MÉMOIRES
DU
BARON DE BONNEFOUX
LIVRE PREMIER
MON ENFANCE
CHAPITRE PREMIER
Sommaire: La famille de Bonnefoux.—Histoire du chevalier de Beauregard, mon père.—Son entrée au service, ses duels, son voyage au Maroc.—Ses dettes, le régiment de Vermandois.—Le régiment de Vermandois aux Antilles; Mme Anfoux et ses liqueurs.—Rappel en France.—Garnisons de Metz et de Béziers.—L'esplanade de Béziers, mariage du chevalier de Beauregard; ses enfants.
Mon cher fils, quoique mon père fût âgé de quarante-sept ans lorsque je vins au monde, il avait encore son père, qui ne mourut que quelques années plus tard; et je me souviens toujours très bien de mon aïeul, ancien militaire, dont la vigueur d'esprit et de corps se conserva d'une manière remarquable jusqu'à l'âge de quatre-vingt-dix ans. Chef d'une nombreuse famille, il fit choix de la profession des armes pour ses trois fils, et, avec beaucoup d'économie, il parvint à doter ses filles et à les marier. L'aîné de ses fils se maria jeune; il quitta le service lorsqu'il eut obtenu la croix de Saint-Louis, récompense qu'ambitionnaient avec ardeur les anciens gentilshommes. Il quitta alors l'épée pour la charrue, vint auprès de son père, l'aida dans les travaux agricoles auxquels il se livrait depuis sa retraite, et, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-trois ans, où il mourut, il n'eut d'autres pensées que l'amélioration de ses champs et l'éducation de quatre garçons et de deux filles. L'aînée des deux filles, Mme de Réau, fut une très aimable et très jolie femme dont le fils unique, aujourd'hui[8] capitaine d'infanterie, épousa, il y a quelques années, Mlle Caroline de Bergevin, fille d'un commissaire général de la Marine à Bordeaux[9]. Mme de Cazenove de Pradines est la sœur de Mme de Réau; c'est une femme vraiment supérieure; ses vertus, sa bonté sont, depuis cinquante ans, passées en proverbe; il suffit de la voir pour l'aimer, de la connaître une heure pour ne jamais l'oublier. Elle a aussi un fils unique dont elle ne s'est séparée que pour son éducation qui se fit au collège de Vendôme. Ce fils, actuellement âgé d'une quarantaine d'années, a été maire et sous-préfet. La vie littéraire, l'administration de ses biens lui plaisent par dessus tout, et, à ces goûts, il a joyeusement sacrifié ses places, sa position et les espérances qu'il pouvait en concevoir. Marié à une de nos cousines, Rose, dernier rejeton de onze Bonnefoux d'Agen, nos parents, qui étaient aussi une famille de militaires, il a deux aimables petites filles[10].
Quant aux quatre frères de ces deux dames, l'aîné et les deux plus jeunes étaient officiers d'infanterie lorsque la Révolution éclata; ils crurent devoir émigrer.
L'un d'eux fut atteint d'une balle dans une des batailles de ces temps douloureux.
Lors de l'amnistie, l'aîné revint donc seul avec le plus jeune. Ce dernier vit encore, et il est connu sous le nom de Saint-Laurent[11]; il se fait chérir dans sa ville natale[12] par la douceur, l'obligeance de son caractère, et par le souvenir des embellissements dont il faisait sa principale occupation, lorsqu'il y était adjoint à la mairie.
L'aîné s'était marié, et avait eu deux enfants, Mme de Castillon, femme fort agréable domiciliée à Mézin, qui a un fils nommé Albert: et Casimir de Bonnefoux dont la fin tragique[13] a sans doute hâté la mort de son malheureux père; la mère de ces deux enfants, née Mlle de Goyon, n'existe plus depuis longtemps.
Il reste à te parler de celui des quatre frères qui n'émigra pas[14]; mais je dois aujourd'hui me borner à te dire que c'est celui qui est devenu préfet maritime et sur le compte duquel je t'ai promis plus de quelques lignes[15].
Je t'ai dit que mon aïeul avait trois fils; je viens de t'entretenir de l'aîné et de ses descendants; je n'ai donc plus qu'à te parler des deux autres, et je commencerai par le plus jeune, car j'ai seulement à t'apprendre qu'il mourut à l'île de Bourbon où il était officier dans un régiment, et sans avoir été marié. L'autre était mon père, plus particulièrement connu sous le nom de Chevalier de Beauregard, qui était celui d'une portion de la propriété de mon aïeul, dans les environs de la ville de Marmande, berceau de la famille[16].
C'était, alors, l'usage de distinguer ainsi les branches; c'est même ainsi que les enfants du frère de mon aïeul reçurent dans l'Agenais le surnom de Bonneval. Quatre officiers de ce nom, dont trois émigrèrent aussi, et sur lesquels deux vivent encore, fixèrent longtemps l'attention de la province par la hauteur de leur taille, la beauté de leur personne, l'élégance de leurs manières et surtout par leur bonté.
Mon père naquit en 1735. Son éducation première se fit à la campagne où il se forma une santé robuste; sa taille s'y développa avec avantage; il y devint chasseur adroit, infatigable; il prit part aux travaux des champs; et, lorsque l'on pensa à le faire décorer d'une épaulette, on le prépara à paraître dans son régiment par quelques mois de séjour à Marmande, où de tout temps on a remarqué une société de bon ton, vive, spirituelle, et d'excellente école pour un jeune homme[17].
Mon père savait lire, écrire, compter, quand il lui fut permis de résider à Marmande; son instruction ne fut pas ce qui l'occupa le plus; aussi n'y gagna-t-elle pas beaucoup; d'ailleurs les moyens manquaient dans cette petite ville; mais il y acquit un vernis suffisant de bonne compagnie, une manière agréable de se présenter, de s'énoncer, et, quand il parut dans son corps, le chevalier de Beauregard, doué de la plus noble expression de figure qui fût jamais, ayant des traits fort beaux, une tournure élégante, une taille remarquable, un esprit aimable, fut accueilli avec enthousiasme.
La bataille de Fontenoy avait eu lieu en 1745; la paix l'avait suivie d'assez près; c'est donc quelque temps avant la guerre de 1756 à 1763, appelée la guerre de Sept Ans, que mon père entra au service. Il fallait alors au régiment se faire remarquer par quelque duel, hélas! le nouvel officier ne s'en acquitta que trop bien; par suite d'une querelle frivole, il tua le chevalier d'Espagnac d'un coup d'épée, se sauva en Espagne; mais ayant su qu'il était grâcié (car il y avait de très sévères lois sur le duel), il revint en France, se promit de ne se battre dorénavant, en combat singulier, qu'à la dernière extrémité, alla faire un plus digne usage de son bras contre les ennemis de la patrie, et s'attira, sur le champ de bataille, l'estime, l'amitié, la confiance de ses compagnons d'armes et de ses chefs.
Mon père avait vingt-huit ans quand il fut rendu aux plaisirs de la paix et des garnisons; vingt-huit ans et un beau physique, une épaulette et des succès à la guerre, un esprit enjoué et un courage éprouvé contre les mauvais plaisants; un nom connu, et qu'il retrouvait dans beaucoup de régiments. Que d'avantages! quelle perspective de plaisirs!
Après avoir parcouru l'Allemagne en militaire, il eut l'occasion de voir l'Afrique et la cour du roi de Maroc, où il fut envoyé comme gentilhomme d'ambassade. Le fils du roi trouvait fort agréables la compagnie et les vins de ces Messieurs; il se grisait devant eux, et mettait, par voie d'amusement ou peut-être par une curieuse instigation, le feu au sérail de son père. Un jour, courant au grand galop avec ces étourdis, il leur annonça un bon tour d'équitation, et, se précipitant vers un Turc qu'il apercevait à une grande distance, il lui fit voler la tête à dix pas d'un coup de cimeterre. On ne voit pas trop comment auraient fini ces extravagances, si l'ambassade n'avait repris le chemin de la France; il en resta, à mon père, un fonds inépuisable d'histoires qui, avec les merveilles de mécanique de M. de Vaujuas, un de ses camarades, et les essais malencontreux dans l'art de voler dans les airs d'un autre officier, M. Regnier de Goué, oncle de M. Calluaud[18], ont longtemps charmé les veillées du foyer domestique, et nous rendaient tous aussi curieux qu'attentifs. Il est pourtant juste de ne pas aller plus loin sans dire que la décollation du Turc fut sévèrement blâmée par les jeunes officiers français, et qu'ils ne consentirent à lier de nouvelles parties avec leur barbare compagnon de plaisir que sous promesse qu'il respecterait la vie des hommes.
Dans les garnisons où mon père se trouva après son voyage d'Afrique, la chasse occupa une partie de ses loisirs; mais on ne peut pas toujours chasser, et ce fut ce malheureux jeu qui vint en combler l'autre partie. Il gagna, il perdit, il fit des dettes, il se libéra; il ruina son colonel dans une nuit; à son tour il fut ruiné, il emprunta, il rendit; il acheta des bijoux, des chevaux, il les vendit... Cependant il faut observer que jamais il ne quittait une ville, sans être obligé d'avoir recours à son père qui, d'abord, paya, en l'avertissant toutefois que ces sommes seraient portées en décompte de ses droits à sa légitime ou portion de succession[19], et qui bientôt déclara qu'il ne paierait plus.
Cette détermination sévère mais juste fit naître quelques moments de repentir, pendant lesquels, pour chercher à couper le mal dans sa racine, le chevalier de Beauregard résolut de passer dans les colonies, croyant fuir ainsi les occasions que la société d'alors ne lui présentait que trop souvent en France.
Il s'était fait des connaissances distinguées; il obtint donc d'y être promptement envoyé avec le régiment de Vermandois[20], et profitant, en même temps, du crédit de ses amis, il pensa qu'il se rendrait agréable à sa famille, en allant prendre congé d'elle avec un brevet d'admission gratuite du jeune chevalier de Bonnefoux[21], second fils de son frère aîné, dans une école d'où il sortirait pour entrer dans la Marine. Ce plan réussit à merveille; le joueur fut oublié; on ne vit plus que le fils revenu de ses erreurs, que le parent affectueux, que l'officier qui s'expatriait! la visite fut douce pour tous, et mon père quitta la maison paternelle, éprouvant et laissant les plus vives émotions.
Suivant son usage cependant de mêler l'extraordinaire ou l'éclat à toutes ses actions, il ne voulut partir que soixante heures précises avant l'instant où on lui avait mandé que son régiment, alors à Brest, se rendrait à bord[22]. En conséquence, un cheval de poste se trouva à sa porte; et, la montre à la main, il exécuta son projet et partit de Marmande en courrier. Un petit retard, qu'on lui fit éprouver à un relais où les chevaux étaient tous employés au dehors, fut sur le point de lui faire manquer son bâtiment; toutefois il arriva à temps; heureusement que ses camarades avaient pourvu, pour lui, à ces mille petits détails que nécessite un embarquement.
C'est aux Antilles que le régiment de Vermandois allait tenir garnison. La traversée ne présenta aucun incident remarquable; on fit bonne chère à bord; on y trouva des officiers de marine, qui sympathisèrent de jeunesse, de gaieté, avec les passagers; on y joua même un peu; mais tout se passa très bien. Une naïveté d'un camarade de mon père amusa surtout beaucoup ces Messieurs: ce pauvre jeune homme était horriblement malade du mal de mer; il eut la maladresse de céder à un perfide conseil, et il écrivit au commandant «qu'il le priait en grâce d'arrêter le bâtiment (qui faisait grand sillage vent arrière) ne fut-ce que pour quelques minutes». Il paraît que le commandant entendit fort bien la plaisanterie, car il répondit immédiatement au bas de la lettre: «Pas possible, Monsieur, nous sommes à la descente.» Mon père racontait ses histoires avec une grâce parfaite; il les embellissait de traits piquants, de détails scientifiques; il en était de même de ses lettres: le fond n'y était pas, l'orthographe non plus; mais telle est l'influence de l'habitude de la bonne compagnie, que ceux qui entendaient ses paroles ou son style, auraient supposé un homme d'une éducation littéraire soignée. On a souvent dit que Mme de Sévigné n'écrivait pas correctement, et l'exemple de mon père me fait pencher à trouver ce fait possible.
L'intention de se soustraire aux occasions de jouer en allant aux colonies était, sans doute, très bonne; mais c'était vraiment tomber de Charybde en Scylla. Les Antilles étaient alors dans leur plus beau temps; la ville du Cap-Français, à Saint-Domingue, celle du Fort-Royal de la Martinique, n'avaient point de rivales au monde pour l'opulence, le luxe, la magnificence. Comment le jeu, dont les chances irritantes conviennent si bien au caractère des créoles, ne s'y serait-il pas établi en souverain; comment, lorsqu'il se présentait sous les formes les plus séduisantes, mon père aurait-il résisté?
Le chevalier de Beauregard visita toutes les Antilles françaises; c'étaient donc, tous les jours, des dîners somptueux, des bals splendides, et des parties de vrai joueur. Une dame surtout, qui a rempli l'univers des produits d'une entreprise commerciale encore existante, Mme Anfoux, dont les liqueurs n'ont jamais été égalées, ne laissait jamais sortir les officiers qui allaient s'approvisionner chez elle, sans les faire participer à un repas exquis; et l'on passait de la table à la salle à manger à celle du Pharaon ou du Craëbs, qui étaient couvertes de quadruples, de moïdes[23], de louis d'or; à peine l'argent blanc osait-il s'y montrer!
Dans ces temps de préjugés sur la naissance, c'était déroger que d'accepter ainsi les invitations d'un chef de manufacture; mais, ici, l'usage avait fait loi, et le plaisir, joint un peu, je suppose, à la réputation de chance habituellement contraire de Mme Anfoux, en perpétuait l'usage.
J'en ai bu, dans mon enfance, de cette liqueur qui réveillait tous les jeunes souvenirs de mon père; et j'entendais toujours, en même temps, une historiette nouvelle sur la partie et sur ses phases diverses de tel jour ou sur le dîner qui l'avait précédée. Mon père aimait passionnément la bonne chère: c'était un travers du temps et un nouveau résultat de l'absence de goûts plus solides; il poussait celui-ci jusqu'à se mêler de cuisine, et il prétendait tenir de la meilleure source le secret de la combinaison de certains plats où vraiment il excellait. J'imagine qu'il avait principalement recueilli ces notions chez les Bénédictins du Fort-Royal, au couvent desquels il y avait table ouverte et jeu de trictrac; dans la description de ces dîners ou de ces parties, pas un mets, pas un convive, pas un joueur, pas un coup n'étaient oubliés; mille amusantes anecdotes s'y trouvaient groupées; il était vraiment facile d'y assister en idée, de s'en représenter la réalité.
Lorsque le chevalier de Beauregard fut rappelé en France[24], il est question de quatre cent mille francs qu'il avait conservés de ses gains au jeu, dans les colonies. Son régiment avait fait un long séjour dans ces pays; il y était même devenu si populaire que j'en ai retrouvé le nom dans quelques chansons de nègres, qui ont été chantées jusqu'à moi.
Revenir en France et avoir quatre cent mille francs, il y avait de quoi faire tourner la tête à bien des gens! Mon père fut de ce nombre, et comme il se rendait à la garnison de Metz, il ne crut pas pouvoir être digne de la société des dames chanoinesses de cette ville, où l'on retrouvait plusieurs habitudes des Antilles, sans s'annoncer par le fracas d'un équipage à la dernière mode et de tous les accessoires d'usage, comme domestiques, livrée, chevaux de main, toilette et habits fort riches, etc. Un petit nègre était même de la maison comme signe caractéristique de luxe et cachet de position. Toutefois tant de constance de la part de la fortune devait se démentir. Sans te raconter toutes les tribulations que le chevalier de Beauregard éprouva à Metz, il n'est que trop vrai qu'il perdit tout ce qu'il avait, et au delà, qu'il emprunta, que son père refusa de payer, qu'il fut emprisonné pour dettes, qu'il fut sur le point d'être destitué, enfin qu'il ne sortit de prison que parce que sa mère, en pleurs, parvint à fléchir son mari; mais plus de trente mille francs y passèrent, c'est-à-dire plus que sa légitime, en y comprenant les dettes précédemment acquittées.
Empressons-nous de jeter un voile sur cette période fatale; et, pour respirer plus à l'aise, reprenons mon père en garnison à Béziers, où il se rendit après avoir quitté Metz, songeant à se marier, et ayant fait le serment sur une parole d'honneur qu'il n'a jamais violée, de ne plus, à l'avenir, se livrer qu'à des jeux appelés de commerce; tels que piquet, reversis, boston, etc., et qu'à un taux de société.
L'époque où mon père quitta Metz est, à peu près, celle où éclata la guerre de l'Indépendance des États-Unis d'Amérique. À l'exception, toutefois, d'un très petit corps d'armée qui y fut envoyé sous les ordres du comte de Rochambeau, la France n'y prit part que comme puissance maritime.
Le régiment de Vermandois, où mon père était alors capitaine-commandant, continua donc, pendant cette période, à rester en garnison en France, et particulièrement dans le Midi.
Les parades ou revues de ce régiment étaient fort brillantes, à Béziers; elles se faisaient ou se passaient sur la vaste place de la Citadelle, d'où l'œil plane sur la verdoyante plaine de Saint-Pierre, et, par delà, va se perdre dans les flots azurés de la Méditerranée qui paraissent, eux-mêmes, bornés par un horizon à demi-teintes roses et bleues particulières à ces beaux climats. Deux balcons qui donnaient sur cette place appartenaient à M. Valadon[25], docteur-médecin formé à l'École de Montpellier, renommé pour son savoir, maître d'une jolie fortune, allié à plusieurs des meilleures familles du pays, telles que celles de Lirou, de Ginestet, et beau-frère de Bouillet[26] de l'Académie des Sciences de Berlin[27], qui était en même temps l'un de ces magistrats municipaux qu'en Languedoc on appelait encore consuls. M. Valadon avait deux filles que l'on voyait souvent, avec leurs jeunes amies, décorer ces balcons; l'aînée de ces demoiselles était une jolie brune, vive, piquante, mariée douze ou quinze ans après à M. d'Hémeric, retiré du service comme capitaine de cavalerie, et dont les saillies spirituelles ont, jusqu'à sa mort, attiré chez elle l'élite de la société. L'autre, moins jolie, peut-être, mais plus grande, plus belle femme, fut celle qui ne put voir, sans émotion, les grâces, la bonne mine du chevalier de Beauregard, âgé pourtant d'un peu plus de quarante ans, et qui devint ma mère.
Il était dit, cependant, que l'exaltation de ce brillant officier se manifesterait encore dans cette circonstance, où il faut tant de prudence et d'égards. M. Valadon, en père éclairé, avait pris des informations qui lui avaient fait connaître les fautes encore récentes du joueur, et il fit des objections bien naturelles, mais qui blessèrent vivement le chevalier de Beauregard. Quelques ménagements, un peu de temporisation, auraient tout aplani; loin de là, le prétendant abusa de l'ascendant qu'il avait sur un jeune cœur; il menaça de se tuer si l'objet de ses vœux ne consentait pas à un enlèvement, et il assigna une heure pour cet enlèvement, garantissant, au reste, que tout serait prêt pour un mariage en règle, à la première poste où on s'arrêterait. Mlle Valadon résistait; mais malheureusement le chevalier d'H..., l'un des camarades de mon père, était dans une position à peu près pareille; les deux jeunes personnes furent initiées au secret l'une de l'autre; on proposa de partir tous les quatre; et ces demoiselles, qui n'auraient pas accepté autrement, consentirent à un départ simultané.
Les torts furent grands de tous les côtés; mais, au moins, les paroles furent observées, les promesses tenues, les arrangements accomplis, et l'on s'était à peine aperçu du départ des fugitives qu'elles rentrèrent chez leurs pères, conduites par leurs maris, et implorant un pardon peu mérité. M. Valadon avait le cœur trop gros pour que la scène se passât sans orage; il parla longtemps avec amertume, et il termina, par les mots suivants, des apostrophes que des larmes et des sanglots avaient fréquemment interrompues: «Vous, Monsieur, pourquoi me demander ce qu'il n'est plus en mon pouvoir de refuser?
«Et vous, ma fille, vous avez, malgré moi, malgré vos devoirs, voulu vous lancer dans une sphère qui n'est ni la vôtre, ni la mienne; puissé-je me tromper; mais vous mourrez malheureuse!...» Hélas, il ne dit que trop vrai!
Ce mariage, dont les formes imprudentes sont judicieusement abolies par les stipulations de notre Code civil actuel, hâta peut-être la mort de mon grand-père, qui eut lieu peu de temps après; et l'on peut croire qu'alors il était encore sous l'influence des impressions fâcheuses qu'il en avait éprouvées, car il ne laissa à ma mère que la portion nommée légitime, résolution qu'il n'aurait pas prise, sans cela, on peut le présumer; quoique les usages du Languedoc fussent et soient toujours défavorables aux cadets.
Quatre enfants naquirent presque successivement de ce mariage, qui prospéra d'abord, comme on devait l'attendre de l'esprit d'ordre consommé de ma mère, de sa tendresse pour son mari, et du changement heureux qui s'opéra dans les habitudes de mon père. Il fut un excellent mari; et sa femme l'en récompensa par son dévouement, dévouement si passionné qu'il finit par lui coûter la vie à elle-même, comme tu le verras plus tard.
Ta tante Eugénie fut le premier de ces enfants; dès qu'elle fut d'âge à pouvoir profiter des leçons d'un pensionnat, on la plaça dans celui qui était alors connu très avantageusement dans toute la France sous le nom de couvent de Lévignac, près Toulouse. Quand elle en sortit, c'était une demoiselle d'une grande instruction, de manières très distinguées, d'une belle taille, et douée d'une figure où des yeux noirs veloutés faisaient une impression profonde, entourés qu'ils étaient d'une peau éblouissante de blancheur, de sourcils d'ébène, et de la chevelure la plus touffue. Le marquis de Lort, ancien chef d'escadre, lui fit une cour assidue; mais le joli, le loyal, l'agréable chevalier de Polhes, aujourd'hui baron de Maureilhan, revenait à vingt-cinq ans d'une émigration où il avait été entraîné à l'âge de quinze, et quoique dans une position bien inférieure à celle du marquis de Lort, sous le rapport de la fortune, sa demande de la main de ma sœur fut acceptée par elle, et tous les jours elle s'en applaudit.
Joséphine fut le second enfant de mon père. Celle-ci avait, sans mélange, tous les traits distinctifs des Bonnefoux; c'est-à-dire un teint ravissant, le nez aquilin, des yeux bleus d'une extrême douceur, quoique très vifs, et des cheveux d'un blond cendré charmant. Elle était remarquablement belle; mais sa beauté ne put la sauver du trépas; et à peine commençait-elle à frapper tous les regards qu'elle fut atteinte d'une maladie violente, et qu'elle y succomba.
Je naquis ensuite en 1782; j'avais tout au plus dix-huit mois, que la petite vérole fondit sur moi avec toute sa malignité. Les médecins me laissèrent pour mort; la garde-malade me jeta le linceul sur la tête; mais ma mère me découvrit vivement, et m'embrassa, m'étreignant avec tant de tendresse que j'en fus ranimé! Il ne m'est resté de cette affreuse maladie que quelques marques sur la figure; par compensation, peut-être, je n'ai pas eu, depuis lors, de maladie vraiment sérieuse. Quant à ma taille, elle est exactement devenue celle de mon père, cinq pieds cinq pouces.
Adélaïde, qui fut ma troisième sœur, mourut extrêmement jeune. Enfin, après une interruption assez longue, naquit ton oncle Laurent[28]; et, quatre ans après, c'est-à-dire en 1792, un sixième enfant, qui reçut le nom d'Aglaé, mais qui, comme Adélaïde, nous fut enlevée en bas âge.
CHAPITRE II
Sommaire: Mes premières années, le jardin de Valraz et son bassin.—Détachements du régiment de Vermandois en Corse, le chevalier de Beauregard à Ajaccio, ses relations avec la famille Bonaparte.—Voyage à Marmande.—M. de Campagnol, colonel de Napoléon.—Retour à Béziers.—La Fête du Chameau ou des Treilles.—L'École militaire de Pont-le-Voy.—Changement de son régime intérieur.—Renvoi des fils d'officiers.—À l'âge de onze ans et demi, je quitte Pont-le-Voy, vers la fin de 1793, pour me rendre à Béziers.—Rencontre du capitaine Desmarets.—Cincinnatus Bonnefoux.—Bordeaux et la guillotine.—Arrivée à Béziers.
Ma mère m'avait donné le jour; elle m'avait nourri de son lait; elle m'avait rendu la vie quand j'avais été abandonné, lors de ma petite vérole; j'eus ensuite le nez cassé dans une chute, et elle me prodigua les soins les plus touchants; une nouvelle chute que je fis, la bouche portant sur un verre cassé et ma bonne par-dessus moi faillit me rendre ce qu'on appelle bec-de-lièvre (Ne dirait-on pas qu'il y avait une conjuration générale contre ma pauvre figure?) et il fallut à cette digne mère un mois d'assiduités et de veilles pour m'empêcher de détruire l'effet des appareils que les chirurgiens avaient mis sur mes lèvres; cependant ce ne fut pas tout, sa tendresse eut à supporter une nouvelle épreuve, car elle avait encore une fois à me disputer à la mort et à remporter la victoire sur cette redoutable ennemie.
Nulle part plus que dans ma ville natale on n'aime les parties de campagne: une salade en est ordinairement le prétexte; mais chacun apporte son plat, et la collation y est fort agréable, fort abondante, surtout lorsque la réunion se compose de personnes possédant de l'aisance, gaies, aimables, et vivant sous un des plus riants climats de l'univers. De charmants jardins avoisinent la ville de Béziers; celui de Valraz avait alors la vogue. On venait d'y goûter. Les dames, les cavaliers, se promenaient sur la terrasse; les bonnes dansaient des rondes au dessous, et les enfants folâtraient alentour. Tout à coup je me sens poussé. Je recule de quelques pas; je rencontre un tertre d'un pied d'élévation; je tombe à la renverse, et il me reste encore, de cette scène, l'ineffaçable souvenir de la magnifique voûte azurée du ciel du Languedoc, que je n'avais jamais remarquée jusque-là, et qui se déroula tout entière à mes yeux; mais un froid glacial vint suspendre mon admiration, j'étais dans un bassin de six pieds de profondeur!... mes camarades, seuls, m'avaient vu tomber; stupéfaits, ils n'osaient proférer une parole, et les bonnes dansaient toujours, lorsqu'un cri perçant se fit entendre. Quel pouvait-il être, si ce n'est celui d'une mère dont l'œil vigilant ne découvre plus son fils, et qui, à l'embarras des autres enfants, devine l'affreuse vérité? S'élancer vers le bassin en faisant retentir l'air de ces mots déchirants: «Mon fils est noyé!» fut pour ma mère l'acte d'un instant; mais un officier du régiment de Médoc, qui était au bas de la terrasse, lui barra le passage, la saisit par la taille et l'arrêta. Cet officier apprit, à ses dépens, ce qu'il en coûte de lutter contre l'énergique passion de l'amour maternel; ses bas de soie furent mis en lambeaux, et ses jambes, en sang, par les hauts talons (alors à la mode) de sa prisonnière; ses mains, sa figure furent en vingt endroits égratignés jusqu'au vif; mais la belle taille qu'il tenait captive ne lui échappa point, et pendant ce temps un jardinier m'avait retiré du bassin et m'avait remis à mon père, qui, averti dans le salon d'où il n'était pas sorti après la collation, était accouru, et arriva pour me recevoir.
Trois fois j'avais reparu sur l'eau, et trois fois j'étais retombé au fond; la vie n'était plus en moi qu'à sa dernière période; aussi tous les soins du monde ne purent-ils la rappeler qu'après un quart d'heure de la mort la plus apparente. Tous avaient renoncé à me sauver; ma mère, seule, ne s'était pas découragée. Elle me serrait de ses bras caressants; elle me réchauffait de son corps, et sa bouche, collée sur la mienne, m'envoyait sa bienfaisante haleine, afin de rendre leur jeu à mes poumons affaissés. C'est dans cette position que je la vis lorsque mes yeux se rouvrirent. Mes mains se croisèrent autour de son cou, comme pour la remercier; elle fut attérrée de bonheur! Je n'avais pas quatre ans; mais cette scène pathétique est encore devant mes yeux, comme si elle était d'hier.
Promenant ensuite mes regards autour de moi, je vis, avec une sorte de terreur, quarante spectateurs immobiles; mais, tel est le caractère frivole de l'enfance qu'apercevant un grand feu devant la porte du salon et la jardinière y faisant chauffer pour moi une ample chemise rousse, en la tenant fermée au collet par ses mains, et la faisant tourner et gonfler vivement autour de la flamme, je partis d'un grand éclat de rire à ce spectacle inconnu...
Jusqu'alors il était resté quelque doute à ma mère sur mon salut; mais ce rire inattendu la rassura complètement.
Dès lors, n'ayant plus besoin de l'effort surnaturel de courage avec lequel elle avait surmonté de si pénibles émotions, elle céda à l'épuisement de ses forces, et elle s'évanouit. Son retour à la connaissance fut bien doux, car j'étais tout à fait remis, et elle put, à son aise, se livrer aux transports de sa joie.
La Corse avait été réunie à la France en 1769; quelques années après le mariage de mon père, le régiment de Vermandois avait été tenu d'y fournir un certain nombre d'hommes de garnison. C'était un pays quasi barbare, d'une population ingouvernable, couvert de forêts où abondaient des sangliers redoutables. Lorsque mon père était forcé de quitter Béziers, il n'était jamais plus heureux que lorsque c'était pour aller dans cette île, où son activité, son courage, son goût pour la chasse qui ne s'était pas affaibli, trouvaient des aliments réitérés. Il se plaisait à gravir les rochers, à explorer les bois, à réduire les insurgés, autant qu'à affronter les terribles sangliers, à la poursuite desquels il courut souvent des dangers plus menaçants que dans ses autres excursions où, cependant, il avait, une fois, été atteint d'un coup de fusil à la jambe gauche.
Toutefois Bastia et Ajaccio lui procuraient de temps en temps d'agréables moments de repos ou de distraction. Ce fut à Ajaccio qu'il vit briller Mme Lætitia Bonaparte, alors dans la fleur de l'âge, et qui faisait l'ornement de la société qu'on trouvait réunie chez le gouverneur de l'île, M. le comte de Marbeuf. Elle était mère de huit enfants, et lorsque mon père leur adressait de ces paroles aimables qui sortaient si gracieusement de sa bouche, il était loin de prévoir les hautes destinées de cette famille. Mme Lætitia, encore vivante, n'a perdu qu'un de ses enfants: Napoléon, son second fils.
Mon père avait, en outre, quelques congés pour revenir à Béziers. C'étaient alors des moments charmants. Ma mère quittait la réclusion où, pendant l'absence de son mari, elle se condamnait sévèrement, afin de s'occuper, sans partage, des détails de sa maison; nous n'entendions plus parler que de fêtes ou de parties, et, une fois entre autres, nous exécutâmes celle d'aller à Marmande, voir mon respectable aïeul et les diverses personnes de la famille dont il était le chef.
Nous traversâmes le Languedoc sur le bateau de poste du canal du Midi; il s'y trouvait, à l'aller comme au retour, des officiers, des dames, des enfants, qui me parurent d'une grande amabilité; j'en ai conservé les souvenirs les plus agréables.
Arrivés à Marmande, non seulement nous visitâmes la famille qui, alors, s'y trouvant presque au grand complet, nous présenta une réunion de jeunes et brillants officiers, de charmantes filles, leurs sœurs ou leurs cousines, mais encore nous visitâmes tous les lieux des environs où se trouvait quelque Bonnefoux; nous allâmes même jusqu'en Périgord; et, dans nos tournées, nous eûmes l'occasion de voir un de nos parents, M. de Campagnol. Il était officier supérieur d'artillerie, et, depuis, il devint le colonel d'un régiment dans lequel servait Napoléon[29].
Ma mère fut accueillie comme devait l'être une dame de son mérite. Quant à moi, je gagnai complètement les bonnes grâces de mon aïeul, et celles du chevalier de Bonnefoux, qui servait dans la marine. Mon aïeul avait, sur la cheminée de sa chambre, un petit soldat en ivoire auquel il tenait beaucoup et dont il arriva que j'eus grande envie. Il me le donna avant notre départ; mais il fit la remarque qu'il avait été vaincu par ma persévérance et par l'adresse avec laquelle j'avais fait changer ses dispositions, qui n'étaient nullement de me faire ce cadeau, dont j'étais si fier.
Ce que mon aïeul avait la bonté d'appeler de la persévérance était souvent de l'entêtement, défaut très grand, que, dans mon enfance, j'ai, quelquefois, poussé jusqu'à l'excès, qui a fait verser bien des larmes à ma mère, mais que mon père traitait avec beaucoup de discernement, quoiqu'il y mît une juste sévérité. Notre retour à Béziers fut marqué par la célébration d'une fête locale, qui porte le caractère, ainsi qu'on le remarque assez souvent dans le Midi, soit des rites du paganisme, soit de quelque fait historique important. Quoi qu'il en soit, cette fête a beaucoup d'éclat. Le jour qu'on lui assigne est celui de l'Ascension, c'est-à-dire l'époque la plus riante de l'année, dans un climat qui, lui-même, est d'une grande beauté; mais on ne la célèbre pas tous les ans; il faut de la joie dans les esprits, qui se rattache à quelque événement remarquable, et elle entraîne à de fortes dépenses; ainsi, depuis lors, on ne l'a guère plus revue qu'à la paix de 1802 et à celle de 1814[30]; on l'appelle «Fête du Chameau» ou plus agréablement «Fête des Treilles».
Il paraît que lorsque les Maures pénétrèrent en France, d'où ils furent chassés à jamais par la valeur de Charles-Martel, ils éprouvèrent à Béziers une résistance à laquelle ils ne s'attendaient pas. Un guerrier de cette ville, nommé Pépézuk[31], les attaqua dans la rue Française où ils étaient déjà entrés, en fit un grand carnage et les repoussa hors la ville. On voit encore, au lieu même de cette rue où Pépézuk arrêta les ennemis, la statue de ce guerrier, en marbre, scellée dans une encoignure, mais dégradée, mutilée par le temps, et réduite à une masse informe. C'est l'anniversaire de cet exploit que l'on célèbre encore en ce pays.
Un chameau gigantesque, en bois recouvert d'étoffes[32], sort de la mairie, logeant dans ses flancs des hommes qui profitent des stations pour lui faire jeter des gorgées de dragées et de bonbons; il précède une charrette traînée par cent mules harnachées avec luxe, et la charrette porte cinquante couples de jeunes gens, de jeunes filles, ornés de vêtements blancs, de bouquets, de rubans roses, et que la ville marie ce jour-là et dote en partie. Ce sont les principaux acteurs de la fête; ils tiennent chacun, dans chaque main, un cerceau garni de pampres, de feuilles et de rubans[33]; l'autre bout du cerceau est pris par le vis-à-vis, qui est toujours d'un sexe différent, et quand ils arrivent sur les places ou sur les promenades, nos mariés, animés par une excellente musique, et en chantant l'air délicieux des Treilles, exécutent des danses charmantes, et font, sous leurs cerceaux, mille figures, mille passes ravissantes.
Les autorités, les notables assistent au cortège en grande cérémonie; chaque habitant fait une vaste provision de bonbons, et quand le signal est donné, on se sert de ces bonbons comme de projectiles, et la guerre commence. Malheur au propriétaire qui n'a pas fait démonter ses carreaux de vitres! Bientôt on s'en jette les uns aux autres, et la terre en est littéralement jonchée. On voit souvent des gens riches en dépenser pour mille écus; et l'on dit que, le jour dont je te parle, M. le Lieutenant-Général de Goyon en acheta pour 25.000 francs!
Je te le demande: quelle fête pour des enfants! j'en fus tout ébahi! je m'en retrace jusqu'à la moindre circonstance; et je vois, quand je le veux, mon oncle Bouillet[34] quitter le cortège, s'approcher de moi en relevant sa robe rouge de Consul, et sortir de sa poche une belle orange confite qu'il m'avait destinée.
Don Quichotte, toujours si sensé quand il n'est question ni de chevalerie errante, ni d'enchantements, prouve, dans un fort beau discours, la prééminence des armes sur les lettres; mais il dit ailleurs que si l'épée n'émousse pas la plume, la plume, non plus, n'émousse pas l'épée. C'est une vérité que l'on a longtemps méconnue en France, mais que le bon esprit de mon père, ainsi que sa propre expérience, lui firent apprécier; aussi, quoique l'usage fût alors peu répandu de cultiver l'esprit des jeunes gens destinés à la carrière militaire, mon père fut-il des premiers à sortir de cette voie, et il employa pour nous ce qu'il avait d'autorité, de ressources, de crédit, d'amis.
Comme vous, mes enfants, j'ai appris à lire et à écrire en même temps qu'à parler. Plutarque dit que l'enfance a plus besoin de guides pour la lecture que pour la marche; je n'en eus qu'un pour tous ces exercices, et ce fut ma mère. Ses tendres soins en furent bien récompensés; car un soir, laborieusement placé derrière un paravent, j'écrivis, à l'âge de quatre ans, une lettre toute de ma composition, à ma sœur qui était à Lévignac; il y avait beaucoup de monde dans le salon lorsque j'allai montrer à ma mère ce que je venais d'écrire. Elle en fut si fière qu'elle en fit la lecture tout haut; et bientôt la lettre et l'auteur, passant de mains en mains, furent comblés de compliments, de caresses et de bonbons.
Il fallut alors donner un peu plus de suite à mes travaux; je fus placé dans les meilleures écoles de la ville; mais mon père ne perdait pas de vue son projet favori d'éducation complète. Il pressa donc ses démarches, et obtint, à cause de ses services, de ceux de sa famille et de la modicité de sa fortune, une admission gratuite pour moi, réversible ensuite sur mon frère, à l'École, alors militaire, de Pont-le-Voy; je fis mes preuves d'instruction suffisante et j'y entrai en sixième, étant à peine âgé de huit ans.
Je ne dirai pas toutes les larmes de ma mère à mon départ; mon père, obligé de retourner chez lui, ne put me conduire que jusqu'à Marmande; il prit cependant le temps de faire une visite à Lévignac, où j'eus bien de la joie en embrassant une sœur que j'ai toujours tendrement aimée; livré, ensuite, à celui de mes cousins, qui, depuis, mourut pendant l'émigration, et qui passait par Tours pour rejoindre son régiment, j'achevais ma route avec cet affectueux parent.
Je ne crois pas qu'il ait jamais existé de collège où l'esprit des élèves fût meilleur, sous tous les rapports, que celui de Pont-le-Voy[35], lorsque j'y arrivai. Pas de mauvais traitements aux nouveaux-venus, nulle jalousie entre camarades, aucun souvenir fâcheux des torts passés, dévouement complet en toute circonstance, enjouement naïf de la jeunesse; mais rien au delà; confraternité parfaite, enfin; voilà ce que j'y trouvai.
Trop jeune, disait-on, à la fin de l'année scolaire, pour passer au second bataillon que nous appelions la Cour des Moyens, on voulait me faire doubler ma sixième; toutefois mes compositions de prix furent si bonnes qu'il fallut renoncer à cette idée, et j'entrai en cinquième, qui se faisait dans cette cour. J'étais le plus jeune et le plus petit du bataillon; mais mon rang dans la classe m'y valut beaucoup d'amis; et comme, d'ailleurs, j'excellai au jeu de cercle, que nulle part je n'ai vu jouer avec plus de combinaisons ni avec tant de perfection, comme je sautais assez bien à la corde, et que j'étais très fort à la paume, ainsi qu'au jet de pierres ou ardoises, je fus bientôt recherché par les élèves des autres classes, et je devins un petit personnage.
Le jeu des pierres est un exercice que nous pratiquions dans nos sorties avec une espèce de passion; il y faut de la souplesse, du coup d'œil, et il peut avoir des résultats fort utiles. Je me suis, depuis lors, souvent saisi d'un gros caillou pour me défendre, et je crois encore qu'avec une telle arme je ne craindrais pas, à l'improviste, l'attaque d'un homme que j'aurais le temps de voir venir, eût-il le sabre à la main. Nous tuions des rats, des grenouilles, des mulots, des oiseaux, nous cassions des branches d'arbres assez fortes, et cela à de grandes distances.
J'achevai ma cinquième, ma quatrième, et je commençais ma troisième, lorsque des événements qui bouleversèrent l'Europe ne manquèrent pas d'avoir leur contre-coup à Pont-le-Voy[36]. La Révolution avait éclaté; Louis XVI avait porté sa tête sur l'échafaud; nos chefs et nos professeurs avaient été changés. Les nouveaux nous arrivèrent avec le costume, les discours, les chansons de l'époque; ils crurent faire merveille en nous organisant en clubs, en nous abonnant aux journaux, en nous initiant aux folies du moment. Nous en prîmes bientôt la licence. «Qui sème du vent, récolte des tempêtes.» L'axiome ne tarda pas à se vérifier. En parodie burlesque des héros de la Bastille, nous nous portâmes en masse sur nos prisons que nous démolîmes; pour célébrer dignement les fêtes républicaines, nous exigions des semaines entières de congé qu'on n'osait refuser; à la moindre punition d'un élève, nous cassions les vitres; lorsqu'on voulait nous empêcher d'aller nous promener, nous enfoncions, nous brisions les portes, et nous dévastions la campagne; une fois même, nous allâmes attaquer le village voisin de Montrichard, accusé d'être peu républicain, et profitant de l'isolement où il était momentanément, attendu que les hommes étaient occupés aux travaux des champs, nous en rapportâmes force marteaux, haches, broches et autres armes ou instruments, sans compter une ample provision de pommes... Enfin ce séjour d'étude, d'émulation, de paix et de bonheur, n'était plus qu'un repaire d'animaux malfaisants.
Telle était devenue cette admirable école, lorsque le Gouvernement, réfléchissant, dans sa prétendue sagesse, qu'on ne devait plus rien à d'anciens militaires, puisqu'ils avaient servi, jusque-là, autre chose qu'une soi-disant république de quatre jours, ordonna que, dans tous les collèges, on renverrait les fils de ces militaires. En conséquence, à la fin de 1793[37], sans aucun avis préalable à nos familles, on expédia du collège deux cents d'entre nous, qui furent déposés à Blois et à Tours, avec un petit paquet de linge plié dans un mouchoir bleu, un assignat de trois cents francs, qui, alors, en valait à peine la moitié, un passeport, un certificat de civisme, et la liberté de nous orienter, de nous diriger, de voyager à notre fantaisie. J'avais onze ans et demi; destiné pour le Midi, c'est à Tours que je fus déposé et abandonné, seul, sans connaissances ni ressources.
J'avoue que je fus un peu bien embarrassé d'être si libre. Ma première pensée fut de voir la ville. J'en parcourus tous les recoins, et je sortais d'une ménagerie ambulante, stationnée près du pont, pour aller prendre langue au bureau des diligences, lorsque je me sentis frapper sur l'épaule. J'avais lu, récemment, Don Gusman d'Alfarache; aussi étais-je bien en garde contre les voleurs, et je portais mon paquet avec moi dans mes courses; mon premier mouvement fut de le serrer vivement contre ma poitrine, et de me baisser pour ramasser un caillou! me retournant bientôt, je reconnus un de mes camarades, nommé Mayaud, fils d'un négociant de Tours et que son père, voyant la tournure que prenaient les affaires, avait prudemment retiré de l'École depuis trois mois; il allait à la campagne. Il me proposa de l'y accompagner; je n'eus garde de refuser. J'y fus parfaitement accueilli, et, comme, chez lui ou dans le voisinage, il avait beaucoup de frères, de cousins, d'amis, de parents, de parentes, d'amies, de cousines et de sœurs, je m'y trouvai complètement heureux, quoique, une fois, on m'y joua le tour de cacher mon paquet, que je fus deux heures à retrouver; je crus que j'en deviendrais malade; mais à mon tour, je le cachai si bien que la plaisanterie ne put pas se renouveler.
Quinze jours si bien employés s'écoulèrent comme un songe; j'avais, en arrivant, écrit à ma mère, et je serais resté bien plus longtemps dans ce séjour enchanté, si l'on ne m'avait demandé si je ne craignais pas que ma famille fût inquiète sur mon compte. À ces mots, je pris mon chapeau, et je m'acheminai pour aller dénicher mon paquet chéri; on crut m'avoir blessé; mais il n'en était rien, car je n'agissais que par l'impulsion de mon cœur; on s'en justifia, cependant; mais il fut convenu qu'on irait arrêter ma place et que je partirais trois jours après; ce furent donc trois jours où la politique fut mise de côté et remplacée par mille amusements de mon âge; je fus accompagné à Tours par le cortège entier de mes camarades et nouvelles connaissances. Tant d'amitiés de leur part, tant de cordialité de celle de leurs parents, me touchèrent aux larmes, et j'en serai éternellement reconnaissant.
À la première dînée sur la route de Bordeaux, je vis que j'étais l'objet de la curiosité générale, et, dans le fait, j'étais passablement remarquable, pour ne pas dire grotesque. Je portais un chapeau à trois cornes et un habit du modèle de ceux des Invalides actuels. J'avais, en outre, des culottes courtes avec boucles d'argent et des bas bleus; il ne faut pas oublier que mon paquet entrait dans la voiture avec moi, qu'il en sortait avec moi, et qu'alors je l'avais sous le bras. Néanmoins je me chauffais assez gravement, lorsqu'un voyageur de près de 6 pieds de haut vient à moi et me demande pourquoi il y avait trois trous sur chacun de mes boutons. «Parce que, répondis-je, il y avait trois fleurs de lys, et qu'un républicain ne porte plus de ça depuis la mort du tyran!» C'en fut assez pour gagner les bonnes grâces de mon interlocuteur. Alors il me demanda mon nom; je lui dis que je m'appelais Cincinnatus Bonnefoux; je n'avais pas achevé qu'il m'avait embrassé; ensuite il me fit raconter mon histoire, et, lorsqu'il apprit notre attaque de la Bastille, la prise de Montrichard, et que je lui eus dit que je savais toutes les chansons républicaines, il me pressa dans ses bras à m'étouffer; il me dit qu'il était le capitaine Desmarets, qu'il venait du siège de Thionville, qu'il se rendait à l'armée des Pyrénées occidentales, qu'il serait, un jour, général, qu'alors il m'écrirait de venir auprès de lui comme aide de camp, et il se déclara mon protecteur. Dès ce moment, à table, en voiture, à l'hôtel, il me fit toujours placer à côté de lui, et vraiment il me soigna avec intérêt. C'est encore un service que jamais, non plus, je n'oublierai, malgré le caractère féroce de ce citoyen, dont j'aurai l'occasion de parler encore une fois.
Depuis mon entrée à l'École militaire, la famille avait éprouvé de grands revers, dont je parlerai bientôt avec plus de détails. On me les avait laissé ignorer; je m'en aperçus pourtant d'une manière assez concluante par la privation de l'argent alloué par semaines aux menus plaisirs et par celle de toute espèce de vacances. Trois années passées ainsi, et de huit à onze ans, furent bien dures pour celui qui était accoutumé à toutes les douceurs de la maison paternelle; et mon expulsion avec 300 francs et un petit paquet à moi, après tant de gêne et de réclusion, étaient une liberté, une fortune, une responsabilité dont le poids m'embarrassait beaucoup. Heureusement que le capitaine Desmarest était venu fort à propos pour me soulager en partie de ce pesant fardeau.
Si mon accoutrement me faisait paraître grotesque, il faut convenir que le sien ne pouvait que lui rendre le même service à mes yeux. Il portait une forêt de barbe, de moustaches et de favoris; sa tête était surmontée d'un bonnet de voyage tout rouge, fait en forme de bonnet phrygien et du bout duquel pendait une large cocarde qui se balançait sur son épaule. Il avait le pantalon bleu collant des sans-culottes, la veste appelée carmagnole, une épaulette et une contre-épaulette négligemment rejetées sur le dos, des bottines larges et courtes, et, enfin, un grand sabre traînant qui faisait, à chacun de ses mouvements, un vacarme épouvantable. C'est avec ce costume qu'il avait la prétention d'être un des officiers les plus élégants de l'armée. J'oubliais de dire que sa pipe n'abandonnait presque jamais sa bouche.
Avec cet extérieur, sa voix était formidable, ses gestes énergiques, son élocution véhémente; je ne l'ai presque jamais vu sans l'apparence de la colère, je ne l'ai jamais entendu parler sans une multitude de jurements et d'imprécations. Un soir, entre autres, à Châtellerault, nous soupions, et il découpait une poule d'Inde; il y avait une vingtaine de personnes réunies. Il entendit, vers un bout de la table, quelques paroles qu'il crut mal sonnantes contre sa sainte République; il se leva alors, se mit à pérorer avec tant de violence, à agiter son grand couteau, sa grande fourchette, avec tant de menaces que chacun fui effrayé. On ne souffla plus le mot, on ne mangea plus; on n'osait pourtant pas se retirer; et, moi-même, si fort de sa protection, je fus interdit. Je repris cependant un peu de courage, quand je lui entendis dire qu'il ne voyait de républicains à cette table que son cher Cincinnatus et lui, et qu'il n'y avait que lui et moi de vraiment dignes de boire à la santé de la République et d'en chanter les louanges; ce que nous fîmes l'un et l'autre avec un air d'enthousiasme fort risible, apparemment, et en quoi, de bon ou de mauvais gré, nous fûmes joints par nos convives tremblants et consternés.
Néanmoins, tout en chantant des chansons patriotiques, et déclamant contre les aristocrates, le citoyen Desmarest ne me conduisit pas moins à Bordeaux, sain et sauf, avec mon paquet, et moitié à peu près de mes cent écus. Il se rendit même aux diligences afin d'y arrêter ma place pour Toulouse; mais, avant de me quitter, il voulut, avec beaucoup de solennité, me donner quelques leçons civiques de son catéchisme particulier; le théâtre qu'il choisit fut fort bien adapté pour la leçon, car ce fut celui même de la guillotine, placée sur la place de la porte Salinière.
Jamais la parole de cet énergumène n'avait été si animée, jamais son geste plus menaçant, jamais son regard plus farouche; son texte fut la noblesse et l'égalité (comme il entendait l'une et l'autre), l'infraction aux maximes républicaines (suivant les notions du temps) et l'instrument qui devait la punir, et qui était la conclusion ordinaire des affaires de cette époque.
Il me le fit toucher, cet instrument fatal, et, finissant par une péroraison vraiment diabolique, tant elle était sanguinaire, il fit devant moi vingt serments et me reconduisit pour enfin m'abandonner à moi-même et à mes réflexions. Celles-ci ne furent pas longues; car heureusement, une exagération si outrée, et qui avait son côté comique, eut, sur mon intelligence, un effet tout opposé à celui que, sans doute, il en attendait. Je n'eus rien, en effet, de plus pressé que de revenir a mon rôle d'écolier, et tout en contrefaisant ce Mentor sans-culotte et bonnet-rouge, je poussai presque aussitôt de vifs éclats de rire sur la partie ridicule de sa personne, de sa déclamation, de ses expressions; et, malgré ce que je devais à ses bons soins dont je ne cessai pas d'être touché, je me promis bien, étant éclairé par l'expérience d'un voyage de cent lieues, d'achever les cent autres lieues sans me mettre sous la protection, ni dans la dépendance de personne. Tel fut mon début dans le monde; l'épreuve fut mémorable; mais elle ne dura pas longtemps.
Je fis très bien ma route jusqu'à Toulouse. Un voyageur qui devait, dans deux jours, continuer vers Marseille, me proposa, si je voulais rester deux jours avec lui, de me déposer, en passant, à Béziers; mais je sus fort bien le remercier, et lui dire que je ne pouvais plus différer de rejoindre mes parents, et que, d'ailleurs, je connaissais le canal du Languedoc que j'avais déjà parcouru trois fois. J'y mis beaucoup d'aplomb; il n'insista pas; et prenant, tout seul, la voie du canal, j'arrivai encore avec quelque argent, et tout fier de n'avoir pas perdu une seule pièce de mon paquet, que je n'avais pas un seul instant abandonné.
Ma poitrine se souleva avec force quand j'aperçus l'aspect imposant de l'évêché de Béziers et de l'église de Saint-Nazaire qui en était la cathédrale. Je sors de la barque, avec empressement, dès qu'elle accoste, je prends mon élan, et d'un seul trait j'arrive en courant. Bientôt je me trouve dans notre rue, dans notre cour, à notre porte; j'entre... Mais quel spectacle déchirant se présente à mes yeux! un cri perçant se fait entendre: c'était ma mère qui l'avait jeté, et déjà elle était dans mes bras. Hélas! ce n'était plus cette femme à la figure fraîche, heureuse et agréable, ce n'était plus cette taille admirable qui attirait tous les regards, ce n'était plus cette élégance de toilette qui en faisait une femme si remarquable; en un mot, elle parut comme un fantôme qui s'était levé et qui avait volé à ma rencontre. Les larmes furent abondantes de part et d'autre; je n'osais questionner, on n'osait parler; il fallut bien pourtant rompre le silence, car le vide irréparable du chef de famille ne se faisait que trop apercevoir, et je demandai mon père. Ce furent alors de nouveaux sanglots, des spasmes, des convulsions, que dirai-je, une agonie entière pendant laquelle des mots entrecoupés me révélèrent que mon père, parent d'émigrés et qui avait préféré broyer sa croix de Saint-Louis dans un mortier plutôt que de la remettre en d'indignes mains, avait, par ces motifs, été emprisonné. Peut-être, avant un mois, serait-il jugé et guillotiné!
À ce mot de guillotine, de cet horrible instrument que l'énergumène Desmarest m'avait fait toucher, au souvenir de son exécrable discours, au rapprochement de la scène de Bordeaux et de celle où j'étais encore acteur à ce moment, et qui m'apprenait les périls de ma famille, je devins à mon tour comme égaré, et il fallut bien du temps pour nous remettre tous d'aussi vives émotions.
Cependant j'étais rentré à la maison pendant l'heure du dîner; mon frère, âgé de cinq ans, effrayé de l'uniforme bleu que je portais, s'était caché sous la table; ma sœur Eugénie, avec sa tendresse accoutumée, m'accablait de caresses et cherchait à ramener le calme; mais de quelle robe grossière, quoique propre et bien faite, je voyais cette sœur couverte! quelle figure souffrante et malheureuse elle me montrait! enfin sur cette même table où, jusqu'à mon départ, avait régné l'abondance, la recherche même de temps en temps, quel dîner s'y trouvait? des lentilles, des œufs et du pain noir! Oui, du pain noir, du pain de fèves et de maïs; car le Gouvernement d'alors, repoussé, isolé de l'univers entier par ses doctrines anti-sociales, n'avait su, ni pu, par des opérations commerciales, remédier aux mauvaises récoltes qui, pour comble de maux, vinrent affliger le sol français et y faire régner la famine et ses fléaux.
Quant à ma sœur Aglaé, elle était dans son lit, et atteinte de la maladie qui la conduisit au tombeau. Oh! l'affreux spectacle que celui de la misère, de la souffrance, du malheur, du besoin, du désespoir, et combien mon cœur fut serré, lorsque, m'attendant à toutes les joies de la maison paternelle, je ne voyais que craintes, privations et douleurs!