CHAPITRE IV

Sommaire:—Au mois de mars 1808.—Troisième tentative d'évasion; je suis l'auteur du projet, et je m'associe Rousseau et Peltier, aspirant qui vivait dans l'entrepont avec des matelots de son pays.—La yole du radeau.—Pendant les tempêtes, la sentinelle du radeau obligée de remonter sur le pont.—Je perce le ponton à la hauteur des sabords et non pas à la flottaison, comme l'avaient fait les Boulonnais.—Une nuit de gros temps, à deux heures du matin, je me laisse glisser sur le radeau à l'aide d'une corde. Rousseau, puis Peltier, me suivent.—L'officier de corsaire, Dubreuil, glisse généreusement cinq guinées en or dans ma chemise au moment où je quitte le ponton.—Nous nous emparons de la yole et quittons le bord sans être aperçus des sentinelles.—Nous abordons sur le rivage Nord de la rade et passons la journée dans un champs de genêts.—La nuit suivante, nous nous remettons en route. Rencontre d'un jeune paysan.—Peltier a la tête un peu égarée.—En marche vers la Medway.—Grande charité de l'Anglais Cole. Il nous reçoit dans sa maison et nous fait traverser la rivière en bateau.—La grande route de Chatham à Douvres.—Canterbury.—Nos provisions.—La mer.—La terre de France à l'horizon.—Châteaux en Espagne. Douvres.—Depuis le départ des Boulonnais, toutes les embarcations sont cadenassées et dégarnies de mâts et d'avirons.—Exploration infructueuse sur la côte.—À Folkestone, nous sommes reconnus.—Nous nous sauvons chacun de notre côté en nous donnant rendez-vous à Canterbury.—Le lendemain soir, nous nous retrouvons.—En route sur Odiham.—Cruelles souffrances endurées pendant nos courses.—La soif.—Jeunes bouleaux entaillés par Rousseau.—Nous atteignons Odiham un soir, à la nuit close, et nous sommes accueillis par un Français nommé Ruby.—Repos pendant huit jours.—Céré et Le Forsoney nous procurent tout ce que nous désirions.—Au moment où nous allions nous mettre en route, la police nous arrête chez M. R....—En prison.—Le billet de Sarah.—Tentative d'évasion.—Mis aux fers comme des forçats.—Paroles du capitaine polonais Poplewski.—Soupçons qui atteignent M. R...—Céré le provoque.—M. R... grièvement blessé.—Nous quittons Odiham.—Je ne devais revoir ni Le Forsoney ni Céré.—Histoire de Céré: Sa mort.—L'escorte qui nous ramène au ponton.—Précautions prises pour nous empêcher de nous échapper.—L'escorte de Georges III.—Projet de supplique.—Quatre jours à Londres dans la prison dite de Savoie.—Les déserteurs anglais.—Les onze cents coups de schlague de l'un d'eux.—Fâcheuse compagnie.—Arrivée à Chatham, le 1er mai 1808.—Magnifique journée de printemps.—Le Bahama.—Les dix jours de black-hole.

Le mois de mars 1808 était pourtant venu; c'est la saison des coups de vent, et c'est ce que j'avais attendu pour un nouveau projet d'évasion que j'avais conçu, et dans lequel je m'étais associé Rousseau et Peltier, autre aspirant qui vivait dans l'entrepont avec des matelots de son pays, mais qui, depuis quelque temps, se rapprochait de nous. C'était un grand jeune homme de vingt-cinq ans, rempli d'ardeur.

Voici mon projet: Pendant les tempêtes, la sentinelle du radeau était obligée de monter à bord à cause des lames qui y déferlaient, et, tous les soirs, sur ce radeau, on hissait une yole qu'on y amarrait pour la nuit. Au lieu donc de percer le ponton à la flottaison, je le perçai à hauteur des sabords dans la direction du radeau, et j'attendis un gros temps, qui arriva comme à souhait.

À deux heures du matin, qui était le moment où les sentinelles étaient le plus fatiguées, je sors du ponton, je me laisse glisser sur le radeau au moyen d'une corde, et je m'accroupis près de la yole, attendant Rousseau qui me suit et Peltier qui suit Rousseau.

Nous coupons les amarres de la yole, nous la poussons à l'eau, nous nous y embarquons, nous nous allongeons dedans, et la laissons dériver. J'avais compté que la yole serait aperçue par quelque sentinelle; mais je pensais qu'on la supposerait enlevée par un coup de mer, et que, si on faisait courir après, ce serait sans précipitation; d'ailleurs, le soir, toutes les autres embarcations étaient hissées à bord et le temps de réveiller l'équipage, de mettre un canot à l'eau, était plus que suffisant pour nous donner l'avance nécessaire. Voilà, selon moi, ce qui était probable; mais nous fûmes encore plus favorisés, car nous passâmes sous les pieds de deux sentinelles des galeries, contre lesquelles une seule vague un peu malencontreuse aurait pu nous briser, et nous ne fûmes même pas découverts! tant les sentinelles s'étaient enveloppées de leurs manteaux, et s'occupaient à se préserver du froid ou du vent.

Chacun de nous avait, autour du corps, une laize de calicot qu'il déploya avec ses bras en guise de voile, quand nous nous trouvâmes à une centaine de toises du Bahama; chacun de nous avait aussi une petite planche serrée contre la poitrine. Ces planches, percées d'un trou pour y passer les doigts et servir de poignée, nous tinrent lieu d'avirons ou de gouvernail. En un mot tout réussit parfaitement; nous dirigeâmes la yole vers le rivage nord de la rade; nous primes terre, grimpâmes la côte, trouvâmes un chemin, courûmes longtemps pour nous éloigner; et, au point du jour, nous nous cachâmes dans un champ de genêts, où nous passâmes la journée, mangeant les provisions que nous avions emportées du Bahama, et remerciant la Providence d'avoir récompensé notre audace. Un sentiment profond de reconnaissance ne me permet pas d'oublier qu'à l'instant où, le corps hors du ponton, j'allais en sortir ma tête avec laquelle je faisais un signe d'adieu, je vis venir à moi Dubreuil qui me dit, en ouvrant ma chemise et y glissant un papier: «C'est une lettre que tu feras parvenir à ma mère.» Généreux jeune homme! J'avais senti, à ce papier, un certain poids qui me décela une ruse touchante; il contenait réellement cinq guinées en or qui nous furent de la plus grande utilité, car nous étions loin d'être bien en fonds.

Il avait plu une partie de la journée, aussi nous tardait-il de pouvoir marcher. À la nuit, nous prîmes notre point de départ, en nous dirigeant d'après le crépuscule. Une route se présenta à nous, nous y pénétrâmes. Arrivant à un détour, un jeune campagnard se trouva face à face de nous; il s'arrêta interdit; je lui demandai le chemin de Chatham: «N'y allez pas, répondit-il en tremblant, car le pont est gardé et vous seriez arrêtés.» Peltier, en ce moment, avait la tête un peu égarée; d'ailleurs, il comprenait peu l'anglais, de sorte qu'à ce mot «arrêtés», qui acheva de le bouleverser, il tira de son pantalon le morceau de fleure en forme de poignard dont chacun de nous était armé, et il s'avança disant qu'il voulait tuer cet homme. Rousseau se jeta sur Peltier, moi je couvris l'Anglais de mon corps, et nous déclarâmes résolument à M. Peltier que nous désirions ardemment notre liberté, que nous nous défendrions bravement à l'occasion; que nous attaquerions même des hommes armés; mais que, s'il voulait procéder par l'assassinat, il n'avait qu'à se séparer de nous. Ces paroles le ramenèrent à la raison. L'Anglais comprit, cependant, la portée du péril qu'il avait couru, et, par remercîment, il nous dirigea vers un chemin de traverse qui devait nous conduire jusqu'à une espèce de village, où nous pourrions traverser la Medway[181] sans être inquiétés.

Nous suivîmes longtemps cette direction sans trouver le Medway. Il était très tard et nous étions très fatigués, lorsque, voyant une petite maison d'où sortaient quelques rayons de lumière, nous nous décidâmes à frapper à la porte, qui, sans aucune méfiance, fut ouverte par un paysan d'une quarantaine d'années, et ayant au moins six pieds. Je lui demandai l'hospitalité, lui disant franchement qui nous étions, ajoutant, pour la forme, que nous étions bien armés et que sa vie nous appartenait. Particulièrement dans les campagnes, l'Angleterre abonde en âmes généreuses pour lesquelles la charité est un devoir. «Je me nomme Cole», nous dit l'homme à qui nous nous adressions, «je sers Dieu; j'aime mon prochain; je puis vous être utile, comptez sur moi!» Il appela sa femme, sa fille, qui se levèrent (elles étaient dans la chambre au-dessus de celle où se passait la conversation), firent bon feu, préparèrent quelques mets, descendirent un matelas, et là deux de nous se reposèrent pendant que l'autre veillait, et alternativement. Cole souriait en voyant cette précaution prise contre lui; il aurait voulu que tous les trois satisfissent en même temps leur besoin de sommeil; mais il comprenait pourtant le motif qui nous dirigeait. Une heure avant le jour, il prit un grand bâton, marcha en avant de nous, nous fit traverser la rivière dans un bateau et nous mit dans un chemin qui allait couper la grande route de Chatham à Douvres; nous le quittâmes, pénétrés de gratitude, mais ayant beaucoup de peine à lui faire accepter une guinée pour prix du feu, des vivres, du logement, du temps, qu'il nous avait si complaisamment donnés.

Nous continuâmes notre route de manière à n'entrer à Canterbury qu'à la brune. Cette ville était à peu près à moitié du chemin que nous avions à faire pour arriver à Douvres, et nous devions y prendre beaucoup de provisions. J'étais le moins jeune des trois, celui qui s'exprimait le mieux en anglais, qui avait les habits le plus à la mode du pays; c'était moi qui étais chargé des achats. Rousseau me rasait, me brossait, me grimait au besoin, blanchissait mes cols de chemise avec de la craie et disait mille bouffonneries; nous nous donnions, par précaution, plusieurs rendez-vous consécutifs, et puis j'allais à mes emplettes. Je fis plusieurs courses à Canterbury, qui est assez grand pour qu'un étranger excite peu de curiosité; et nous en partîmes bien pourvus, chacun avait sa bouteille, son rhum, ses vivres particuliers, car il fallait prévoir les séparations.

Avant de nous remettre en route, nous fîmes un bon repas derrière une haie. Vers minuit, nous trouvâmes de la paille près d'une grange; nous nous y enfouîmes pour dormir sans être exposés au froid, et nous nous y trouvâmes si bien que, sans nous en apercevoir, le crépuscule paraissait lorsque nous en sortîmes. Nous marchâmes cependant jusqu'assez avant dans le jour; toutefois Peltier était si mal habillé, plusieurs voyageurs nous regardèrent avec tant d'affectation, le voisinage toujours croissant de la côte nous parut si dangereux à affronter ainsi que, profitant de la première occasion de nous cacher dans les champs, nous nous dérobâmes à tous les regards pendant le reste du jour, mais après avoir renouvelé nos provisions dans un village que nous eûmes l'occasion de traverser.

Le soir, nous reprîmes notre voyage, marchâmes toute la nuit, entrâmes, au lever du soleil, dans un bois et, bientôt après, nous eûmes devant nous le plus ravissant tableau qui pût charmer nos cœurs: la mer, à quelques milles, et, dans le lointain, la terre de France qui bornait l'horizon! Notre journée se passa à faire des plans, des projets, des châteaux en Espagne, et à nous délecter de l'enivrante perspective qui absorbait nos regards.

Tout allait bien: le soir, nous entrâmes dans Douvres; nous nous assurâmes des endroits où nous pourrions trouver des embarcations, mais quand il fallut s'en emparer, nous rencontrions des gens qui se promenaient, qui passaient ou qui veillaient. Il fallut retourner dans notre bois; mais il pleuvait; les provisions diminuaient, et nous avions sommeil. Nous nous abritâmes du mieux que nous pûmes pour nous reposer. Enfin le soir vint; mais nous ne pouvions nous embarquer sans quelques vivres, et nous ne voulions pas nous risquer à en acheter à Douvres. Nous retournâmes donc jusqu'à un village où, le lendemain, nous en prîmes abondamment. Le soir, nous revînmes vers Douvres, que nous contournâmes, afin d'en visiter les anses avoisinantes. Là nous découvrîmes des embarcations, il est vrai; mais il paraît que, depuis le départ de nos trois Boulonnais, les ordres les plus stricts avaient été donnés pour qu'aucun bateau ne demeurât sur le rivage sans être enchaîné, cadenassé à terre et dégarni de ses mâts ou avirons. Ce fut pour nous le supplice de Tantale, car nous étions environnés de toutes les richesses que nos cœurs convoitaient, et elles se soustrayaient impitoyablement à notre usage.

Voyageant avec les mêmes précautions, soumis à des privations de toute espèce, le courage nous donnait des forces, nous faisait braver la faim, la soif, les veilles, les marches, les inquiétudes, les dangers, les fatigues; et nous allâmes ainsi de Douvres à Deal[182], de Deal à Douvres, de Douvres à Folkestone; mais nous trouvâmes, partout, les mêmes obstacles. Enfin, en explorant ce dernier petit port, nous fûmes reconnus et poursuivis! «À Canterbury!» dis-je tout bas à ces messieurs. Aussitôt nous prîmes la fuite, chacun dans une direction différente, et nous la prîmes si bien que nous nous sauvâmes tous. Le lendemain soir, nous nous revîmes au rendez-vous; je retournai aux provisions qui furent copieuses; et, tout en nous restaurant, nous décidâmes qu'il fallait aller à Odiham; que nous nous y reposerions chez des Français; que nous y emprunterions de l'argent, car nous n'en avions presque plus; que nous y achèterions de bons vêtements, que nous reviendrions sur la côte quand nous présumerions que l'alarme actuelle serait calmée; que nous apporterions avec nous des limes pour couper les chaînes des embarcations, des scies ou autres outils pour abattre de petits arbres dont nous ferions des mâts, du calicot pour faire une voile, et qu'alors nous verrions bien si l'on pourrait encore nous empêcher de rendre nôtre un de ces bateaux, qui paraissaient si fort à notre convenance.

Que nous avions souffert dans nos expéditions! Un jour, nous restâmes les vingt-quatre heures entières sans rien prendre. Jamais un toit ne nous voyait sous son abri. Il fallait dormir pendant le jour, dans les fossés, les bois où les haies; et, la nuit, il fallait veiller, chercher, marcher, nous exposer. Une fois, nous n'eûmes, pour apaiser une soif excessive que l'eau bourbeuse des ornières d'un chemin, ou celle renfermée dans les trous formés par les pieds des chevaux. Nous étions enfin, dans la saison du vent, des grains, de la pluie, des brouillards, et encore du froid.

Quel est donc cet âge, où l'on possède assez de forces physiques pour ne s'apercevoir qu'à peine de tant de rigueurs? Quelle est donc l'énergie de ce sentiment de la liberté, qui doue l'âme de tant de mépris pour ces rigueurs? Quel est, enfin, le bonheur de l'organisation de la jeunesse, pour trouver encore des paroles aimables dans ces cruelles positions, et pour oublier l'amertume de ces positions à la suite d'une lueur d'espérance, ou d'un instant d'adoucissement qui semble dissiper tant de soucis?

Une fois, nous étions dans un taillis: «Faites-moi un boudoir», dis-je à Rousseau. Avec ses matériaux ordinaires, branches, feuilles sèches, mousse, pierres, joncs, genêts, morceaux d'écorce, tourbe, gazon, il construisit fort lestement une cabane vraiment charmante, où je m'étalai de mon long et dormis deux bonnes heures.

Rousseau était allé à la découverte, et, depuis mon réveil, je l'attendais sans impatience, car il ne rapportait jamais ni proie, ni butin, ni nouvelles. J'avais attrapé une de ces petites bêtes qu'on appelle du Bon Dieu, et j'exerçais sa persévérance en la faisant monter, à l'infini, d'un doigt sur l'autre.—«Vous avez l'air bien heureux», me dit Rousseau, quand il revint.—«Il est vrai que, depuis longtemps, je ne m'étais autant amusé.»—«C'est bien de s'amuser; mais il faudrait que ce ne fût pas aux dépens de la liberté de cet animal; car, comme dit Sterne, le monde est assez grand pour vous deux.—«Vous avez raison, même sans le secours de Sterne, et je vais le laisser s'envoler; mais je détournais ainsi l'idée de la soif qui me dévore.» Rousseau me dit alors qu'il avait trouvé des sources magnifiques. Je me levai subitement, pris sa main et le suivis: il avait l'air d'un illuminé! Tout à coup il s'arrêta, et me montra un nombre infini de cataractes dont pas une, pourtant, ne frappait mes yeux. Je le croyais atteint de vertiges, et je m'en retournais, quand il m'expliqua que j'étais entouré de jeunes bouleaux dont il avait entaillé l'écorce, et qu'à chacune des centaines d'incisions qu'il avait faites, je trouverais constamment deux ou trois gouttes d'eau potable. C'était vrai, je me désaltérai, et lui, nouveau Moïse, posant en inspiré, il donna l'essor à sa verve enthousiaste dont les élans étaient toujours fort divertissants.

Quant à Peltier, en longeant le taillis, il avait vu un fossé bordant un champ où paissaient des moutons gardés par des bergers. Avec de la mousse, avec des cravates noires, Rousseau s'était imaginé l'avoir métamorphosé en loup, et Peltier attendait dans le fossé un instant favorable pour s'emparer d'un des membres du troupeau, dont il voulait d'abord boire le sang tout chaud, et ensuite nous préparer la chair, car nous avions tout ce qu'il fallait pour faire du feu; mais nous ne l'osions presque jamais, à cause de la fumée qui pouvait nous faire découvrir. Toutefois les bergers ne se séparèrent pas; leur troupeau se tint rallié; et notre loup en fut pour sa transformation. Je préférais les bouleaux de Rousseau et sa riante imagination.

Nous traversâmes Canterbury; nous prîmes la route de Londres dont, le soir, nous aperçûmes les édifices, à deux lieues de distance. Depuis l'hospitalité reçue chez Cole, nous n'avions franchi le seuil d'aucune maison pour nous y arrêter. Voyant, alors, une taverne sur la gauche de la route, où était pour enseigne le portrait de l'amiral Bathurst, il nous prit fantaisie d'y entrer, d'autant que, paraissant très fréquentée, nous pensions qu'on ne s'y occuperait que de nous servir. Nous cédâmes à ce désir qui nous valut un repas que l'abri seul dont nous jouissions aurait suffi pour rendre excellent. Cette halte nous soutint jusque de l'autre côté de Londres, que nous franchîmes sans nous arrêter, au grand regret de mes compagnons; mais nous pensions que nous y reviendrions, la bourse bien garnie. Bientôt nous aperçûmes Honslow-Heath; c'est la petite ville, près de laquelle Richardson prétend que sir Charles Grandisson croisa et arrêta la voiture où se trouvait Henriette Byron, traîtreusement enlevée par sir Hargrave Follexfren. Enfin, notre voyage continuant à être aussi heureux, nous atteignîmes Odiham, un soir, à la nuit close. Nous y fûmes accueillis chez un Français, nommé R..., qui occupait seul une de ces petites maisons situées à l'extrémité de la ville, bâties pour être louées aux Français; et nous prîmes celle-ci de préférence, parce qu'il aurait fallu traverser Odiham pour parvenir à celle où je m'étais réfugié lorsque je m'étais échappé des mains de mon garde quelque temps auparavant.

Huit jours suffirent à peine pour remettre nos corps des fatigues que nous avions essuyées, pour guérir nos pieds qui étaient dans un état déplorable. Céré et Le Forsoney, seuls entre tous les Français, furent informés de notre présence; ils nous pourvurent de tout ce que nous désirions, et nous allions recommencer nos expéditions, lorsque nous fûmes arrêtés dans la maison de M. R..., qui avait été investie par la force armée. On nous enferma dans la prison de la ville. Le guichet était ouvert de midi à deux heures; les Français, les Anglais, venaient, à flots, nous visiter.

Dans ce nombre, puis-je oublier la jeune Sarah qui, me tendant sa jolie main, laissa dans la mienne un billet où elle m'annonçait qu'elle savait que nous devions nous évader pendant la nuit, qu'elle se tiendrait à portée, et que, cette fois, elle ne me quitterait que lorsqu'elle m'aurait conduit en France!

En effet nous avions des outils sur nous quand on nous arrêta, et nous ne fûmes pas fouillés; nous avions percé les murs de la prison; nous pouvions donc en gagner la cour pendant l'obscurité, et nos amis devaient, à minuit, nous jeter, par dessus le mur de clôture, une bonne échelle de corde. Tout cela fut exécuté; mais, à l'instant de mettre le pied à l'échelle, comme les courses nocturnes des Français avaient excité l'attention de la police, des coups de fusil partirent, les portes s'ouvrirent, nous fûmes saisis, mis aux fers comme des forçats, et jetés dans un cachot d'où l'on ne nous laissait sortir que de midi à une heure pour prendre l'air dans une cour. Rousseau se promenait à grands pas dans cette cour, marchant comme s'il ne s'apercevait pas qu'il avait une grande chaîne qui suivait ses pieds avec un grand fracas; ses bras étaient croisés, ses yeux levés au ciel; il avait l'air de chercher des idées pour quelque grande composition poétique. Peltier, comme s'il avait été toute sa vie un habitant des bagnes, avait relevé sa chaîne, l'avait attachée à sa ceinture, et semblait ne pas même se douter qu'il fût aux fers. Pour moi, je restais assis sur la paille de ma prison, me cachant à moi-même, autant que je le pouvais, ces horribles chaînes, et cherchant, en lisant ou écrivant, à m'étourdir sur cette affreuse position dont, par anticipation, j'ai dit deux mots précédemment.

Dans le nombre des prisonniers du cautionnement qui nous avaient fait leur visite, se trouvait un capitaine polonais, nommé Poplewski; ce bel et brave homme, avec son excellente figure, était venu me prier d'accepter une fort belle montre que je refusai, en lui montrant ce que je devais à l'obligeante amitié de Céré et Le Forsoney. Il en parut très mortifié, et il lui échappa de dire que si nous nous étions réfugiés chez lui, nous n'aurions pas été saisis. Le propos fut entendu et commenté; enfin, Poplewski, qui n'avait hésité à parler que parce qu'il n'avait que des doutes, fut amené à dire qu'étant allé chercher quelque argent chez l'agent, peu d'heures avant notre arrestation, il y avait rencontré M. R... qui, à sa vue inopinée, avait cherché à se cacher. Il n'en fallut pas davantage pour notre jeunesse, dont l'exaspération fut au comble. En bouillant créole, en ami irrité, Céré fut le premier à aller chercher M. R..., l'apostrophant si vivement qu'un duel en fut la suite immédiate. M. R... fut grièvement blessé; mais, dès les premiers symptômes du mieux, l'agent le fit monter secrètement en voiture, et, sous un nom différent, l'envoya, dit-on, dans un cautionnement en Écosse. Depuis lors aucun de nous n'a pu retrouver sa trace; et, à tort ou à raison, il resta entaché dans le cautionnement, d'avoir, par intérêt ou par crainte d'être personnellement compromis, livré nos personnes à l'agent.

Nous restâmes trois longs jours aux fers; des ordres de nous faire reconduire à Chatham arrivèrent alors, et, la nuit, six soldats et un sergent vinrent nous emmener sans que nous pussions prendre congé de nos amis. Hélas! j'en ai bien peu revu; je n'ai même jamais eu la douceur de me retrouver ni avec Céré ni avec Le Forsoney. Celui-ci fut licencié du service à sa rentrée en France, lorsque la paix fit opérer tant de réformes dans le personnel de la marine. Céré, par le crédit de sa famille, fut échangé, peu de temps après notre départ; il se rendit en France, fut nommé sous-lieutenant, alla se battre à côté de nos illustres guerriers, ne tarda pas à devenir lieutenant, se battit encore et fut blessé. «—Guérissez-vous, lui dit l'empereur, soyez capitaine, continuez, et vous irez loin!» «—Sire, lui avait répondu le noble jeune homme, je ne m'arrêterai qu'aux marches du trône.» Mais sa blessure était plus dangereuse qu'il ne le pensait, et elle l'enleva à sa famille, à ses amis, à sa patrie, qu'il aurait sans doute illustrée.

Au départ de Céré, Le Forsoney lui avait remboursé ce qu'il m'avait prêté; bientôt, à mon tour, je pus en envoyer le montant à ce digne ami.

Enfin Sarah se maria, par la suite, à l'un de nos prisonniers; elle a montré sa ravissante figure à Paris, en 1814; elle s'informa de moi; elle m'écrivit à Rochefort; mais j'étais à la mer; et quand, au retour de ma campagne, sa lettre me fut remise, elle était repartie pour l'Angleterre!

Excellents amis, fille dévouée, que votre attachement nous avait fait de bien! Comme il nous dédommagea de nos malheurs!

Notre escorte prit un excellent moyen pour déjouer les ressources de notre esprit entreprenant. Nous marchions toujours au milieu d'eux. Leurs armes étaient chargées. Dans les auberges, ils ne nous quittaient pas. Un soldat couchait à la porte de notre chambre, un autre, près de la croisée. Le sergent se faisait remettre, tous les soirs, nos vêtements, nos chapeaux, nos souliers, qu'il enfermait sous clef. Lorsque l'un de nous allait aux lieux d'aisance, deux d'entre eux l'y accompagnaient; une fois, pourtant, un seul m'y conduisit, et simplement armé de sa baïonnette; aussitôt après, j'achetai une tabatière que je fis remplir de tabac, dans le dessein de lui jeter cette poudre aux yeux, s'il s'avisait, une autre fois, de me conduire sans son camarade, et je me serais alors facilement sauvé, car ces cabinets se trouvaient presque toujours dans le voisinage de quelque jardin; mais, comme l'a dit Paterculus, l'occasion, voilée de la tête aux pieds, marche à reculons, elle n'a de cheveux qu'une mèche qui s'échappe de son front à travers le voile: elle est donc difficile à reconnaître, difficile à saisir, et il ne faut pas la laisser s'échapper. Or elle ne repassa plus pour moi.

Nous revînmes de nouveau à Londres, où nous changeâmes d'escorte; mais, avant d'y entrer, une garde brillante qui nous atteignit au galop annonça le passage de Georges III qui revenait de Windsor. L'idée nous vint de nous précipiter devant sa voiture, agitant un papier, comme pour demander grâce! Rousseau goûta beaucoup ce projet; mais je lui fis observer qu'on ne pouvait implorer Sa Majesté qu'à genoux, et cette démarche, qui paraissait assurer notre liberté et qui avait été saisie avec enthousiasme, fut fièrement repoussée avec indignation.

Le désir que nous avions précédemment formé d'un petit séjour à Londres, lors de notre retour, se trouva réalisé, car on nous y laissa quatre jours, mais détenus, et dans la prison dite de Savoie où l'on renfermait les déserteurs de l'armée anglaise, et qui, lorsque Charles-Quint visita Londres, lui avait servi de palais. Des Français au milieu de déserteurs anglais; quelle fête pour ceux-ci! La réception fut cordiale; ils nous prodiguèrent soins, sympathie; ils burent à notre santé, beaucoup plus, même, que nous le voulions. Ils se promettaient de déserter de nouveau, se proposaient de nous revoir en France, et en juraient par les cicatrices de coups de schlague, ou de fouet, dont leurs corps étaient sillonnés pour délit de désertion! Un d'entre eux en avait déjà reçus onze cents, et il en attendait trois cents autres, le jour de notre départ. Malgré tant de marques d'affection, nous nous trouvions là en très mauvaise compagnie; aussi les quittâmes-nous avec plus de plaisir que nous ne leur en témoignions.

Rien de particulier jusqu'à Chatham où nous arrivâmes, le 1er mai 1808, par un soleil magnifique levé, comme tout exprès, pour nous faire envisager notre prison avec plus de douleur! C'était le seul jour vraiment beau que l'on eût eu de l'année en ce pays; nous remarquâmes, toutefois, que, quoique assez au sud de l'Angleterre, les buissons d'aubépine avaient à peine de bourgeons. C'était néanmoins bien séduisant pour nous, qui pensions au black-hole qui nous attendait, et où, effectivement, nous fûmes ensevelis pendant dix jours, mais sans outils pour faire des excursions dans la cale, car on nous les avait retirés avant de nous mettre aux fers, à Odiham.

CHAPITRE V

Sommaire:—Exaspération des prisonniers du Bahama.—Réduits à la demi-ration après notre évasion.—Projet de révolte.—Disputes et querelles.—Luttes de Rousseau contre un gigantesque Flamand.—Les prisonniers ne reçoivent que du biscuit, à cause du mauvais temps.—Ils réclament ce qui leur est dû, et déclarent qu'ils ne descendront pas du parc avant de l'avoir reçu.—Milne appelle du renfort.—Il ordonne de faire feu; mais le jeune officier des troupes de Marine, qui commande le détachement, empêche ses soldats de tirer.—Je monte sur le pont en parlementaire.—Je n'obtiens rien.—Stratagème dont je m'avise.—À partir de ce jour, les esprits commencent à se calmer.—Nouvelles tentatives d'évasion.—Milne emploie des moyens usités dans les bagnes.—Ses espions.—Nouvelle agitation à bord.—Audacieuse évasion de Rousseau.—Il se jette à l'eau en plein jour en se couvrant la tête d'une manne.—Il est ramené sur le Bahama.—Tout espoir de nous échapper se dissipe.—La population du ponton.—Sa division en classes: les Raffalés, les Messieurs ou Bourgeois, les Officiers.—Subdivision des Raffalés, les Manteaux impériaux.—Le jeu.—Rations perdues six mois d'avance.—Extrême rigueur des créanciers.—Révoltes périodiques des débiteurs.—Abolition des dettes par le peuple souverain.—Nos distractions.—Ouvrages en paille et en menuiserie.—Le bois de cèdre du Bahama.—Ma boîte à rasoirs.—Je me remets à l'étude de la flûte.—Les projets de Rousseau.—La civilisation des Iroquois.—Charmante causerie de Rousseau, les bras appuyés sur le bord de mon hamac.—Je lui propose de commencer par civiliser le ponton.—Nous donnons des leçons de français, de dessin, de mathématiques et d'anglais.—J'étudie à fond la grammaire anglaise.—Le Bahama change de physionomie.—Conversions miraculeuses; le goût de l'étude se propage.—Le bon sauvage Dubreuil.—Sa passion pour le tabac.—La fumée par les yeux.—En juin 1808, après vingt mois de séjour au ponton, je reçois une lettre de M. de Bonnefoux par les soins de l'ambassadeur des États-Unis.—Cet ambassadeur, qui avait été reçu à Boulogne par M. de Bonnefoux, obtient du Gouvernement anglais ma mise au cautionnement.—Je quitte le ponton et me sépare, non sans regrets, de Rousseau, de Dubreuil et de mes autres compagnons d'infortune.

Nous trouvâmes le ponton dans un grand état d'exaspération. Notre évasion avait excité l'irascibilité du commandant Milne, qui ne traitait plus les prisonniers qu'avec une sauvage dureté. D'abord il entreprit de trouver leurs outils; mais ses recherches ne l'ayant pas conduit à leur découverte, il réduisit à moitié leur ration, déjà si exiguë et il finit par obtenir la restitution de ces instruments de désertion en plaçant nos camarades dans la cruelle alternative, ou de les rendre ou de souffrir éternellement de la faim. Les autres ordres que ce monstre à face humaine avait donnés sur la police intérieure étaient empreints du même cachet. Aussi n'y avait-il qu'un cri dans le ponton, celui de révolte; qu'une pensée, celle de massacrer les Anglais qui nous gardaient!... et puis, sauve qui peut!

Nous nous associâmes, Rousseau et moi, avec ardeur, à ces plans de vengeance. Le complot fut promptement organisé, et le succès en semblait assuré; mais, quand nous approchâmes du moment de l'exécution, nous ne comptâmes plus, excepté dans les audacieux Corsairiens, que de tièdes coopérateurs; et, en effet, enlever le ponton ou s'en rendre maîtres: facile! Exterminer la garnison: facile! Mais sauve qui peut!... restreint à un fort petit nombre d'entre nous, car, quelle que fût l'heure de l'entreprise, les autres pontons devaient en avoir connaissance et envoyer du secours! Admettons même qu'il n'en fût rien, qui gagnait la terre après ce coup de main? Deux cents prisonniers tout au plus que pouvaient contenir les canots du Bahama! et qui aurait ramené ces embarcations, pour venir chercher les six cents restants, dans trois autres voyages consécutifs? Quels eussent été les deux cents premiers? Sur ce chiffre, combien n'y en aurait-il pas eu sans argent, sans vêtements convenables, sans connaissance de la langue anglaise? Enfin pouvait-on se faire illusion sur l'activité des recherches, la rigueur des lois du pays, la probabilité des représailles, et, au bout de tout cela, on était bien forcé de voir l'échafaud, l'échafaud menaçant et ignominieux qui nous attendait. Ces considérations finirent par prévaloir; on abandonna ce projet de colère; mais les cœurs restèrent ulcérés, et Milne, qui en eut quelque connaissance, redoubla d'implacabilité.

L'aigreur qui avait gagné nos caractères se manifestait à tout moment. L'on ne voyait à bord que disputes, menaces, querelles, duels ou combats: dans un de ceux-ci, Rousseau se mesurant contre un colossal Flamand qui l'avait défié à la lutte, s'élança sur ce géant, et faisant l'effet d'une formidable catapulte, le frappa de la tête contre le creux de l'estomac, le renversa dans le sang qu'il lui fit vomir, appuya sur lui son genou victorieux, le tint d'une main par les cheveux, et l'autre levée, prête à l'assommer s'il avait fait signe de résistance, il représentait le bel Hercule de Bosio que je n'ai jamais pu voir, aux Tuileries, sans me rappeler la pose sublime de mon robuste ami.

Mais une scène plus terrible éclata à cette époque: un très mauvais temps avait empêché de porter les vivres qui, journellement, nous venaient de terre. Il n'y avait que du biscuit à bord: on nous en donna. Les prisonniers réclamèrent ce qui leur était dû, et déclarèrent qu'à la nuit ils ne descendraient pas du parc, s'ils ne l'avaient pas reçu. Milne appela main-forte des autres pontons, les soldats se rangèrent en armes sur le pont, et autour du parc qu'ils dominaient. L'heure de descendre sonna, Milne nous fit sommer d'évacuer le parc; personne n'obéit. «Feu!» cria-t-il. Mais un jeune officier d'infanterie de marine, qui était le chef direct de la troupe, ne répéta pas cet ordre que Milne répéta avec rage, et qui pourtant ne fût pas donné par l'officier. Honneur à tant d'humanité! cet admirable jeune homme, recommandant bien à ses soldats de ne pas tirer sans son commandement exprès, se pencha alors vers nous et il prononça quelques paroles dont on pouvait deviner la bienveillance par ses gestes, mais elles furent couvertes par les cris: «Égorgez-nous!» M'apercevant cependant, que la noble conduite de l'officier avait produit quelque impression, trouvant d'ailleurs moins d'énergie dans les derniers cris des prisonniers, je montai sur un banc. Agitant alors la main comme pour réclamer le silence, je parvins à l'obtenir et, prétextant qu'il pouvait y avoir quelque malentendu, je demandai l'assentiment pour aller m'en expliquer avec Milne, ce que Français et Anglais acceptèrent.

Je montai, alors, sur le pont; toutefois je ne pus rien gagner en demandant de la modération, et je m'acheminai vers le parc pour rejoindre mes compagnons d'infortune. Le jeune officier, à la figure douce et blonde, voulut me retenir en alléguant le carnage qui allait avoir lieu. «Et mon honneur?» lui dis-je, en me dégageant de sa main pour continuer ma route; mais, à peine atteignais-je la porte de l'échelle, qu'une lueur nouvelle frappa mon esprit, et je revins sur mes pas.

Dans les grandes crises, s'il est, parfois, un moment unique où la voix de la conciliation peut se faire entendre, et si j'avais été assez heureux pour pouvoir me faire écouter dans le parc, au milieu de l'agitation générale, il en est un, aussi, où, souvent, on réussit en frappant plus fort. Ce moyen opposé, je résolus de le tenter sur les Anglais, et je revins vers Milne dont la figure était vraiment, alors, celle d'un tigre: il en avait la gueule écumante, les yeux enflammés, la voix rugissante, la démarche tortueuse: «Eh bien», lui dis-je, «faites feu, puisque vous le voulez, mais c'est votre arrêt de mort! vous ne connaissez pas les Français, je le vois bien! Sachez donc que ces huit cents hommes qui sont sous vos yeux et dont la moitié ressemble à des squelettes, vont s'animer à l'odeur de la poudre; vous allez en faire des lions que rien n'arrêtera; ils monteront sur les cadavres, le parc sera franchi, le pont sera envahi; les soldats seront massacrés: il en arrivera ce qui pourra, mais vous, oui, vous, ils vous chercheront à plaisir et vous déchireront en pièces.» Milne fut terrifié; il me demanda ce qu'il fallait qu'il fît. «Rien», lui répondis-je, «gardez vos soldats, fiez-vous-en à leur chef et contentez-vous de nous surveiller. Deux heures ne seront pas écoulées, croyez-moi, que le malaise, la fraîcheur de la nuit, la fatigue, le sommeil, l'ennui s'empareront des prisonniers. D'eux-mêmes, alors, ils se décideront à descendre, pourvu qu'ils ne croient pas y être forcés: ils s'en vanteront, peut-être; vous ferez semblant de ne pas entendre; vous éviterez ainsi l'effusion du sang par un petit sacrifice d'amour-propre; et, demain, il n'y paraîtra plus!» L'officier fut de mon avis, Milne résista quelque temps; enfin il céda à la raison, et peut-être à la crainte. Je redescendis, alors; je dis aux prisonniers qu'on reconnaissait que nous étions dans notre droit, qu'on nous laissait la faculté de rester dans le parc; et je n'avais pas fini de parler que cinq ou six quolibets furent lancés contre les Anglais; mais la moitié d'entre nous étaient déjà en train de descendre, et la seconde ne tarda pas à suivre la première. Ainsi finit ce terrible complot, cet épisode orageux; mais si jamais j'ai cru au dernier de mes jours, ce fut, certes, celui dont je viens d'esquisser les événements.

Par une conséquence ordinaire, à partir de ce moment, où nous sortions d'un état violent poussé jusqu'à ses dernières limites, les esprits se calmèrent visiblement et, bientôt, nous nous remîmes à soudoyer nos gardes, à nous procurer de nouveaux outils, et à faire encore des trous à ce malheureux ponton.

Le premier ne fut pas heureux; les Anglais le découvrirent lorsqu'il était seulement à moitié fait. Celui-ci avait été percé dans le bois; le second fut pratiqué dans les grilles qui barraient les sabords, et dont nous entreprîmes de scier une partie suffisante pour passer le corps, mais il fut encore découvert. Ces deux trous appartenaient à Rousseau et à moi. Deux autres dans les flancs du navire et pour d'autres prisonniers eurent le même sort; mais nos geôliers y mirent si peu de cérémonie, ils allèrent si droit au but, que nous ne pûmes plus douter que Milne n'avait pas rougi d'employer un moyen qui n'est usité que dans les bagnes, et qu'il payait un espion parmi nous. Ainsi, nous étions odieusement trahis! Il éclata un nouveau cri de vengeance à bord; les têtes se montèrent de nouveau, les soupçons, les menaces les plus foudroyantes se portèrent tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, mais, comme il devait y avoir beaucoup d'injustice dans ces soupçons, il fallut s'attacher à calmer ces premiers mouvements, il fallut surtout ne plus faire de trous puisqu'ils étaient inutiles et que c'eût été renouveler la fermentation générale. On vit, alors, Milne sourire, parfois, avec une joie cruelle en nous regardant dans le parc, et disant qu'il était certain que plus un prisonnier ne sortirait du Bahama, et qu'il voulait être damné s'il était trompé.

Toutefois, sa joie fut courte: je me promenais, un jour, avec Rousseau sur le gaillard d'avant; nous regardions du côté de la poulaine où il vit une espèce de corbeille de bord appelée manne; tout à coup, il me dit qu'il allait en bas pour chercher un bout de corde, et un bilboquet, ce qu'il fit en effet. Il me pria alors d'occuper, en jouant au bilboquet, l'attention de la sentinelle qui, dans sa guérite, s'était mise à l'abri d'une petite pluie. J'y réussis; lui, pendant ce temps s'était coiffé de la manne jusqu'aux épaules, l'avait bien attachée, après y avoir, en outre, logé ses vêtements dont il s'était dépouillé; il s'était ensuite laissé glisser dans l'eau, et, en plein jour, nageant debout, passant même sous la galerie de Milne, il s'était confié au courant qui l'entraîna assez rapidement vers la Tamise: je le perdis de vue après une heure d'intervalle, et je le crus sauvé. Mais, ô malheur! Un canot qui revenait de Londres à Sheerness passa si près de lui au moment où il allait prendre terre, que les avirons heurtèrent la manne, la couchèrent, et alors parut à leurs yeux l'infortuné fugitif qui fut ramené à bord, et que l'affreux Milne, rugissant comme il n'avait jamais rugi, fit renfermer dans le black-hole sans lui donner le temps ni de se reposer, ni de se sécher. Je demandai à partager son cachot, alléguant que j'avais coopéré à l'évasion et que, s'il y avait eu deux mannes j'aurais été de la partie avec Rousseau; mais Milne ne comprenait pas ce langage; il crut, en refusant ma demande, punir avec aggravation celui que chacun ne regardait plus qu'avec un sentiment de chaleureuse admiration, et sa réponse fut encore un long rugissement.

Après la fatale reprise de Rousseau, nous fûmes tellement resserrés, tellement espionnés que tout espoir de nous échapper se dissipa, et que nous pûmes voir à nu l'horreur d'une position, adoucie jusque-là, par quelques chances de liberté. Jusqu'à présent, je n'ai parlé du ponton qu'en homme qui n'en ressentait pas l'odieux malaise, tant nos idées se concentraient sur notre évasion! Mais le désenchantement était venu et force fut bien de voir où nous étions.

Les pontons, ce séjour d'étroite détention, était aussi celui d'une liberté illimitée, ou plutôt d'une licence sans frein, car il n'existait ni crainte, ni retenue, ni amour-propre dans la classe qui n'avait pas été dotée des bienfaits de quelque éducation. On y voyait donc régner insolemment l'immoralité la plus perverse, les outrages les plus honteux à la pudeur, les actes les plus dégoûtants, le cynisme le plus effronté, et dans ce lieu de misère générale, une misère plus grande encore que tout ce qu'on peut imaginer.

La population s'y divisait en trois classes: Les Raffalés, les Messieurs ou Bourgeois, les Officiers. Les Raffalés qu'on appelait aussi le Peuple souverain était une formidable agrégation des plus mauvais sujets; leur rendez-vous habituel était l'entrepont. Les marins ou soldats qui avaient conservé quelque chose de la dignité humaine, composaient les Bourgeois qui, avec les Officiers des corsaires ou des navires marchands, logeaient dans la première batterie.

Parmi les Raffalés, se trouvait une subdivision plus abrutie encore ou plus malheureuse, à laquelle on donnait le nom de Manteaux Impériaux. Ceux-ci étaient réduits à ne plus posséder au monde que leur couverture qu'ils appelaient Manteau, et comme elle était couverte de milliers de poux, on avait irrespectueusement imaginé que c'était la représentation des abeilles du manteau de cérémonie de l'Empereur, et de là le nom de Manteau Impérial. Ces infortunés ne mangeaient rien, tant que la clarté du jour durait; seulement, le soir, ils se répandaient de tous côtés sous les hamacs, marchant à quatre pattes, et cherchant, pour les dévorer, des pelures de pomme de terre, des croûtes de pain, des os ou autres débris qu'ils pouvaient trouver dans les coins ou au milieu des tas d'ordures de la batterie. Leur coucher n'était pas plus somptueux; ils s'étendaient sur le dos et sur le plancher du pont, côte à côte, avec leur fidèle et unique couverture. Quand minuit sonnait, l'un d'eux commandait: «Par le flanc droit!» ils se mettaient alors sur le côté droit, en emboîtant leurs genoux dans le dessous des jarrets de leurs voisins; et à trois heures du matin, au commandement de «Pare à virer!» ils changeaient de côté et se plaçaient sur le flanc gauche.

Ils avaient, cependant, leur ration, leur hamac, leurs vêtements, tout comme les autres; mais le jeu les réduisait à s'en déposséder aussitôt qu'ils les avaient reçus; et quel jeu! Au plus fort numéro avec deux ou plusieurs dés! Ainsi, d'abord, ils perdaient tout ce qu'ils avaient en propre; ensuite leurs habits et leurs vivres, pour un, deux, huit jours et jusqu'à six mois en avance. Les gagnants se faisaient impitoyablement payer dès la réception, et s'ils ne se servaient pas, pour eux-mêmes, soit de la ration, soit des vêtements, ils vendaient pour deux sous, à d'autres prisonniers, ce qui réellement en valait vingt.

Les vaincus commençaient par se soumettre, mais lorsque au bout de quelques mois ils se trouvaient en majorité, ils s'insurgeaient, se choisissaient un chef qu'ils décoraient de deux fauberts ou balais de petits cordages, en guise d'épaulettes; nommaient un tambour auquel ils donnaient un accoutrement fantastique, une gamelle en bois pour caisse, et ils parcouraient le ponton, proclamant avec une joie infernale que le Peuple Souverain reprenait ses droits, qu'il décrétait l'abolition des dettes, que l'égalité était sa devise et que... malheur à qui appellerait de cette décision! Il fallait alors se mettre en garde contre cette brutale boutade, mais dès le lendemain, les dés reprenaient leurs droits; il se formait un nouveau noyau de Manteaux Impériaux composé des moins heureux ou des plus maladroits, et, tout au plus, il n'y avait qu'un déplacement de personnes, car le fonds des choses restait le même; et, après une nouvelle révolution de temps, arrivait une autre explosion de démonstrations soi-disant républicaines! Qui reconnaîtrait dans ces tableaux, cette orgueilleuse espèce humaine dont on a dit:

.....Cœlumque tueri
Jussit et erectos ad sidera tollere vultus.

Malgré le juste effroi que nous causaient, de temps à autre, les Manteaux Impériaux, les Raffalés et le Peuple Souverain, nous savions, cependant, qu'ils craignaient la police anglaise en cas de tentative de meurtre ou de meurtre même, et ce que nous redoutions d'eux, réellement, à part leur ignoble aspect, était la quantité de poux de corps qu'ils mettaient en circulation parmi nous, et dont nul n'était exempt. Au bout de huit jours un pantalon en avait des nichées indestructibles; ils pleuvaient en quelque sorte sur nous. En adoptant des caleçons que je faisais laver à l'eau bouillante, j'étais parvenu à en avoir moins qu'auparavant, mais il était à peine suffisant d'en changer deux fois par semaine.

Voilà pourtant à quoi nous étions réduits, et nos seules distractions étaient, dans notre coin particulier, une partie de reversis, le soir; puis force pipes de tabac qui achevaient de désorganiser nos poitrines, et certains travaux comme ouvrages en paille ou en menuiserie. Le Bahama était un vaisseau construit en bois de cèdre et pris sur les Espagnols: le bois sorti de nos trous servait à divers de ces ouvrages; et tout l'intérieur du nécessaire de toilette que j'avais dès ce temps-là, et que j'ai encore, fut alors mis à neuf avec le bois du trou par lequel Rousseau, Peltier et moi, nous nous étions évadés. Tous les jours, je me sers de mes rasoirs, et, en ouvrant la boîte où ils sont renfermés, je frisonne involontairement quelquefois, en me reportant à ces temps d'un détestable souvenir! Je tiens à ce meuble cependant, parce que, lorsqu'il m'arrive quelque événement fâcheux, il me dit, aussi, que j'ai vu des jours plus malheureux encore, et c'est une sorte de consolation.

Je cherchai à me remettre à ma flûte, mais les sons ne sortaient pas; les doigts se refusaient à l'exécution. J'y mis pourtant de l'insistance; peu à peu, j'en fis mon occupation chérie, et l'étude revint ensuite qui, seule, pouvait efficacement soutenir mon moral.

Rousseau eut beaucoup plus de peine à prendre son parti. D'abord, ne pas agir pour sa liberté, pour lui ce n'était pas vivre, mais comme il avait une excessive exaltation, il finit par trouver une idée à laquelle il s'attacha exclusivement, et, s'adonnant à ses nouveaux projets avec sa chaleur accoutumée, il parut soulagé. Il songeait à la civilisation des Iroquois, chez lesquels un jour, il projetait d'aller s'établir, et il s'en occupait avec tant de bonne foi qu'il acheva tout son plan, et qu'il nous débitait à cet égard mille folies fort divertissantes, mêlées de beaucoup d'esprit et, parfois d'un grand sens.

Un jour qu'il s'était levé de très bonne heure, il vint me présenter quelques difficultés d'exécution qui avaient troublé son sommeil. Ses deux bras étaient appuyés sur le bord de mon hamac, et là, avec une amabilité charmante, il m'entretenait de ses rêves. Il était surtout fort embarrassé de la place qu'il me donnerait dans ses États. Nous devisions sur ce sujet, car je caressais sa chimère puisque cela lui faisait du bien, lorsque je vins à lui demander si, pour s'exercer à la science de la civilisation, il ne pourrait pas commencer par s'essayer à civiliser le ponton. À ces mots, il me regarda comme s'il eût été pétrifié, il me serra dans ses bras, m'engageant à m'associer à cette œuvre, ce à quoi je consentis volontiers, et, dès lors, tournant toutes les facultés de son esprit vers ce nouveau but, il me proposa de procéder par l'instruction élémentaire, et de chercher, sans relâche, à la répandre dans les masses. Cette entreprise eut pour nous un avantage bien grand auquel nous n'avions pas pensé, car ayant ainsi l'occasion de donner des leçons de français, de dessin, de mathématiques et d'anglais, à quelques prisonniers assez bien en fonds pour en obtenir une rétribution, nous eûmes un peu de bière et de fromage à ajouter à notre simple ration, quand l'envoi des sommes que nous avions à recevoir de France tardait un peu; et lorsqu'elles nous parvenaient, nous faisions tourner ces rétributions au bien-être des plus malheureux du ponton. C'est encore à cette circonstance que je dois d'avoir pénétré aussi avant que je le fis, dans les difficultés de la langue du pays et d'avoir composé la Grammaire anglaise qui, ensuite, a été imprimée.

Depuis ce moment, le Bahama changea visiblement de physionomie; nous fîmes des conversions miraculeuses; là, comme il était arrivé à bord de la Belle-Poule on vit le goût de l'étude se propager, se populariser, s'enraciner, changer les caractères, épurer les esprits, et procurer une sorte de bonheur.

Dubreuil même, le bon et sauvage Dubreuil, qui ne connaissait que sa pipe, fut aussi de nos disciples: avec ses mœurs flibustières, ce corsairien était un homme qui avait quelquefois des saillies étonnantes. Je lui disais même, une fois, à ce sujet, qu'il ne lui manquait qu'un peu de politesse pour être partout d'un commerce fort agréable; il me demanda alors ce que c'était que la politesse. Voulant un peu l'embarrasser, je lui répondis par ces vers de Voltaire:

La politesse est à l'esprit,
Ce que la grâce est au visage;
De la bonté du cœur elle est la douce image.
—Et c'est la bonté qu'on chérit.

Dubreuil me répondit: «Va-t-en dire à celui qui parle ainsi qu'il est un sot: Sa grâce du visage, ce sont des grimaces; d'ailleurs, moi, je veux qu'on m'aime pour ma bonté et non pas pour la douce image de ma bonté!» puis il répéta plus de vingt fois: la douce image et toujours, par la suite, quand quelque chose lui paraissait peu sincère, il disait: c'est de la douce image.

Ce pauvre Dubreuil, il avait eu un bien grand chagrin, celui d'arriver à ne pas posséder un seul sou, et de ne plus avoir rien à vendre pour acheter du tabac. Nous n'étions pas plus en fonds que lui pour le moment, car nous n'en étions pas encore à nos leçons et nous ne pouvions, Rousseau ni moi, lui procurer les moyens d'en avoir. Je crus qu'il en deviendrait fou; il essayait quelquefois de se casser la tête contre la muraille du vaisseau; il en fut enfin si malheureux, tant il est funeste d'avoir des habitudes aussi enracinées qu'une sombre mélancolie s'empara de lui et menaça sa vie. Enfin, je trouvai quelque argent à emprunter, nous lui fîmes, à grand peine, accepter sa provision quotidienne et il reprit sa bonne humeur accoutumée.

La manière dont il me remercia mérite d'être citée: Il voulait, dit-il, m'enseigner, en fumant, à faire sortir la fumée par les yeux. Peu m'importait assurément, mais je crus devoir me prêter à cette marque singulière de gratitude. Il me pria alors, de bien observer les grimaces qu'il serait obligé de faire en activant sa pipe; et quand il frapperait du pied de lui presser la poitrine avec le plat de la main pour donner plus de force à ses poumons. Je suivis ponctuellement ses instructions; lorsque ma main fut à l'endroit indiqué, il baissa sur mes doigts sa pipe qui était brûlante et me fit jeter un cri. En relevant le bras, je cassai sa maudite pipe entre ses dents, puis des deux mains je le pris par le cou, mais il riait si fort, il avait une si bonne figure que je le laissai aller. «Vois, me dit-il, comme tu es ingrat; tu devrais me payer pour t'avoir appris un si joli tour de société; eh bien, c'est moi qui veux payer, et au premier argent que je recevrai, c'est moi qui me charge du règlement.» Il tint, ma foi, bien parole quelque temps après.

Nous arrivâmes ainsi au mois de juin 1809, et il y avait vingt mois que j'étais au ponton lorsque je reçus une lettre de M. de Bonnefoux qui me parvint par les soins d'un ambassadeur des États-Unis, accueilli par lui à Boulogne, accomplissant une mission d'abord à Paris, ensuite à Londres. En reconnaissance des politesses ou des bons offices de M. de Bonnefoux, il lui avait promis de me faire remettre au cautionnement, et effectivement, le lendemain, les portes du ponton me furent ouvertes! Trop de larmes de joie, trop de délire, trop de regrets, en même temps vinrent se mêler à cette inespérée nouvelle pour que j'essaie de les décrire! Craignant, toutefois, que je ne me chargeasse de lettres de la part de prisonniers on ne me donna que cinq minutes pour faire mes apprêts, et, je puis le dire avec sincérité, mon cœur saigna de douleur, mes larmes coulèrent avec abondance en me séparant de Rousseau, de Dubreuil, de mes compagnons d'infortune, de mes élèves, et en m'arrachant à leurs embrassements, à leurs pleurs, à leurs manifestations d'amitié.

CHAPITRE VI

Sommaire: Le cautionnement de Lichfield.—La patrie de Samuel Johnson.—Agréable séjour.—Tentatives infructueuses que je fais pour procurer à Rousseau les avantages du cautionnement.—Je réussis pour Dubreuil.—Histoire du colonel Campbell et de sa femme.—Le lieutenant général Pigot.—Arrivée de Dubreuil à Lichfield.—Un déjeuner qui dure trois jours.—Notre existence à Lichfield.—Les diverses classes de la société anglaise.—La classe des artisans.—L'agent des prisonniers.—Sa bienveillance à notre égard.—Visite au cautionnement d'Ashby-de-la-Zouch.—Courses de chevaux.—Visite à Birmingham, en compagnie de mon hôte le menuisier Aldritt et de sa famille.—J'entends avec ravissement la célèbre cantatrice Mme Calalani.—Les Français de Lichfield.—L'aspirant de marine Collos.—Mes pressentiments.—Le cimetière de Thames.—Les vingt-huit mois de séjour à Lichfield.—Le contrebandier Robinson.—Il m'apprend, au nom de M. de Bonnefoux, que j'ai été échangé contre un officier anglais et que je devrais être en liberté.—Il vient me chercher pour me ramener en France.—Il m'apprend qu'un de ses camarades, Stevenson, fait la même démarche auprès de mon frère, qui, lui aussi, a été échangé.—Mes hésitations; je me décide à partir.—J'écris au bureau des prisonniers. J'expose la situation et je m'engage à n'accepter aucun service actif.—Robinson consent à se charger de Collos, moyennant 50 guinées en plus des 100 guinées déjà promises.—La chaise de poste.—Arrivée au petit port de pêche de Rye.—Cachés dans la maison de Robinson.—Le capitaine de vaisseau Henri du vaisseau le Diomède sur lequel Collos avait été pris.—Il se joint à nous.—Cinquante nouvelles guinées promises à Robinson.—Au moment de quitter la maison de Robinson à onze heures du soir, M. Henri donne des signes d'aliénation mentale, et ne veut plus se mettre en route. Je lui parle avec une fermeté qui finit par faire impression sur lui.—Nous nous embarquons et nous passons la nuit couchés au fond de la barque de Robinson.—Ce dernier met à la voile le lendemain matin et passe la journée à mi-Manche en ralliant la côte d'Angleterre quand des navires douaniers ou garde-côtes sont en vue.—Coucher du soleil.—Hourrah! demain nous serons à Boulogne ou noyés.—La chanson mi-partie bretonne, mi-partie française du commandant Henri.—Terrible bourrasque pendant toute la nuit.—Le feu de Boulogne. La jetée.—La barque vient en travers de la lame.—Grave péril.—Nous entrons dans le port de Boulogne le 28 novembre 1811.—La police impériale.—À la Préfecture maritime.—Brusque changement de situation.—M. de Bonnefoux m'annonce que je viens d'être nommé lieutenant de vaisseau.—Robinson avant de quitter Boulogne apprend, par un contrebandier de ses amis, le malheur arrivé à mon frère et à Stevenson.—Ils avaient été arrêtés au moment où ils s'embarquaient à Deal.—Le ponton le Sandwich voisin du Bahama en rade de Chatham.—Départ de M. Henri pour Lorient, de Collos pour Fécamp.—Je séjourne dix-neuf jours chez mon cousin et je quitte Boulogne avec un congé de six mois pour aller à Béziers.

Retourner au cautionnement produisit en moi une telle illusion de liberté, que je crus jouir de la réalité même. Cette illusion fut bientôt augmentée quand j'arrivai à Lichfield, nouveau séjour qui m'était destiné, ville charmante, située au cœur de l'Angleterre, la seconde du Staffordshire, où les Français jouissaient d'autant de considération que ses affables habitants eux-mêmes, et où l'on semblait s'être évertué à former une réunion de nos compatriotes les plus distingués.

Lichfield est la patrie du célèbre Samuel Johnson[183]. Cependant, Rousseau et Dubreuil ne sortaient pas de ma pensée. Je voulais absolument leur donner, au moins, la vie du cautionnement; mais les diverses tentatives que je fis pour Rousseau échouèrent complètement. Quant à Dubreuil, il m'avait souvent raconté que dans un des cent abordages où il s'était couvert de sang et de la gloire des combats, il avait pris, jadis, un colonel Campbell, dont la femme, passagère avec lui, allait essuyer les derniers outrages de la part des marins de Dubreuil, lorsque celui-ci, touché de la douleur de Campbell, s'était avancé, était parvenu, avec des menaces de mort, à faire respecter la malheureuse victime, et la lui avait rendue en leur donnant la liberté à tous les deux.

Après bien des pas perdus, je finis par faire connaître ce trait au lieutenant général Pigot, qui passait une partie de l'année à Lichfield. Il avait heureusement connu le colonel Campbell, et, après s'être assuré de la vérité du fait, il obtint pour Dubreuil la résidence de Lichfield. J'avais tenu mes démarches secrètes, car je ne voulais pas le bercer de frivoles espérances; il n'en fut donc instruit que comme moi, c'est-à-dire cinq minutes avant l'instant où on lui signifia qu'il pouvait quitter le Bahama.

Il arriva boitant, fumant, jurant et me cherchant. Puis il m'invita à déjeuner au meilleur hôtel, et il s'y trouva si bien qu'il fit durer ce premier repas pendant trois jours entiers. Chacun allait le voir par curiosité: il fumait, mangeait, parlait, riait, buvait, chantait, et il tutoyait tout le monde. Il y composa même, tout en vidant son verre, tout en rechargeant sa pipe, une chanson fort comique, où il n'oublia pas de parler de la grâce du visage, ainsi que de la douce image qu'il prétendait bien n'être pas mon fait, et il finissait chaque couplet par ce refrain en mon honneur:

De Bonnefoux nous sommes enchantés,
Nous allons boire à sa santé!

Il buvait effectivement à ma santé, trinquant avec tous, chantant avec tous; et ce qu'il y eut de plus heureux, sans nuire à la sienne, du moins en apparence, car lorsqu'il eut achevé cet incommensurable déjeuner, il était aussi frais qu'auparavant.

Notre existence à Lichfield était charmante. Vivant on ne peut mieux avec les Anglais, admis chez eux, trouvant parmi nous mille agréments, telles que personnes instruites, salon littéraire, tavernes ou cafés, réunions pour jeux de société, musiciens, billards, promenades pittoresques, nous avions tout ce qu'on peut souhaiter quand on est éloigné de son pays par une cause impérieuse, qu'on n'a pas la douceur de voir ses parents, et qu'on perd, tous les jours davantage, la perspective de réussir dans un état commencé.

Quelques-uns d'entre nous voyaient la haute société, d'autres la moyenne, d'autres, enfin, celle des artisans; c'est dans celle-ci que les circonstances m'avaient placé; mais, en Angleterre, cette classe est si belle, l'instruction, celle des femmes principalement, y est si avancée, on y possède si bien l'esprit des convenances que presque tout ce qui était jeune, parmi nous, avait choisi de ce côté.

La classe moyenne a plus de préjugés de nation ou de position; la plus élevée a trop de luxe et d'orgueil et les raffinements de ce luxe, qui lui est si cher, lui sont ordinairement funestes, puisque de là provient une délicatesse qui attaque bientôt la santé. La classe des artisans, au contraire, a ce qu'il faut de bien-être pour donner un nouvel éclat à la beauté naturelle du sang britannique, et il est difficile de voir rien de plus agréable à l'œil que les réunions des jeunes gens des deux sexes, lors des foires et des marchés.

L'agent des prisonniers, de son côté, était le plus brave homme des Trois-Royaumes. Je voulus aller voir un officier français de mes amis au cautionnement d'Ashby-de-la-Zouch[184], ville du Derbyshire, comté voisin, et il me le permit; une vaste mine à charbon sur ma route, une machine à vapeur pour en épuiser les eaux, un chemin de fer pour en porter les produits à un canal, étaient, alors pour moi, des merveilles qui attirèrent toute mon attention. Les Français désiraient assister aux courses de chevaux qui avaient lieu tous les ans, près de Lichfield, mais hors des limites des prisonniers; ces courses sont, en Angleterre, d'un intérêt très vif; il y règne une profusion éblouissante de voitures, de chevaux, d'hommes en tenue, de femmes parées, de campagnards au beau sang, à la mise soignée, et l'agent nous en facilitait les moyens. Mon hôte, le menuisier Aldritt et sa famille, lui demandèrent de m'emmener avec eux à Birmingham, ville de fabriques, d'usines, où deux cent mille habitants vivent, là, où il y a cent ans, on ne voyait guère qu'un bourg, et il les y autorisa. La célèbre cantatrice de l'époque, Mme Catalini, qui réunissait les moyens de Mme Casimir au goût exquis de Mme Damoreau, était alors dans cette ville, et nous allâmes l'entendre. Pour la première fois, mon âme fut enthousiasmée par l'impression profonde que produit souvent le chant italien; et jusqu'à présent, ce plaisir éprouvé en entendant les magnifiques voix de ce pays de l'harmonie musicale, n'a fait que s'accroître en moi. Mary Aldritt, fille aînée de mon hôte, et la belle Nancy Fairbrother, son amie, partagèrent mon extase, et furent enchantées de l'admirable perfection de Mme Catalini.

En fait de Français, je fis à Lichfield la connaissance intime d'un aspirant de marine, nommé Collos, jeune homme de manières élégantes, musicien, ayant de la gaieté, de la raison cependant, du commerce le plus sûr, du dévouement le plus absolu. Nous ne nous quittions presque jamais, logeant, mangeant ensemble et faisant à tour de rôle notre petit ménage et notre cuisine particulière. Il était fort divertissant quand, en costume d'intérieur, il cirait ses bottes; il prétendait alors qu'il jouait de la basse; la brosse était son archet, la cire, sa colophane, et c'était l'accompagnement de quelque chant joyeux qu'il entonnait en ce moment. Jamais accord entre camarades ne fut plus justifié par une intimité plus parfaite, par une sympathie qui ne s'est jamais démentie. En lui, je ne trouvais ni la bouillante amitié de l'infortuné Céré, ni les hauts mouvements de l'aimable Rousseau, ni la noble dignité de Delaporte; mais il y avait quelque chose de solide sur quoi l'on aimait à se reposer, et s'il me rappelait une liaison passée et bien chère, c'était celle du sage Augier, moins, toutefois, le haut degré de son instruction, mais plus, beaucoup de grâce et d'enjouement. Collos est aujourd'hui à Brest, où il vit paisiblement, après avoir pris sa retraite comme lieutenant de vaisseau; il s'y est marié depuis longtemps, et l'aîné de ses fils est un des élèves les plus jeunes et les plus avancés de l'École navale. C'est un bonheur peu commun que d'être le chef des enfants d'amis aussi sincères.

Je n'ai jamais attaché de l'importance aux pressentiments, ni à l'influence des nombres. Une fois cependant, entrant à Thames, dans un de ces cimetières si bien soignés qu'on trouve au milieu des villes de l'Angleterre, j'avais été frappé de l'idée que l'âge du trépassé dont je rencontrerais, le premier, l'inscription sur sa pierre, serait l'annonce de celui auquel j'étais destiné à parvenir, et j'avais trouvé vingt-six ans. Jusqu'à ce que j'eusse passé cet âge, cette idée m'était revenue, il est vrai, plusieurs fois, mais d'une manière assez vague. Depuis lors, j'avais remarqué que j'avais séjourné quatre mois à Thames; huit mois de plus, c'est-à-dire douze mois à Odiham; huit mois de plus, c'est-à-dire vingt mois au ponton; et il y avait huit mois de plus, c'est-à-dire vingt-huit mois que je menais à Lichfield une vie bien douce sous beaucoup de rapports, lorsque je parlai à Collos de cette circonstance, en lui disant que la période des huit mois aurait certainement tort comme le cimetière de Thames, et que les cinq ans et demi de prison que j'avais alors, y compris le temps passé à bord du Courageux, s'accroîtraient probablement de beaucoup encore. Toutefois, le soir même, en rentrant chez moi, je fus accosté par un Anglais qui m'attendait près de ma demeure, il s'assura bien que j'étais Bonnefoux, et il me dit ensuite une particularité qui m'avait été écrite par mon parent de Boulogne; à savoir que, par les soins du capitaine (aujourd'hui amiral) Duperré, dévoué à ce parent, j'avais été échangé à la mer; et que, comme le Gouvernement anglais, toujours prêt à contredire ou anéantir ce qui se faisait au nom de l'Empereur, ne m'avait pas rendu à la liberté, quoique la personne libérée pour moi fût arrivée en Angleterre, il venait de la part du préfet de Boulogne, avec des preuves dont je ne pouvais douter, me chercher pour me ramener en France. En un mot, cet homme, nommé Robinson, était un contrebandier qui fréquentait beaucoup les ports français de la Manche, et qui était réellement envoyé pour me ramener. Il m'apprit, en même temps, qu'un de ses camarades, nommé Stevenson, s'était rendu à Thames pour délivrer mon frère, également échangé à la mer, et par conséquent, n'étant pas plus tenu que moi au contrat que nous avions souscrit, en arrivant au cautionnement où nous nous étions engagés à résider jusqu'à ce que nous fussions échangés.