances qui, en définitive, ne se réalisèrent pas. M. de Laussat est mort, il y a trois ans, dans un âge très avancé.
Ma mission suivante fut aux îles du Salut où je me tins en observation, appareillant tous les jours pour me diriger vers Sinnamari, Iracoubo et Organabo, points que M. le gouverneur supposait fréquentés par des Négriers à l'effet d'y opérer leurs débarquements illicites. Aucun bâtiment de cette nature ne s'y étant présenté pendant cette sorte de croisière, je n'eus pas de résultats à constater à cet égard. Toutefois, il y avait désaccord entre les marins ou pilotes de la Guyane sur l'existence de roches sous l'eau aux environs des îles du Salut; je m'occupai de cet objet, sans nuire en rien à l'objet de ma mission, et je ne revins qu'après avoir bien éclairci ce doute par des sondes et des relèvements qui satisfirent tous les esprits.
À peine de retour à Cayenne, je fus expédié pour la Guadeloupe, la Martinique et Marie-Galande, remarquable par le nom qu'elle a conservé du bâtiment que commandait l'illustre Christophe Colomb, lors de son second voyage en Amérique. J'avais quelques troupes, des passagers, des dépêches qui y furent déposés, et j'en rapportai des graines, des plantes en caisse dont la Guyane avait le louable désir de propager la culture qui a parfaitement réussi. La fièvre jaune venait d'exercer, et exerçait encore des ravages affreux dans ces îles; mais mon bâtiment en fut heureusement préservé. En revanche, il eut, au retour, des temps très rigoureux à supporter, notamment près du «Diamant», que je ne parvins à doubler qu'à l'aide d'une manœuvre hardie que j'ai décrite dans mes Séances Nautiques. Les débouquements, ma navigation au vent de Sainte-Lucie et de la Dominique furent également semés de dangers; une fois, entre autres, plusieurs personnes désespérèrent de notre salut!
Nous parvînmes, enfin, à reconnaître la terre continentale. Ce fut aux lieux même où Colomb en avait fait la découverte, c'est-à-dire au sud de la Trinité. C'est aussi dans ces parages que Daniel Foë place l'île de son ingénieux et patient Robinson.
Il y avait beaucoup à faire pour remonter de là à Cayenne, car nous avions vents et courants contre nous. Nous y réussîmes, non sans peine, en traversant les eaux de l'Orénoque, et en passant devant plusieurs villes ou rivières de la Guyane anglaise ou hollandaise, telles que Esséquèbe, Démérari, Berbice, et Surinam; Surinam que la France a possédée; que, par légèreté, elle abandonna pour aller s'établir sur les côteaux de Cayenne et que ses possesseurs actuels plus laborieux, plus persévérants que nous, plus entendus dans l'art de coloniser, élevèrent bientôt à un point de prospérité dont n'a pas encore approché Cayenne, quoique très favorisée par la nature, et où, ni la fièvre jaune, ni les ouragans n'ont jamais encore fait leur redoutable invasion. Surinam, ou plutôt la ville de Paramaribo (car Surinam, est le nom de la rivière, et on le donne souvent à la ville) Surinam, dis-je, a un beau port et Cayenne ne peut recevoir que des bâtiments de douze à quatorze pieds de tirant-d'eau. On ne comprend vraiment pas que, bénévolement, nous ayons renoncé à cet avantage. Après Surinam, nous cherchâmes l'entrée du Maroni, fleuve considérable qui sépare la Guyanne française de la hollandaise, et nous poursuivîmes ensuite notre route vers Cayenne.
J'ai, maintenant, à te raconter un fait de peu d'importance, peut-être; mais il s'agit d'une lutte d'hommes ou plutôt de caractères; et je ne néglige pas ces occasions, dans l'espoir qu'il en résultera quelque fruit pour toi. Mon second, malade à la Martinique, y avait été remplacé par M. Louvrier, officier de beaucoup de moyens, d'une grande énergie, mais d'une indiscipline qui n'était égalée que par son audace à la soutenir; du moins, c'est ainsi qu'il me fut dépeint, mais trop tard, car je ne l'aurais pas accepté à bord. Les premiers jours furent charmants; pourtant, j'apercevais la tendance qu'on m'avait signalée.
Ces symptômes, toutefois, n'étant pas assez caractérisés pour cadrer avec mes projets, à cet égard, je fermai les yeux pour laisser augmenter le mal, ce qui ne tarda pas à arriver. Un jour que mon homme était sur le pont et bien dans son tort, je lui adressai la parole avec un air grave que ses manières bruyantes ne purent ébranler, et je l'envoyai dans sa chambre, aux arrêts. Lorsque ces arrêts furent levés, il vint, d'une voix étouffée, me demander à débarquer dès notre arrivée à Cayenne. Je m'y attendais et mon thème était prêt. Je l'engageai à s'asseoir, à m'écouter froidement, et lui dis, qu'ayant reconnu en lui mille qualités, j'aimais trop mon bâtiment pour le priver de ses excellents services; que c'était un point arrêté et qu'ainsi ce qu'il y avait de mieux à faire était de nous habituer réciproquement à nos défauts, et de chercher à nous supporter. Je soutins fermement ce rôle, qu'il chercha à renverser, et l'affaire fut si bien conduite, qu'au lieu d'un ennemi mortel que j'aurais eu, si j'avais consenti à sa proposition, il finit par me demander la permission de m'embrasser, par avouer sa faute, et par m'assurer que je n'aurais jamais d'ami plus dévoué. Le reste de la campagne répondit à ces protestations. Il n'y a guère que deux ans que je l'ai revu à Toulon, et toujours dans les mêmes sentiments. Il y exerçait alors, dans le grade de capitaine de corvette, le commandement supérieur de tous les bateaux à vapeur dans la Méditerranée, où sa prodigieuse activité, qui m'avait été si utile, rendait à l'État des services éminents. Une fièvre cérébrale l'emporta vers cette époque; ce fut une grande perte pour le Corps de la Marine, car il s'était dépouillé de cette grande fougue de la jeunesse qui lui était si préjudiciable, et il ne restait plus que ses rares qualités.
Un consul, sa femme et sa fille, destinés pour Notre-Dame de Belem, ville de la province du Brésil, nommée Para, et située à vingt lieues en remontant le fleuve des Amazones, étaient arrivés quelques jours avant mon retour des Antilles, et M. le gouverneur comptait sur mon bâtiment pour les faire parvenir à leur destination. Je fis mes préparatifs, et je partis.
L'entrée du fleuve est semée d'écueils redoutables, et M. de Laussat n'avait pu mettre à ma disposition ni cartes de ce pays, ni instructions nautiques, ni pilotes ou pratiques. C'est dans cet état qu'un bâtiment expédié quelque temps auparavant, pour cette même ville, en était revenu, sans avoir accompli sa mission, après avoir touché sur un banc où il avait été à deux doigts d'une destruction complète. Ces circonstances ne servirent qu'à enflammer mon courage; mais il fallait aussi de la prudence, et, repassant dans mon esprit ce que je savais qu'avaient accompli de glorieux les navigateurs qui s'étaient voués aux découvertes, je m'efforçai de marcher sur leurs traces et j'eus le bonheur d'y réussir. Je triomphai même des entraves honteuses qu'apportent les Portugais à la publication de leurs cartes, et à la levée de leurs côtes par des étrangers; je rapportai un plan, que je dressai pendant mon voyage, pour la navigation depuis Cayenne jusqu'à Notre-Dame de Belem. M. de Laussat fit annoncer, dans le journal de la colonie, qu'il tiendrait ce plan à la disposition des capitaines qui auraient à fréquenter ces parages; il en envoya une copie au ministre à qui il recommanda mon travail, comme très utile, très rare, très précieux; et, dans ma carrière d'officier, mes souvenirs se reportent toujours avec plaisir sur l'accomplissement de cette difficile mission.
Pendant mes divers voyages de la station, j'avais remarqué plusieurs erreurs géographiques sur les côtes de la Guyane, que je demandai à rectifier. M. le gouverneur y consentant, je fis une campagne de près de deux mois pour y parvenir. Je revins avec des cartes, des sondes, des relèvements, des vues, enfin avec tous les éléments d'un ouvrage que, sous le titre de Guide pour la navigation de la Guyane, M. de Laussat fit imprimer, après qu'à mon retour, j'eus coordonné ces divers éléments. Il m'écrivit, en même temps, qu'il me ferait valoir auprès du ministre, comme je le méritais.
Les missions que j'eus ensuite furent: 1o aux îles de Rémire, pour la translation à l'une des îles du Salut d'une léproserie qui était établie; 2o sur la côte de l'Est pour la police de la navigation; 3o au devant de la frégate la Jeanne d'Arc, qui, trop grande pour entrer à Cayenne, me remit un chargement de machines à vapeur, de caisses et de plantes françaises pour la colonie; 4o enfin, à la rencontre de la corvette la Sapho qui apportait le gouverneur, M. Milius[197], destiné à remplacer M. de Laussat.
L'ordre de mon retour en France étant arrivé, en même temps, je m'occupai de faire convenablement réparer La Provençale. Comme cette opération devait durer deux mois, je pus fréquenter plus souvent et achever quelques connaissances[198] que je n'avais fait qu'ébaucher dans nos courtes relâches, et qui m'ont laissé de profonds souvenirs par la grâce de leur accueil[199].
M. Milius me chargea de dépêches à laisser, en passant, à la Martinique, ainsi qu'à la Guadeloupe, où je ne m'arrêtai que le temps de prendre des vivres frais.
Continuant ma route pour la France, je fus assez longtemps contrarié par des vents qui me portèrent jusqu'auprès du banc de Terre-Neuve. J'atteignis ensuite assez facilement le voisinage des Açores. Cependant, je conjecturais que la France devait avoir envoyé une armée en Espagne. Les Anglais pouvaient en avoir saisi un prétexte de guerre, et je résolus de naviguer avec beaucoup de circonspection. Plusieurs bâtiments se présentèrent sur mon passage; je les jugeai de force supérieure à la mienne, et je les évitai, sans, cependant, qu'il y eût apparence de timidité. Toutefois il en vint un que, par son aspect et sa marche inférieure, je ne pus supposer qu'un petit bâtiment de commerce anglais, je m'en approchai, j'appris que je ne m'étais pas trompé, et, comme il venait de Londres, je fus informé, par ses journaux, que la Grande-Bretagne se contentait du rôle de spectatrice, dans la lutte qui s'était engagée. J'eus alors un plaisir pur en pensant au peu d'obstacles qui me restaient à franchir pour vous revoir, et je dirigeai ma route sur Rochefort.
Le jour de l'atterrage, je ne pus pas découvrir la terre le soir, mais le temps était si beau, le succès de mon voyage au Para si encourageant, mes observations astronomiques ainsi que mes sondes si concluantes, mon impatience de vous donner de mes nouvelles si grande, que je conservai toute ma voilure, après le coucher du soleil, dans l'espoir de découvrir le phare de l'île d'Oléron. Un saisissement de cœur me prit quand ce phare se fut montré dans sa radieuse clarté, et je continuai ma route, en me guidant sur sa position, pour prendre connaissance du feu de l'île d'Aix située dans la rade de Rochefort. Tout réussit à souhait, et, le 23 juin, à deux heures du matin, je jetai l'ancre en dedans du bâtiment stationnaire dont je passai à demi-portée de voix, et avec tant d'ordre et de silence qu'il ne m'entendit ni ne me vit prendre mon mouillage.
Soumis à une quarantaine d'observation de cinq jours, j'en profitai, pour achever le rapport au ministre auquel les capitaines sont tenus à leur retour, et je lui expédiai, en même temps, un ouvrage complet sur la navigation de la Guyane anglaise, hollandaise, française, portugaise, ainsi que sur celle de Cayenne aux Antilles, au Para, et retour. Ce travail, remis plus tard par le ministre à un officier expressément chargé de la géographie de ces parages, a été fondu dans son livre, et il en est résulté un volume officiel où je suis souvent cité, et où, dans un cas douteux que j'avais éclairci, il est dit que mes observations méritent toute confiance.
CHAPITRE IV
Sommaire:—Je suis remplacé dans le commandement de la Provençale, et je demande un congé pour Paris.—Promotion prochaine.—Visite au ministre de la Marine, M. de Clermont-Tonnerre.—Entrevue avec le directeur du personnel.—Nouvelle et profonde déception.—Je suis nommé Chevalier de la Légion d'honneur, mais je ne suis pas compris dans la promotion.—Invitation à dîner chez M. de Clermont-Tonnerre.—Après le dîner, la promotion est divulguée.—Tous les regards fixés sur moi.—Au moment où je me retire, le ministre vient me féliciter de ma décoration. Je saisis l'occasion de me plaindre de n'avoir pas été nommé capitaine de frégate.—Le ministre élève la voix. Paroles que je lui adresse au milieu de l'attention générale.—Le lendemain le directeur du personnel me fait appeler.—Reproches peu sérieux qu'il m'adresse. Il m'offre, de la part du ministre, le choix entre le commandement de l'Abeille, celui du Rusé, et le poste de commandant en second de la compagnie des élèves, de Rochefort. J'accepte ces dernières fonctions.—Arrivée à Rochefort.—Séjour à Rochefort pendant la fin de l'année 1823 et les sept premiers mois de 1824.—Voyage à Paris pour l'impression de mes Séances nautiques.—Le jour même de mon arrivée à Paris, le 4 août 1824, je suis nommé, à l'ancienneté, capitaine de frégate.—Mes anciens camarades Hugon et Fleuriau.—Fleuriau, capitaine de vaisseau, aide-de-camp de M. de Chabrol, ministre de la Marine.—Il m'annonce que le capitaine de frégate, sous-gouverneur du collège de Marine à Angoulême, demande à aller à la mer.—Il m'offre de me proposer au ministre pour ce poste.—J'accepte.—Entrevue le lendemain avec M. de Chabrol.—Gracieux accueil du ministre.—Je suis nommé.—Nouvelle entrevue avec le ministre.—Il m'explique que je serai presque sans interruption gouverneur par intérim.—M. de Gallard gouverneur de l'école de Marine.
Après avoir obtenu la libre pratique avec Rochefort, je demandai un congé pour Paris; et quand la formalité de la remise des comptes de mon bâtiment à l'administration, ou au successeur que le ministre me désigna, furent remplies, je partis bien joyeux pour rejoindre les miens.
Une promotion allait avoir lieu. Fier de ma campagne, la mémoire pleine de mes anciens services, presque à la tête de la liste des lieutenants de vaisseau, ayant rempli au triple les conditions pour l'avancement, je me présentai comme un homme sûr de son fait au directeur du personnel[200] qui était un ancien ami de M. de Bonnefoux. J'avais vu, auparavant, comme je le devais, le ministre, M. de Clermont-Tonnerre[201], qui m'avait dit, en style officiel, il est vrai, de ces choses agréables, mais vagues, qui n'engagent à rien celui de qui elles émanent.
Je comptais être beaucoup plus à mon aise et recevoir des assurances beaucoup plus positives et satisfaisantes en m'adressant au directeur du personnel. Quel fut mon étonnement quand cet officier général me dit qu'il avait tout tenté pour moi, qui méritais tant le grade de capitaine de frégate, mais que l'intrigue et la faveur l'emportaient et que le ministre assiégé par de hautes recommandations, ne m'avait pas classé parmi les favorisés! Toutefois, il avait obtenu la croix de la Légion d'honneur pour moi, et je la reçus effectivement le lendemain (jour où devait paraître la promotion) ainsi qu'une invitation à dîner pour le même jour, chez notre ministre, que je plaignais sincèrement de se laisser ainsi circonvenir et lier les mains dans l'exercice de sa prérogative la plus belle.
Je me rendis à cette invitation, le cœur bien gros de mon désappointement, et non sans avoir été tenté de refuser et de prendre ma retraite, car j'en avais acquis le temps à Cayenne et l'occasion était bonne; mais tel est le cours des choses humaines que des considérations imprévues vous retiennent dans l'exécution de plans qui semblaient bien arrêtés, de projets auxquels on avait complaisamment souri; or rien ne me souriait plus, après avoir payé ma dette à mon pays, que de me dégager de tous les liens de service, et de jouir en repos de l'existence modique, mais suffisante selon nos goûts, où la fortune nous avait placés. La considération qui me retint fut qu'au plus tard, je passerais capitaine de frégate à l'ancienneté, en 1824, car j'allais être le sixième sur la liste après la promotion, et qu'alors, deux ans de service au port me suffiraient pour me donner droit à la pension de retraite de ce grade qui était beaucoup plus avantageuse que celle de lieutenant de vaisseau.
On verra que des circonstances analogues m'ont, ensuite, et souvent, retenu au service, et que moi, qui, de tous les hommes peut-être, aime le moins à commander ou à obéir, je me trouve, douze ans encore après, incertain du jour où je serai rendu à moi-même et à ma liberté!
Après le dîner chez M. de Clermont-Tonnerre, un des invités divulgua le nom des promus, dont l'avancement, signé dans l'après-midi par le roi, devait paraître, le lendemain, dans les colonnes du Moniteur. Ce fut un coup de poignard pour moi qui regardai comme une humiliation manifeste de voir tous les yeux fixés sur ma personne, et d'entendre éclater des félicitations pour la plupart de ceux qui m'environnaient. Vraiment, j'avais l'air d'avoir démérité, l'on eut même pu penser qu'il existait comme une préméditation de me mystifier, et je me disais, en moi-même, que si j'avais pu prévoir entendre proclamer la promotion après le dîner, je n'aurais pas balancé à refuser ce dîner et à m'arrêter au parti de demander à être admis à la retraite.
La position n'était pas tenable, je crus que m'en aller était ce qu'il y avait de plus convenable, et j'allai sortir, lorsque le ministre vint, avec un sourire gracieux, m'adresser des paroles flatteuses sur ma nouvelle décoration. En ce moment, je sentis qu'il se présentait une occasion de m'exprimer avec une franche noblesse sur l'indigne procédé dont j'étais victime. Mon cœur se dégonfla, mon visage reprit sa sérénité, et j'attendis, avec sang-froid, les derniers mots du compliment de M. de Clermont-Tonnerre. Je lui dis, alors, que j'étais excessivement honoré d'avoir le droit de porter une aussi belle décoration, mais que je ne pouvais taire que mon ancienneté, mes services, ma dernière campagne avaient semblé à bien des personnes, notamment à M. le gouverneur de la Guyane, mériter une récompense plus complète, celle de mon avancement. Le ministre se retrancha sur son droit et sur celui du choix du roi. Je convins qu'en fait, l'un et l'autre étaient incontestables, mais je fis observer que l'émulation, dans le corps, dépendait, principalement, d'une sage exécution dans l'exercice de ces droits. Le ministre se sentit blessé; il voulut m'écraser; il éleva la voix avec sévérité, et il me dit: «Monsieur, votre insistance m'étonne; eh bien! sachez que lors d'une promotion, services, ancienneté, mérite, tout est pesé; je me suis d'ailleurs aidé des lumières de M. le directeur du personnel et si vous n'avez pas été avancé, c'est que vous ne deviez pas l'être!» À ces paroles, l'attention de quarante personnes, devenues immobiles, se concentra sur nous. Il faut le dire, je fus sur le point de perdre toute présence d'esprit, mais je fis un appel soudain au calme de mon caractère, et d'une voix froide, assurée, mais d'un degré moins élevée que celle du ministre, je répondis: «Rien ne m'est plus agréable que d'entendre citer M. le directeur du personnel qui est là, qui nous entend, car il m'a dit lui-même, vous avoir proposé mon nom comme celui d'un officier rempli de talent, de zèle, d'expérience, ce sont ses expressions; or ce n'est pas un officier rempli d'expérience, de zèle, de talent, qui peut voir, sans amertume, treize de ses cadets lui passer sur le corps; il est clair, d'après cela, que mes services vous fatiguent, et il vaut mieux vous en débarrasser.»—«Monsieur, finissons cette conversation», répliqua le ministre qui pirouetta sur ses talons et s'éloigna. J'en fis autant, et je sortis, bien soulagé, bien content, quelques conséquences qui en dussent arriver.
Le lendemain, le directeur du personnel me fit demander. Dans la pièce qui précédait son cabinet, une dizaine d'officiers attendaient audience, qui, dès qu'ils m'aperçurent, vinrent au-devant de moi, me louant beaucoup de la manière dont, la veille, j'avais soutenu si bien ma dignité, les intérêts du corps, et m'excitant adroitement à me tenir dans cette ligne. Je ne sache rien de plus dangereux pour un homme que ces éloges publics et ces encouragements à se déclarer le champion des autres; il faut être très sobre de ces mouvements et ne s'y porter que lorsque cela devient indispensable. En cette circonstance, par exemple, qui m'exaltait, qui me poussait? Des hommes mécontents! Or ces mêmes hommes, s'ils avaient été favorisés ou compris dans la promotion, ils se seraient trouvés la veille chez le ministre où, tant que l'œil du maître plana sur l'assemblée, nul n'eut plus l'air de me reconnaître après notre altercation, et où, devinant l'embarras de mes camarades et y compatissant, j'évitai d'en accoster aucun et de lui adresser la parole. Ce sont des pièges où l'on prend les maladroits, qu'on enferre ainsi, que l'on perd, et qui sont abandonnés quand ils ont servi les projets de ceux, dont sans s'en douter ils ont favorisé les vues. Un homme qui a de l'expérience se met en avant pour lui quand il est dans son droit; avec les autres quand il y a accord, justice ou bonne foi; mais jamais pour les désappointés ni pour les intrigants.
Quant au directeur du personnel, qui avait donné l'ordre de m'introduire immédiatement, il débuta par quelques reproches, mais fort peu sérieux, et il en était de même, sans doute, du prétendu mécontentement du ministre, dont il me dit quelques mots, puisqu'il m'offrit, de sa part, le choix entre le commandement de l'Abeille, celui du Rusé, et le poste de commandant en second de la compagnie des élèves à Rochefort, toujours occupé, jusque-là, par un capitaine de frégate. J'acceptai ces dernières fonctions, et après avoir vu finir le congé de trois mois que j'avais obtenu en arrivant de la mer, et qui s'acheva en parties de plaisir en famille, je quittai Paris, avec vous tous, pour aller prendre possession de mon poste qui, à la vérité, ne formait pas de moi un capitaine de frégate, mais qui m'en faisait remplir le service, et m'en donnait la considération. Ainsi se termina cette scène, d'où je retirai une fois de plus la preuve qu'il est toujours utile de faire respecter sa dignité, et qu'on le peut sans sortir de la voie des convenances et sans employer des moyens violents.
Nous prîmes, à Rochefort, un fort joli logement. L'été suivant (1824) j'arrêtai un appartement de saison à la campagne afin de vous sauver des risques de la fièvre caniculaire du pays. Mon service était fort doux, nos relations de société ne laissaient rien à désirer, mon ménage prospérait au sein de l'ordre, de la bonne humeur, des soins de votre éducation; et je comptais bien résolument attendre ainsi mon brevet de capitaine de frégate, pour prendre ma retraite dans ce grade, lorsque certaines difficultés d'exécution pour l'impression de mes Séances nautiques m'appelèrent à Paris.
Le jour même de mon arrivée, une promotion paraissait, et j'eus enfin, par droit d'ancienneté, ce que je n'avais pas été assez favorisé pour obtenir par mes services, par mon zèle et mes efforts. En revanche, je ne devais rien à personne, et j'en étais fort à mon aise, toujours dans la pensée qu'après deux ans de possession de mon nouveau grade, rien ne s'opposerait à mon désir de quitter le service.
Des jeunes amis de mes longues campagnes, il ne restait guère que Hugon et Fleuriau, et comme Paris est le lieu où il est le plus fréquent de retrouver ses connaissances, ce fut principalement eux que je cherchai. Depuis l'Inde, je n'avais revu le premier des deux que quelques jours, en 1818, lors de mon mariage. Il avait appris que je me trouvais à Paris et m'avait cherché jusqu'à ce qu'il m'eût rencontré. Digne et modeste ami, qui, mêlant ses larmes à ses embrassements, disait ne pouvoir comprendre qu'il fût devenu mon ancien! Il devait être mon garçon d'honneur, mais un ordre pressé d'embarquement lui fit quitter la capitale huit jours avant la cérémonie. Il n'était pas revenu à Paris depuis cette époque, mais Fleuriau s'y trouvait; il était alors capitaine de vaisseau et aide de camp de M. de Chabrol[202], successeur de M. de Clermont-Tonnerre.
«Je pensais à vous», me dit Fleuriau après les premières paroles de reconnaissance, «et j'en parlais tout à l'heure au ministre qui cherche un capitaine de frégate pour remplacer celui qui est sous-gouverneur du Collège de Marine à Angoulême et qui demande à aller à la mer. Je me félicite que vous soyez ici, car vous n'avez qu'un mot à dire, et cette affaire sera, je crois, bientôt arrangée.»—«Oui» dis-je, sans hésiter. «Eh bien! demain, venez me voir à midi; j'aurai pris les ordres du ministre, et si, depuis que je l'ai quitté, il n'a pas fait de choix, il sera enchanté, j'en suis sûr, quand il vous aura vu, de celui que je lui aurai proposé!» Le lendemain, je fus présenté à M. de Chabrol.
«M. de Bonnefoux,» me dit M. de Chabrol à la fin de mon audience, «je vais faire dresser l'ordonnance qui vous nomme sous-gouverneur; aussitôt après, je monte en voiture pour aller prier Sa Majesté de vouloir bien la signer; veuillez revenir demain, vous pourrez entrer en vous nommant, car je vais donner des ordres pour que les portes de mon cabinet vous soient toujours ouvertes, et j'espère avoir le plaisir de vous remettre, personnellement, alors, cette ordonnance, qui témoignera de mon estime particulière pour vous, et de la bienveillance du roi.»
Que ces messieurs les grands du jour sont aimables quand ils le veulent; il y a vraiment lieu de se demander comment ils ne le veulent pas plus souvent! Aux douces paroles du ministre, dont l'austère figure respirait, d'ailleurs, la probité, la bonté la plus parfaite, je sentis remuer, en mon cœur, quelque chose des bouffées d'ambition de ma jeunesse; mon goût de retraite s'affaiblissait, et je crois même que je cessais d'en vouloir à M. de Clermont-Tonnerre du retard qu'il avait apporté à mon avancement. J'étais, en effet, pleinement justifié; mon amour-propre était complètement vengé; car j'étais sciemment choisi pour un poste aussi difficile qu'important, moi, le même officier qu'à la suite d'un passe-droit manifeste, on avait cherché à humilier devant un cercle entier d'auditeurs. Ce n'était pas le tout encore que ma nomination, car une circonstance particulière en rehaussait considérablement le prix. En effet, M. de Gallard[203], gouverneur du Collège de Marine, qui était alors l'école spéciale pour notre arme, était député; ainsi, durant le temps des sessions qui duraient au moins six mois, durant celui d'un congé de deux mois qu'il prenait ensuite, pour aller visiter une terre en Gascogne, j'allais me trouver presque sans interruption, gouverneur par intérim, et c'est ce qui avait rendu M. de Chabrol si circonspect dans le choix qu'il voulait faire. Il fut, le lendemain, plus aimable encore que la veille en me donnant ces détails, et je pris congé de lui après avoir pris ses instructions particulières, plus touché, s'il est possible, de son inépuisable affabilité, que flatté du poste que je devais à sa volonté, ainsi qu'à l'amicale intervention de Fleuriau. L'impression de mes Séances nautiques était alors en assez bon train pour que je pusse bientôt quitter Paris. Ma femme qui était ravie de ces bonnes nouvelles dont je l'avais instruite par écrit, se fit une fête d'aller habiter Angoulême; je préparai tout pour son départ de Rochefort d'où je m'en allai, seul, car la rentrée des classes me pressait; mais vous ne tardâtes pas à venir me joindre et nous nous installâmes parfaitement.
Tu avais huit ans à cette époque, et ta mémoire doit facilement te rappeler soit sur cet événement de famille, soit la plupart de ceux qui l'ont suivi; j'aurai donc, par la suite, moins de détails à te donner. Il ne me restera plus guère à te parler que de M. de Bonnefoux, mais je m'y suis préparé: ce qui le concerne est pour ainsi dire achevé, et ce ne sera ni sans plaisir pour moi, ni sans utilité pour toi, ni sans juste orgueil de parenté pour nous deux que je te communiquerai les pages où sont consignées la vie et les actions d'un des plus beaux modèles d'hommes qui aient jamais existé.
LIVRE V
MA CARRIÈRE À PARTIR DE MA NOMINATION AU COLLÈGE DE MARINE
CHAPITRE PREMIER
Sommaire:—Plan de conduite que je me trace.—La ville d'Angoulême.—Une École de Marine dans l'intérieur des terres.—Plaisanteries faciles.—Services considérables rendus par l'École d'Angoulême.—S'il fallait dire toute ma pensée, je donnerais la préférence au système d'une école à terre.—En 1827, M. de Clermont-Tonnerre, alors ministre de la Guerre, au cours d'une inspection générale des places fortes, visite le Collège de Marine.—En l'absence de M. de Gallard, je suis gouverneur par intérim et je le reçois.—Le prince de Clermont-Tonnerre, père du ministre, qui voyage avec lui, me dit que son premier colonel a été un Bonnefoux.—Il fait, à son retour à Paris, obtenir à mon fils une demi-bourse au Prytanée de la Flèche.—En 1827 je demande un congé pour Paris.—Promesses que m'avait faites M. de Chabrol en 1824; sa fidélité à ses engagements.—Bienveillance qu'il me montre.—Ne trouvant personne pour me remplacer il fait assimiler au service de mer mon service au Collège de Marine.—Je retourne à Angoulême.—Le ministère dont faisait partie M. de Chabrol est renversé.—Le nouveau ministère décide la création d'une École navale en rade de Brest.—Il supprime le Collège de Marine d'Angoulême, et laisse seulement s'achever l'année scolaire 1828-1829.—Je reçois un ordre de commandement pour l'Écho.—Au moment où je franchissais les portes du collège pour me rendre à Toulon un ordre ministériel me prescrit de rester.—Projet d'École préparatoire pour la Marine, analogue au Collège de la Flèche. On m'en destine le commandement. M. de Gallard intervient et se le fait attribuer.—Ordre de me rendre à Paris.—Offre du poste de gouverneur du Sénégal, que je refuse.—Le commandant de l'École navale de Brest.—Promesse de me nommer dans un an capitaine de vaisseau.—Le directeur du personnel me presse de servir en attendant comme commandant en second de l'École navale.—Je ne puis accepter cette position secondaire après avoir été de fait, pendant cinq ans, chef du Collège de Marine.
Je ne pouvais penser à arriver à Angoulême sans avoir réfléchi sur mes nouvelles fonctions, sans m'être fait un plan de conduite. J'avais cru reconnaître qu'il devait exister deux hommes en moi: le délégué du Gouvernement et le représentant des familles. Ainsi, dans le premier cas, et lorsque je paraissais sous un jour officiel, ce devait être le règlement à la main; partout ailleurs, il me semblait convenable que ce ne fut qu'avec des paroles d'encouragement et de bonté. Je reconnaissais, surtout, qu'il me faudrait un calme à toute épreuve, une patience imperturbable, une persévérance que rien ne pourrait lasser; de la sévérité, parfois, mais beaucoup de formes et d'équité; jamais une parole irritante; le plus tôt possible, une connaissance approfondie de tous les noms, de toutes les familles, de la capacité, du caractère de chacun, et, surtout, point de système particulier; car si le proverbe marin «selon le vent, la voile» est vrai, c'est spécialement avec la jeunesse qui est si mobile et si impressionnable.
Je me proposai d'avoir, de temps en temps, de l'indulgence, mais comme moyen de ramener au bien, ou seulement dans les occasions où elle ne pourrait pas être taxée de faiblesse; ainsi quand j'avais à punir, c'était avec impassibilité, et parce que mon devoir m'y obligeait; et quand j'avais à récompenser, c'était le plaisir dans toute ma contenance, et parce que mon cœur m'y portait. Peu de propos m'ont plus flatté que ces mots adressés par le maître d'équipage, Bartucci, à quelques élèves qui lui avaient fait une espièglerie: «Laissez faire, mes amis, le commandant vous attrapera sans courir.»
Je tenais beaucoup à ce qu'ils me vissent chez moi, quand ils avaient à se présenter dans mon cabinet, toujours laborieux ou utilement occupé, car il est bon de prêcher d'exemple et l'on peut bien certainement dire de l'esprit de l'homme: sequitur facilius quam ducitur. Enfin, je pensais qu'il fallait m'appliquer à résumer en moi les qualités souvent opposées, et qui sont si nettement exprimées par ce vers de Voltaire, empreint du caractère d'une impérissable vérité:
Qui n'est que juste est dur; qui n'est que sage est triste.
Tel est le fond du plan que je me fis, que j'ai suivi sans déviation et à l'aide duquel, à une époque où il y avait, dit-on, tant de turbulence parmi les jeunes gens, en général, je n'ai remarqué parmi ceux qui se sont trouvés sous ma direction, qu'application et docilité.
Te dirai-je, à ce sujet, ce qui vient d'avoir lieu ici, à l'époque de l'arrivée de ta mère et de ta sœur à Brest. Le commandant en second était malade à terre; pendant trois jours, je fus obligé de laisser la direction du service, pour aller installer ces dames, au plus ancien lieutenant de vaisseau. Le commandant en second s'en trouvait fort préoccupé, les élèves le surent; ils lui écrivirent aussitôt, ainsi qu'à moi, qu'il suffisait qu'ils connussent notre position pour nous assurer que jamais la règle ne serait mieux observée; et qui proposa cette lettre? de grands et robustes jeunes gens que les notes écrites, qui m'avaient été laissées, qualifiaient d'ingouvernables, de très dangereux, et qui sont, actuellement, sur le point de sortir de l'École d'une manière fort distinguée. Je sais pourtant que, en ceci, les succès passés ne garantissent pas la réussite à venir; toutefois, il ne dépendra pas de moi que, jusqu'au bout, je ne remplisse ma tâche avec honneur.
Ce fut un temps bien doux que celui que nous passâmes à Angoulême, ville d'urbanité, de bienveillance, où nous fûmes adoptés comme si nous avions été élevés dans son sein, et dans laquelle je n'étais pas tellement captivé par mon service que, pendant les quatre mois que le gouverneur résidait à l'école, je ne pusse tous les ans, jouir d'un congé de deux à trois mois. C'est pendant ces congés que, successivement, nous visitâmes Bordeaux, Marmande, Béziers et Rochefort.
Comme établissement utile, beaucoup de choses ont été dites sur la situation d'une École de Marine dans l'intérieur des terres; mais ses détracteurs, tout en convenant qu'on y enseignait bien la théorie du métier, taisaient, avec soin, que les élèves, avant de jouir de l'exercice de leur grade, avaient, en sortant d'Angoulême, un an de pratique à acquérir, en mer, sur une corvette d'instruction. Me trouvant, aujourd'hui, à la tête de l'École, qui a été substituée au Collège de Marine, et dans laquelle l'enseignement théorique marche de front avec la pratique, sur rade, je dois être compétent dans la question. Je pense donc, la main sur la conscience, que les deux régimes me semblent avoir une somme à peu près égale d'avantages ainsi que d'inconvénients. L'expérience, au surplus, est là pour démontrer que la plupart des élèves provenant d'Angoulême sont devenus des officiers qui peuvent rivaliser de talents avec tous ceux à qui on voudra les comparer; aussi, s'il fallait dire le fond de ma pensée, je donnerais la préférence au système d'une École à terre qui, d'ailleurs, est beaucoup plus économique pour l'État.
En quittant le ministère de la Marine, M. de Clermont-Tonnerre avait reçu le portefeuille de la Guerre. En 1827, il jugea convenable de faire l'inspection générale des places fortes de nos frontières; son retour s'effectua par Angoulême, où il s'arrêta pour visiter une poudrerie qu'on venait d'y établir sur de nouveaux procédés, ainsi que la fonderie de canons de Ruelle, très voisine d'Angoulême, et le Collège de Marine où je lui rendis les honneurs de son rang. Il savait, sans doute, que M. de Gallard était absent, et que j'étais alors gouverneur par intérim; sans doute aussi, il se souvenait de l'épisode à la suite du dîner où il m'avait invité, en 1824; car sans me le rappeler précisément, et ni lui, ni moi, ne le devions, il me combla de paroles gracieuses et me donna les marques du plus affectueux intérêt. Il voyageait avec le prince de Clermont-Tonnerre, son père, qui, m'entendant nommer, me dit que son premier colonel avait été un Bonnefoux, et qui, te voyant, désira que tu entrasses à la Flèche avec une demi-bourse qu'il te fit accorder, lors de son retour à Paris, en se fondant sur les services de ma famille et sur le manque de fortune privée de ta mère et de moi. Tu vois que cette visite dut être bien satisfaisante pour moi, qui éprouvai, il faut le dire, plus que de la joie à montrer au ministre, un aussi bel établissement, prospérant par le concours des soins de l'officier que lui-même avait auparavant exclu d'une promotion où tout semblait l'appeler.
M. de Chabrol, lorsqu'il m'avait annoncé la signature de l'ordonnance qui me nommait sous-gouverneur, avait eu la bonté de me dire plusieurs choses extrêmement obligeantes, dont pas une ne devait sortir de ma mémoire. Je dois mettre en première ligne l'espoir que je tenais de lui de mon avancement, qu'il voulait rendre aussi prompt que possible pour me dédommager des lenteurs, dont il savait, par Fleuriau, que ma carrière avait été entravée. «Revenez me voir dans trois ans», m'avait-il dit, «je vous mettrai en évidence sur un beau bâtiment, et dès que vous aurez rempli les conditions qui sont imposées par l'ordonnance, vous n'attendrez pas longtemps le grade de capitaine de vaisseau.»
Au bout de trois ans (en 1827), je me présentai ponctuellement à lui. J'avais su par le directeur du personnel, chez qui j'étais allé avant de songer à paraître devant M. de Chabrol, que lorsque j'avais fait la demande d'un congé pour Paris, l'exact et scrupuleux ministre lui avait ordonné de me réserver la Bayadère qui était destinée à naviguer sur la mer Méditerranée pour y servir de corvette d'instruction aux élèves, dont la sortie d'Angoulême allait avoir lieu; mais que quand il avait été question d'effectuer mon remplacement, les officiers sur lesquels le choix aurait pu tomber étaient absents, et que M. de Chabrol avait été forcé de changer d'avis. Il me fit, en effet, prier, lorsqu'il me sut arrivé, de passer dans son cabinet, et après m'avoir dit, lui-même, que je ne commanderais pas la Bayadère et qu'il allait m'ordonner de continuer mes fonctions de sous-gouverneur, il s'exprima ainsi: «Je suis trop juste, cependant, pour vous imposer une obligation qui vous serait préjudiciable; il existe une ordonnance par laquelle le service des gouverneurs des Colonies est assimilé au service de mer; le vôtre, et pour vous seul, au Collège de Marine, vient d'être rangé dans la même catégorie, ainsi votre avancement n'en souffrira pas; soyez-en bien persuadé.»
Ma position nouvelle fut notifiée dans les bureaux et à Angoulême, où je retournai le cœur pénétré d'un nouveau respect pour le ministre qui savait si bien allier la justice, la probité aux exigences du service, et qui, plus tard, comme homme d'État, dans une circonstance des plus imposantes dont j'aurai l'occasion de parler, prouva qu'en politique comme partout, la fidélité aux engagements pris constitue le plus utile aussi bien que le plus noble des conseillers.
Lorsque, en 1806, je revenais de l'Inde, avec les espérances les plus fondées d'être nommé lieutenant de vaisseau pendant cette même année, la méprise ainsi que les irrésolutions de l'amiral Linois causèrent une captivité qui retarda cet avancement de cinq ans. Lorsque, ensuite, le voyage du duc d'Angoulême dans les ports de l'Océan eut amené une circonstance qui devait me faire nommer capitaine de frégate en 1815, l'arrivée de l'Empereur et les suites qui en découlèrent retardèrent cet autre avancement de neuf nouvelles années. En 1828, enfin, tout me disait que j'aurais dû être capitaine de vaisseau, mais d'autres événements supérieurs entravèrent cette nomination qui n'a eu lieu que sept ans après. De compte fait, voilà donc vingt et un ans bien réels, perdus, en quelque sorte, dans ma carrière, et dont quelques-uns de mes camarades plus favorisés ont eu l'heureuse chance de pouvoir tirer parti dans la leur.
Mais pourquoi se comparer aux plus favorisés? pourquoi ne pas jeter les yeux du côté opposé, pourquoi, par exemple, ne pas penser aux centaines d'amis ou d'officiers, victimes des réactions ou des révolutions politiques? pourquoi, surtout, ne pas me féliciter de n'avoir pas partagé la triste destinée des Augier, des Verbois, des Delaporte, des Céré, et autres si cruellement moissonnés à la fleur de leur âge; et, en somme, n'est-ce pas, après tout, un bonheur assez grand que d'être arrivé au point où je suis, avec l'estime générale, sans exciter l'envie, à l'abri des reproches, exempt d'infirmités, et n'ayant éprouvé aucun de ces revers ou de ces malheurs qui empoisonnent toute une existence: Segnius homines bona, quam mala sentire.
Au moment où les bienveillantes intentions que M. de Chabrol avait bien voulu me manifester allaient se réaliser, un revirement de politique vint renverser le cabinet dont ce ministre faisait partie: alors, non seulement, il ne fut plus question de donner des marques de satisfaction aux chefs ou employés du Collège de Marine; mais la suppression de cet établissement fut méditée, la création de l'École Navale en rade de Brest fut effectuée, et l'on ne voulut accorder que le temps nécessaire pour laisser achever, aux élèves du Collège, les études commencées pendant l'année, et pour nous donner des destinations ou des retraites.
En ce qui me concernait, je reçus un ordre de commandement pour l'Écho qui venait de forcer très glorieusement le golfe de Lépante, et dont le capitaine, promu au grade de capitaine de vaisseau après ce beau fait d'armes, devait, à son retour en France, quitter son bâtiment pour obtenir une position correspondant à son nouveau grade.
Toutefois, mes paquets étaient faits, et j'étais prêt à partir à la première annonce de l'arrivée de l'Écho à Toulon; mais, ce n'était pas sans me trouver froissé de n'être pas avancé d'un pas de plus que lorsque, deux ans auparavant, j'avais été désigné pour commander la Bayadère. Enfin, le jour de quitter Angoulême parut, et je franchissais les portes du Collège, quand une dépêche ministérielle vint me prescrire de rester.
Le lendemain, une lettre officieuse d'un ami, que j'avais dans les bureaux, m'apprit qu'il était décidé que l'établissement d'Angoulême serait érigé en École préparatoire, comme La Flèche l'est pour Saint-Cyr; et que le ministre, ayant l'intention de m'en donner le commandement, m'avait, pour cet objet, dépossédé de l'Écho; l'Ordonnance était, disait-on, à la signature du roi.
Il n'en fut, cependant, pas ainsi, car le gouverneur qui se trouvait à Paris, apprit aussi cette nouvelle, réclama ce commandement qu'on n'avait nullement cru pouvoir lui convenir, tant il le faisait descendre en rang aussi bien qu'en émoluments, et il l'obtint.
J'avoue que j'étais fort peu satisfait, et que mes idées de retraite, revinrent, dans mon esprit, dominantes et fondées; mais, d'un côté, j'avais près de six ans de grade de capitaine de frégate, et, à cette époque, après dix ans, l'on avait droit à la pension de retraite et au rang honorifique du grade supérieur: de l'autre, le ministre m'appelait en termes très obligeants pour me proposer un poste de confiance. Je résolus donc de suspendre mes projets de retraite jusqu'à ce que j'eusse connu quelles étaient les vues que l'on avait sur moi, quitte à mettre ces projets à exécution, si l'on m'imposait des obligations qui ne pussent pas cadrer avec le dessein bien arrêté de n'achever mes dix ans que tout à fait selon ma convenance.