Avant de quitter Angoulême, j'avais été informé que si je voulais demander le gouvernement du Sénégal, je l'obtiendrais facilement. Je n'aurais jamais voulu ni conduire ma famille dans cette sorte d'exil, ni m'en séparer pour le laps de temps que cette mission exigeait, et j'avais répondu que ce serait me désobliger infiniment que de donner une suite sérieuse à cette communication; il n'en fut plus question, et il restait à savoir quelles étaient les vues du ministre. Je les appris bientôt par le nouveau directeur du personnel, qui m'annonça que le ministre avait le désir de me nommer commandant de l'École navale dans un an, époque où le commandant actuel avait exprimé son intention formelle d'être remplacé; qu'alors je serais nommé capitaine de vaisseau; mais, qu'en attendant, il fallait que je servisse dans cette École en qualité de commandant en second. Je commençai par m'étonner que les ministres ne se regardassent pas comme solidaires des promesses de leurs prédécesseurs, et qu'on ajournât à un an ce qui avait été une condition de la prolongation forcée de mon séjour à Angoulême; je fis ensuite remarquer que j'avais été de fait, pendant cinq ans, chef du Collège de Marine, et que me voir ensuite, en sous ordre, semblerait prouver à tous, que je convenais avoir démérité; enfin que, quant à mon avancement, je préférais gagner mes épaulettes de capitaine de vaisseau, à la mer, où j'étais prêt à aller dès que le ministre l'ordonnerait.

CHAPITRE II

Sommaire: Le commencement de l'année 1830.—Situation fâcheuse.—Je suis chargé des tournées d'examen des capitaines de la Marine marchande dans les ports du Midi.—Expédition d'Alger.—Je demande en vain à en faire partie.—La Révolution de 1830.—M. de Gallard.—Je refuse de le remplacer si on le destitue.—Il donne sa démission.—Démarche spontanée des cinq députés de la Charente en ma faveur.—Au ministère on leur apprend que je suis nommé au commandement de l'École préparatoire.—J'arrive à Angoulême avec le dessein de m'y établir d'une façon définitive.—Nouvelle ordonnance sur l'avancement.—Le vice-amiral de Rigny.—Ordonnance qui supprime brutalement l'École préparatoire.—On ne permet même pas aux élèves de finir leur année scolaire.—Offres qui me sont faites à Angoulême.—Je les refuse et je pars pour Paris.—La fièvre législative en 1831.—La loi sur les pensions de retraite de l'armée de terre.—Projet tendant à l'appliquer à l'armée de mer.—Atteinte portée aux intérêts des officiers de marine.—Le Conseil d'Amirauté.—Requête que je lui adresse.—Je fais une démarche auprès de M. de Rigny.—Réponse du ministre.—La fièvre législative me gagne.—Après avoir entendu lire le projet de loi à la Chambre des députés, je me rends chez M. de Chabrol.—Retour sur la vie politique de M. de Chabrol.—M. de Chabrol dans le cabinet Polignac.—Sa destitution.—Les votes de M. de Chabrol comme pair de France après la Révolution de 1830.—Accueil bienveillant que je trouve auprès de lui.—Profond mécontentement de M. de Chabrol en apprenant que, d'après le projet ministériel, le service des officiers qui avaient rempli à terre des fonctions assimilées à l'embarquement ne leur était pas compté.—Copie de la lettre que M. de Chabrol m'écrit séance tenante et de celle qu'il adresse au ministre.—Nouvelle pétition à M. de Rigny.—Entrevue de M. de Chabrol et M. de Rigny à la Chambre des pairs.—Déclaration faite par M. de Chabrol.—Il est alors convenu qu'un des députés, auxquels j'en avais déjà parlé, déposerait un amendement et que M. de Rigny ne le combattrait pas.—L'amendement est adopté.—Mes droits sont reconnus et je suis placé sur la liste des officiers ayant rempli les conditions voulues pour changer de grade.—Le nombre des capitaines de vaisseau est réduit de 110 à 70, celui des capitaines de frégate de 130 à ce même nombre de 70; appréciation de la mesure.—Je suis de nouveau chargé des examens pour les capitaines de la Marine marchande, d'abord dans les ports du Nord, ensuite dans ceux du Midi.—Comment je comprends mes fonctions.—Je compose un Dictionnaire de marine abrégé.—Quelques-uns de mes compatriotes de l'Hérault me proposent une candidature à la Chambre des députés.—Revers financiers.—En 1835, je sollicite le commandement de l'École navale pour le cas où il deviendrait vacant.—Des capitalistes m'offrent la direction d'une entreprise industrielle.—Le ministère refuse de m'accorder jusqu'en 1836 un congé avec demi-solde ou même sans solde, pour me permettre d'achever ma période de douze années de grade.—Je reviens alors à mes demandes d'embarquement, mais le commandant de l'École navale insistant pour être remplacé, je suis nommé capitaine de vaisseau le 7 novembre 1835 et appelé au commandement du vaisseau-école l'Orion.—Paroles aimables que m'adresse à ce propos l'amiral Duperré, ministre de la Marine.—Lettre que j'écris à M. de Chabrol.—Une année de commandement de l'École navale.

Ma position était loin d'être belle, lorsque l'année 1830 s'ouvrit. Mon refus de m'embarquer en second sur le vaisseau l'Orion, ou l'École navale était établie, me laissait fort peu d'espoir qu'on me donnât un commandement à la mer, et il faut le dire, je m'en souciais peu, par la crainte de voir se renouveler l'abandon où l'on m'avait laissé après mes campagnes de la Provençale; je pensais donc à retourner à Rochefort, qui est mon département, comme officier de marine, lorsque j'appris que le capitaine de frégate qui faisait habituellement les tournées d'examen des capitaines de la Marine du commerce dans les ports du Midi, venait d'obtenir un bâtiment; je me présentai pour le remplacer, et je fus nommé. Je crus avoir eu une chance fort heureuse; mais faible portée des conceptions humaines! C'était encore la perte de mon avancement. En effet, un mois après, l'expédition contre Alger fut résolue; tous mes camarades sans emploi y eurent des commandements, et à moi, qui demandai que ma mission me fût retirée, pour faire partie de l'escadre, on répondit, ainsi que d'ailleurs je m'y attendais, qu'il était impossible que l'on mît à ma place un officier qui, dans ce moment, ne pourrait voir cette mesure que comme une marque signalée de mécontentement. Le succès le plus complet, le plus glorieux couronna les armes de la France; il y eut, par suite, dans tous les grades de la marine, des promotions nombreuses autant que méritées, mais pour mon compte, je vis que si j'avais eu le plaisir d'embrasser, pendant ma tournée, nos parents de Béziers, de Marmande, de Rochefort, d'un autre côté, il était certain que la fortune ne paraissait pas disposée à me traiter plus favorablement que par le passé.

Toutefois, j'avais acquis une position très agréable: quatre mois d'examens, par an, dans des contrées ravissantes et amies, et huit mois, à Paris, d'un travail très doux dans les commissions du ministère. C'était, à défaut d'avancement, ce que je pouvais espérer de mieux pour arriver à mes dix ans de grade, afin d'avoir droit à la retraite et au grade honorifique de capitaine de vaisseau. Mais il était dit que cette position ne devait pas durer, quoiqu'elle parût de nature à ne pouvoir être changée que par un miracle; or, ce miracle arriva, et ce fut la Révolution de 1830 qui le fit.

Je ne parlerai pas ici des commotions qu'elle occasionna. Il me suffit, en effet, de te dire qu'elle atteignit M. de Gallard, ancien émigré, et de la connaissance particulière de Charles X. Dès les premiers jours de tranquillité, je fus appelé au ministère, où l'on m'informa que j'allais être nommé commandant de l'École préparatoire d'Angoulême, et qu'il était décidé qu'on n'y laisserait pas M. de Gallard. Une destitution de ce chef avec qui j'avais été en rivalité, pour le commandement de l'établissement quand il était devenu école préparatoire, et qu'on aurait pu m'attribuer pour m'approprier son héritage, éveilla ma délicatesse, et elle me sembla une trop mauvaise porte d'entrée pour que je ne déclarasse pas aussitôt qu'à ce prix on ne devait pas compter sur moi. Je demandai qu'on laissât faire au temps, mes raisons furent goûtées; et, comme M. de Gallard ne tarda pas à donner lui-même sa démission, rien ne s'opposa plus à ma nomination, et je partis.

Les cinq députés de la Charente étaient dans les rangs libéraux ou plutôt constitutionnels; ils avaient su que, pendant mon séjour à Angoulême, l'esprit fanatique de la Restauration avait introduit, dans le Collège, des exigences ultra-religieuses dont j'avais toujours repoussé, pour moi, mais avec décence, dans des formes polies, sans troubler l'harmonie de l'établissement, tout ce qui blessait mon for intérieur ou attaquait ma conscience. Dans d'autres circonstances, ces Messieurs avaient connu mon opinion sur plusieurs questions vitales, qu'un gouvernement, qui ne voyait pas que l'opposition constitutionnelle est un instrument de consolidation aussi bien que de perfectionnement, ne pouvait pas comprendre: aussi, ces cinq députés se transportèrent-ils, spontanément, au ministère de la Marine pour demander que je fusse nommé chef de l'École où ils m'avaient connu; leur satisfaction fut grande, quand ils apprirent que c'était à moi qu'on avait pensé. La ville d'Angoulême honora ma nomination d'une semblable approbation; et la musique de la garde nationale voulut bien s'établir, en quelque sorte, l'interprète de la satisfaction publique, en venant le jour même de mon arrivée, fêter mon installation.

Je m'établis à Angoulême, et je pensai même à m'y établir pour toujours, car une ordonnance sur l'avancement parut bientôt qui révoqua toutes les précédentes, et qui, au mépris des droits acquis, des services rendus, des promesses faites, ne permit plus de compter, pour arriver d'un grade à un autre, que le temps rigoureusement passé à la mer. Ce fut M. le vice-amiral de Rigny qui provoqua cette ordonnance; et, sans vouloir affaiblir ici les services qu'il a rendus comme militaire, il doit être permis de dire que son trop long passage au ministère de la Marine n'y fut guère marqué que par des actes désavantageux à l'organisation et au personnel du corps, à la tête duquel il se trouvait placé. Il fallait donc renoncer à me trouver dans aucune promotion, et me contenter de ma position qui, sous beaucoup d'autres rapports, il est vrai, était très satisfaisante.

Angoulême est un très beau pays où nous étions parfaitement bien. Je conçus donc le dessein, non seulement d'y rester tant qu'on y serait content de mes services comme chef de l'École, mais encore d'y passer mes vieux jours. Dans ce but, je résolus de faire l'acquisition d'une jolie maison de campagne entourée de quelques champs, qui se trouvait en vente, et de placer ainsi les capitaux de ma femme, dont une grande partie, plus tard, hélas!... J'entrai en marché pour cette terre; je vis même une jolie voiture que je voulais acheter en même temps. Vains projets, démarches inutiles! Une ordonnance aussi bizarre, aussi brutale qu'imprévue vint supprimer l'École que je commandais, sans même donner aux élèves, dont quelques-uns venaient, tout récemment, d'être admis parmi nous, le temps de finir leurs classes ou leurs cours de l'année. Je reçus l'ordre de rendre l'établissement à un commissaire de la Marine qui fut si émerveillé de la beauté, de la tenue de l'édifice que je lui remettais, qu'il prétendit qu'il avait plutôt l'apparence d'être disposé pour recevoir des élèves, que pour les voir partir. Enfin, je quittai Angoulême pour toujours, et je me rendis à Paris en congé.

J'avais, cependant, été vivement sollicité de rester; plusieurs personnes notables de la ville, sentant la perte et le vide que la suppression d'un aussi bel établissement allait occasionner chez eux, conçurent le projet de l'utiliser en y organisant une grande école, dans le même genre, mais plus belle encore, que celles de Vendôme, de Sorrèze ou de Pont-le-Voy; la commune aurait donné à ces mêmes personnes, comme elle l'avait fait au département de la Marine, la jouissance du local; et de leur côté, elles auraient fait tous les frais d'installation; mais ces Messieurs voulaient, avant tout, que je consentisse à rester à la tête de la maison. C'était extrêmement flatteur, cependant il aurait fallu prendre ma retraite, avant d'avoir mes dix ans de grade, il aurait fallu me mettre, en quelque sorte, en tutelle, sous la surveillance, sous l'autorité même de conseils ou d'inspecteurs délégués par la ville; et comme c'est chose souverainement déplaisante à qui, pendant toute sa vie, a porté l'habit militaire et n'a obéi qu'à des injonctions militaires, je me confondis en remerciements, et je refusai.

Lorsque j'arrivai à Paris, en 1831, une fièvre législative s'était emparée de tous les esprits; on voulait tout refaire, tout régler, tout remettre en question, et la Marine ne restait pas en arrière. Une des lois qui parurent alors améliorait les pensions de retraite de l'armée de terre. On nous l'appliqua; mais elle fut fâcheuse pour nous, car nous y perdîmes le grade honorifique supérieur et la pension de ce grade, après dix ans d'exercice; et, au lieu de ces dix ans, on en exigea douze pour atteindre le nouveau maximum qui, pour nous, est sensiblement inférieur à l'ancien. Cette loi fut un bienfait pour l'Infanterie; mais elle lésa considérablement les corps spéciaux, dits royaux.

Quant à moi, je me vis, en outre, forcé d'ajourner au 4 août 1836 les projets de retraite que je méditais pour le 4 août 1834. L'avancement fut également soumis à la sanction des trois Pouvoirs. L'occasion me parut favorable pour faire valoir mes droits méconnus dans l'ordonnance précédente. Comme les projets de loi sur la Marine sont ordinairement discutés en Conseil d'Amirauté avant de passer à celui des ministres, je fis parvenir une requête au premier de ces Conseils pour demander que les anciens titres fussent réservés, et pour que le service des officiers qui avaient rempli, à terre, des fonctions assimilées à l'embarquement leur fût compté, quant au temps passé, suivant la teneur des ordonnances sous l'empire desquelles ces officiers avaient exercé ces fonctions.

L'Amirauté me répondit qu'elle venait de se dessaisir du projet de loi, qu'elle l'avait approuvé sans modifications importantes, et que le ministre ou le Conseil des Ministres, seuls, pouvaient en ce moment faire droit à ma réclamation.

Je m'adressai aussitôt à M. de Rigny, qui me répondit à son tour, que le Conseil des Ministres avait reconnu le projet bon, qu'on ne pouvait pas revenir sur une semblable décision, et que, très probablement, la loi serait portée à la Chambre des députés, telle qu'elle avait été approuvée par le Conseil d'Amirauté.

Ces réponses défavorables, qui consacraient une injustice manifeste, me blessèrent au dernier point. La fièvre législative me gagna à mon tour, et je résolus d'intervenir, non pas directement, puisque je n'avais pas accès à la tribune, mais par les journaux dans lesquels je fis insérer plusieurs articles préparatoires, et par l'influence de plusieurs députés que je vis, et qui eurent bientôt, à cet égard, la même manière de voir que moi.

Je devins ensuite l'habitué fidèle des séances de la Chambre, afin d'y voir paraître la loi dès qu'elle y serait présentée, car j'en voulais promptement bien connaître les détails pour agir sans retard, avec pleine connaissance de cause. Je n'eus pas longtemps à attendre. J'en entendis lire tous les articles et, quand je fus bien assuré que la disposition à laquelle je tenais n'y était pas renfermée, je quittai la salle des séances, et je me rendis chez M. de Chabrol pour lui raconter mes doléances.

Ce digne homme venait de voir passer des jours bien pénibles pour lui. Il avait fait partie du dernier cabinet de Charles X, en qualité de ministre des Finances. Le roi lui-même l'avait amicalement pressé d'approuver les fameuses ordonnances qui amenèrent la révolution de 1830. M. de Chabrol, qui en avait compris la portée, s'y était noblement refusé; il offrit même sa démission, mais le monarque qui tenait à voir ces ordonnances contresignées par un homme aussi honorable, n'avait pas accepté cette démission, et il avait chargé M. de Polignac, président du Conseil, de tâcher d'ébranler la résolution de M. de Chabrol. Toutefois le sage ministre des Finances persista dans ses refus. Des instances nouvelles furent faites; ce fut alors que le ferme opposant prononça ces paroles qui peignent la plus belle âme, alliée à la plus profonde connaissance des affaires de l'époque. «Jusqu'ici j'avais offert ma démission comme moyen de conciliation; mais, puisque je découvre, plus que jamais, dans quelle voie fâcheuse on veut entrer, je reprends l'offre, qui n'a pas été acceptée. Il faudra donc me destituer; mais, pour en venir à une pareille extrémité, on y regardera peut-être à deux fois. Puissent des réflexions salutaires arrêter, alors, ceux qui s'attachent à la perte de leur souverain! Je n'ai plus que ce moyen de leur ouvrir les yeux, et je désire du fond du cœur qu'ils voient l'abîme qu'ils creusent sous leurs pas.» Rien ne fut écouté. M. de Chabrol fut destitué, et la Révolution eut lieu!

Ce n'était pas tout, car une de ces crises qu'engendrent toujours les révolutions, même les plus pures, venait en outre de se passer sous les yeux mêmes de M. de Chabrol qui, par sa position précédente de ministre, devait en être péniblement affecté. L'exaltation des esprits demandait les têtes de quatre de ses anciens collègues, ex-ministres de Charles X, qui n'avaient pas eu le bonheur de réussir à quitter la France; et la Chambre des Pairs, dont M. de Chabrol faisait partie, était appelée à les juger. Casimir Périer, illustre Président du Conseil d'alors, et les Pairs, montrèrent en cette cruelle circonstance le caractère le plus ferme. La justice ne se laissa pas intimider, et prononça le seul arrêt que l'humanité pût avouer, au mépris des plus sanglantes émeutes et des plus menaçantes vociférations.

Enfin la loi sur l'hérédité de la Pairie, qu'on voulait abolir, quoique, seule, elle puisse donner une indépendance complète à cette branche du pouvoir, et la dégager de la sphère d'action de l'influence ministérielle, avait ensuite été mise en discussion. M. de Chabrol avait des vues trop saines, trop élevées, pour ne pas tenir à l'hérédité; mais il est des moments où des résistances mal calculées excitent des passions déjà exaltées, et n'amènent que de fâcheuses complications. L'adversaire énergique des ordonnances était devenu le votant réfléchi de la perte d'un privilège aussi brillant que fécond en beaux résultats, et ainsi il se trouvait, toujours par la passion de ses devoirs et du bien public, tantôt l'homme de la résistance vis-à-vis du Souverain qu'il aimait personnellement, lorsque ce Souverain se trompait, tantôt le pair impassible, qui, à l'occasion, savait laisser passer les flots populaires et leur dangereux torrent.

Je savais tout cela; c'en était plus qu'il n'en fallait pour me faire craindre d'être au moins indiscret, en abordant un homme aussi préoccupé, et que j'allais entretenir d'affaires bien puériles auprès des grandes émotions qui devaient agiter son esprit. Mais il existe quelque chose de si rassurant dans le caractère d'un homme au cœur juste que mes doutes s'effaçaient à mesure que je m'approchais de son hôtel; mes inquiétudes cessèrent quand son concierge m'eût dit qu'il était chez lui toujours disposé à recevoir ceux qui le demandaient, et mes craintes, enfin, s'évanouirent lorsque j'eus revu cet homme si simple et si élevé, et que sa bouche bienveillante eût, sans hésitation, prononcé mon nom; il était absolument surprenant qu'il ne l'eût pas oublié. Tel est le type parfait de l'homme de bien, qu'il sera toujours reconnu, parce qu'il sera toujours le même; toujours accessible, toujours maître de lui et toujours supérieur:

«... servetur ad imum
Qualis ab incœpto, et sibi constet!»

À mesure que j'expliquais le motif de ma visite, la physionomie de M. de Chabrol passait de la surprise au mécontentement, et, enfin, à une sorte d'indignation, «Ça ne saurait être ainsi, me dit-il dès que j'eus fini; on ne peut se jouer de la sorte ni de moi, ni surtout de vous. Ce qui me reste d'influence va y être employé, et tout de suite. Mais il faut donner à tout ceci une tournure officielle; ainsi approchez-vous de cette table et, sur-le-champ, écrivez-moi le résumé de ce que vous venez de me dire!»

Je me mis à l'œuvre, et ce brave homme, qui s'animait de plus en plus par la haine de l'injustice, s'était également assis près de la même table, et comme il savait d'avance quel allait être le contenu de ma lettre, il s'était mis à tracer les deux suivantes, dignes d'être conservées comme monuments de bienveillance et d'équité. La première était à mon adresse, l'autre à celle de M. de Rigny; mais il me fut permis d'en prendre copie avant qu'elle fût cachetée.

«J'ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et je m'empresse d'y répondre.

C'est avec plaisir que je déclare que lorsque vous me demandâtes à quitter les fonctions de sous-gouverneur du Collège d'Angoulême pour prendre du service à la mer, je n'eus, en vous ordonnant de continuer vos fonctions, d'autre but que de faire tourner au profit de l'établissement des services que je considérais comme fort distingués et fort importants. Ce fut, même, pour vous dédommager d'un commandement à la mer, que je trouvai juste de faire assimiler vos services du Collège Royal de Marine à ceux de la mer.

Au surplus, ceci est une affaire de bonne foi qui ne peut être interprétée contre un officier qui, en obéissant, doit trouver toute garantie dans les ordres qu'il reçoit et dans les dépêches qui émanent du Ministère; et si le portefeuille de la Marine était resté, quelque temps encore, entre mes mains, j'aurais prié le roi de vous récompenser par le grade de capitaine de vaisseau, du sacrifice que j'exigeais de vous. Agréez, etc.»

«Monsieur le Ministre, j'ai reçu, aujourd'hui, une réclamation de M. de Bonnefoux relative à ses services à Angoulême. Il est certain qu'en imposant à cet officier, qui demandait à aller à la mer, l'obligation de continuer ses fonctions au Collège de la Marine, j'entendis, en le plaçant dans le régime de l'ordonnance du 4 août 1824, que ses services seraient assimilés à ceux de la mer pour son avancement, et les ordres qu'il reçut n'avaient que ce juste but. Je recommande donc ce capitaine de frégate à votre justice, et je lui réponds dans le sens de la présente lettre. J'ai l'honneur, etc.»

J'adressai une nouvelle pétition à M. de Rigny, et je ne manquai pas d'y insérer une copie de la première de ces deux lettres, la seconde lui fut envoyée par M. de Chabrol. Il se passa quelques jours sans que j'entendisse parler de la suite de cette affaire; un billet, cependant, de M. de Chabrol m'arriva; sur son invitation, je me rendis chez lui et j'appris que M. de Rigny ne lui avait pas répondu par écrit, mais qu'ayant été rencontré par lui à la Chambre des Pairs et interrogé à cet égard, il lui avait répondu qu'il trouvait plus convenable d'en causer avec lui, à la première occasion, que d'en faire l'objet d'une correspondance; mais qu'au résumé, les choses étaient trop avancées pour qu'il crût qu'il existât un remède possible. M. de Chabrol qui pensait qu'il n'était jamais trop tard pour réparer une injustice, lui dit qu'il ne pouvait être de cet avis, et qu'il croyait devoir l'avertir que si la loi ne consacrait pas mes services et ceux des officiers qui étaient dans des positions analogues à la mienne, il y proposerait un amendement quand elle serait discutée à la Chambre des Pairs; qu'il avait tout lieu d'espérer que cet amendement serait adopté, qu'alors la loi reviendrait à la Chambre des députés, et qu'il était bien préférable d'introduire aussitôt cet amendement.

Après avoir discuté le fait assez longuement, mon protecteur ne changea pas d'avis, et cet avis prévalut. Il fut donc convenu qu'un des députés, à qui j'avais déjà parlé, présenterait l'amendement lors de la discussion de la loi, et que M. de Rigny ne le combattrait pas. Ce fut effectivement la tournure que cette affaire prit. La disposition convenue et rédigée par moi fut proposée aux votes de la Chambre, adoptée par elle, insérée dans la loi comme un de ses articles; mes droits furent reconnus, garantis; je fus placé sur la liste des officiers qui avaient rempli les conditions voulues pour changer de grade; et j'eus la satisfaction, non seulement de rentrer dans ces droits, mais encore d'y rentrer par l'appui persévérant de l'honnête homme qui épousa ma cause, comme si elle lui eût été personnelle, et dont je ne pus trop admirer la droiture et l'équité.

Il ne fallait pourtant rien moins que le succès pour compenser toutes les démarches, courses, lettres, visites, explications, écrits que cette affaire nécessita; enfin, je réussis et je me consolai de tout; mais il est réellement difficile d'être plus tiraillé, ballotté, contrarié que je ne l'avais été pendant cette affaire et, en général, depuis deux ans.

Il ne suffisait pas, cependant, que mes droits fussent reconnus et que je fusse placé sur la liste des officiers qui avaient rempli les conditions; car, pour profiter de cet avantage, il fallait de la place, ou des vacances dans le cadre des capitaines de vaisseau; et comme, en outre, toutes les nominations à ce grade sont au choix du roi et aucune à l'ancienneté, et que je n'étais pas du nombre des favorisés, il y avait tout lieu de penser, que je n'avais, au moins pour bien longtemps, obtenu qu'un avantage chimérique.

Le ministre de la Marine avait, en effet, cédé aux Chambres sur tous les points; et, sous prétexte qu'il y avait plus d'officiers en activité qu'il n'était rigoureusement nécessaire pour le service de paix, les capitaines de vaisseau avaient été réduits de 110 à 70, et les capitaines de frégate de 130 à ce même nombre de 70. Rien n'est funeste comme ces mesures violentes qui font placer à la retraite, avant le temps, des officiers pleins de zèle et d'ardeur qui ont bien servi; rien n'est mal calculé comme de limiter les cadres aux besoins stricts du service, tandis qu'il est si évident qu'il faut laisser de l'espérance à ceux qui peuvent se distinguer, et que l'émulation ne s'entretient qu'autant qu'elle a le véhicule de la récompense et de l'avancement.

Aucun ministre, jusque-là, n'avait autant transigé avec les Chambres; tous avaient, à la tribune, soutenu les intérêts du corps; aussi, la marine entière s'étonna-t-elle de voir celui d'entre eux qui, jusque-là, avait eu, depuis la chute de l'empire, le plus de relations avec les officiers de l'arme, prouver, par une série de mesures fatales, que le ministère n'était pour lui qu'une affaire de calcul et d'ambition. Plus tard, effectivement, il passa au ministère des Affaires étrangères, celui de tous dont le rôle est le plus difficile à soutenir devant les Chambres, et où il se montra peu à la hauteur d'un poste si brillant.

Mais pour en revenir à ce qui me concernait, j'avais réussi; et il me restait à ne pas désespérer que quelque circonstance avantageuse se présentât dans la suite des temps.

Après l'issue des négociations que le consciencieux appui de M. de Chabrol rendit si heureuses, j'appris que l'officier qui était chargé des examens pour les capitaines de la Marine marchande dans la tournée du Nord venait, comme tant d'autres, de subir une retraite prématurée. Je fus invité à demander à le remplacer, je fus nommé et je fis cette tournée; mais, à mon retour, voyant dans les journaux que celui qui examinait dans le Midi avait, après sa tournée, obtenu le commandement d'un bâtiment destiné à prendre la mer, je fis connaître mon désir d'être rétabli dans cette tournée qui était celle que j'avais faite en 1830, et ayant été agréé, je me retrouvai en possession de ces charmants voyages que j'ai, périodiquement, continués tous les ans, aux mêmes époques, aux mêmes lieux, jusque et y compris 1835.

J'étais vraiment heureux et de mes séjours à Paris et de mes travaux aux commissions du ministère, et de mes fonctions elles-mêmes, qui me faisaient si bien accueillir dans les beaux ports que je visitais toujours avec un plaisir nouveau. Là, je m'efforçais de concilier mes devoirs avec la bienveillance, d'obtenir, par la douceur ou par des questions convenablement posées, la conviction du savoir de mes candidats; de les interroger comme un marin qui en veut mettre d'autres à même de prouver qu'ils connaissent le métier, de forcer ceux mêmes que j'étais obligé de refuser à convenir qu'à eux seuls en était la faute; enfin, de donner à mes examens une tournure propre à éclairer la partie capable de l'auditoire sur la force des examinés, ainsi qu'à propager, chez l'autre partie, la connaissance des bonnes doctrines, des solutions satisfaisantes, et à déraciner les routines, les préjugés qui entravent les progrès de l'art naval.

Je sentis, en outre, la nécessité de ramener tous les idiomes maritimes de nos ports divers à un même étendard grammatical, d'adopter des définitions précises, de signaler les locutions vicieuses; et c'est dans ces mêmes tournées que j'exécutai le projet de composer un Dictionnaire de marine abrégé[204], que, cependant, j'enrichis d'une grande quantité de mots nouveaux ou bien oubliés jusqu'alors; et qui, à cet avantage, joignit celui de ne toucher qu'aux définitions; de faire connaître, entre plusieurs mots de signification pareille, celui qui était le plus accrédité, le plus correct; d'élaguer, enfin, tout ce qui tient aux traités, ou qui est trop variable de sa nature, pour figurer dans un livre aussi positif qu'un dictionnaire. Les noms des machines à vapeur furent aussi introduits dans mon livre[205], ainsi qu'une traduction en anglais et en espagnol, des termes principaux qui se rattachent à la Marine.

Ces tournées me valurent, enfin, une marque souverainement flatteuse d'estime de quelques-uns de mes compatriotes de l'Hérault.

Peu après les dernières élections pour la Chambre des députés, je me trouvais dans ce département, où, pour s'opposer à un candidat que la majorité ne voulait pas porter, on en nomma un qui accepta seulement par déférence pour l'opinion publique. On en parlait devant moi, lorsqu'un des assistants s'étonna que l'idée ne fût venue à personne de faire choix de moi; d'autres répondirent qu'on y avait pensé, mais que la date du jour des élections était alors trop rapprochée pour qu'on eût le temps de m'écrire à Paris, afin de savoir si je payais le cens. On m'engagea à m'expliquer sur ce point et le premier des assistants, qui avait le plus contribué à faire nommer le député actuel, annonça son dessein, auquel les autres assistants promirent de s'associer, de m'honorer de son suffrage ainsi que de ceux dont il pourrait disposer. Les élections reviendront dans deux ou trois ans; mais mon zélé partisan est mort depuis cette époque, mais l'interruption de mes tournées doit refroidir les esprits; mais enfin, je ne suis plus en règle pour le cens, car ma belle-mère et moi, nous payons, en moins, une assez bonne somme d'impôts, depuis que nous avons quitté nos appartements de Paris, elle pour se retirer à Orly, et moi pour habiter Brest. Une perspective si honorable est donc probablement perdue; mais il m'en restera un excellent souvenir.

De bien gaies, de bien douces, de bien belles années se passèrent ainsi; toutefois, la fin en fut attristée par une banqueroute qui, en nous faisant perdre moitié sur une somme assez considérable, nous enleva cette portion de nos rentes d'où nous tenions le superflu qui rendait notre existence si agréable à Paris.

Depuis assez longtemps, les bureaux m'avaient assuré que le commandant de l'École navale ne désirant pas y prolonger son séjour au-delà de l'année 1835, ils s'étaient promis de me proposer au ministre pour lui succéder; je m'occupais peu de ce projet, parce que je pensais que la détermination de quitter un si beau poste ne s'effectuerait pas avant 1836, et qu'à cette époque j'aurais les douze ans de grade requis pour mon maximum de retraite, mais les choses étaient changées, et je résolus de me mettre sérieusement en avant pour ce commandement s'il venait à vaquer, ou pour tout autre qui pourrait se présenter.

Avant d'aller plus loin, je dois déclarer que, s'il est une chose au monde que je déteste cordialement comme antipathique à mon caractère, c'est le rôle, ou seulement l'apparence du rôle de solliciteur; ainsi, j'avais bien voulu habiter Paris, mais j'aurais été désolé que l'on pût croire que c'était pour demander, intriguer ou me pousser. J'avais donc pris la résolution de me tenir à l'écart ou hors du contact privé de toute autorité; et, tout en paraissant dans les bureaux ou dans le cabinet du ministre, quand mon devoir m'en imposait la nécessité comme examinateur ou comme membre rapporteur ou président de quelque commission, je m'abstins, pendant ma longue résidence à Paris, de me montrer une seule fois dans les salons, soit du ministre, soit des officiers généraux qui avaient l'habitude de recevoir. Je ne changeai pas de manière d'agir en présentant mes demandes, je les formulai avec insistance, mais avec dignité; je les appuyai de ma personne ainsi que du suffrage de quelques dignes amis; mais je ne pénétrai ni dans les maisons, ni dans les rendez-vous de l'intrigue, et je m'en rapportai tout à fait à la bonté de ma cause et à l'équité.

Ce fut alors que, connu de quelques capitalistes intéressés dans une entreprise industrielle, je reçus la proposition d'accepter la direction de la compagnie, avec avantages satisfaisants; on voulait même me nommer sur-le-champ: c'était une fausse démarche, car je dépendais du ministère qui pouvait ne pas y consentir. Espérant, toutefois, qu'il ne s'y opposerait pas, je priai ces Messieurs de m'écrire pour me faire une offre officielle, et je leur dis que cette lettre me suffirait pour agir auprès du ministre. Cet avis étant adopté, une lettre signée par l'unanimité des intéressés me fut adressée; j'allai prier le ministre de me permettre d'accepter; et, comme nous étions en 1835, et que mes douze ans de grade n'expiraient qu'en 1836, de m'accorder, pendant cet intervalle, un congé avec demi-solde ou même sans solde. L'affaire traîna quelques jours pendant lesquels on me donnait des espérances; mais des informations étant venues du ministère de la Guerre, où l'on en avait pris pour savoir s'il existait des cas analogues, ces informations détruisirent ces espérances, et ma demande fut rejetée. J'en fus contrarié, car cette occupation me plaisait: c'était, pour mes vieux jours, une position douce, de l'activité sans fatigue, une installation fixe, et je restais à Paris.

Je revins alors à mes demandes d'embarquement; mais le commandant de l'École navale faisant, réellement, connaître qu'il désirait être remplacé, je fus nommé à ce commandement, et l'amiral Duperré, qui était ministre, eut la bonté de me dire que j'aurais pu me dispenser d'en faire la demande, car ni lui ni personne dans les bureaux ne pensait à un autre choix. Le grade de capitaine de vaisseau vint en même temps, et naturellement, je pensai à M. de Chabrol de qui je le tenais en quelque sorte; aussi, lui écrivis-je pour lui faire connaître ma nomination et pour lui renouveler tous mes sentiments de reconnaissance. Lors de la publication de mon dictionnaire, j'avais également saisi cette occasion de lui adresser une lettre qui accompagnait un exemplaire de cet ouvrage dont je le priais de vouloir bien accepter l'hommage. En cette circonstance, je lui parlai, non seulement de mon dévouement à sa personne, mais encore de mon respect pour son administration comme ministre de la Marine, pendant laquelle les intérêts de l'arme avaient été soutenus avec chaleur, la justice universellement observée, et plusieurs mesures très utiles introduites. C'était l'expression de la vérité, et le cri de la gratitude.

Une année presque entière s'est écoulée depuis que j'ai été nommé au commandement que j'occupe, et j'ai eu bien des embarras de service, de voyage, d'emménagement, d'affaires, de déplacements.

Mais tout est fini, l'École va bien, nous sommes bien casés; il n'y a donc plus rien à désirer, si ce n'est que cet état de choses continue; et, surtout, que les inquiétudes que je ne puis m'empêcher d'avoir sur ton admission[206], soient entièrement dissipées. Ceci s'éclaircira bientôt, et j'attends, je t'assure, cette solution avec bien de l'impatience.

Ma tâche, alors, serait finie, mon cher fils, car tu seras bientôt majeur, et tu connais toute ma vie. Puissent mes récits contribuer à te donner quelque expérience, et à graver dans ton âme l'amour du bien, le dévouement à tes devoirs ainsi qu'à ton pays que tu es destiné à servir de ton épée, l'attachement à la famille, et le besoin de te distinguer!

C'est par là que tu marcheras ferme dans le sentier de l'honneur, et que tu parviendras à la fin de ta carrière avec l'estime de toi-même et celle des honnêtes gens.

VIE DE MON COUSIN C. DE BONNEFOUX
ANCIEN PRÉFET MARITIME[207]

CHAPITRE PREMIER
CARRIÈRE DU BARON DE BONNEFOUX JUSQU'EN 1803

Sommaire: Origine du baron Casimir de Bonnefoux.—Son éducation, sa personne.—Entrée dans la marine.—La guerre de l'Indépendance d'Amérique.—La frégate la Fée.—Campagnes postérieures.—La Révolution.—Émigration des frères de M. de Bonnefoux.—Son incarcération à Brest.—Il est promu capitaine de vaisseau, puis chef de division.—L'amiral Morard de Galle.—Le vaisseau le Terrible.—Séjour de plusieurs années à Marmande.—Voyage à Paris en vue de faire rayer un ami de la liste des émigrés.—L'amiral Bruix, ministre de la Marine.—M. de Bonnefoux est nommé adjudant général du port de Brest.—Son œuvre.—Armement de l'escadre de l'amiral Bruix.—Histoire du vaisseau la Convention, armé en soixante-douze heures.—Le Consulat.—L'organisation des préfectures maritimes.—M. de Caffarelli.—Démarches faites par M. de Bonnefoux pour quitter la marine.—Refus de sa démission par le Premier Consul.—Paroles qu'il prononce à cette occasion.—M. de Bonnefoux est nommé au commandement du vaisseau le Batave.—Offres obligeantes du préfet de Caffarelli.—L'inspection générale des côtes de la Méditerranée donnée à M. de Bonnefoux.

M. le baron Casimir de Bonnefoux[208] fit ses études au Collège de Louis-le-Grand; il en sortit pour embrasser la profession de marin, où l'on franchissait alors les premiers grades avec assez de rapidité. Il était né en 1761[209], d'une famille de l'Agenais, toute adonnée aux armes depuis le XIVe siècle, et dont l'illustration militaire remonte jusqu'au règne du roi Jean. À partir de cette époque, et sans exception, les Bonnefoux ont constamment servi de leur épée, et depuis l'institution de l'Ordre de Saint-Louis, tous en avaient reçu la décoration, destinée, comme celle de la Légion d'honneur, à servir de véhicule aux grandes actions, mais plus spécialement à récompenser les services guerriers.

Ce jeune officier apporta dans le monde une figure où la santé, la fraîcheur, la finesse et la gaieté s'étaient réunies avec un charme inexprimable. Des contrastes rares s'y faisaient remarquer: ainsi, l'on y voyait une extrême vivacité, et des traits qui eussent fort bien caractérisé la physionomie la moins mobile. La bonté, le désir de plaire, le besoin même d'obliger en étaient l'expression dominante, et nul, cependant, n'eut, à l'occasion, plus de sévérité dans le regard, plus de fermeté dans la manifestation du commandement, plus de force dans cette parole, tout à l'heure si douce et si aimable. Il a conservé des dehors aussi remarquables jusqu'à l'âge le plus avancé. La beauté, selon Platon, est un des plus grands avantages que la nature puisse nous accorder; il en est peu, cependant, dont on doive moins se glorifier. Cet avantage, que M. de Bonnefoux semblait ignorer, contribua sans doute à prévenir bien des personnes en sa faveur, mais s'il gagna toujours le cœur de ses camarades, de ses chefs, ou de ses subordonnés, ce fut aussi par ses qualités morales.

Ses débuts dans la marine[210] eurent lieu à l'époque où Louis XVI avait donné à nos flottes une attitude redoutable, qu'il eût été dans l'intérêt de la France de maintenir dans une jalouse intégrité. Il se trouva lié, dès sa jeunesse, avec les Bruix, les de Crès[211], et autres esprits vigoureux qui semblaient prévoir leur future élévation et qui s'y préparaient par tous les moyens que leur offraient l'étude, la pratique et le travail. Il fit la guerre de l'Indépendance des États-Unis sur la frégate la Fée[212], renommée par les beaux combats qu'elle livra sous le commandement du capitaine Boubée, dont la valeur tenait du prodige, et dont la modestie égalait la valeur.

La paix vint ensuite rendre le calme au monde; mais M. de Bonnefoux continua à s'exercer aux difficultés de son état dans les Antilles, où il commanda un brig de guerre[213]; et il y avait sept ans qu'il n'avait interrompu ses voyages, lorsque, rentrant en France, il trouva la monarchie renversée et les esprits en délire. Il apprit, en même temps, que ses trois frères, ainsi que plusieurs autres officiers d'infanterie du même nom, avaient tous émigré, et qu'un de ses frères avait péri pendant l'émigration; ces faits étaient plus que suffisants pour éveiller la farouche susceptibilité du gouvernement de la Terreur qui prévalait alors. Il fut incarcéré à Brest; son procès fut commencé par les tribunaux révolutionnaires, et, sans la chute de Robespierre, il aurait probablement porté sa tête sur l'échafaud.

Cependant, l'horreur de cette captivité, la tristesse de ces sombres lieux avaient été adoucies par le tour ingénieux de ses saillies, ainsi que par l'enjouement invincible de son humeur.

Ces malheureux prisonniers parvinrent ainsi à braver leurs tyrans; ils leur montrèrent la plus imposante fermeté, et s'ils attendirent leur sort avec la résignation la plus gaie, ce fut certainement à l'impulsion que donna leur nouveau compagnon d'infortune, et à l'ascendant que parvinrent à acquérir et sa jeune philosophie et son esprit entraînant.

Peu après sa mise en liberté, il fut successivement nommé capitaine de vaisseau, chef de division[214], et il eut plusieurs commandements, notamment celui du vaisseau à trois ponts le Terrible[215] qui prit la mer portant le pavillon du vice-amiral Morard de Galle[216]. L'esprit d'insubordination, excité par de folles idées d'égalité absolue, agitait alors toutes les têtes; et les casernes, les vaisseaux présentaient souvent le spectacle de la révolte. Le vice-amiral Thévenard[217] qui commandait à Brest, ne se crut jamais aussi certain de réprimer les émeutes, que lorsque M. de Bonnefoux était présent, et, à la mer, rien de sérieux n'éclata jamais à bord du Terrible, grâce à un regard d'autorité qu'on n'osait méconnaître, et qui était soutenu par une fermeté, par un ton de supériorité d'éducation qui seront toujours l'arme la plus sûre d'un officier contre la désobéissance.

Cependant les temps s'adoucirent, M. de Bonnefoux obtint de pouvoir se rendre dans sa famille, et, pensant aux circonstances désastreuses qui avaient porté ses frères et ses parents dans les rangs étrangers, il voulut renoncer au service, il espéra qu'on l'oublierait chez lui, et il y goûta, pendant quelques années, les douceurs d'un vrai repos.

Mais une occasion imprévue l'appela à Paris; il s'agissait de faire rayer de la liste des émigrés un de ses amis d'enfance, qui avait tout bravé pour venir incognito dans sa famille.

Les démarches de l'amitié, l'activité du solliciteur, ses manières séduisantes furent suivies du succès; cependant, il avait trouvé au ministère de la Marine, M. de Bruix qui, sentant tout ce que son administration pouvait espérer du concours de son ancien camarade, usa de toute son influence pour le rattacher au service. Toutefois, ayant à combattre ses scrupules, relatifs à l'émigration de ses frères, le ministre ne put le décider à accepter ses offres, qu'en lui promettant de ne l'employer que dans les arsenaux, et il le nomma adjudant général du même vice-amiral Morard de Galle dont il avait été capitaine de pavillon[218], et qui, courbé sous le poids d'un grand âge, avait besoin d'un bras énergique pour faire respecter son autorité dans le port de Brest, qu'il commandait.

Presque tous les officiers de l'ancienne marine si formidable de Louis XVI avaient émigré; ils avaient été remplacés, d'une manière improvisée, par des hommes, qu'à de très honorables exceptions près, tout excluait de si brillantes destinées, et qui n'avaient rien de ces liens de corps, de ces sentiments élevés, de cette instruction solide, sans lesquels on prétendrait en vain l'emporter sur les marins anglais. Ces causes avaient principalement occasionné les revers de notre marine pendant la guerre de notre révolution. M. de Bonnefoux le savait; aussi, tous ses soins se portèrent à établir à Brest un véritable aspect militaire, un ordre réparateur, et principalement à encourager les jeunes gens qui s'y précipitaient alors pour se rendre dignes de remplacer les anciens officiers, et qui, depuis, ont paru avec tant de distinction sur tous les points du globe où se montre notre pavillon.

Tous se souviennent encore, avec attendrissement, des bontés de l'adjudant général du port de Brest, de ces jours éloignés et des marques d'intérêt qu'alors ou plus tard, il sut trouver les moyens de leur témoigner[219].

Ce fut en 1799 que le ministre Bruix, destiné à commander une armée navale de vingt-cinq vaisseaux de ligne et nombre de frégates ou corvettes, arriva à Brest avec de pleins pouvoirs. Il avait compté sur le zèle de son ami; sa confiance ne fut pas trompée, car les vaisseaux étaient prêts et bien approvisionnés. Il allait parcourir la Méditerranée, porter des secours à Moreau près de Savone; ramener l'armée navale espagnole de Cadix à Brest, et l'on sait avec quels talents militaires et diplomatiques il accomplit cette haute mission, qui assura à la France l'alliance du roi d'Espagne[220].

Il fallait à l'amiral Bruix un chef d'état-major habile; il s'en ouvrit à M. de Bonnefoux, et il lui offrit le grade de contre-amiral; mais il ne put surmonter ses mêmes scrupules, «et, d'ailleurs, lui répondit celui-ci, la mer est un théâtre qu'on ne doit jamais quitter sous peine de se trouver bientôt au-dessous de soi-même; et depuis trop longtemps j'ai cru devoir y renoncer».

Le ministre amiral fut plus heureux pour l'armement du vaisseau la Convention: il le vit à peine radoubé dans un des bassins du port, et il regretta de ne l'avoir pas désigné pour être adjoint à son armée. «Pourquoi des regrets, lui dit M. de Bonnefoux, si tu le veux, tu l'auras». «Mais je dois partir sous trois jours.» «Tu l'auras, te dis-je, commande et il sera prêt.» L'amiral donna l'ordre avec l'air du doute, et cet ordre fut exécuté: avant soixante-douze heures, le vaisseau était en pleine mer! De nos jours, dans un état prospère, cette opération tiendrait du prodige; qu'était-elle donc dans ces temps de dénuement presque absolu de munitions, de matelots, d'argent et d'officiers; et, pour que tout fût vraiment extraordinaire dans cet armement précipité, ce vaisseau étonna tous les autres par la supériorité de sa marche.

Mais nous arrivions à ces jours où le deuil profond de la France commençait à se dissiper. Le premier consul encourageait, accueillait tous les projets d'amélioration publique; il lui en fut présenté un bien remarquable pour le département de la marine: celui de l'organisation des préfectures maritimes. M. de Caffarelli[221], lieutenant de vaisseau de l'ancienne marine royale, frère de l'intrépide général de ce nom, qui avait succombé si glorieusement sur les bords du Nil, et devenu conseiller d'État, fut l'heureux auteur de ce plan d'ordre, de force et d'économie. Il en fut noblement récompensé; en effet, on présuma que celui qui avait si bien conçu le système l'exécuterait le mieux; et il fut nommé préfet maritime de l'arrondissement qui renfermait le port de Brest dans ses limites étendues.

Cette création admettait, en second, des chefs militaires ou d'état-major et l'on conjectura dans les ports que le Gouvernement penserait à M. de Bonnefoux, mais sa famille, son père, très âgé, l'appelaient auprès d'eux, il se prononça donc clairement sur les bruits qui coururent de sa nomination, il autorisa un de ses amis à se mettre en ligne sans craindre de traverser ses vues; et, quand ce service fut mis en vigueur, il cessa ses fonctions d'adjudant général, et il fit des démarches pour quitter la marine.

Bonaparte ne voulut pas statuer légèrement à son égard, il demanda un rapport sur son compte, et lorsqu'il eut parcouru ce rapport, il répondit qu'il ne voulait pas entendre parler de cette démission: «Donnez à cet officier, dit-il, le commandement du vaisseau le Batave où sera placé le dépôt des élèves de la Marine, qu'il veille sur cette précieuse pépinière, et bientôt nous verrons!»

Le préfet Caffarelli lui annonça cette décision invariable et lui dit obligeamment que son vaisseau ne pourrait l'occuper tout entier, qu'il avait besoin de ses conseils, que pour en profiter plus souvent, il lui faisait préparer un appartement dans son hôtel, et qu'il serait très contrarié s'il était refusé. Le nouveau préfet apporta dans ses fonctions difficiles sa profondeur de vues accoutumée; le port de Brest gagna considérablement par son crédit ou par les soins qu'il lui donna, et s'il arriva que, dans le début, quelques derniers efforts de troubles furent encore tentés par les fauteurs de l'anarchie, la répression fut si absolue et si dédaigneuse qu'on ne les vit plus se renouveler.

Le premier consul n'oublia pas sa promesse: l'inspection générale des côtes de la Méditerranée fut donnée à M. de Bonnefoux[222], qui entra dans les détails les plus minutieux. Le compte écrit qu'il rendit de sa longue mission jeta une grande lumière sur des faits importants, ainsi que beaucoup d'éclat sur la capacité de celui qui l'avait rédigé.

CHAPITRE II
M. DE BONNEFOUX, PRÉFET MARITIME DE BOULOGNE

Sommaire:—La paix d'Amiens.—Reprise des hostilités.—L'empire.—le chef-lieu du premier arrondissement maritime transporté de Dunkerque à Boulogne.—M. de Bonnefoux préfet maritime du premier arrondissement.—Projets de débarquement en Angleterre.—La flottille.—Activité de M. de Bonnefoux.—Son aide de camp, le lieutenant de vaisseau Duperré.—Anecdote relative à l'amiral Bruix.—Gouvion-Saint-Cyr.—M. de Bonnefoux nommé d'abord officier de la Légion d'honneur est plus tard créé baron.—Les Anglais tentent d'incendier la flottille.—Leur échec.—Le préfet maritime favorise l'armement de corsaires.—Insinuations du ministre de Crès.—Napoléon et la Marine.—Abandon progressif de la flottille de Boulogne.—M. de Bonnefoux passe du Ier au Ve arrondissement maritime.—Regrets qu'il laisse à Boulogne.—Vote unanime du Conseil municipal de cette ville.

La guerre maritime avait cessé, l'Europe avait profité des courts moments de paix qui s'ensuivirent pour observer le premier consul, et Pitt s'était retiré; mais ce devait être pour reparaître bientôt à la tête des affaires, où il se maintint jusqu'à sa mort, en faisant à son ennemi une guerre d'extermination dont il légua la continuation au cabinet qui lui succéda, et qui suivit les mêmes errements.

Je ne contesterai ni les talents, ni la persévérance de l'illustre fils du célèbre Lord Chatham et je ne scruterai pas si les subsides dont, pendant plus de vingt ans, sa politique greva son pays, si l'accroissement monstrueux de la dette publique en Angleterre, furent en accord avec les avantages que cet empire retira de cette lutte opiniâtre. Quelle qu'ait été toutefois la hauteur des conceptions du ministre britannique, on ne contestera pas, non plus, que le refus de la reddition de Malte, au mépris de la lettre des traités, et que les préliminaires de la guerre de 1803, n'aient été des actes portant le cachet de la jalousie, de la haine et de cette mauvaise foi alors si familière au gouvernement des Trois-Royaumes. Bonaparte était trop habile pour ne pas présenter ces faits avec tout l'avantage qui convenait à sa position; aussi, selon le système qu'il a toujours suivi, de parler plus à l'imagination qu'au cœur des Français, il conçut l'idée d'un projet de descente en Angleterre, et il le fit goûter par la nation. Il ne conduisit pas, il est vrai, ce projet jusqu'à sa dernière période, mais dans les préparatifs formidables qu'il dut faire, il trouva tout formés, des éléments de batailles qu'il ne tarda pas à employer pour seconder l'essor de son génie ambitieux. Bientôt il se crut indispensable à la sécurité, à la gloire de la patrie; il osa tout, et il se fit proclamer empereur.

Le point central choisi pour l'armement, fut Boulogne qui devint, au lieu de Dunkerque, le chef-lieu du premier arrondissement maritime, et, cette préfecture venant à être sans chef, l'empereur n'hésita pas à y nommer M. de Bonnefoux[223]. C'est alors qu'on vit celui-ci, animé d'une activité prodigieuse, consacrer tous ses moments à la construction, à l'armement, à l'approvisionnement des milliers de petits bâtiments de cette flottille. On sait qu'une médaille fut frappée en 1804 à l'occasion de cette construction[224]. Dans cette multiplicité infinie de travaux, les ressources de son esprit ne l'abandonnèrent jamais: il étonnait par sa facilité à aplanir les difficultés; il méditait comme un administrateur consommé; il exécutait, comme un vrai militaire, adoré de ses subordonnés; il surveillait comme un inspecteur intéressé, et, s'il sortait de son hôtel ou de ses bureaux, c'était sans faire acception de jour, de nuit, de beau ou de mauvais temps, et pour paraître à l'improviste au milieu des travaux, ou sur divers points de son commandement. Chacun s'observait; nul ne respirait que son zèle et son esprit; ses aides de camp étaient des sentinelles vigilantes[225]; mais sa présence loin d'être redoutée, était partout regardée comme un bienfait et comme une récompense. Il revit à Boulogne son ami Bruix qui devait commander la flottille pendant la descente, et qui pouvait compter sur le dévouement de tout le personnel de la marine, rassemblé, pour ainsi dire, dans cet arrondissement. Il y vit son ancien camarade de collège, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr, ainsi que ses vaillants collègues Soult, Ney, et la plupart des officiers généraux les plus distingués des armées de terre et de mer; il captiva leurs suffrages, il obtint leur estime et leur amitié[226]. L'empereur Napoléon qui vint aussi à Boulogne, ratifia tant de louanges, par des éloges qu'il n'accordait qu'au vrai mérite. Il avait nommé le préfet maritime, officier de la Légion d'honneur[227]. Il le créa baron[228], et ainsi M. de Bonnefoux obtint, par lui-même, ce titre que, plus tard et dans un temps plus paisible, la naissance devait lui donner après la mort de son frère aîné.

Vers cette époque, Boulogne et la flottille furent attaquées par les Anglais armés de fusées et de machines flottantes incendiaires; mais l'on était sur ses gardes, et cette entreprise audacieuse fut repoussée avec sang-froid et tourna à la confusion complète de l'ennemi. Ces fusées, ces machines qui sont si peu dans les mœurs guerrières du temps, et que les Anglais semblent beaucoup affectionner, coûtèrent des sommes considérables à leur gouvernement; et si elles pénétrèrent à Boulogne, ce ne fut pas comme l'avait entendu le ministère britannique; mais seulement pour faire le sujet de tableaux destinés à servir d'ornement et de trophée aux galeries de la Préfecture.

Le préfet maritime adopta, contre cette agression, des représailles plus nobles et plus efficaces, car il avait compris, avec tous les bons esprits, que l'expédition de corsaires contre la marine marchande des Anglais leur serait très funeste, et il donna à ces armements l'appui le plus prononcé[229]. On ne connaissait pas alors ce que, sans doute, nous verrons en France à l'avenir: d'inexpugnables garde-côtes à vapeur; invention de première importance, puisqu'elle peut devenir le boulevard assuré du faible, en rendant impossibles les orgueilleux blocus si fréquents pendant la dernière guerre, et en garantissant la rentrée des croiseurs, dans les ports désormais protégés par ces batteries flottantes. Le crédit du préfet maritime ou ses encouragements, donnèrent à ces équipements une grande étendue et des succès multipliés les accompagnèrent presque toujours.

Ce système, s'il eût été suivi en France sur la plus grande échelle, y aurait sans doute produit d'incalculables résultats. Un corsaire pris était remplacé par dix corsaires que la témérité française précipitait hors de nos ports de la Manche.

Des actions glorieuses, des prises opulentes se succédaient et se renouvelaient sans cesse; et cette activité, ces combats, ces richesses, ces fêtes splendides où les familles notables de la ville étaient toujours appelées, tout fixait les regards sur M. de Bonnefoux, tout était rapporté à ce chef, en qui se concentraient les plus chères affections des Boulonnais.

Personnellement, d'ailleurs, il vivait avec une frugalité qui ne s'est jamais démentie. «Il faut du luxe dans ma maison, disait-il souvent, parce que mon rang le prescrit, mais je n'en veux ni pour moi, ni sur moi, ni dans mon appartement particulier.» Il maintenait donc la plus rigoureuse économie dans ses dépenses privées ou dans celles des personnes qui lui appartenaient; et il prétendait que les vastes bâtiments, les meubles somptueux n'étaient point pour l'usage et le maître, mais pour la montre et le spectateur. Aussi, il pouvait, à l'occasion, faire face à des dépenses extraordinaires, et, devancer souvent ou satisfaire, par sa générosité, les plaintes discrètes de l'infortuné.

L'histoire nous apprend que l'Angleterre a été conquise toutes les fois que ses ennemis ont pu se développer sur son propre sol. Jules César et plusieurs de ses successeurs, les Saxons et les Danois, Guillaume le Conquérant et Guillaume III, tous ont réussi dans leurs projets d'invasion. Napoléon aurait sans doute rencontré des obstacles plus grands que ceux des guerriers qui avaient exécuté cette hardie entreprise; mais les faits passés donnaient une présomption de succès; et, certainement, la difficulté, en 1804, résidait moins dans la résistance à vaincre sur terre que dans le départ, la traversée, l'atterrage, ou dans la descente elle-même. Pour cette descente, il fallait une forte escadre de protection dans la Manche; les vents, la mer devaient se trouver comme à souhait, et la durée de deux marées, au moins, était nécessaire, car Boulogne et les ports voisins assèchent à moitié marée, ce qui ne laissait pas assez de temps pour la sortie de la première division de la flottille, en une fois.

Aussi, est-ce un problème que j'ai entendu discuter, savoir: si, avec des chances partagées, Napoléon jugeait cette descente possible, et s'il voulait réellement la tenter; ou si, par un appareil formidable, et qui pouvait couvrir d'autres desseins, il entendait seulement porter l'épouvante chez les Anglais, et les amener à la paix par la crainte de ses armes. Il faut le dire, si cette dernière hypothèse était le but de l'empereur, il connaissait peu le caractère personnel de Pitt et des Anglais, et moins encore le génie des institutions de leur pays. Un ministre constitutionnel peut voir le triomphe d'armées ennemies; mais il ne peut être accessible à de telles frayeurs; et tout succombe avant qu'il ait pu faire exécuter une mesure pusillanime. L'opposition, sinon lui, veille attentivement sur ses actes, et elle saurait le redresser ou le supplanter, au premier mouvement de faiblesse qu'il dénoterait.

Il est moins douteux que Napoléon n'a pas cru à l'utilité d'avoir une bonne marine; qu'il a trop dédaigné ce département, et qu'il avait peu de foi en des triomphes où, de sa personne, il ne pouvait prétendre aucune part. Malheur, j'ose le dire, à tout homme d'État, en France qui, pendant la guerre, néglige, suivant les temps, les usages et les progrès des arts, de combattre à outrance les Anglais dans leur marine ou leur commerce, et qui, pendant la paix, ne s'y prépare pas! Napoléon, s'il avait su se contenter des grandes limites que sa puissance avait déjà données à son empire, pouvait, tout en s'y faisant respecter, destiner le superflu de ses ressources à remplir les arsenaux de munitions et de bâtiments; les plus forts auraient été gardés dans les ports pour forcer les Anglais à se tenir, à grands frais, en haleine devant nos rades; et les frégates, les corvettes, les corsaires auraient pris la mer, avec ordre de s'attaquer spécialement à la marine marchande ennemie.

S'il eût donc apprécié l'utilité des forces navales, s'il n'eût, surtout, découragé Fulton, qui vint en France s'offrir à lui, Napoléon, aidé du génie créateur de cet admirable mécanicien, aurait pu opérer, de son temps, le changement, désormais inévitable, de l'état de la guerre maritime, réduire à la nullité, peut-être, les flottes de l'Angleterre, et effectuer, pour ainsi dire à coup sûr, avec des bâtiments à vapeur, cette descente qui était presque chimérique avec des bateaux plats. Alors, il est permis d'ajouter qu'en dictant à Londres même les conditions de la paix, il aurait rétabli, dans le partage des colonies, l'équilibre que nos anciens droits, l'intérêt de notre commerce, l'accroissement de notre population, ne peuvent toujours laisser subsister avec l'inégalité choquante où il se trouve; enfin, mieux que personne, il pouvait venger l'Europe en faisant restituer à leurs légitimes possesseurs, les boulevards tels que Malte, ou Gibraltar, que les Anglais, à la honte des nations, ont usurpés sur toutes les mers, qu'ils ne doivent pas toujours conserver et qui ne peuvent être reconquis que dans le cœur même de leur patrie. Ces succès étaient plus utiles, plus glorieux, plus certains que ceux que Napoléon a recherchés, par lesquels il s'est élevé, il est vrai, au premier rang parmi les guerriers, mais dont les suites lui ont été si fatales, et ont amené la double invasion de l'Europe sur le territoire français.