Mais tant de soins en faveur de cet établissement ne parurent pas encore suffisants pour une École spéciale; car, afin d'achever de la rendre telle, on attacha deux corvettes au service de cette école: ces corvettes devaient partir tous les ans de Toulon, ayant à bord les jeunes gens qui avaient fini leurs études à Angoulême, pour leur faire faire une campagne de huit à dix mois avant qu'ils fussent embarqués sur les bâtiments de l'État, afin d'y remplir leur service d'élèves. Ce temps de pratique en pleine mer valait sans doute mieux que les exercices nautiques des élèves de l'École navale, tels qu'ils leur sont donnés sur leur corvette d'instruction; de même que les deux ans d'études théoriques de l'École d'Angoulême se passaient dans des conditions beaucoup meilleures que ceux de l'École navale. Enfin, dans l'une comme dans l'autre de ces Écoles, on n'était admis qu'au-dessous de dix-sept ans, et après examen public; il fallait également satisfaire à d'autres examens à la fin de chaque année d'études, soit pour passer de la seconde division à la première, soit pour être nommé Élève de la marine. Au surplus, les résultats prouvent, aujourd'hui, qu'il pouvait sortir d'Angoulême des sujets très bien préparés; car si l'on jette les yeux sur la liste des officiers supérieurs de notre marine, on verra qu'une bonne partie de ceux qui sont cités comme les plus distingués proviennent de cette source.
L'École d'Angoulême dura douze ans en état constant de progrès: mais mal connue, mal défendue à la tribune, n'ayant pas encore pour elle la sanction des résultats obtenus, elle ne put résister plus longtemps à la violence des attaques et à la calomnie. Toutefois, la presse opposante ne varia pas ses arguments: c'était toujours une École de marine située sur le sommet d'un rocher, uniquement par esprit de flatterie envers M. le duc d'Angoulême; et l'on ajoutait, avec une ironie qu'on croyait d'excellent goût, qu'autant vaudrait une École de cavalerie à bord d'un vaisseau. Le ministère céda devant toutes ces critiques; et le renouvellement d'une École flottante fût décidé en 1826; enfin cette dernière école se trouvant réorganisée en 1829 et prenant, bientôt après, le nom d'École navale, celle d'Angoulême fut supprimée.
Mais, en même temps, on eut l'heureuse idée d'utiliser ce bel établissement, en y créant une école de marine préparatoire pour des élèves de moins de quinze ans, qui y devaient faire de bonnes études classiques, et apprendre le français, l'anglais, le latin, la géographie, l'histoire, la littérature, les éléments des mathématiques et de la physique et le dessin. Les exercices nautiques et la natation y furent maintenus. Les frais de cette École préparatoire n'excédaient pas 50.000 francs.
C'était, pour la marine, ce que le Collège de La Flèche est pour l'année de terre, et il n'y avait que justice, car aujourd'hui, pendant que celle-ci a ce Collège et les Écoles spéciales de Saint-Cyr, de l'État-Major, et Polytechnique, la marine est réduite à sa seule École navale, attendu qu'elle ne reçoit que de quatre à six élèves de l'École Polytechnique par an.
On a vu, à toutes les époques, parmi les officiers de l'armée de terre, se développer des hommes qui ont paru à la tribune avec beaucoup d'éclat, et qui, sans cesser d'être de bons et vaillants guerriers, ont rempli, avec une grande distinction, de hautes fonctions diplomatiques, politiques ou administratives: or, la marine est, depuis nos nouvelles institutions, d'une infériorité relative très grande à cet égard, et on ne peut l'attribuer qu'au défaut de bonnes études classiques, telles qu'on les fait à La Flèche, et qu'on aurait pu les faire à l'École préparatoire d'Angoulême.
Les officiers de la marine, avant la première révolution, provenaient en grand nombre, d'excellents collèges, où leurs familles leur faisaient faire des études complètes avant de se présenter aux compagnies des gardes de la marine; tel était Chateaubriand venant à Brest pour s'y faire admettre, lorsque les circonstances et son émigration l'empêchèrent de donner suite à ce projet; tels furent encore l'amiral de Bruix, les ducs de Crès et de Cadore, les comtes de Villèle et de Caffarelli, le baron de Bonnefoux et autres officiers de la marine de Louis XVI, que nous avons vus parfaitement à la hauteur des positions considérables et difficiles où ils ont été placés.
L'École préparatoire de la marine aurait, sans doute, donné de semblables résultats, mais la révolution de 1830 éclata et elle cessa d'exister. Revenons cependant à l'École navale.
Il est très vrai que l'idée d'une École de marine sur un vaisseau a quelque chose de séduisant au premier coup d'œil. On se plaît à penser qu'il est bien d'élever des jeunes gens destinés à devenir officiers de marine, sur l'élément qu'ils doivent parcourir toute leur vie, de les familiariser de bonne heure avec la vue de la mer, avec les habitudes du bord, de les charmer par le spectacle des scènes variées d'une rade; et l'on aime à croire que ces premières impressions se graveront dans leur esprit, qu'elles fortifieront leur âme, qu'elles les soutiendront dans les épreuves qu'ils sont appelés à subir.
Nous convenons que ce sont des avantages, mais il ne faut en exagérer ni la portée ni la valeur; il ne faut pas oublier que ce que l'on doit enseigner aux élèves ce sont des sciences, que c'est leur instruction théorique qu'il s'agit de compléter, et qu'il faut faire concorder cet enseignement avec plusieurs autres exigences premières de l'éducation, telles que la religion, l'hygiène, la discipline, le développement des forces physiques et le contentement intérieur. Il faut enfin réfléchir que cette éducation sur un vaisseau en rade n'est pas indispensable, que l'expérience en a été faite, et que les compagnies des gardes de la marine, ainsi que l'École d'Angoulême, ont produit un très grand nombre de fort bons officiers spéciaux.
Cela posé, il n'y a plus actuellement qu'à comparer entre eux, les points analogues principaux des deux Écoles d'Angoulême et de Brest, et l'on verra que cette comparaison sera toute à l'avantage de l'école à terre.
Tout était disposé à Angoulême pour que le service religieux y fût accompli avec fruit, avec dignité: les localités, à Brest, s'opposent presque entièrement à ce qu'il en soit ainsi.
L'instruction nautique, à Brest, se donne à bord du vaisseau-école, pour les leçons élémentaires; et, pour l'application, sur une corvette qui louvoie en rade tous les dimanches, tous les jeudis, pendant la belle saison, et fait une excursion d'un mois environ sur les côtes, pendant l'intervalle de temps qui sépare la fin de chaque année du commencement de la suivante. À Angoulême, nous avons déjà vu comment s'y donnait cette instruction nautique, et il est facile de conclure, de la comparaison entre les deux écoles, que, même sous le rapport de la pratique du métier, le système de l'École d'Angoulême était supérieur à celui de l'École de Brest.
Pour prouver qu'il en doit être ainsi de l'instruction théorique ou scientifique, il suffit de remarquer qu'à Brest les professeurs, et souvent les élèves, sont dans un état presque incessant de malaise, que les cours sont faits dans des réduits bas, étouffés, sombres, qui sont ménagés dans les batteries du vaisseau, et que les élèves y sont constamment distraits par l'aspect animé des navires ou des canots de la rade, tandis qu'à Angoulême, il y avait de belles salles fort bien installées, aérées pendant l'été, chauffées en hiver et où l'enseignement était confortablement donné et reçu dans le calme et le recueillement. La salle de dessin, surtout, y était extrêmement claire; à Brest, au contraire, le jour y arrive de si bas que l'étude de cet art y devient difficile et fatigante pour la vue. D'ailleurs, le mauvais temps, qui y est fréquent, pendant six mois, est encore une cause de malaise; il y occasionne même parfois le mal de mer aux professeurs ainsi qu'aux élèves et va jusqu'à forcer d'interrompre les cours.
À Angoulême, une vaste cour permettait aux élèves de se livrer aux jeux, à la gymnastique fortifiante de leur âge; la campagne était à proximité, et on pouvait les y conduire en promenade. À Brest, ces jeunes gens n'ont d'autres ressources, sous ce rapport, que de marcher en emboîtant le pas et en tournant autour d'une partie du pont ayant dix mètres environ de longueur, et qui est leur seul lieu de promenade en plein air. Cette réclusion, cette gêne, cette privation de course, de sauts, de jeux, de joyeux ébats sont un supplice à cet âge; c'est une situation contre nature, et qui dure pendant une période de deux ans, si longue pour la jeunesse. C'est au moins une cause de mécontentement et peut-être de révolte!
À Brest, le réfectoire est la batterie basse qui sert à la fois de salle d'étude, de dortoir, de réfectoire, de salle de dessin, et de salle de récréation. À Angoulême, toutes ces pièces étaient distinctes, on ne peut mieux distribuées, et la police y était faite seulement avec cinq officiers et six adjudants. À Brest, il faut huit officiers et dix ou douze adjudants; encore est-il difficile de penser que la surveillance de nuit y soit assurée, puisque les élèves sont couchés dans des hamacs rapprochés l'un de l'autre à un mètre de distance. Quel air, au surplus, à respirer que celui d'une batterie de vaisseau, fermée de tous les côtés pendant la nuit, et pour un si grand nombre de jeunes gens qui non seulement y couchent et y mangent, mais qui y passent presque tout le temps de la journée!
Le personnel de l'équipage est si nombreux sur le vaisseau-école, et l'exiguïté du local y rend les rapprochements si faciles, que l'introduction frauduleuse de liqueurs spiritueuses, de gravures ou livres licencieux, de tabac et autres objets défendus y est bien plus facile qu'à Angoulême, où les élèves n'avaient même aucune communication avec les domestiques.
Par suite de toutes ces circonstances, la santé des élèves se maintenait en bon état, beaucoup mieux à Angoulême qu'à Brest. Là, lorsqu'ils étaient malades, ils étaient soignés à l'infirmerie de l'École; ici, il faut les faire sortir du vaisseau, les envoyer à l'hôpital du port, ce qui donne lieu à de graves inconvénients; il en résulte qu'en général le nombre annuel des journées de malades y est plus que triple qu'à Angoulême.
Ainsi donc, s'il est vrai que, pour l'établissement d'une école spéciale, on doive choisir le lieu le plus convenable à la santé des élèves, à une bonne disposition d'esprit, à l'accroissement de leurs forces, à la promptitude, à la solidité des études, à la nécessité d'une surveillance efficace, et, en même temps, qui soit le moins dispendieux, il n'est pas douteux que la préférence doive être définitivement donnée à l'école à terre sur l'école à bord.
Tout ce que nous avons dit est le fruit de l'expérience, car nous avons, pendant de longues années, servi, soit à l'École spéciale, soit à l'École préparatoire d'Angoulême, soit enfin à l'École navale de Brest, et nous les avons observées avec soin, avec impartialité; nous nous prononçons donc, sans restrictions, pour l'établissement d'une école à terre; et, s'il fallait nous prévaloir d'autorités de grand poids, pour appuyer notre conclusion, nous en trouverions de nombreuses à citer; bornons-nous à une seule, à celle des États-Unis d'Amérique dont le peuple est, sans contredit, le plus véritablement marin du monde entier. Lorsqu'il fut question d'instituer dans ce pays une école de marine, l'opinion publique donna l'assentiment le plus cordial à ces paroles si claires, si nettes, que le président adressa au Congrès, lors de l'ouverture de la session de 1828, et qui furent alors reproduites dans notre Moniteur du 6 janvier de ladite année; voici ces paroles.
«La pratique de l'homme de mer et l'art de la navigation peuvent s'acquérir durant les croisières, que, de temps à autre, nous expédions dans les mers les plus éloignées; mais une connaissance suffisante de la construction des vaisseaux, des mathématiques, de l'astronomie; les notions littéraires qui doivent mettre l'éducation de nos officiers de marine au niveau de celle des officiers des autres nations maritimes; la connaissance des lois municipales et nationales que, dans leurs relations avec les gouvernements étrangers, ils peuvent être dans le cas d'appliquer; et, par-dessus tout, celles des principes d'honneur et de justice, et des obligations plus imposantes encore de la morale et des lois générales, divines et humaines, qui constituent la grande distinction entre le guerrier patriote et le voleur breveté; toutes ces choses ne peuvent être enseignées et apprises, d'une manière convenable, que dans une école permanente à terre et pourvue de maîtres, de livres et d'instruments.»
Après un langage si concluant, et dont chaque mot est un enseignement, après les faits que nous avons cités plus haut, l'École navale sera probablement transférée à terre; mais quel est l'emplacement que choisira l'autorité?
Si nous avions une préférence à exprimer, nous le désignerions cet emplacement, et nous dirions qu'il existe un local à Brest que nous avons fort souvent visité, mais jamais sans éprouver ce tressaillement involontaire, cette émotion saisissante que nous ressentons toutes les fois que nous sommes en présence des lieux ou des hommes dont les noms, consacrés par une tradition historique ou populaire, nous rappellent de grands souvenirs. Ce local est celui qui était occupé par l'ancienne Compagnie des gardes de la marine, devenu depuis l'hôpital Saint-Louis, et que rien n'empêche de destiner à la nouvelle École navale.
Oui, qu'elle y soit placée; qu'on y revoie une pépinière de jeunes marins avides de gloire, studieux, disciplinés, qui s'y préparent, résolument, à dévouer toute leur vie à leur pays, à leurs devoirs; qu'ils s'y enthousiasment en pensant à leurs devanciers, parmi lesquels on compte tant d'hommes de talent, de valeur et du premier mérite; et puisse-t-elle cette École, donner de nouveau à la France, beaucoup d'officiers aussi illustres que Suffren et Lamothe-Piquet; aussi savants que Fleurieu, Chabert et Verdun; aussi habiles que Lapérouse, Entrecasteaux ou Bougainville; et qui fassent revivre le génie de Borda!