Cette gloire n'était pas réservée à Napoléon, ni celle plus grande encore, d'établir, au dedans, des institutions que les esprits éclairés préféreront toujours à des conquêtes au dehors. Or, ces institutions, bien mieux que des victoires, auraient servi ses projets de souveraineté, qu'elles seules, si la chose était possible, pouvaient consolider. Ses destinées s'accomplirent donc, cette belle occasion d'affranchir le continent fut perdue; et ces vérités sur la force navale, il fut conduit à les reconnaître plus tard, lorsque dans les jours de son agonie politique à Rochefort, et quelques moments avant de monter sur les vaisseaux anglais qui allaient l'éloigner de la France à jamais, il s'écria avec amertume: «Je n'ai point assez fait pour la marine!» Ce regret, dans un instant si solennel, démontre, sans réplique, l'évidence de ces mêmes vérités.
À la série, sans exemple, de guerres continentales que l'or, la politique et les ruses des Anglais nous suscitèrent, d'abord pour faire diversion à la descente, et ensuite pour effectuer la ruine de leur ennemi, Napoléon répondit par un système inouï d'envahissement qui fit briller nos armes de l'éclat le plus vif, mais qui troubla le monde entier pendant dix ans. Tout à ses projets nouveaux, il abandonna peu à peu la flottille de Boulogne, et elle se trouvait n'être plus qu'un simulacre, quand M. le baron de Bonnefoux, dont les talents demandaient un théâtre plus élevé, fut déplacé et nommé préfet maritime du Ve arrondissement, qui s'étend de l'embouchure de la Loire à celle de l'Adour, et dont le chef-lieu est Rochefort, l'un des grands ports militaires de la France.
Le jour de son départ fut un jour de deuil, ce qui fut prouvé par une déclaration libre, spontanée, unanime et publique du Conseil municipal de la ville de Boulogne; les termes honorables en furent imprimés, répandus à un grand nombre d'exemplaires, et reproduits sur papier, sur soie, et sur le parchemin de féodale mémoire qui redevint, à cette occasion, un titre de noblesse bien flatteur.
CHAPITRE III
LA PRÉFECTURE MARITIME DE
ROCHEFORT
Sommaire:—Difficultés que rencontre M. de Bonnefoux pour approvisionner l'escadre de la rade de l'île d'Aix pendant une année de disette.—Le pain de fèves, de pois et de blé d'Espagne.—Réformes apportées dans la mouture du blé et la confection du biscuit de mer.—Mise en état des forts et batteries de l'arrondissement.—Ingénieuse façon d'armer un vaisseau d'une façon très prompte.—M. Hubert, ingénieur des constructions navales.—Projet du fort Boyard.—Le port des Sables d'Olonne.—Le naturaliste Lesson.—Travaux d'assainissement et d'embellissement de Rochefort.—Anecdote sur l'hôtel de la préfecture maritime de Rochefort et M. le comte de Vaudreuil, commandant de la marine sous Louis XVI.—M. de Bonnefoux accomplit un tour de force en faisant prendre la passe de Monmusson au vaisseau de 74 le Regulus, destiné à protéger le commerce de Bordeaux en prenant position dans la Gironde.—Invasion du Midi de la France par le duc de Wellington.—Siège de Bayonne.—Bataille de Toulouse.—Occupation de Bordeaux au nom de Louis XVIII.—Résistance du fort de Blaye.—Le fort du Verdon et le vaisseau le Regulus se font sauter.—Reconnaissances poussées par les troupes ennemies jusques à Etioliers sur la route de Bordeaux à Rochefort.—État d'esprit des populations du Midi.—Le duc d'Angoulême à Bordeaux.—Mise en état de défense de Rochefort.—Le Comité de défense décide la démolition de l'hôpital maritime.—M. de Bonnefoux se refuse à exécuter cette décision et prend tout sur lui.—Propos d'un officier général de l'armée de terre.—Attitude du préfet.—Abdication de l'empereur.—La Restauration.—Députation envoyée au duc d'Angoulême à Bordeaux et à l'amiral anglais Penrose.—L'amiral Neale lève le blocus de Rochefort.—M. de Bonnefoux le reçoit.—Anecdote sur deux alévrammes de vin de Constance.—Visite à Rochefort du duc d'Angoulême, grand amiral de France.—Réception qui lui est faite.—Le duc d'Angoulême reçoit le préfet maritime chevalier de Saint-Louis.—Opinion du duc d'Angoulême sur M. de Bonnefoux.—Son désir de le voir appelé au ministère de la Marine.
M. de Bonnefoux se rendit à Rochefort. Il fut là comme partout, dévoué à ses devoirs, affectueux avec les habitants, accessible à ses subordonnés, obligeant pour tous, grand dans ses manières, toujours la providence des malheureux; et il y acquit, encore, cette sorte de popularité qu'il est difficile de perdre, parce qu'elle est fondée sur l'obligeance, la justice et la fermeté.
Il avait à approvisionner une escadre mouillée à l'embouchure de la Charente, dans les eaux de la rade de l'île d'Aix, et il vainquit bien des difficultés pour y parvenir, pendant une année de disette, où la France, étroitement bloquée par mer, éprouvait le fléau de la famine.
Dans cette crise redoutable, il mangeait, lui-même, pour l'exemple, un pain noir de fèves, de pois et de blé d'Espagne dont le pauvre était obligé de se sustenter: Or, chacun savait qu'il s'imposait sévèrement cette nourriture, et qu'il veillait avec attention à ce que le pain blanc ou mêlé de farine de blé fût banni de sa maison, comme devant être réservé pour les malades, les hôpitaux, les vieillards, les femmes et les enfants.
Les exploits retentissants de nos soldats dans les divers États du continent plongèrent nos côtes des deux mers dans un calme profond; mais, attentif à chercher toutes les occasions du bien, M. le baron de Bonnefoux sut, pourtant, en découvrir quelques-unes, et il s'en empara avec bonheur: il ne prévoyait pas, alors, les difficultés qu'il devait rencontrer, par la suite, dans sa nouvelle préfecture, et à quelles anxiétés il y serait livré: ce fut, cependant, l'épreuve où il puisa ses plus beaux titres de renommée, car, sans ces événements, sans l'intérêt magique qui s'attache au nom de Napoléon éternellement lié à ces mêmes événements, la carrière de M. de Bonnefoux ne serait pas embellie de l'héroïsme qu'il eut à déployer dans une situation sans pareille, et dont il traversa les écueils en n'y sacrifiant que sa seule personne. Mais, n'anticipons pas sur l'avenir, et montrons comment le préfet maritime de Rochefort y employa ses premiers moments.
Frappé des abus que présentait le système de mouture des blés et de confection du biscuit de mer, il surveilla ce service et le fit surveiller par un sous-inspecteur de la marine, très intelligent, avec cette minutieuse attention, avec cet esprit de recherche qui manquent rarement le but, et il présenta bientôt un travail très curieux, d'un résultat fort économique sur cet objet.
Il fit une revue exacte des forts et batteries des côtes et fleuves de l'arrondissement, il vérifia ce qui leur manquait pour être en bon état, et tout ce que le préfet maritime put leur accorder, il le fournit des approvisionnements du port; quant à ce qui était au-dessus de ses ressources, il en donna connaissance au Gouvernement.
Un vaisseau de l'escadre de l'île d'Aix devait être désarmé et remplacé, mais on voulait éviter des lenteurs; c'était là que se surpassait M. de Bonnefoux: le vaisseau à ce destiné se présenta à l'embouchure de la Charente, celui qu'on voulait réparer vint se placer le long de son bord et par un simple transbordement, le même capitaine, le même état-major et le même équipage retournèrent presque aussitôt prendre leur poste en rade, avec ce nouveau vaisseau parfaitement en état: comme les savants mécaniciens, c'était écarter habilement les obstacles qui sont les frottements des machines administratives, et qui, souvent, les empêchent d'agir.
Les finances ne prenaient leur cours vers la marine qu'avec une extrême parcimonie, et un jeune ingénieur des ports, très habile, M. Hubert[230], signalait ses débuts par un esprit d'invention qui diminuait considérablement les dépenses sur divers chapitres. M. de Bonnefoux tenait toujours son esprit en haleine, et par des distinctions, des problèmes à résoudre ou des encouragements, il cherchait constamment à rendre ses conceptions encore plus fécondes.
Il fit relever les carcasses des bâtiments échoués ou perdus qui obstruaient l'embouchure ou les mouillages de la Gironde, de la Charente, de l'île d'Aix ou des Sables d'Olonne; ces opérations se firent avec économie, promptitude, et elles présentaient, pourtant, beaucoup de difficultés. Des corps-morts, pour assurer la bonne tenue des bâtiments au mouillage, furent établis en plusieurs points. Le plan de tous les forts, de toutes les batteries fut levé par ses ordres. Le projet du fort Boyard qui devait croiser ses feux avec celui de l'île d'Aix fut achevé, et une carte fort désirée de la rade et du port des Sables d'Olonne, fut également dressée: il attachait beaucoup d'importance à ce petit port, qui a son ouverture au sud; qui est fort difficile à bloquer; dont on peut sortir à la voile avec des vents d'ouest, et qui, par cet avantage unique parmi nos ports sur l'Océan, donne aux corsaires de grandes chances de succès.
Portant partout son esprit d'ordre, de vigilance, d'amélioration, il rendit le service facile; il le débarrassa d'entraves inutiles; il adoucit la police et le régime des bagnes; il créa, dans l'arsenal, des établissements dès longtemps désirés; il y déblaya, dessécha, nettoya ce qui, dans le ressort de son autorité, pouvait nuire à l'assainissement tant recherché de la contrée; il fit des plantations pour y contribuer, et toujours en employant les économies que lui fournissait sa manière d'administrer, et, sans être à charge au Trésor, il enrichit l'Enclos Botanique, où il remarqua souvent et stimula le jeune Lesson[231] dont le savoir est aujourd'hui connu dans toutes les parties du monde; il fit cultiver le terrain qui avoisine cet enclos, et il ajouta de nouveaux embellissements au jardin de la Préfecture qu'il laissa, le premier, ouvert au public, dans l'été, jusqu'à dix ou onze heures du soir, afin d'y attirer l'élite de la société. Ce jardin renferme un parterre, situé sous la façade nord de l'hôtel de la Préfecture dont il est séparé par une belle et large terrasse; sur d'assez grandes dimensions, il est bordé d'allées, de massifs qui rappellent les royales Tuileries: il est, en un mot, ravissant de fraîcheur, et, s'il y manquait alors quelque chose, c'était seulement un jet d'eau[232]: encore le bassin avait-il été creusé, garni provisoirement de gazon; et tout avait été préparé pour lui donner cet ornement quand les tristes scènes que j'aurai à rapporter vinrent détruire ce riant projet[233].
Ce fut encore pendant le commandement de M. Bonnefoux à Rochefort, que le commerce maritime de Bordeaux étant fréquemment inquiété, le ministre désira faire mouiller un vaisseau de soixante-quatorze canons au milieu de l'embouchure de la Gironde, afin d'en interdire l'accès aux croiseurs ennemis. Mais d'où faire sortir ce vaisseau, et comment traverser le blocus? Le préfet maritime s'en chargea; il exécuta ce qui ne s'était jamais fait, ce qu'on n'espérait pas, ce qu'on ne tentera plus désormais; il fit armer le Regulus, et il le fit filer, entre la côte d'Arvert et l'île d'Oléron, par la passe de Monmusson qui est l'effroi des marins. Le Regulus arriva sain et sauf, Bordeaux le salua de ses acclamations, et les Anglais en furent comme stupéfaits.
Tout à sa famille, comme à ses devoirs, il apprit, à peu près vers cette époque, que son frère aîné, ruiné par l'émigration, avait un besoin pressant d'une assez forte somme d'argent comptant. Cet infortuné n'avait plus pour propriété qu'une modeste habitation sauvée du naufrage par M. de Cazenove[234], son neveu, aimable et bon jeune homme, lié par le talent avec un de nos premiers poètes[235] et qui lui avait restitué ce mince débris. Il pensait peut-être à se défaire de ce reste d'héritage cher à son cœur; mais son frère, le préfet, est instruit de sa position, soudain, il rassemble quelques économies, il vend une magnifique calèche, des chevaux, une partie de son argenterie: et il envoie à son frère le bonheur et le repos! C'est ainsi que chez lui, le bien faire et la bienfaisance n'étaient jamais séparés.
Cependant, l'horizon politique s'était rembruni; une ambition exagérée avait irrité peuples et souverains; nos ennemis étaient, non plus la simple coalition de gouvernements, irrésolus, mais l'union terrible de nations exaspérées: le despotisme le plus complet pesait sur la France; les glaces de la Russie et l'imprudence d'un homme avaient détruit notre plus belle armée; la fortune et la victoire ne nous souriaient plus, ne se montraient plus à nous qu'à de rares intervalles, et l'Espagne avait porté sur le sol de la France, le duc de Wellington qui, il est juste de le remarquer, y fit preuve, comme partout, d'une rare circonspection et de beaucoup d'humanité. Le duc voulut attaquer Bayonne, qui dépendait de l'arrondissement maritime de Rochefort. La ville, loyalement défendue par une vaillante garnison, lui fit bientôt changer de projet. Il se dirigea alors vers Toulouse, où il rencontra l'énergie militaire du maréchal Soult, et il envoya jusqu'à Bordeaux, un détachement de troupes anglaises qui devaient y être reçues et qui en prirent possession! Il est vrai qu'ostensiblement, ce fut au nom de Louis XVIII, prétendant, comme l'aîné des Bourbons, au trône français, et à qui la patrie allait enfin devoir la paix et l'aurore du régime constitutionnel.
Le fort de Blaye n'imita pas cet exemple, et n'ouvrit pas ses portes; celui du Verdon situé sur la rive gauche, vers l'embouchure de la Gironde, craignant d'être pris par le revers, se fit sauter et il en fut de même du vaisseau le Regulus: ainsi, les Anglais furent, à peu près, les maîtres de la navigation du fleuve, et ils poussèrent même, avec facilité, leurs reconnaissances jusqu'à Etioliers, petite ville placée sur la route de Bordeaux à Rochefort.
On voyait, en général, dans le Midi, les populations, fatiguées de guerres interminables dont elles ne comprenaient pas le but, aller, pour ainsi dire, au-devant de la conquête, tandis que les troupes, les garnisons et les généraux, animés de cette soumission militaire qui est le cachet de leur honneur, opposaient partout la résistance la plus opiniâtre; mais leurs efforts devaient être infructueux.
Nous vîmes encore, alors, de combien d'appuis manque un gouvernement, même fondé par la victoire, lorsqu'il ne possède pas ou qu'il n'a pas conservé la sanction de l'opinion. Le duc d'Angoulême, neveu de Louis XVIII et de Louis XVI, avait paru en France avec Wellington, et il avait fait son entrée à Bordeaux. Son nom, sa personne, étaient oubliés ou même inconnus en France; cependant la correspondance de la préfecture dénota, à cet égard, les alarmes les plus vives de la part du ministère; des ordres y étaient donnés pour éviter que la nouvelle de l'arrivée d'un Bourbon ne se propageât, l'on désirait même qu'elle fût ridiculisée ou contredite; mais M. de Bonnefoux savait trop bien qu'une dénégation, qu'une controverse ne pouvait que donner plus d'importance à un tel fait; et, comme on s'en rapportait à son jugement pour ce dernier objet, il ne voulut rien hasarder sur ce point, et il se contenta de faire parvenir à Paris, sous trois enveloppes, suivant ses instructions, les gazettes, les écrits, les brochures, les proclamations, les pamphlets, les lettres dont les Anglais inondaient le pays; il cherchait, de tout son pouvoir, à les dérober à la connaissance publique, et il se les faisait traduire, dans le silence le plus profond de la nuit, avant de les expédier. Cependant il se prépara à une vigoureuse résistance.
L'occupation de Bordeaux, la destruction du fort du Verdon, les croisières anglaises augmentées, les nouvelles d'Etioliers, l'équipage du Regulus qui se replia sur Rochefort, tout annonçait une crise peu commune: malheureusement, nos ports sont, en général, peu défendus du côté de la terre, et Rochefort n'est enveloppé que d'une faible chemise, mais tout prit, en peu de temps, un aspect militaire. Administrateurs, élèves en médecine, commis, ouvriers, tout fut fait soldat et exercé; les remparts furent hérissés de canons, sur affûts marins, des fossés, des canaux, des ouvrages avancés furent creusés ou établis; des batteries nouvelles couronnèrent toutes les hauteurs et Rochefort pouvait défier un corps d'armée assez considérable, lorsque les nouvelles annoncèrent que ce port allait être attaqué[236].
Il fut, alors, prétendu dans le comité de défense, que l'hôpital de la Marine, situé hors des remparts, et qui domine la place au nord-ouest, pourrait, en cas de siège, servir aux ennemis pour incommoder considérablement la ville; la chose étant discutée, une forte majorité se porta pour l'affirmative, et elle conclut à la démolition immédiate de cet édifice qui a coûté des millions et vingt ans de travaux[237]. M. de Bonnefoux ne put entendre sans frémir un pareil projet de destruction; il se rendit au comité, il allégua que ce n'était un parti que de dernière extrémité, et, parlant avec cette forte éloquence de conviction qui enchaîne la réplique, il se chargea de faire évacuer sur-le-champ, malgré mille difficultés qu'il leva toutes, le mobilier, le personnel, les malades et les sœurs, et de faire entourer l'édifice de redoutes, afin d'être en mesure de le pulvériser au besoin. Il fit plus encore, car il en prit toute la responsabilité, et son avis fut adopté[238].
Honneur au préfet maritime de Rochefort, pour avoir mis sa gloire à préserver ce superbe établissement, gloire solide, gloire flatteuse, et qui subsistera autant que le monument lui-même, ou que la mémoire des citoyens et la tradition des événements! Ce fut dans ces temps fâcheux qu'on put clairement s'assurer, par l'exemple, que nous allons citer, combien l'homme, dont nous retraçons ici les actions, s'oubliait personnellement, et combien ses vues étaient toujours fixées sur le bien public. Un officier général de l'armée de terre, en service à Rochefort pour son département, et dont l'opinion était contraire aux mesures adoptées, parut goûter quelque plaisir à s'en dédommager en se permettant, sous la réserve d'un double sens, un propos piquant pour le corps de la Marine, en général; le préfet maritime, qui avait pourtant la répartie vive, se contenta de lui répondre avec sagesse en interprétant le propos du bon côté; nous pensâmes que sa préoccupation l'avait empêché de saisir la maligne amphibologie de la phrase; mais il ne manqua pas de dire assez publiquement ensuite: «On me connaît mal, si l'on croit que je vais, en ce moment, faire assaut de pointes et de bons mots; qu'on me laisse sauver l'hôpital, qu'on me laisse assurer la défense de la ville, et ensuite si l'on me cherche, on me trouvera!» Nous crûmes entendre quelques-unes de ces paroles pleines de patriotisme des modèles de l'antiquité.
Mais la puissance de l'empereur touchait à sa phase suprême, et l'opinion, dont il s'était tant servi pour renverser le Directoire, l'avait lui-même abandonné. Napoléon ne pouvait plus résister aux forces de l'Europe conjurée, ni à la disposition intérieure de ses États qui s'indignaient des maux ainsi que des remèdes; et tandis qu'il pouvait encore périr les armes à la main, comme il l'avait annoncé, comme il le répéta publiquement par la suite, il se résigna; il consentit, à la surprise générale, à abdiquer la couronne, à s'exiler à l'île d'Elbe avec un vain titre d'empereur, et, comme une conséquence, à se voir séparé pour toujours de sa femme et de son fils!
Les deux frères de Louis XVI arrivèrent à Paris avec des paroles de paix, d'espérance et de bonté; et Louis XVIII, à la voix duquel tombèrent, comme par l'effet d'un pouvoir surhumain, les armes des souverains coalisés, et s'anéantirent leurs folles prétentions, proclama qu'il prenait pour règle de conduite particulière le Testament de son malheureux frère, et pour règle de gouvernement la charte-constitutionnelle, qu'après tous nos désastres, il présentait comme un port assuré de bonheur et de liberté.
L'honneur de la France était intact, chacun pouvait, avec un sentiment de dignité, se soumettre au nouvel ordre de choses; M. de Bonnefoux s'en félicita sincèrement dans l'intérêt public. Il releva chacun des obligations que le siège présumé de Rochefort avait imposées; il dépêcha, par mer, un courrier parlementaire à Bayonne ou, aussitôt, s'arbora le pavillon blanc; enfin une députation fut envoyée à Bordeaux, d'abord pour présenter l'hommage respectueux du préfet et celui de la Marine au duc d'Angoulême, et, en second lieu, pour traiter avec l'amiral Penrose de quelques arrangements relatifs à la navigation de la Gironde pendant l'occupation britannique, dont bientôt la France allait enfin être délivrée. Le duc chargea la députation de ses remerciements pour le préfet maritime; et c'est un devoir d'ajouter que l'amiral anglais se montra très conciliant.
Sur ces entrefaites, un autre officier général anglais, l'amiral Neale écrivit au préfet maritime qu'il allait lever le blocus de Rochefort, mais qu'il ne voulait pas partir sans lui envoyer[239] un message d'estime; et, par ce départ, Rochefort passa à une situation complète de paix. On ne respirait encore que l'ivresse et le plaisir d'un état si nouveau, si inespéré, lorsque le duc d'Angoulême, nommé grand-amiral de France, voulut visiter les ports de l'Océan et se rendit à Rochefort.
M. de Bonnefoux, jaloux de l'honneur d'accueillir avec distinction l'un des héritiers présomptifs de la Couronne[240], ne voulut rien demander au ministère pour le défrayer de ses dépenses de réception, et il n'oublia aucune chose dans l'arsenal ni chez lui, pour que le duc et sa suite fussent accueillis militairement et avec splendeur. Il avait voulu que j'eusse ma part de l'honneur de cette visite, il m'avait précédemment nommé de la députation de Bordeaux, et il me fit alors descendre de rade, où je commandais une corvette, pour commander en second la garde d'honneur destinée au prince; il conduisit cette garde au-devant de lui jusqu'au moulin de la belle Judith, où il avait fait dresser un arc de triomphe et une tente élégante; il l'y attendit avec un brillant état-major entouré de la masse de la population, et, pendant trois jours, nous accompagnâmes le prince dans ses inspections, et nous cherchâmes à lui prouver, par nos respects et nos efforts, que nous nous ralliions franchement au nouvel ordre de choses qui paraissait devoir s'établir.
Il fut aisé de voir que le duc d'Angoulême, s'il ne possédait pas ces dehors brillants qui séduisent si vivement la multitude, était, au moins, d'un affabilité extrême et montrait la plus grande bonne foi dans ses promesses de bonheur et de liberté; or, après tant de despotisme, c'en était assez pour satisfaire tous les cœurs.
Il récompensa M. de Bonnefoux comme il aimait à l'être, c'est-à-dire d'une manière toute particulière, et par des marques d'estime et de bonté. Ainsi, non seulement, il le nomma chevalier de Saint-Louis, mais encore il voulut le recevoir lui-même. Ce fut la première croix de cet ordre, et la seule qui fût alors donnée à Rochefort. Plein des souvenirs de sa famille, et d'un oncle, père de l'auteur de cet écrit, qui, pendant la Terreur, avait préféré la prison à l'abandon de sa croix, M. de Bonnefoux ne put retenir son émotion dans cette mémorable cérémonie. Nous vîmes des larmes d'attendrissement sillonner son noble visage; et l'honneur d'embrasser celui qu'on voyait sur la ligne de la succession à la couronne de France, était une distinction, un bonheur que rien, à ses yeux, ne pouvait égaler[241].
Avant de quitter Rochefort, le duc eut l'attention de demander à M. de Bonnefoux si son crédit à Paris pourrait lui être utile. Le préfet maritime aimait trop à rendre service à ses subordonnés et à réparer les oublis ou les injustices du pouvoir, pour ne pas saisir cette excellente occasion, il pensa à tous ceux qui avaient des droits à être récompensés, et il laissa respectueusement entre les mains du prince un état de grâces qui furent ensuite accordées. Pour lui-même, accoutumé à juger sainement les choses, M. de Bonnefoux considérait une grande fortune comme une grande servitude, il redoutait le poids des dignités plus que d'autres n'en chérissent l'éclat, et quant à ceux qui lui appartenaient par les liens du sang, il était tout disposé à leur fournir les moyens de se distinguer, mais il faisait peu de demandes en leur faveur «car c'était, disait-il, à leurs actions à parler pour eux».
Le duc d'Angoulême fut étonné qu'il s'oubliât entièrement en cette circonstance; M. de Bonnefoux répondit «que ses désirs étaient plus que satisfaits d'avoir reçu Son Altesse Royale, et d'avoir obtenu de sa main une honorable décoration».
Toutefois, il paraît que le prince ne borna pas là le cours de ses bonnes intentions. Après sa tournée, il était revenu à Paris; c'était l'époque où M. Malouet, ami de M. de Bonnefoux, et ministre secrétaire d'État de la Marine, venait de mourir. On écrivit alors au préfet maritime de Rochefort que le duc d'Angoulême avait parlé de lui au roi comme étant, de toutes les personnes du département de la Marine qu'il eût vues, celle qui lui paraissait la plus digne de recevoir l'héritage du portefeuille. Il fut pareillement écrit à divers officiers de Rochefort qu'il en était fortement question, et venant à m'entretenir de ces bruits avec M. de Bonnefoux et à lui demander s'il ne jugerait pas convenable, en cette circonstance, de faire le voyage de Paris, il fit un mouvement de désapprobation, qu'il accompagna de quelques paroles tendant à prouver qu'il se croirait trop accablé de ces importantes fonctions pour paraître les rechercher; qu'il avait été question, aussi, de lui donner, auparavant, le gouvernement de la Guadeloupe, et que, s'il avait, alors, osé dire que sa préfecture était au-dessus de ses forces, il l'aurait certainement dit. Il ne fut pas nommé, car il est rare que l'homme modeste le soit; la présentation de sa personne lui parut plus précieuse que le ministère lui-même, quoiqu'il fût le marchepied de la pairie, et la crise fatale, impérieuse approchait où il eût sans doute préféré n'avoir pas cette même préfecture, dont sa prévoyance, peut-être, lui avait fait, naguère, redouter le fardeau.
CHAPITRE IV
LES CENT JOURS
Sommaire: Les émigrés.—Retour de l'île d'Elbe.—Indifférence des populations du sud-est.—Arrivée à Rochefort d'un officier, se disant en congé.—Conseils donnés par le préfet maritime au général Thouvenot.—Départ du roi de Paris et arrivée de Napoléon.—M. de Bonnefoux se prépare à quitter Rochefort.—M. Baudry d'Asson, colonel des troupes de la marine.—Son entrevue avec le préfet maritime.—M. Millet, commissaire en chef du bagne.—Motifs pour lesquels M. de Bonnefoux se décide à conserver son poste.—L'Empire reconnu militairement.—Défilé des troupes dans le jardin de la Préfecture.—Waterloo.—Seconde abdication de Napoléon.—Mission donnée au général Beker par le gouvernement provisoire.—Arrivée de Napoléon à Rochefort.
La Restauration avait vu surgir et pulluler une foule d'hommes qui, n'ayant rien du siècle, calomniaient la génération actuelle, le courage, les services rendus, les intentions, les sentiments les plus généreux, et qui prétendaient imposer à la France leurs personnes et leurs travers.
Les militaires de l'Empire avaient franchement posé les armes, les hommes raisonnables avaient salué l'aurore de paix et de bonheur qui semblait luire au retour d'un roi sage, éclairé, trop valétudinaire, cependant, pour voir par lui-même; mais tout fut mis en usage pour altérer ces sentiments de concorde et de modération, pour changer le cœur de Louis XVIII et pour en bannir l'œuvre qui devait lui être la plus chère, la pratique de sa charte, et l'accomplissement de ses désirs d'harmonie et de fusion.
Nous connaissons pourtant des émigrés mêmes, vivement blessés par la Révolution dans leurs idées, leur fortune, leur état, leurs plus tendres affections et qui, comprenant les maux et les besoins de la patrie, avaient sacrifié à son autel et déposé avec sincérité leurs griefs et leurs ressentiments. Tout était possible si cet exemple eût été général; les Français n'eussent été que des frères, et le roi, fermement assis sur un trône de force et de liberté, n'aurait pas éprouvé de nouveaux malheurs: il n'en fut pas ainsi.
M. de Bonnefoux gémissait souvent, en secret, de la folie et des exigences de ces prétendus amis du roi, qu'il appelait plus et, bien différemment, royalistes que le roi lui-même; et il redoutait quelques déchirements intérieurs, lorsque Napoléon, trop bien instruit de l'état de la France, n'hésita pas à quitter l'île d'Elbe et à reparaître sur nos rivages avec six cents soldats qui l'avaient suivi dans son exil. Paris l'apprit par le télégraphe, et le préfet maritime de Rochefort, par un courrier extraordinaire que lui expédia le ministre de la Marine.
D'après les ordres qu'il reçut, il renferma ce secret dans son cœur; mais bientôt les journaux et les lettres les plus authentiques en divulguèrent la redoutable nouvelle. Les populations attendirent l'issue des événements, sinon avec espoir, du moins avec indifférence, et elles ne se serrèrent pas autour du trône, comme elles l'auraient fait sans doute si le trône avait pu être considéré par elles comme le palladium de nos libertés, et si la tendance du Gouvernement avait été de plus en plus favorable au développement de nos institutions. Celui qui émet ces réflexions n'est animé que par l'amour de la vérité; il est loin d'avoir aucune partialité politique pour les adhérents qu'eut alors Napoléon, puisqu'il refusa de le servir pendant les Cent Jours de son invasion; mais il voudrait, par dessus tout, prouver ici que l'exagération, la méfiance, sont toujours de dangereux, de tristes conseillers, et que la passion, qui ne suit que son premier mouvement d'injustice, est bien au-dessous de la raison qui n'agit qu'avec sagesse et qui aime mieux excuser que blâmer.
Les esprits, en général, à Rochefort, étaient encore sans idée bien arrêtée sur les opérations de Napoléon, lorsqu'un officier venant des départements du Sud-Est s'y présenta; il avait obtenu un congé, il allait en jouir dans sa famille, en Bretagne; comme il s'était trouvé sur le passage de Napoléon, celui-ci lui avait dit: «Vous allez en congé, jeune homme, je ne prétends pas vous priver de ce bonheur; gardez votre cocarde, allez et dites partout que vous m'avez vu, car je ne suis venu que pour le bonheur de la France.»
Cet officier devait rester deux jours à Rochefort, sous prétexte de repos, il racontait d'un ton simple, et comme Sinon à Troie, l'enthousiasme des villes au passage de Napoléon, les promesses fastueuses qu'il prodiguait, la défection des troupes royales; et il ne manquait pas d'insinuer, avec adresse, ses prétendues craintes sur la difficulté d'empêcher cet audacieux ennemi de s'emparer, à Paris, du souverain pouvoir. Le général Thouvenot se trouvait en service à Rochefort; il vint aussitôt conférer, sur cette étrange circonstance, avec le préfet maritime qui pressentit d'où venait réellement cet officier, et qui, en engageant le général à ne pas le laisser passer, convint néanmoins, qu'il serait injuste ou impolitique de le faire arrêter. «Un moyen, cependant, nous est offert, ajouta-t-il; prenez sur vous de lui donner un ordre de service, attachez-le à votre personne comme aide de camp; alors vous l'occuperez et le dirigerez de manière à trancher tous ces discours.» Cet avis lumineux fut adopté.
Mais les événements se précipitaient, et rien ne pouvait empêcher le trône d'être conquis par Napoléon; ni les villes qu'il devait traverser, ni les garnisons qu'il avait rencontrées, ni les troupes échelonnées, ni le maréchal Ney, grande victime d'un fatal entraînement, et qui brillerait peut-être encore parmi nous, s'il avait été défendu dans le même esprit que Ligarius le fut par Cicéron; ni, enfin, la présence du frère du roi, qui, roi plus tard, perdit son trône pour n'avoir pas assez médité sur ces hautes leçons! La France devait encore porter la peine de ses haines intestines, la guerre déployer de nouveau ses étendards, Napoléon reparaître, en souverain, à la tête d'une puissante armée. Il devait être battu dans une grande bataille décisive et Paris revoir ces farouches hordes étrangères, qui cette fois, exigèrent des sommes inouïes, pour avoir assuré, chez nous, le maintien de leurs princes et le repos de leur pays.
Les Bourbons ne voulurent pas essayer de résister, en France, à Napoléon; ils pensaient, quoique ce fût un très mauvais calcul, que l'Europe était trop intéressée dans cet événement, pour ne pas y prendre une part très active; ainsi, s'étant éloignés momentanément de la France, ils avaient recommandé que chacun se soumît au Gouvernement de fait qui allait s'établir. Cette injonction fut suivie presque en tous lieux; mais quelques officiers ou employés ne s'arrêtèrent pas à ce point, et ils firent l'abandon de leurs grades ou emplois. M. de Bonnefoux se crut encore plus lié qu'un autre par les bontés du duc d'Angoulême; il ne voulait pas, d'ailleurs, coopérer aux maux qu'il prévoyait. Il projeta donc de se démettre de sa préfecture et fit ses préparatifs pour quitter Rochefort. Mais, malgré la réserve qu'il observa, ses desseins furent connus, et il ne tarda pas à se trouver dans la position la plus délicate où puisse être placé un homme de bien. Nous l'avons vu, jusqu'à présent, dignement agir ou commander dans mille situations épineuses; mais enfin, son devoir était écrit; et, à la rigueur, il n'avait été louable que de l'avoir bien exécuté. Aujourd'hui et dans tous les jours qui vont suivre, il n'aura de conseil à prendre que de ses propres inspirations; il faudra qu'il foule aux pieds ses penchants, et, quelque parti qu'il prenne, il aura de sévères contradicteurs; mais qu'on se pénètre bien de ses embarras, qu'on se mette un moment à sa place, qu'on pèse ses motifs, et rien, sans doute, ne manquera à sa justification.
M. Baudry d'Asson, colonel des troupes de la Marine ayant appris la nouvelle de ses apprêts de voyage était venu chez lui pour remonter à la source de ces bruits. La scène fut animée. «Général, on dit que vous partez.» «Baudry, vous êtes un ami de trente-six ans, et je puis vous le confier, c'est vrai.» «Eh bien, général, je pars aussi et la plupart d'entre nous.» Tel fut le début et le sens d'une conversation fort longue où tous les arguments du projet furent produits avec franchise des deux parts, et à la suite de laquelle le colonel resta dans l'inébranlable résolution d'abandonner son poste si le préfet maritime quittait lui-même Rochefort. M. Millet, commissaire en chef du bagne, remplaça M. Baudry; il y eut ici moins d'épanchement mais le même résultat; et M. de Bonnefoux, voyant qu'il ne pouvait rien par la persuasion, promit d'y réfléchir pendant la nuit, et, dans tous les cas, de ne pas partir sans donner avis à son ami Baudry.
La nuit fut réellement employée à ces considérations difficiles. Il s'agissait, d'abord, d'un parti pris dont il fallait se désister; mais, surtout pour un homme qui a fait ses preuves, la vraie fermeté exclut cette fausse honte de n'oser reculer quand une démarche entreprise peut devenir funeste: revenir au bien, c'est montrer de la droiture, et non de l'inconstance et de la faiblesse; c'est affermir l'autorité et non pas l'ébranler; les inférieurs n'ignorent pas que les chefs peuvent errer, mais comme ils voient que, rarement, ils savent le reconnaître, ils n'en sont que plus enclins à respecter celui qui, par amour pour le bien public, aura sacrifié ses premiers jugements ou son intérêt personnel. Ce n'est donc pas sous ce point de vue rétréci que le préfet maritime envisagea la question. D'un côté, il voyait dans son départ, non ce qui, pour lui, était sans attraits, c'est-à-dire son avancement futur et une faveur signalée (car il doutait peu du prochain retour de Louis XVIII) mais il pensait à ses engagements et à sa réputation: de l'autre, il considérait Rochefort, privé momentanément de chefs qui maintenaient les esprits, qui rassuraient le port et les habitants, qui contenaient les troupes et les forçats; Rochefort, dis-je, livré aux troubles, aux dissensions, au désordre; en butte même aux Anglais qui s'approchaient avec leurs vaisseaux, et qui, habiles à profiter de nos divisions, auraient peut-être saisi cet arsenal, qu'ils n'auraient, probablement, rendu aux Bourbons que par la force, ou dans la ruine et le délabrement. Il jugeait encore qu'après avoir sauvé Rochefort, ses motifs seraient mal appréciés, qu'une disgrâce, en apparence méritée, en serait l'inévitable fruit; mais réduisant tout à sa juste valeur, s'oubliant entièrement, et ne regardant que ce qu'il croyait être son devoir dans le sens le plus intime, il mit un terme à cet examen laborieux, il me fit appeler, et il me dit ces paroles si désintéressées: «Avant de me devoir à ma personne, je me dois à Rochefort, au dépôt qui m'est confié, et aux braves gens que je commande: je sais que je me perds; mais il le faut, je cède, et je reste à mon poste.» Bientôt, la nouvelle en fut répandue et l'on vit alors ce qu'est un chef véritablement aimé. À quel point, fallait-il que le dévouement fût porté, puisque les méfiances de l'esprit de parti se turent, et que les amis les plus ardents de Napoléon ayant connu le projet de départ du préfet maritime, se réjouirent pourtant qu'il ne l'eût pas exécuté, ils se félicitèrent qu'il fût resté pour les commander. La suite prouva bientôt, combien il était heureux pour Rochefort, qu'il s'y trouvât un homme tel que celui à qui s'étaient adressées les instances de MM. Millet et Baudry.
Pour moi, quoique je connusse combien M. de Bonnefoux était sincèrement persuadé que l'ordre de choses menacé pouvait seul prolonger la paix en Europe, je m'attendais à cette détermination; mais je ne l'en admirai pas moins.
Le Préfet maritime ne faisait jamais son devoir à moitié; et il n'y dérogea pas en cette circonstance. La reconnaissance de Napoléon se fit donc publiquement, militairement, en présence des troupes, dont plusieurs détachements furent rassemblés, et qui défilèrent, dans le jardin de la Préfecture, au son d'une musique mâle et guerrière[242]; le préfet maritime, avec un nombreux état-major, était placé au centre du bassin de gazon de ce jardin. Il éleva la voix, il parla peu, il fit ressortir les dangers de la guerre civile, du désordre, de l'anarchie et des vues possibles des Anglais sur Rochefort; mais, si l'on voyait sur sa physionomie les traces d'un long combat intérieur, tout disait aussi, dans ses yeux, qu'un sacrifice jugé nécessaire à la patrie ne devait pas être incomplet. Par la suite, il agit donc conformément à ses paroles; quelques officiers, quelques hommes voulurent par exemple, ne prendre aucune part aux affaires, ou furent dénoncés par la police impériale, il usa de son pouvoir, il engagea sa responsabilité pour laisser aux uns la faculté de la retraite ou du repos, pour adoucir ou faire changer, à l'égard des autres, les rigueurs ou les mesures qu'il jugea être mal fondées; mais il fut inébranlable dans un dévouement personnel à ses nouvelles obligations.
Waterloo fut la péripétie sanglante du drame terrible des Cent jours; et Napoléon, abandonnant ses soldats qui se retirèrent dans une noble attitude sur les bords de la Loire revint à Paris, demander aux Chambres législatives des secours en hommes et en argent. La France était envahie sur toutes ses frontières, les esprits étaient très divisés; aussi, ne trouva-t-il que des refus auxquels il aurait dû s'attendre; et, n'ayant tenu aucune des promesses faites lors de son arrivée en France, n'ayant pu obtenir de la cour d'Autriche, ni sa femme, ni son fils dont il avait solennellement annoncé le retour aux Français qu'il avait trompés, il prononça une seconde abdication qui, cette fois, paraissait une formalité tout à fait inutile, et il se livra de lui-même à un gouvernement provisoire qui s'établit jusqu'à la rentrée du roi, et qui le confia à la surveillance du général Beker[243], délégué par ce gouvernement; ainsi, escorté de quelques cavaliers ou plutôt gardé par eux, il traversa cette même Loire, où son armée n'attendait que lui, et il arriva à Rochefort, où deux frégates armées, La Méduse et La Saale, devaient être mises à sa disposition.
CHAPITRE V
NAPOLÉON À ROCHEFORT
Sommaire:—Réflexions faites par M. de Bonnefoux après avoir reçu la dépêche lui annonçant la prochaine arrivée de Napoléon.—Mesures prises par lui.—Paroles échangées entre Napoléon et M. de Bonnefoux au moment où l'empereur descendait de voiture.—L'appartement de grand apparat à la préfecture maritime.—Les frégates La Saale et La Méduse.—Le capitaine Philibert commandant de La Saale.—Ses fréquentes entrevues avec l'empereur.—Discours invariable qu'il lui tient.—Marques d'impatience de son interlocuteur.—Abattement de Napoléon.—Courrier qu'il expédie au gouvernement provisoire pour obtenir le commandement de l'Armée de la Loire.—Il fait demander le vice-amiral Martin, qui vivait à la campagne auprès de Rochefort.—Carrière de l'amiral Martin.—Sa conversation avec l'empereur.—Reproches obligeants que ce dernier lui adresse sur sa demande prématurée de retraite.—L'amiral répond que bien loin d'aspirer au repos il s'était déjà préparé à aller prendre le commandement de l'armée navale que l'on finit par confier à Villeneuve.—Amères réflexions de Napoléon sur les courtisans.—Ce qu'il dit sur la marine.—Arrivée du roi Joseph.—Son aventure à Saintes.—«Vive le Roi».—Napoléon sur la galerie de la préfecture maritime.—Excellente attitude de la population.—L'étiquette de la maison impériale.—L'impératrice Marie-Louise.—Arrivée d'une partie des équipages de Napoléon.—Annonce du voyage de l'archiduc Charles à Paris.—Joie qui en résulte.—Déception qui la suit.—Aucune réponse aux courriers expédiés à Paris.—Débat entre Napoléon et Joseph.—Napoléon ne veut pas partir en fugitif, sans autre compagnon que Bertrand.—Joseph tente seul l'aventure et réussit.—Paroles qu'il adresse à M. de Bonnefoux en le quittant.—Cadeau qu'il lui fait.—Les ordonnances de Cambrai.—Violente colère de Napoléon contre la famille royale.—Projet d'évasion du capitaine Baudin, commandant La Bayadère.—Projet du lieutenant de vaisseau Besson.—Projet des officiers de Marine Genty et Doret.—Hésitations de l'Empereur.—Tous ces officiers furent rayés des cadres de la Marine sous la Seconde Restauration.—Mme la comtesse Bertrand.—Elle se jette aux pieds de l'empereur pour le supplier de se confier à la générosité du peuple anglais.—Flatteries auxquelles Napoléon n'est pas insensible.—Le général Beker, beau-frère de Desaix.—Son fils, filleul de Napoléon.—Croix de légionnaire remise par le général Bertrand pour ce fils encore enfant.—Singularité de cet acte.—La rade de l'île d'Aix.—Le Vergeroux.—L'empereur offre au préfet maritime ses équipages et ses chevaux qu'il renonce à emmener.—Refus de M. de Bonnefoux.—Souvenir que Napoléon le prie d'accepter.—Paroles qu'il lui adresse.—Le départ de la préfecture maritime.—Cortège de voitures traversant la ville.—L'empereur prend une autre route et sort par la porte de Saintes.—Inquiétude des spectateurs.—La voiture gagne Le Vergeroux par la traverse.—Napoléon en rade passe en revue les équipages.—La croisière anglaise.—En voyant les bâtiments ennemis, l'empereur se rend mieux compte de sa situation.—Il entame des négociations avec les Anglais.—Aucune promesse ne fut faite par le capitaine Maitland.—Nouvelles hésitations de Napoléon. Lettre du capitaine Philibert au préfet maritime.—Ce dernier le charge de remettre à l'empereur une lettre confidentielle qui décide ce dernier à se rendre à bord du Bellérophon.—Conseils donnés à l'empereur par M. de Bonnefoux.
La robuste santé de M. de Bonnefoux avait fléchi sous le poids de ses occupations sans nombre; mais à l'annonce de l'arrivée de Napoléon, il sentit qu'il avait besoin de toute son énergie; le physique se releva par l'influence du moral; et, certes! quel moment que celui de l'arrivée de cet homme extraordinaire dont la destinée était de ne pouvoir plus être vu qu'avec enthousiasme ou déchaînement. Le préfet maritime se prépara aux difficultés qui s'élevaient pour lui par ces mots d'un grand sens, qu'il proféra, en décachetant la dépêche où il apprenait que son hôte futur avait quitté Paris. «Napoléon vient à Rochefort! Je sais ce qui m'attend; mais je l'ai reconnu. Ainsi Rochefort sera tranquille, et je ferai mon devoir jusqu'au bout!» Puis, continuant après une courte réflexion, et comme mû par un pressentiment secret qui n'était, peut-être, que l'effet de la vive pénétration de sa vaste intelligence: «Mais quel choix pour une évasion que ce port de Rochefort qui, situé au fond du golfe de Gascogne, pourrait bien, en ce cas-ci, n'être qu'une souricière!» Après une nouvelle pause, il ajouta enfin, et toujours les yeux fixés sur la fatale dépêche: «Évasion! Napoléon! Souricière! Quels odieux rapprochements et qu'ils étaient inattendus!»
Coupant court, alors, à ces pensées importunes, il se leva, sortit de son cabinet de travail particulier pour s'occuper de ses devoirs, et tout fut bientôt prévu pour le logement, pour le séjour, et pour l'embarquement de l'empereur. Les ressorts de la police, les règlements d'ordre, les rondes, les patrouilles, les consignes, tout fut préparé ou commandé par une tête prévoyante, tout fut maintenu par un bras ferme; et, réellement, pendant les cinq jours que Napoléon passa à l'hôtel de la préfecture, on n'entendit pas dire que, seulement, une rixe eût éclaté dans la ville!
Tout est digne d'étude ou de curiosité dans la vie de Napoléon; cependant le récit de son séjour à Rochefort n'existe nulle part[244], et c'est cette lacune que je vais essayer de remplir. Après les scènes agitées qui vont se présenter, l'esprit se reposera, sans doute, avec quelque charme sur la paisible sérénité de celui qui consacra, alors, tous ses moments, à alléger le poids de grandes infortunes[245].
Napoléon arriva à la préfecture, toujours escorté ou gardé par le général Beker, et suivi du fidèle Bertrand, et de quelques adhérents, parmi lesquels on remarquait les généraux Savary, Montholon, Gourgaud et M. de Las Cases. Son projet était de s'embarquer pour les États-Unis; et le général Beker devait rester auprès de lui jusqu'à son départ. M. de Bonnefoux s'avança pour le recevoir: Napoléon le reconnut et lui dit: «Je vous croyais malade, M. de Bonnefoux?»—«Sire, je ne le suis plus, et j'aurais été désolé de ne pas vous accueillir personnellement.»—«Je vous reconnais là, et j'en aurais été fâché aussi.»—À ces mots, il s'arrêta un moment, et, faisant, sans doute, allusion à la visite du duc d'Angoulême à Rochefort, et au projet qu'avait eu M. de Bonnefoux de quitter sa préfecture, il ajouta bientôt: «Je sais ce qui s'est passé, et, en vous conservant à votre poste, j'ai prouvé que je vous connaissais comme un homme d'honneur.—Oui, continua-t-il, j'aime mieux être reçu par vous que par tout autre.»
Involontairement, je m'interromps ici, et, en m'indignant, je me demande pour la millième fois, peut-être (et, sans doute, j'en ai quelque droit, puisque je refusai de servir activement dans les Cent Jours), je me demande, dis-je, comment quelques personnes ont pu blâmer M. de Bonnefoux d'avoir surmonté sa maladie pour recevoir Napoléon, et d'y avoir mis tant de zèle et d'empressement. Il en est même, oui, il s'en est rencontré dont les coupables pensées se sont égarées bien plus loin!... Sans m'étendre sur un si déplorable sujet, je leur répondrai à tous: «Le Préfet Maritime en agit ainsi parce que Napoléon était malheureux; parce qu'il était un homme d'honneur; parce qu'enfin le contraire aurait été une insigne lâcheté qui eût sans doute flétri le cœur généreux du Roi lui-même!» Eh quoi! Louis XVIII avait désiré, en partant, que chacun reconnût le gouvernement qui prenait place; Napoléon avait conservé M. de Bonnefoux dans sa préfecture; il venait à lui, avec confiance; et cette confiance aurait été trahie! Non, cette idée est odieuse, elle doit être mise sur le compte de l'esprit de parti, qui seul peut l'expliquer. Quant à M. de Bonnefoux, sa conduite, en ce moment, ne fut pas l'objet d'un doute pour lui; il crut qu'il n'y avait seulement pas lieu de s'en faire un mérite; il persévéra dans la ligne la plus respectueuse; et, pour me servir de ses propres expressions: «Il fit son devoir jusqu'au bout!»
Napoléon logea dans l'appartement de grand apparat, qui, jadis, avait été embelli pour lui, lorsque, passant à Rochefort, avec l'impératrice Joséphine, il allait s'emparer de Madrid, et c'était aussi celui que le duc d'Angoulême avait récemment occupé. Jeux bizarres de la fortune, et qui donnent lieu à de si graves réflexions!
Napoléon s'informa le plus tôt possible de ses deux frégates; M. de Bonnefoux répondit qu'elles étaient prêtes à le recevoir dignement, qu'il attendait ses ordres pour lui présenter le capitaine Philibert[246], leur commandant; mais qu'il devait ajouter qu'une forte croisière anglaise, absente depuis longtemps, venait de reparaître devant la rade pour la bloquer. Cette nouvelle inattendue fit une vive impression sur l'esprit de l'empereur; il parut alors se plaindre, comme d'un conseil perfide qu'on lui aurait donné, de s'être rendu à Rochefort, et il fit au capitaine Philibert diverses questions sur les Anglais, qu'il renouvela en plusieurs rencontres; mais ce capitaine, homme froid, brave et sincère, et ne s'écartant pas de son rôle d'officier essentiellement soumis à ses instructions, ne sortit jamais de la réponse suivante, ou du sens qu'elle renfermait: «Sire, les deux frégates[247] sont à votre disposition, elles partiront, quand Votre Majesté l'ordonnera; elles feront tout ce qu'elles pourront pour éluder ou pour forcer la croisière; et si elles sont attaquées, elles se feront couler, plutôt que de cesser le feu avant que Votre Majesté l'ait elle-même prescrit.» L'uniformité de ce discours donna même quelquefois des mouvements d'impatience à Napoléon, cette impatience était assurément facile à concevoir, par le fait de sa position qui devenait si critique, ou par celui de ce blocus inopportun; mais tous les hommes n'ont pas le talent d'orner leurs discours, et le langage du capitaine Philibert était, sans contredit, celui d'un militaire franc et loyal[248].
Quelque peiné que parût d'abord Napoléon par cette nouvelle, cependant comme il attendait huit ou dix de ses voitures de choix et une vingtaine de ses plus beaux chevaux destinés à être transportés aux États-Unis, comme il savait que son frère Joseph, l'ex-roi d'Espagne, devait bientôt arriver à Rochefort, et que, par-dessus tout, il espérait quelque changement important dans les affaires, il se familiarisa bientôt avec cette contrariété. Il avait demandé les journaux; ceux-ci représentaient l'armée de la Loire comme assez considérable; il pensa donc qu'il pourrait se mettre à la tête de cette armée; et, au fait, peu lui importait, alors, que Rochefort fût étroitement bloqué. Le général Beker était fort inquiet de son côté, car il pressentait son projet, et il n'était pas à même d'en empêcher l'exécution.
On ne voyait, généralement aussi, à Rochefort, que ce moyen, pour Napoléon, de succomber s'il le fallait, comme il convenait à un homme tel que lui; mais celui qui, naguère, était débarqué à Cannes avec six cents hommes pour conquérir la France, celui qui avait étonné le monde de ses faits audacieux, ce véritable incredibilium cupitor de Tacite, celui-là même se persuada que son influence sur les soldats de la Loire serait nulle, s'il se présentait de son chef et il persista dans cette dernière idée, qui prouve combien ses malheurs avaient altéré sa résolution et son caractère. Il expédia donc un courrier au gouvernement provisoire, pour obtenir de ce fantôme d'administration le commandement qu'il désirait d'une armée, qui le demandait avec tant d'enthousiasme! Souvent, à Rochefort, Napoléon donna des marques d'abattement assez fortes; je sais ce qu'on doit accorder à la rigueur du moment; mais encore faut-il relater le fait; il doit même être permis d'ajouter, que c'est dans de semblables occasions que peut le plus éclater la vraie magnanimité et qu'on est le mieux en position de donner ce spectacle tant admiré dans tous les siècles, celui d'un homme luttant, avec dignité, calme, courage, contre les plus rudes coups de l'adversité!
Napoléon, tranquillisé par le départ de son courrier, auquel, dit-on, bientôt après, il en fit succéder deux, attendait une réponse, en s'occupant de projets ou de souvenirs, et, parmi ces derniers, celui de l'amiral Martin[249] tient une place remarquable. Il avait entendu parler, pendant sa campagne d'Italie, de ce vaillant marin qui se faisait distinguer, par sa bravoure et ses talents, dans la Méditerranée où il commandait alors une escadre. Il était instruit de ses démêlés avec le représentant du peuple Niou, qui entravait ses élans guerriers par ses arrêtés, et qu'il désespérait en l'assurant, avec la colère la plus outrageante et la plus comique, que si les Anglais l'attaquaient en force supérieure, il se ferait couler, et avec lui, Niou, et tous ses arrêtés. Depuis, l'empereur l'avait connu personnellement; il l'avait nommé préfet maritime; et, finalement, il avait fait fixer sa pension de retraite, dont l'amiral jouissait à la campagne, près de Rochefort[250]. Napoléon voulut le revoir, et il le fit demander.
L'amiral Martin, pilote avant la révolution[251], avait été choisi pour tenir le journal nautique du duc d'Orléans dans sa campagne avec l'amiral d'Orvilliers; plus tard, pendant une station au Sénégal, où il commandait un petit bâtiment, il avait, par un grand fond d'esprit naturel, tellement gagné les bonnes grâces du fameux chevalier de Boufflers, gouverneur de cette colonie, que leurs relations n'ont cessé qu'avec la vie.
De très beaux services élevèrent ensuite cet officier au grade de vice-amiral. Sa taille était trapue, sa force, qui lui servit seule, et souvent, à calmer des séditions, était incroyable, son enveloppe était dure, grossière ainsi que sa parole; mais son intelligence était vive et pénétrante, son caractère noble, son courage bouillant, indomptable[252], et je tiens de son secrétaire intime que, quoiqu'il eût une capacité distinguée pour les affaires, il aimait pourtant à voir que, généralement, on ne la soupçonnât même pas. Il avait un frère, contre-maître dans le port de Rochefort, qu'il n'avait jamais voulu faire avancer, parce qu'il s'adonnait au vin, mais il avait amélioré son existence, il l'avait souvent à dîner avec lui, et le maréchal Augereau fut, un jour, charmé de la manière franche, sensible et spirituelle avec laquelle il lui avait présenté ce frère, dans sa préfecture, et à l'instant de se mettre à table.
Tous ces traits, que connaissait Napoléon, lui plaisaient extrêmement, aussi éprouva-t-il du plaisir à revoir l'amiral Martin; mais, bientôt, surpris de le trouver encore si vert, il lui témoigna un mécontentement obligeant d'avoir fait connaître, il y avait quelques années, qu'il désirait obtenir sa retraite. L'amiral avait été fort loin d'y jamais penser; au contraire, il avait appris, vers cette époque, qu'il avait été désigné par l'empereur pour prendre, à Cadix, le commandement de l'armée navale, qui se mesura si malheureusement ensuite contre Nelson à Trafalgar, et il avait été trop flatté de ce choix (que l'intrigue fit malheureusement changer), pour même hésiter. Il répondit donc en se récriant sur le fait de cette demande de retraite, et il ajouta qu'en attendant l'ordre de commander l'armée, ses apprêts de voyage avaient été faits et qu'il serait parti à la minute. Napoléon l'écouta avec une sombre attention, et après lui avoir encore demandé si, vingt fois, il n'avait pas énoncé le désir de se retirer du service, il s'exprima avec beaucoup de force et d'amertume sur la triste condition des princes de ne pouvoir tout vérifier par eux-mêmes et sur les menées coupables des ambitieux, à qui tous les moyens sont bons pour éloigner les plus dignes compétiteurs. C'est alors qu'il fit des réflexions bien justes et bien tardives sur la marine, et qu'il assura, en jetant un regard significatif sur l'amiral et sur M. de Bonnefoux, qu'il se reprochait bien de ne pas avoir suivi son inclination, souvent traversée, de récompenser plus qu'il n'avait fait ceux qu'il avait jugé, lui-même, devoir l'être davantage.
Joseph arriva[253]; il logea aussi à la préfecture, où sa présence produisit un moment de diversion. J'ignore si Napoléon sut qu'en passant par Saintes, Joseph avait entendu sous ses fenêtres quelques partisans des Bourbons crier: «Vive le Roi!» Le drapeau tricolore flottait encore en cette ville, et, croyant que l'ovation s'adressait à lui, comme ancien roi d'Espagne, Joseph avait prié le sous-préfet d'empêcher ces jeunes gens de se compromettre par un hommage aussi bruyant. On rit de cette méprise qui était feinte, peut-être, de la part de Joseph, et qui, d'ailleurs, était assez naturelle; mais rien de pareil n'eut lieu à Rochefort.
Napoléon, souvent avec son frère, souvent seul, portant un habit bourgeois vert, se promenait fréquemment tête nue, ou avec un chapeau rond, sur une galerie de la Préfecture, alors non vitrée et qui domine le port ainsi que le jardin. Des curieux, et qui ne l'eût pas été! accouraient des environs, pour arrêter un moment leurs regards sur lui; on causait, on faisait ses réflexions, les uns censuraient, les autres admiraient, mais à voix basse; on comprit ce qu'on devait de respect à l'objet le plus étonnant des vicissitudes de la fortune; et chacun sentit et remplit si bien des devoirs parfaitement tracés, que jamais un geste déplacé, une conversation élevée ne trahirent ni l'amour ou l'admiration, ni la haine ou l'emportement. Seulement, le soir, quand Napoléon tardait trop à paraître sur la galerie, ou, quand cédant aux désirs qu'on lui faisait connaître, il venait à se montrer, il était appelé ou remercié par des cris de: Vive l'empereur, auxquels, en se retirant, il répondait avec un salut de la main.
Napoléon conservait, à Rochefort, l'étiquette et le décorum de la souveraine puissance, autant au moins que les localités et les circonstances le permettaient. C'est donc en se modelant sur ces formalités que se faisaient les présentations et le service de son appartement. Il mangeait, même, seul, quoique son frère Joseph habitât le même hôtel, et quoique l'amitié parfaite du général Bertrand semblât aussi réclamer une exception: il se privait là d'un grand plaisir; et l'on a peine à concevoir que ce fût le même homme aux formes républicaines, qui en forçant le Conseil des Cinq Cents à Saint-Cloud, avait prescrit aux grenadiers de tourner leurs baïonnettes sur lui «si jamais, il usait contre la liberté d'un pouvoir qu'il avait fallu conquérir pour en assurer, disait-il, le triomphe».
On avait fait courir le bruit à Rochefort, que l'impératrice Marie-Louise s'était rendue à l'île d'Elbe pendant que Napoléon y avait séjourné, un frère du préfet maritime qui habitait l'hôtel de la préfecture, en fit, une fois, la question à une personne qui s'était trouvée, elle aussi, à l'île d'Elbe pendant ce même temps. Nous avions entendu un aide de camp nous raconter, comme témoin, la manière romanesque dont l'impératrice avait appris à Blois, où elle s'était réfugiée, la nouvelle de la première abdication de Napoléon: aussi ne fûmes-nous pas surpris d'entendre qu'on ne pensait même pas qu'aucune tentative d'entrevue eût été essayée de sa part.
On a su, depuis, qu'un mariage secret avec le général autrichien Neipperg avait ratifié des relations intimes qui suivirent de près cette abdication, et qui étaient trop évidentes, par leurs suites, pour n'avoir pas nécessité ce mariage. Napoléon eut certainement beaucoup à déplorer son alliance avec la maison d'Autriche, par la confiance qu'elle lui inspira, par le désespoir légitime où elle plongea Joséphine, et par la tournure fâcheuse et précipitée que prirent ses affaires à compter de ce moment. C'est ainsi qu'échoue la prévoyance humaine: l'empereur se crut, alors, en état de tout braver et jamais on n'osa moins impunément.
Cependant, une partie des équipages de Napoléon était arrivée; Joseph allait s'éloigner pour se rendre aux États-Unis. Les alliés dictaient à Paris leurs inflexibles conditions, Louis XVIII avait reparu sur la frontière et Napoléon persistait à ne pas vouloir se joindre à l'armée de la Loire. Il ne recevait pas de réponse de ses courriers, et la tristesse était empreinte sur les figures, lorsque les journaux annoncèrent que l'archiduc Charles arrivait à Paris pour un objet important à discuter avec le Gouvernement provisoire; l'espoir reprit promptement le dessus; mais ce fut un vide encore plus profond quand on vit que ça n'avait été qu'une fausse lueur, et que la nouvelle ne se confirmait point.
Quelle destinée pour celui qui avait été le dominateur des événements que d'en être devenu le jouet! Il semble que, puisque Napoléon ne voulait plus tenter les hasards des combats, il était plus naturel qu'il allât se jeter dans les bras de l'empereur d'Autriche, son beau-père, que de se rendre à Rochefort avec la presque certitude d'y être bloqué par des bâtiments ennemis.